Philosophie sociale et politique: La Souveraineté PDF
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Nestor Capdevila
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Summary
Cet ouvrage se penche sur la notion de souveraineté dans le contexte mondial. Il analyse différentes perspectives sur la souveraineté, notamment en relation avec la mondialisation, l'Union européenne et le Brexit. L'auteur souligne les tensions entre la souveraineté des États et les droits des individus. L'article examine les contraintes et interdépendances que rencontrent les États dans le monde moderne.
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1 4L3PH02D : philosophie sociale et politique La Souveraineté Nestor Capdevila Tous le Etats revendiquent la souveraineté. Elle est une propriété essentielle de l’Etat. Ne pas être souverain, c’est être soumis à la volonté d’une puissance étrangère. Il existe différent...
1 4L3PH02D : philosophie sociale et politique La Souveraineté Nestor Capdevila Tous le Etats revendiquent la souveraineté. Elle est une propriété essentielle de l’Etat. Ne pas être souverain, c’est être soumis à la volonté d’une puissance étrangère. Il existe différentes formes de subordinations. Après une conquête militaire un Etat peut être absorbé ou de venir une colonie. Ou bien il peut garder une souveraineté formelle et être subordonné dans les faits par des menaces militaires ou même économiques. Mais dans le monde d’aujourd’hui les Etats considérés comme pleinement souverains sont soumis à une multitude de contraintes économiques et juridiques. On ne sait pas exactement à quel moment ce type de subordination menace réellement la souveraineté. On dit parfois que dans notre monde mondialisé l’idée de souveraineté est en déclin1. 1 « Cette définition [la définition classique de la souveraineté] paraît en effet désuète. L’idée de souveraineté, que traduit le concept juridique, semble devoir évoluer pour être opérante. Dans une société ouverte, mondialisée, où les pouvoirs sont interdépendants, il est en effet illusoire de proclamer l’existence d’une puissance de commandement indivisible dont les décisions sont incontestables. De plus peut-on continuer à soutenir que l’autorité souveraine est affranchie du respect du droit, alors que le droit constitutionnel contemporain est dominé par le concept d’Etat de droit, qui suppose la « soumission de l’Etat au droit », ainsi que la protection des droits fondamentaux du pouvoir politique » (A. Haquet, Le concept de souveraineté dans le droit constitutionnel français, Paris, Puf, 2004, p. 9. La lecture de ce livre est conseillée) ; voir également 2 Pour nous en tenir à des positions ordinaires de la vie politique, on constate que certains estiment que la mondialisation est une attaque contre la souveraineté car les Etats deviennent trop dépendants les uns des autres pour qu’ils puissent mettre en oeuvre la politique qu’ils estiment bonne. De même certains estiment que l’Union européenne met en question la souveraineté des Etats parce qu’ils doivent appliquer des règles communes. On objecte que la crise sanitaire actuelle a bien montré qui était souverain. Ce n’est pas l’union européenne qui a dirigé l’action des Etats. Chacun prend les mesures qu’il estime nécessaires. On voit aussi quelles entités politiques sont des Etats. Par exemple, le président indépendantiste du gouvernement catalan au sein de l’Etat espagnol veut fermer la Catalogne et le gouvernement central s’y oppose au nom de la souveraineté. Mais c’est surtout le Brexit, si critiqué, qui montre que les Etats sont encore souverains. Ils peuvent se retirer s’ils le souhaitent. S’ils sont soumis aux règles européennes, c’est donc parce qu’ils le veulent ! Si la construction européenne abolissait la souveraineté des Etats, ce ne serait pas forcément celle de la souveraineté. L’Etat européen serait un nouvel Etat souverain. Le problème néanmoins serait reproduirait car l’Etat européen serait soumis au contraintes de ses rapports avec d’autres Etats. L’Etat perd sa souveraineté, au moins partiellement, si des forces externes lui résistent et lui imposent certaines décisions. Comme aucun Etat n’a existé dans la solitude, on peut donc douter que dans la réalité, une souveraineté pleine et entière existe réellement. Immanuel Walerstein, par exemple, considère que la souveraineté est « un mythe idéologique » ; « L’État moderne n’a jamais constitué une entité politique entièrement autonome. Les différents États se sont constitués et ont pris forme comme parties intégrantes d’un système interétatique, constitué d’un ensemble de règles dans le cadre desquelles agissaient les États, et d’un ensemble de modèles de légitimité en dehors desquels ils ne pouvaient survivre. Du point de vue d’un appareil d’État donné, le système interétatique représentait des contraintes à l’exercice de sa volonté. Ces contraintes s’exerçaient à travers les pratiques diplomatiques, les règles formelles du droit international (régissant les compétences juridiques des États ainsi que les contrats passés entre eux) et les limites reconnues quant aux motifs et à la façon de faire la guerre. Toutes ces contraintes battaient en brèche, dans les faits, l’idéologie officielle de la souveraineté. La notion de souveraineté, cependant, n’a jamais signifié l’autonomie absolue, mais les analyses d’A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Le Seuil, 2005, p. 228-250. 