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VI LA SÉCURITÉ DANS LA LIBERTÉ La sécurité des Modernes a un coût, qui peut s’avérer élevé : l’absolutisme du prince et l’obéissance inconditionnelle des sujets aux autorités de l’État. Obsédé par la recherche des moyens de dépasser les conits religieux qui restent très violents dans l’Europe du XVI...

VI LA SÉCURITÉ DANS LA LIBERTÉ La sécurité des Modernes a un coût, qui peut s’avérer élevé : l’absolutisme du prince et l’obéissance inconditionnelle des sujets aux autorités de l’État. Obsédé par la recherche des moyens de dépasser les conits religieux qui restent très violents dans l’Europe du XVIIe siècle, Hobbes systématise ces exigences à la manière d’un mathématicien du politique et du juridique : congédiant Dieu des aaires terrestres, il réduit l’homme à une sorte d’atome mû essentiellement par la crainte de la mort violente. Avec lui, la conception moderne de la sécurité atteint en tout point — le rapport à Dieu, à la mort, à la politique — un summum, aux antipodes de celle des djihadistes. Mais la philosophie de l’un comme l’idéologie des autres asphyxie, chacune à sa façon, l’individu. C’est pourquoi nombre de philosophes, ceux des Lumières particulièrement, vont imaginer, après le moment hobbesien, un modèle politique qui fait davantage de place à la liberté, en considérant que la garantie de certains droits naturels n’était pas moins nécessaire à une existence apaisée, sereine. Ils inventèrent ainsi la notion de « sécurité juridique », qui traduit l’eort sans cesse renouvelé d’atteindre l’équilibre entre la sécurité stricto sensu et le souci des libertés. Il nous faut à présent évoquer les injonctions contradictoires que les Modernes adressent à leurs gouvernants. Ils veulent tout : la protection de leurs corps et le respect de leurs droits. C’est pour cela que les djihadistes peuvent leur faire si mal ; ils leur rappellent douloureusement ce qu’ils avaient oublié : quand la menace est présente, des sacrices sont indispensables. La conception moderne de la sécurité allait atteindre une manière de perfection quand, au milieu du XVIIe siècle, Thomas Hobbes en fera la raison d’être du politique. Comme les théoriciens de la souveraineté qui l’ont précédé, l’auteur du Léviathan estime qu’elle est consubstantielle à l’absolutisme monarchique. Mais il va plus loin en faisant de la sécurité (security) ou de la sûreté (safety) des individus — autrement dit, la préservation de la mort violente — l’exigence première ; la souveraineté est un moyen de la sécurité, son simple instrument, elle n’arrive qu’en second. La préservation de l’intégrité physique, qui touche chaque individu, se mue ainsi en impératif politique ; purement terrestre, fatalement humain, il se déploie hors de toute référence au « droit divin ». Chez Hobbes toutefois, la sécurité ne constitue pas une nalité en soi : elle sert de préalable à la réalisation des désirs — notamment celui de la pratique religieuse — de chacun, « une vie heureuse autant qu’il se peut 1 ». Le représentant souverain — Léviathan — a tous les droits, même celui d’interdire la pratique publique de la religion s’il estime que la chose nuit au « salut du peuple » (salus populi), compris comme la jouissance par chacun d’un état de sécurité (estate of security) et d’un certain bien-être (well-being). Quant à l’individu, Hobbes éprouve quelque diculté à imaginer qu’il puisse souhaiter la mort ou ne pas la craindre : un homme qui se donne la mort ne peut pas être tenu pour « sain d’esprit » ; il le décrit, au contraire, comme un être « hors de lui », submergé par « quelque tourment ou terreur intérieure de quelque chose de pire que la mort 2 ». Contrairement au désespéré du Moyen Âge, qui était dépeint comme « possédé » par le Malin, Thomas Hobbes assimile pratiquement le suicidaire à un malade mental. Ici, la religion se trouve comme écartée de l’univers de la mort volontaire, une mort « récupérée », si l’on peut dire, par la philosophie et relevant de la psychologie individuelle. Le fait que l’on puisse préférer la mort à la vie ne renvoie plus à une forme d’impatience de la vie éternelle ou à un tourment provoqué par le Diable ; cette impulsion vient de l’individu lui-même, relégué au rang de déréglé, d’insensé, de dément. Du reste, l’explication hobbesienne de la mort souhaitée explique la tentation, à laquelle succombent beaucoup, aujourd’hui, de voir dans les terroristes djihadistes des fous ou des malades mentaux, des « possédés » modernes, en quelque sorte3. En considérant celui qui souhaite la mort comme un aliéné au motif qu’il ne serait pas soumis à l’empire du « droit de nature » qui consiste à pouvoir tout faire pour y échapper, Hobbes l’excepte de ceux qui peuvent entrer en société — il l’exclut du peuple4. Contrairement à l’état de nature, l’état social n’est constitué que de citoyens qui souhaitent la sécurité pour bien vivre. Leur existence pourrait être consacrée à la connaissance, à la science, aux arts, aux lettres mais aussi à l’industrie, à l’enrichissement précisément parce que l’angoisse de la mort violente ne viendrait plus sans cesse la perturber. L’inquiétude viscérale que Hobbes prête à chacun le conduit à envisager un régime politique potentiellement très autoritaire où la sécurité peut s’acquitter à un prix exorbitant. En eet, l’aptitude de Léviathan à satisfaire le désir de paix résulte de sa capacité à désarmer les citoyens, à punir les auteurs d’infractions et, ce faisant, à repousser l’insécurité aux frontières. À cette n, ce représentant souverain dispose d’un pouvoir sans limites (ab solutus). Voilà qui risque néanmoins d’« insécuriser » les individus du fait de la puissance du souverain lui-même : soit parce qu’il a le pouvoir de condamner à mort tel citoyen en vertu d’une loi, soit parce qu’il peut exiger de ses compatriotes qu’ils exposent leur vie comme soldats pour assurer la sécurité des civils. Dans les deux cas, Hobbes reconnaît à l’individu la liberté de chercher à se soustraire à de telles injonctions en fuyant, mais sans dénier pour autant le droit du souverain d’agir en Léviathan. En eet, l’individu peut se défendre en vertu de son « droit de nature » : cette liberté, quasi animale, ne saurait lui être contesté. Concrètement, il peut s’enfuir. Cependant, Léviathan n’est pas lié par ce droit : ne l’oblige que ce qui relève du contrat social, parce qu’il en est le produit. C’est pourquoi, comme auteur souverain du droit positif, il dispose de la vie des citoyens s’il en va de la sauvegarde du commonwealth. Chacun, en dénitive, peut se prévaloir de son bon droit parce que le citoyen et Léviathan participent d’ordres juridiques qui se superposent sans se confondre ni se télescoper : le droit naturel pour le fuyard, le droit positif pour le souverain. Si de nombreux citoyens étaient menacés par Léviathan, ils n’en auraient pas moins — Hobbes l’admet sans diculté — le droit de se défendre et de le renverser. C’est la raison pour laquelle il qualie l’État, après l’avoir caractérisé comme un « dieu », de dieu « mortel5 ». Entre la peur de la mort de l’état de nature née de la guerre de tous contre tous, et celle qui, dans l’état social, peut naître de l’autoritarisme de Léviathan, la parfaite sécurité n’existe pas, même si la mécanique philosophique construite par Hobbes — un monument de perfection horlogère — visait à cet objectif. Du point de vue théorique, toutefois, le philosophe est quasiment parvenu à résoudre la diculté : tous les actes de Léviathan sont réputés voulus par le peuple lui-même car le souverain, rappelons-le, n’est que l’interprète ou le représentant des volontés dont les citoyens demeurent les auteurs. Dès lors, il est logiquement impossible qu’ils lui résistent car ce serait à leur propre volonté. Par-delà la pure logique hobbesienne, demeure la possible contradiction, en un même être, entre le citoyen et l’homme, c’est-à-dire entre le sujet du souverain et le fuyard qui désobéit pour préserver sa vie. La diculté pratique reste donc entière : c’est la raison pour laquelle la notion de sécurité et celle, proche, de sûreté vont évoluer pour être entendues de manière plus large que la seule crainte de la mort violente. La proposition hobbesienne avait cette particularité d’être simultanément rassurante et anxiogène : d’une part, on parvenait, grâce à l’État moderne, à dépasser l’angoisse de la mort violente, l’anxiété permanente due aux autres ; mais, d’autre part, surgissait une nouvelle insécurité, plus sourde, celle d’être maltraité par un souverain autoritaire. La notion de sécurité allait subir ainsi une nouvelle inexion en voyant son objet élargi de la seule mort violente à la question des droits fondamentaux. Les philosophes politiques de la n du XVIIe, et les penseurs des Lumières au siècle suivant, la concevront alors comme une sécurité juridique, soit la protection physique des citoyens augmentée de la garantie qu’un certain nombre d’autres droits, jugés tout aussi essentiels, soient respectés