3 posait plutôt l’existence de limites à la légitimité des interférences des États entre eux2. » Ici nous nous plaçons du point de vue de l’idée de souveraineté. Nous nous demandons ce qu’elle signifie. Avant de juger que dans la réalité elle est une fiction, il convient d’abord de savoir ce que l’on entend par ce mot. La souveraineté signifie que les Etats son indépendants les uns des autres et que sur leur territoire ils prennent les décisions qu’ils estiment nécessaires. L’expression « ce sont les affaires intérieures de l’Etat » signifie que les autres Etats n’ont pas à intervenir dans la intérieure même s’ils la désapprouvent. Significativement, tout cela est conforme au droit international dont la mission est pourtant d’organiser les rapports entre les Etats et donc de limiter leur action. Il reconnaît « le principe de l’égalité de tous ses membres », à savoir les Etats, qui peuvent choisir leurs forme politique et économique comme ils l’entendent et mener librement leur politique internationale en toute liberté. Le droit international garantit ainsi le principe de non- intervention : « Aucun Etat n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit, dans les affaires intérieures […] d’un autre Etat »3. Il n’y pas d’Etat sans souveraineté et seul l’Etat est souverain : « Ce qui caractérise l’Etat, c’est en effet qu’il possède seul, à l’intérieur du groupe social déterminé sur lequel il s’exerce, un pouvoir inconditionné, radicalement supérieur, et donc absolument différent des autres : le pouvoir souverain »4. C’est ce que l’on prétend lorsque l’on revendique ou invoque sa souveraineté. La réalité est évidemment plus compliquée car les Etats dépendent les uns des autres, il y a des forts et des faibles, etc. Si l’on s’en tient au point de vue juridique qui est le sien, Rouvillois a raison de faire cette mise au point : « […] Bill Gates, président et fondateur de Microsoft, l’un des hommes les plus riches du monde, possède quantitativement plus de moyens, d’argent, et donc, en un sens, plus de pouvoir que bien des Etats siégeant à l’ONU. Pour autant, il n’est pas souverain, et ne saurait imposer une décision quelconque à l’un de ses employés, ni a fortiori utiliser la force à leur encontre, à moins qu’une loi ne lui en ait donné le pouvoir : ce que pourrait faire, en revanche, le moindre Etat souverain, si petit et si pauvres soit-il »5. L’entreprise est subordonnée aux lois des 2 I. Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, La découverte,. Sur la souveraineté comme fiction, B ? Badie, Un monde sans souveraineté, 3 Textes de l’ONU, cités par E. Canal-Forgues et P. Rambaud, Droit international public, Paris, Flammarion, 2011, p. 180 et 184. 4 F. Rouvillois, Droit constitutionnel. 1. Fondements et pratiques, Paris, Flammarion, 2015, p. 31. 5 Ibid., p. 32. 4 Etats où elle est présente et le pouvoir qu’elle exerce sur ses employés ne peut pas aller à leur encontre. Si elle le fait elle peut et doit être sanctionnée par l’Etat. L’Etat est souverain parce qu’il décide lui-même de ces lois sans rendre de compte à personne et sanctionne ceux qui les violent. Mais si l’on se place du point de vue juridique, on peut dire avec Carré de Malberg, que le souverain « a le pouvoir de vouloir de façon absolument libre »6. La souveraineté est donc le nom de la liberté de l’Etat, par rapport aux Etats et par rapport à ses membres. L’Etat est une entité indépendante qui fait ce qu’elle veut chez elle sans rendre de compte à personne. Cette formule mélange ce que l’on distingue parfois, la souveraineté externe, c’est-à-dire l’indépendance de l’Etat reconnue par le droit international, et la souveraineté interne, le pouvoir exercé par l’Etat sur son territoire et sa population. Mais les deux idées sont difficiles à séparer. Si la souveraineté est proclamée et revendiquée, c'est qu'elle est un bien. Quand des pays colonisés, ou des parties d'Etats existants, comme l'Ecosse pour la Grande-Bretagne, le Québec pour le Canada, la Catalogne pour l'Espagne revendiquent l'indépendance, ils aspirent à jouir de la souveraineté. Pourtant ce bien est inquiétant. L'interdiction d'intervenir dans les affaires intérieures d'un Etat implique que ceux qui gouvernent peuvent impunément mener une politique que d'autres peuvent juger oppressive. Le représentant de la politique extérieure de l'Union européenne, l'Espagnol Josep Borrell, a critiqué, au nom de l'Europe, la répression que le gouvernement de la Russie exerce contre l'opposition, et en particulier contre Navalny qui a été victime d'une tentative d'empoisonnement, avant d'être jugé, puis emprisonné. Lors de sa réplique qui a été vécue comme une humiliation par les Européens, le ministre russe des affaires extérieures, Sergueï Lavrov, a notamment rappelé que l'Espagne a jugé et emprisonné des dirigeants indépendantistes catalans et que les tribunaux belges et allemands ont refusé l'extradition d'indépendantistes exilés parce que les accusations espagnoles n'étaient pas juridiquement fondées. Malgré ces condamnations juridiques internationales, qui suggèrent une politisation de la justice, la Russie n'a rien dit. Elle laisse l'Espagne régler ses problèmes internes comme elle l'entend et elle attend en retour que l'Espagne et l'Europe lui reconnaissent la même liberté7. Que faut-il conclure de cet échange tout à fait banal ? 6 Cité par Rouvillois, Droit constitutionnel. 1.p. 32. 7 « En Europe également, on trouve de nombreuses situations dans lesquelles les tribunaux sont soupçonnés de prendre des décisions politisées. J'attire l'attention sur une chose qui n'a jamais été mentionnée dans nos déclarations publiques : l'histoire de deux détenus en Espagne condamnés à 10 ans de prison et plus pour l'organisation de référendums en Catalogne, que nous avons été accusés - sans la moindre preuve - d'avoir provoqués. Nous le rappelons étant donné que notre justice a été accusée de prendre des décisions politisées. Les autorités judiciaires allemandes et belges se sont adressées au gouvernement espagnol concernant ces trois Catalans, pour les appeler à annuler les sentences prononcées pour des motifs politiques. Les autorités espagnoles ont répondu: "Vous savez, nous avons notre propre système juridique. Ne pensez même pas douter des décisions prises 5 Certains voudraient intervenir en Russie, d'autres en Espagne, pour mettre fin à ce qu'ils estiment être des violations de droits fondamentaux. Mais c'est impossible. La souveraineté de l'Etat est donc une menace pour les droits des individus. La liberté de l'Etat n'implique pas celle de ses membres. Du point de vue de la souveraineté externe reconnue par le droit international, il n'y a pas de différence entre un Etat totalitaire ou despotique et un Etat démocratique. Quand les militaires ont pris le pouvoir au Chili grâce à un coup d'Etat, le Chili continuait d'être juridiquement un Etat souverain. Il s’est produit simplement un changement dans l’exercice de la souveraineté interne. Le titulaire de la souveraineté n’est plus le peuple chilien, qui avait démocratiquement élu le président Salvador Allende. Avec le coup d’Etat, il perd la souveraineté au profit des militaires. La souveraineté est dangereuse. Elle ne reconnaît aucune loi, aucun pouvoir supérieur qui pourrait contraindre l'Etat à agir de manière juste. L’exemple du coup d’Etat risque de nous le dissimuler. Un démocrate dira spontanément que ce qui est dangereux, en l’occurrence, ce n’est pas la souveraineté, mais le fait que la souveraineté de l’Etat soit attribuée non au peuple mais à l’armée. Pour le démocrate, la souveraineté du peuple ne peut pas être dangereuse. Mais il est difficile de croire à cette idée. Le problème est perceptible dans des textes démocratiques. Par exemple, la constitution de 1958 déclare ceci : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils sont définis par la déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 » (préambule). La souveraineté a la même valeur que les droits de l’homme. Pourquoi le déclarer avec solennité ? Parce que cela ne va pas de soi ! La souveraineté, en tant que telle, peut nuire aux droits de l’homme. Le fait qu’elle soit attribuée à la nation n’y change rien. Cette déclaration fait référence à la déclaration des droits de 1789. Or cette déclaration est le préambule de la constitution révolutionnaire de 1791 qui a préservé l’esclavage dans les colonies, l’inégalité entre hommes et femmes et créer la distinction entre des citoyens actifs et passifs. La souveraineté démocratique a le pouvoir de porter atteinte aux droits de l’homme même quand elle les proclame, tout simplement parce qu’elle est souveraine. C’est elle qui dit s’il y a violation des droits ! La constitution de 1958 déclare que la souveraineté, qui a priori pourrait reproduire ces discriminations ou en inventer de nouvelles, ne le fera pas. En proclamant le principe de la souveraineté, on le limite aussitôt en soumettant la souveraineté à la règle des droits de l’homme. Mais l’exemple de 1791 nous rappelle la difficulté de cette position. Cette déclaration constitutionnelle est faite par le par nos tribunaux selon nos lois." C'est exactement ce que nous voulons de l'Occident en termes de réciprocité. » (le 5 février 2021, https://www.mid.ru/en/foreign_policy/news/- /asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/4553286?p_p_id=101_INSTANCE_cKNonkJE02Bw &_101_INSTANCE_cKNonkJE02Bw_languageId=fr_FR). 