par les gouvernants. Il n’est désormais plus question de devoir choisir entre la sécurité et les libertés : l’État doit garantir et les vies des hommes et les droits de l’homme. Comment chacun peut-il se sentir sûr, assuré, rassuré, contre la violence d’autrui mais aussi celle du pouvoir ? La réponse, à lire les philosophes politiques à la suite de John Locke, ne peut être que juridique. C’est le droit, de plus en plus assimilé à la loi, qui encadrera le gouvernement : il bornera ce qu’il peut accomplir pour garantir la vie des sujets (des incriminations « strictement nécessaires », l’obligation de servir dans les armées), mais aussi il dressera un rempart an qu’il n’ignore pas leur liberté d’aller et venir, leur droit de ne pas être détenu arbitrairement (habeas corpus), leur vie privée (inviolabilité du domicile), leurs choix intellectuels et religieux (libertés d’opinion, de conscience et de culte), leur faculté de s’exprimer (liberté de la presse), leur droit d’être traduit devant un juge indépendant et impartial, etc. Au besoin de sécurité corporelle s’est ajoutée l’aspiration à la sûreté, ainsi devenue, pour chacun, une garantie de son intégrité (sa vie nue), de ses biens (nécessaires à sa vie aisée) et de ses libertés (indispensables à la vie bonne). Pour réaliser ce programme, la gure centrale cessa d’être celle du roi et de son conseil, pour devenir, au XVIIIe siècle, celle du juge : en France, les magistrats des parlements et des autres cours de justice souveraines revendiquèrent sans relâche, de la Régence à la Révolution, ce rôle de gardien des droits et des libertés essentielles. À partir de 1789, la garantie de ces libertés sera la loi elle-même, adoptée par un législateur muni d’un guide, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La liberté, les biens et même la vie vont dorénavant être conçus comme des patrimoines dont les individus bénécient en vertu d’une sorte de droit de propriété. Ainsi l’entendait déjà, à la n du XVIIe siècle, John Locke, dont le concept de property déborde le seul domaine des biens matériels mobiliers et immobiliers pour embrasser la vie elle-même et la liberté6. Montesquieu ira plus loin en soutenant que « la liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sûreté7 ». Chez lui, la sûreté doit se comprendre comme un exact antonyme de l’arbitraire, lequel se traduit par une pesante incertitude de la manière dont on sera traité par le pouvoir en fonction de son comportement, faute de lois stables et établies. Ancien magistrat, Montesquieu critique tout particulièrement les emblématiques « lettres de cachet », des incarcérations sur ordre du roi aranchies de toute procédure judiciaire. Où l’on voit que la sécurité n’est jamais une parfaite réalité objective, mais un sentiment, une perception, une « opinion » comme l’écrit l’auteur de l’Esprit des lois. Cela est d’ailleurs vrai de toutes les acceptions des termes de sûreté ou de sécurité : nul ne sait jamais de façon certaine qu’il sera reçu en l’autre monde, qu’il échappera à un homicide ou à un accident mortel, qu’il ne subira jamais l’arbitraire d’un pouvoir quelconque. Mais le fait de croire que telle chose ne lui arrivera probablement pas lui procure un « sentiment » de paix, de repos, nalementede sécurité. Au XVII siècle, l’aspiration à la « vie sauve » avait favorisé un absolutisme monarchique, saturé de secret et de raison d’État. Les sujets, physiquement sécurisés, se découvraient juridiquement insécurisés : des niches d’arbitraire demeuraient malgré nombre de lois stables susceptibles de leur orir quelque assurance sur le sort que le pouvoir pourrait leur réserver. Jusqu’à la Révolution française, les parlements et les cours souveraines, composés de magistrats de facto inamovibles, ont tenté — avec quelques succès du reste — d’étancher la soif de sécurité juridique des individus en « encadrant » l’autorité absolue du roi. À partir de 1789, la loi, expression de la volonté générale, hérite de cette mission : le pouvoir, désormais tenu d’appliquer, tel un simple exécutant, cette norme générale et impersonnelle s’est vu largement dépouillé de sa capacité à décider de façon discrétionnaire. La loi est devenue le moyen, commun à tous les citoyens, d’être protégés des atteintes injustiées à leurs libertés, à leurs biens, voire à leur existence. Garant des vies et, en principe, des libertés, l’État allait se faire plus « doux » ; et, peut-être aussi, moins bien armé pour faire face à ses ennemis. En considérant que