6 peuple, c’est-à-dire par le souverain. Le souverain s’autolimite. Mais l’autolimitation est-elle une véritable limitation ? Dans le discours ordinaire, la volonté de limiter la souveraineté s’exprime dans le fait que les Etats qui la revendiquent prétendent aussi être des Etats de droit. C’est la raison pour laquelle l’Europe se permet de se mêler des affaires internes de la Russie en condamnant sa politique répressive. On estime qu’un Etat digne de ce nom ne peut pas faire certaines choses, donc que la souveraineté devrait se guider en fonction de principes juridiques. L’idée d’Etat de droit est complexe et problématique8 mais on peut indiquer l'intention qui l'anime, du moins dans les usages ordinaires. Dans un Etat de droit, le gouvernement n'agit pas de manière arbitraire. Il respecte le droit. Il agit dans le cadre de la loi. Ceux qui disent que la Russie est un Etat souverain mais pas un Etat de droit reconnaissent le danger d'arbitraire de la souveraineté. L'Etat souverain devrait être soumis à des règles. On se demande alors si l'Etat de droit est encore souverain. On peut également douter que l'idée d'Etat de droit nous protègent contre le danger de l'arbitraire. Cette idée est, en elle-même, peu discriminante. La Russie comme l'Espagne prétendent appliquer la seule loi qui importe, la seule qu'elles doivent appliquer, leur loi. Sous l'Etat de droit nous retrouvons donc la souveraineté ! Ces observations montrent que l'idée de souveraineté revendiquée par les Etats comme un bien est dangereuse car nous aspirons aussi à limiter ce pouvoir. Nous aimerions peut- être même en faire l'économie pour nous soumettre exclusivement au Droit. Mais il n'est pas sûr que cela soit possible ou même que cela ait un sens. Le cours va discuter ces problèmes en étudiant l’idée de souveraineté à partir de textes classiques : Bodin, Hobbes, Rousseau. Sa portée est donc limitée. Ce que nous verrons avec ces auteurs du passé ne permet pas de traiter directement des problèmes contemporains, par exemple la question la question de la souveraineté dans l'Union européenne9 ou le droit international, etc. 8 Chevalier, L'Etat de droit, Paris, Montchrétien, 1994. 9 Dont cette déclaration de 1998 de la garde des Sceaux, E. Guigou, donne un exemple. Il est préférable, selon elle, « quand cela permet de mieux agir, [que] les Etats renoncent à une parcelle de souveraineté pour parvenir, dans le cadre européen, à une souveraineté moins théorique et plus efficace, à une souveraineté exercée en commun pour faire face ensemble, car l’union fait la force, aux défis transnationaux qui, aujourd’hui, se multiplient » (cité par Haquet, op. cit., p. 279). C’est la conclusion d’A. Haquet. Son livre se termine par ces mots : « Chacun sait que la mondialisation des politiques publiques ne permet plus de définir la souveraineté par la stricte indépendance. Le champ du politique est devenu universel. Nul ne peut ignorer cette réalité sous prétexte de défendre la conception traditionnelle de la souveraineté. Désormais, les souverainetés sont interdépendantes, ou elles ne sont pas. Un Etat peut certes choisir de rester indépendant, de se refermer sur lui-même et, ce faisant, de péricliter. Mais l’action étatique, en revanche, pour être efficace, implique la coaction. La souveraineté des Etats, sous son aspect positif, suppose donc le partage de son existence » (ibid., p. 296). 7 Cependant avant d'aborder les situations contemporaines, il est utile d'étudier les classiques qui ont élaboré cette idée. Cette réflexion d’un juriste qui traite des problèmes actuels de la souveraineté, montre par ailleurs que l’on n’est pas complètement sorti de leur dépendance : « La théorie de l’autolimitation [de la souveraineté adoptée par le Conseil constitutionnel] donne au titulaire du pouvoir souverain la possibilité de restreindre ses attributs sans pour autant perdre sa souveraineté. L’autolimitation est un acte unilatéral de volonté, qui consiste à s’imposer une obligation en limitant le champ de ses compétences, mais c’est un engagement libre qui n’est pas irréversible. Si l’autolimitation de la puissance souveraine des Etats est nécessaire pour assurer le développement du droit international, elle est cependant préoccupante pour le devenir de leur souveraineté. L’autolimitation est en effet une explication accommodante pour concilier des positions contradictoires. La plénitude du pouvoir souverain et la soumission paradoxale de l’Etat au droit international sont justifiées par le libre-arbitre du titulaire de la souveraineté qui peut volontairement renoncer à ses prérogatives. Cette acception de l’idée de souveraineté est néanmoins dangereuse parce que ce transfert régulier de compétences souveraines est un phénomène difficilement réversible. Un Etat, comme la France, ne dispose pas de la capacité de s’exclure de la communauté internationale. Or le droit international public impose un respect des engagements internationaux. Dès lors il est illusoire de considérer que l’autolimitation de la souveraineté est une étape provisoire de la situation juridique de l’Etat, sous prétexte que celui-ci pourrait discrétionnairement la remettre en cause. Tout bien considéré, l’autolimitation continue de la souveraineté fait perdre à l’Etat son indépendance et sa puissance »10. J’espère qu’après l’étude de ce cours cette réflexion vous paraîtra compréhensible et vous donnera un sentiment de banalité. 10 A. Haquet, op.cit., p. 273. 