l’intégrité physique était un acquis, les Occidentaux pouvaient, en temps de paix, élargir la liste de leurs droits fondamentaux et le niveau de protection de chacun d’eux, moyens ô combien dignes de sécuriser les citoyens. Il est vrai que la distinction entre périodes de paix et de guerre était nette, tranchée, franche. Mais aujourd’hui, face à une menace permanente et diuse comme le terrorisme djihadiste, à des actes de guerre en plein Paris qui viennent rappeler que cet « acquis » n’en est plus un, la question du retour à la forme hobbesienne de sécurité, celle des corps en dépit des droits, se pose à nouveau, avec une douloureuse acuité. La notion de sécurité développée à partir du XVIIIe siècle, qui cumule préservation de la mort violente et garantie des droits de l’homme, s’oppose diamétralement à cette autre idée de sécurité, qui se rapporte aux « combattants », qu’ils soient croisés, soldats d’armées régulières ou encore djihadistes. L’un tient la mort à distance ; l’autre la dée. Suivant la notion moderne de sécurité, c’est le particulier qui est protégé par des frontières et par des lois ; d’après l’ancienne, c’est le héros qui protégeait les siens avec ses armes. Dans notre monde, toutefois, les deux conceptions coexistent : pour sécuriser les individus à l’intérieur, il faut des gens qui soient prêts à défendre les frontières. Ces militaires doivent éprouver le sentiment que leur mort — qu’ils redoutent évidemment mais à laquelle ils sont en principe préparés — aura servi à quelque chose : il faut qu’ils soient sûrs de la grandeur de leur engagement et certains de la reconnaissance qui s’attachera à leur mémoire s’ils périssent. Leur rétribution se manifeste par des symboles, des regards, des discours. Comme dans l’Athènes de Périclès et de Démosthène, le genre littéraire des eulogies se porte bien depuis le XVIIe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Que les oraisons soient prononcées par le président de la République dans la cour des Invalides ou par un ocier supérieur d’un modeste régiment, les métaphores grandioses se rapprochent, les formules touchantes se ressemblent et les larmes qu’elles arrachent sont de la même eau. Cette rétribution symbolique oerte aux militaires ne « sécurise » sans doute pas autant que l’indéfectible espérance de l’Au-delà, qui anime les terroristes djihadistes. Elle a même semblé insusante à des familles de soldats français, morts en Afghanistan en 2008, qui ont attaqué en justice la hiérarchie militaire pour « mise en danger d’autrui » : ces morts, qui auraient dû être célébrés comme des héros par les leurs, apparaissaient à leurs proches, à tort ou à raison, comme des victimes. La diculté proprement moderne à « rémunérer » l’héroïsme par la reconnaissance publique fragilise à l’évidence l’autre sécurité, celle des anonymes qui entendent bénécier et de la vie sauve et du respect de leurs droits8. La faiblesse congénitale de l’État de droit s’avère plus criante encore quand il est menacé par des djihadistes sûrs de mourir « en toute sécurité ». Mais avant d’examiner cette confrontation si particulière à laquelle nous devons faire face aujourd’hui — qui voit des terroristes attirés par la mort s’en prendre à des civils qu’elle terrorise —, on peut s’arrêter sur les moyens mis en œuvre par les États pour combattre leurs ennemis « classiques ». 1. De cive (Du citoyen), livre XIII, chap. 4. 2. Dialogue between a Philosopher and a Student of the common laws of England, 1664, IV, trad. fr. L. et P. Carrive sous le titre Dialogue entre un Philosophe et un Étudiant des Common Laws d’Angleterre, in Œuvres, Paris, Vrin, 1990, t. X, p. 115. 3. Tentation à laquelle ne succombe pas Fethi Benslama dans Un furieux désir de sacrice. Le surmusulman (Paris, Éd. du Seuil, 2016), qui identie des conditions dans lesquelles la mort peut être jugée désirable. 4. Le droit de nature consiste en la « liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette n » (Léviathan, livre XIV, souligné par moi). 5. Léviathan, livre XVII. 6. Voir Le Second Traité du gouvernement (1689), trad. J.-F. Spitz, Paris, PUF, 1994, chap. 9, § 123, p. 90 : « [Les hommes] ont le projet de s’unir pour la préservation mutuelle de leur vie, de leur liberté et de leurs biens, ce que j’appelle du nom générique de propriété » (souligné dans le texte). 7. De l’esprit des lois (1748), livre XII, chap. 1 et 2. 8. Voir Éric Desmons, Mourir pour la patrie ?, Paris, PUF, 2001.

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