8 I Bodin : la souveraineté encadrée par la loi naturelle et la loi divine : En règle générale, on considère que Jean Bodin est le premier théoricien de la souveraineté avec Le six livre de la république (1583). Gérard Mairet parle, par exemple, du « concept éminemment nouveau de souveraineté », de « la prodigieuse découverte bodinienne : la souveraineté. […] Bodin fonde la souveraineté »11. Autrement dit, avant Bodin, il n’y a pas de concept de souveraineté. Le mot ne devrait pas être employé à propos des institutions politiques antérieures. L’élaboration du concept est corrélative de la formation d’une nouvelle réalité. De quoi s’agit-il ? « Pour l’heure, disons que la thèse théorique de Bodin est qu’il n’y a de république en général que s’il y a souveraineté, sachant que celle-ci existe légitimement dans le roi, les seigneurs , le peuple. C’est la thèse théorique fondatrice de l’Etat moderne »12. Le concept de souveraineté est inventé à ce moment-là parce que quelque chose de nouveau se produit dans l’histoire. La souveraineté est une caractéristique de l’Etat moderne. Selon Mairet, la nouveauté du projet théorique de Bodin tient dans ces quelques mots : « Je ne parlerai que de souveraineté temporelle »13. La souveraineté non temporelle est la souveraineté spirituelle, celle que détient l’Eglise. Autrement dit, Bodin va penser l’ordre politique en dehors de toute considération théologique concernant l’Eglise, la loi divine et la loi naturelle : « le grand absent de cette prodigieuse construction a priori de l’Etat moderne, sur la base de la souveraineté, est le Dieu révélé du christianisme »14. La souveraineté est un concept de la modernité parce que l’Etat moderne n’a plus aucune institution au-dessus de lui. Pour notre propos, les textes fondamentaux sont les chapitres 8 et 10 du livre I. Le chapitre, intitulé « de la souveraineté » commence par cette définition : « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République ». Il ajoute un peu plus loin « c’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Elle est « le fondement principal de toute République. Et d’autant que nous avons dit que République est un droit Gouvernement de plusieurs familles, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine, il est besoin d’éclaircir [ce] que signifie puissance 11 « Présentation », Bodin, Le six livre de la république (1583) 1993, livre de poche, p. 17 et 19. Le livre de Bodin est très complexe, illisible et inintelligible pour nous, selon Mairet (p.40) C’est pourquoi il en propose une édition abrégée. 12 Ibid., p. 27. 13 I, 9, cité p. 11. 14 Ibid., p. 12. 9 souveraine »15. Que signifie cette définition ? Dissipons d’abord toute ambiguïté sur le terme de république. Il a ici le sens large d’Etat. Dans le vocabulaire ordinaire il est opposé à monarchie. Quand on dit que la France est une république, on l’oppose à la monarchie. Le Royaume uni ou l’Espagne sont des royaumes. Dans ces Etats, il existe des républicains qui souhaitent l’abolition de la monarchie. En revanche, au sens de Bodin ce sont des républiques, c’est-à-dire des Etats. La souveraineté est la plus grand puissance de commander, absolue et perpétuelle. Examinons ces termes. La souveraineté, c’est une puissance, un pouvoir. Il ne suffit pas de donner des ordres, il faut qu’ils soient obéis et s’ils ne le sont pas, on punit. Il n’y a plus de souveraineté si le gouvernement légitime n’est plus en mesure de faire respecter ses lois. Cette donnée est présente dans les relations et le droit international. Pour que des Etats reconnaissent un nouvel Etat, il faut que sur son territoire les nouvelles autorités aient le pouvoir d’imposer leurs décisions. Bodin précise que cette puissance est la plus grande. Dans une famille les parents ont une puissance de commander sur les enfants, dans une entreprise le patron sur les employés, le professeur sur les élèves, etc. Mais ces puissances sont très limitées parce qu’elles s’exercent dans un cadre défini par l’Etat. La puissance de commander est la plus grande parce que les autres lui sont subordonnées et qu’il n’en existe aucune au-dessus. Au lieu de « la plus grande » on peut dire « suprême ». La souveraineté est le pouvoir suprême. C’est également ce que désigne le terme « absolu ». Etre absolu, c’est ne dépendre de rien, d’être indépendant de toute autre puissance qui pourrait nous contraindre. Quelles pourraient être les puissances supérieures à l’Etat ? Au XVIe siècle il y avait deux prétendants : l’empire et l’église. Dans la pensée médiévale, on distingue, conformément à l’opposition de l’âme et du corps, l’ordre spirituel de l’ordre temporel. L’Eglise déteint un pouvoir dans l’ordre spirituel parce qu’elle veille au salut des âmes. Les rois, les seigneurs, les juges, s’occupent du temporel de la vie matérielle des individus, liée au corps. Une décision sur les prix du blé est temporelle, pas spirituelle. Les Etats (le royaume de France, etc.) sont des pouvoirs temporels limités à un territoire. L’empire est une institution temporelle qui se distingue des Etats par son ambition universelle. L’empereur, depuis les Romains, était défini comme le maître du monde. L’empereur est donc supérieur aux rois qui lui doivent obéissance. L’Eglise, avec son chef, le pape, détient un pouvoir spirituel universel car il n’existe qu’un Dieu pour toute l’humanité. L’Eglise veille donc au salut de tous les êtres humains, même de ceux qui ne sont pas chrétiens puisque sa mission est de les convertir. 15 Ibid., p. 111-112. 10 A priori les pouvoirs temporel et spirituel peuvent coexister côte à côte. Mais les choses sont plus compliquées car l’âme est supérieure au corps. Le corps doit faire ce que lui dicte l’âme. Un roi peut prendre des décisions temporelles qui sont immorales et qui portent atteinte à la fin spirituelle. A ce moment –là, l’Eglise peut condamner l’empereur ou le roi parce qu’ils font obstacle à la fin spirituelle. La théocratie est le régime selon lequel l’Eglise, le pouvoir spirituel, a le droit de contrôler le pouvoir temporel. Dans un Etat théocratique, les religieux ont le pouvoir suprême. Tout au long du Moyen Age, il y a eu des conflits entre le temporel (l’empereur et les rois) et l’Eglise qui prétendaient pouvoir contrôler leur institution, leur action et les sanctionner, par l’excommunication ou les déposant comme ce fut le cas pour l’empereur Frédéric II en 124516. Pour mieux comprendre ces problèmes examinons cette déclaration du pape Gélase 1er à l’Anastase en 494 : « Il y a deux organismes, auguste empereur, par lesquels ce monde est souverainement gouverné : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Mais la puissance des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils devront au Jugement dernier, rendre compte au Seigneur des rois eux-mêmes. En effet, tu le sais, fils très clément, bien que tu commandes le genre humain par ta dignité, tu baisses cependant la tête avec respect devant les prélats des choses divines ; tu attends d’eux, en recevant les sacrements célestes, les moyens de ton salut, et, tout en disposant d’eux, tu sais qu’il faut être soumis à l’ordre religieux plutôt que le diriger. Tu sais aussi, entre autres choses, que tu dépends de leur jugement et qu’il ne te faut pas chercher à les réduire à ta volonté. Si, en effet, pour tout ce qui regarde l’ordre public, les prélats de la religion reconnaissent l’Empire qui t’a été conféré par une disposition surnaturelle et obéissent à tes lois, avec quelle affection dois-tu alors leur obéir, à eux qui dispensent les mystères divins… Si les fidèles dans leur généralité doivent soumettre leurs cœurs à tous les prêtres qui traitent des choses divines, à plus forte raison doivent-ils obéir au prélat de ce siège que la divinité suprême a voulu établir à la tête de tous les prêtres et que célèbre la piété respectueuse de l’Eglise tout entière… C’est soutenus par de telles 16 Sur toutes ces questions, voir Marcel Pacaut, la théocratie. L’Eglise et le pouvoir au Moyen Age, Paris, Desclée, 1985. 11 institutions et de telles autorités que des pontifes ont excommunié des rois et des empereurs »17 Le pape commence par exposer un dualisme. Le monde est gouverné par deux autorités souveraines, c’est-à-dire qui n’ont pas de supérieur, le pape et l’empereur. La formule pourrait être contradictoires car il ne peut pas y avoir deux souverains. Le souverain est celui qui n’a personne au-dessus de lui. La contradiction est supprimée parce que ces deux autorités ne s’exercent pas dans le même domaine. Le pape s’occupe du spirituel, de l’âme (« mon royaume n’est pas de ce monde », Jean, 18, 36), et l’empereur du temporel, du corps. Comme le monde est un, ces deux autorités sont complémentaires et doivent s’harmoniser. Le pape reconnaît à cet effet une réciprocité dans la soumission. Les religieux vivent dans l’Etat et, à ce titre, ils sont soumis aux lois de l’empereur pour tout ce qui regarde l’ordre public. Réciproquement, pour tout ce qui regarde l’ordre spirituel, l’empereur est soumis à l’Eglise. C’est ce que suggère un passage de Matthieu (22, 21) : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Le pape n’exerce pas le pouvoir politique et l’empereur n’exerce pas le pouvoir religieux. Comme l’empereur a un pouvoir légitime dans l’ordre temporel, il faut lui obéir. Comme le pape a un pouvoir légitime dans l’ordre spirituel, il faut lui obéir. Il en résulte que chacun doit obéir à l’autre dans le domaine qui n’est pas le sien et où il n'est pas souverain. Quand chacun reste à sa place le monde est bien gouverné. Mais le texte est avant tout une défense du pouvoir de l’Eglise. Remarquons que celui de l’Empereur, a une origine surnaturelle, à savoir Dieu. Cette idée a une justification évangélique : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avais été donné d’en haut » (Jean, 19, 11). Si le pouvoir temporel est d’origine divine, il faut lui obéir. Cette conséquence est explicite dans l’Epitre au romains de Jean : « Il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent ont été instituées par Dieu. Celui- là donc qui s’insurge contre l’autorité se révolte contre l’ordre divin […] Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité, fais le bien et tu en auras des éloges, car elle est le ministre de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains. Ce n’est pas en vain qu’elle porte la glaive : elle est le ministre de Dieu, l’instrument de sa colère contre qui commet le mal » (13, 1-4). Ce texte a été utilisé pour justifier l’obéissance inconditionnelle au roi. Obéir aux souverains temporels c’est obéir à Dieu Mais que se passe-t-il s’il se comporte comme un tyran ? Le tyran agit mal et désobéit à Dieu. La tyrannie est néanmoins facile à réconcilier avec Dieu. Elle est une punition divine pour les péchés des hommes. 17 Marcel Pacaut, la théocratie, p. 20. 12 Ces textes évangéliques se prêtent aussi à une autre utilisation. Le roi est un ministre de Dieu. Il occupe une fonction qui a une fin divine. A travers le roi, c’est Dieu qui agit. Un roi qui agit en contradiction avec sa mission n’est donc plus un vrai roi. On peut alors considérer qu’il ne doit plus être obéi. La difficulté est alors de savoir qui peut dire qu’un roi ne remplit pas sa fonction en accord avec les fins divines. L’Eglise, et plus précisément, son chef, revendique ce droit dans le système théocratique18. Même si l’Eglise n’exerce directement aucun pouvoir politique, elle dit quand les sujets ne doivent plus obéir. C’est une intervention indirecte dans l’ordre temporel pour défendre les fins spirituelles. C’est ce que fait Grégoire IX quand il dépose contre Frédéric II : « déclarons que ledit prince , qui s’est montré indigne de l’Empire, du royaume et de tout honneur et dignité, et qui s’est séparé de Dieu par ses iniquités, est lié par ses péchés et privé de tout honneur et dignité ; … et que nous délions à perpétuité du serment de fidélité tous ceux qui y sont astreints à son égard ; nous interdisons par notre autorité apostolique de lui obéir en tant qu’empereur ou que roi »19. C’est sur la menace de déposition que se termine le texte de Gélase 1er. Elle est fondée sur la supériorité de la fin spirituelle sur toute considération temporelle (sa tâche est plus lourde ; la référence au jugement dernier). En tant qu’il est chargé du salut de tous les hommes, le pape doit veiller à ce que les maîtres temporels respectent les préceptes divins. Dans ces conditions, on peut douter que l’empereur ou le roi soient réellement souverains puisque le pape a le droit de les déposer s’il estime qu’ils ne remplissent pas correctement leur mission. Malgré tout, l’existence d’un pouvoir politique indépendant de l’Eglise est reconnue par ce dualisme. La revendication théocratique d’un contrôle de l’ordre politique peut s’exprimer de manière plus directe : « […] Quiconque cherche à se soustraire à l’autorité du vicaire du Christ […] porte atteinte de ce fait à l’autorité du Christ lui-même. Le Rois des rois nous a constitué sur terre comme son mandataire universel et nous a attribué la plénitude du pouvoir en nous donnant, au prince des apôtres et à nous, de pouvoir lier et délier sur terre non seulement qui que ce soit, mais aussi quoi que ce soit […]. Le pontife romain peut exercer son pouvoir pontifical sur tout chrétien au moins occasionnellement […], à plus forte raison en vertu du péché. Le pouvoir du gouvernement temporel ne peut pas être exercé en dehors de l’Eglise, puisqu’il n’y a pas de pouvoir par Dieu en dehors d’elle […]. Ils manquent de perspicacité et ils ne savent pas remonter à l’origine des choses, ceux qui 18 Une autre possibilité est que des individus particuliers s’attribuent ce droit. Dans ce cas le tyrannicide devient possible. 19 Pacaut, op. cit., p. 127. 13 s’imaginent que le Siège apostolique a reçu de Constantin la souveraineté de l’empire, alors qu’il l’avait auparavant, comme on le sait, par nature et à l’état potentiel. Notre – Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, vrai homme et vrai Dieu, vrai roi et vrai prêtre […] a constitué au profit du Saint-Siège une monarchie non seulement pontificale, mais royale ; il a remis au bienheureux Pierre et à ses successeurs les rênes de l’Empire tout à la fois terrestre et céleste, comme l’indique la pluralité des clés. Vicaire du Christ, il a reçu le pouvoir d’exerce sa juridiction par l’une sur la terre pour les choses temporelles, par l’autre dans le ciel pour les choses spirituelles »20. Avec Innocent IV, il n’est pas possible de parler de dualisme. Il y a bien une différence entre le spirituel et le temporel, mais les deux pouvoirs sont concentrés dans les mains du pape, chef de l’Eglise. Le pape revendique la plénitude du pouvoir parce qu’il est le mandataire du Christ, qualifié de roi des rois. C’est un pouvoir auquel il ne manque rien. Dans une position dualiste, on pourrait dire que le pape a la plénitude du pouvoir spirituel et l’empereur a la plénitude du pouvoir temporel, ce qui renvient à dire qu’il manque à chacun des deux une partie du pouvoir. Du coup, il se heurte à des limites. Il y a des choses que le pape ne peut pas faire parce qu’elle relève du pouvoir de l’empereur et réciproquement. Le dualisme est difficile à tenir à cause de la supériorité du spirituel. Celle-ci provient de la thèse monothéiste. Si un dieu avait créé le temporel et un autre le spirituel, le dualisme serait plus facile à défendre. Mais le temporel et le spirituel sont créés par Dieu. La matière, le corps, la nature sont soumis aux lois divines. Au fond, il n’y a qu’une puissance. C’est le fondement de la revendication d’Innocent IV. Comme le pape est le vicaire du Christ, et que le Christ est Dieu, alors le pape détient sur terre la puissance de Dieu. Tous les individus lui sont soumis et aucune question ne lui échappe. La plénitude la puissance du pape est de détenir tous les pouvoirs le temporel comme le spirituel. La conséquence est qu’il n’existe pas de pouvoir temporel en dehors de l’Eglise. Il n’y pas d’Etats païens. Cette thèse a servi à justifier la conquête de l’Amérique par l’Espagne. En 1512, la loi imposait aux conquistadores devaient lire cette sommation (le requerimiento) aux Indiens avant d’avoir le droit de leur faire la guerre : « Au nom du roi D. Fernando et de la reine Doña Juana, sa fille, reine de Castille et de León, etc., dompteur des nations barbares, nous, leurs serviteurs, vous notifions et vous faisons savoir du mieux que nous pouvons que Dieu, Notre Seigneur, un et éternel, a créé le ciel et la terre, et un homme et une femme, dont nous-mêmes, vous et tous les hommes du monde, depuis toujours, sommes les descendants, comme le seront 20 Innoncent IV, bulle Aeger cui lenia, 1245, cité par Pacaut, op. cit., p. 130. 14 tous ceux qui viendront après nous. Mais en raison de la quantité innombrable de ces descendants, depuis cinq mille ans que le monde a été créé, il a fallu nécessairement qu’une partie de ces hommes allassent d’un côté et le reste de l’autre et se répartissent entre de nombreux royaumes et provinces, car ils ne pouvaient vivre ni se conserver dans un seul. « Parmi tous ces gens, Dieu Notre Seigneur en choisit un, appelé saint Pierre, pour lui donner la charge de souverain [señor] de tous les hommes, de supérieur à qui tous les autres obéiraient et qui serait le chef de tout le lignage humain, partout où les hommes vivraient, de toute loi, religion et croyance, et Il lui donna le monde pour royaume et juridiction. « Et bien qu’il lui eût ordonné d’installer son trône à Rome, lieu le plus approprié pour gouverner le monde, Il lui permit également de l’installer partout ailleurs sur terre et de juger et gouverner tous les hommes, chrétiens et maures, juifs, gentils, et de quelque religion ou croyance qu’ils fussent. On lui donna le nom de pape, ce qui veut dire père supérieur admirable et gouverneur de tous les hommes. Ceux qui vivaient en ce temps-là tinrent saint Pierre pour souverain et roi supérieur de l’Univers, et ils lui obéirent, et il en alla de même pour tous ceux qui furent élu au Pontificat après lui, et il en est ainsi aujourd’hui encore, et jusqu’à la fin des temps. « L’un de ces pontifes passés, qui succéda à saint Pierre, comme seigneur [señor] du monde, dans la dignité et sur le trône que j’ai dits a fait donation de ces îles et de la Terre Ferme de la mer Océane auxdits Roi et Reine et à leurs successeurs en ces royaumes, nos seigneurs, et de tout ce qu’elles contiennent, selon ce qui est dit dans certains actes qu’ils ont passés à ce sujet, et que vous pourrez voir si vous le désirez. « Ce qui fait que Leurs Altesses sont rois et souverains de ces îles et de cette Terre Ferme, en vertu de ladite donation, et c’est pour rois et souverains que certaines autres îles, et presque toutes, auxquelles ceci a été notifié, ont reçu Leurs Altesses, les ont servies et les servent comme des sujets doivent le faire ; et c’est de bon gré, et sans aucune résistance, aussitôt et sans retard, dès qu’elles furent informées de ce qui est dit ci-dessus, que leurs habitants accueillirent les religieux que Leurs Altesses leur envoyaient pour qu’ils leurs prêchassent et enseignassent notre sainte foi, et qu’ils leur obéirent, et tous, de leur propre volonté, et aimablement, sans récompense et sans aucune condition, se firent chrétiens et le sont, et Leurs Altesses les ont reçus avec joie et bienveillance, et ordonnèrent qu’on les traitât comme leurs sujets et vassaux, et vous, vous êtes tenus et obligés de faire la même chose. 15 « Par conséquent, du mieux que nous pouvons, nous vous prions et requérons de bien comprendre ce que nous vous disons, et de prendre pour le comprendre et en délibérer tout le temps qu’il faudra, et de reconnaître l’Eglise pour souveraine et supérieure de l’Univers, et le souverain Pontife, appelé pape ; et en son nom le Roi et le reine Doña Juana, nos souverains, en ses lieu et place, comme et souverains et rois de ces îles et de la Terre ferme, en vertu de ladite donation ; et de consentir et faire en sorte que ces pères religieux vous déclarent et prêchent ce qui est dit ci-dessus. « Si vous le faites, vous agirez correctement [hareis bien] et remplirez vos obligations envers Leurs Altesses, et nous, en leur nom, nous vous recevrons avec amour et charité, et nous vous laisserons vos femmes, vos enfants et vos biens, en liberté, sans vous réduire en esclavage [sin servidumbre], pour que vous fassiez d’eux et de vous-mêmes ce que vous voudrez et ce que bon vous semblera, et personne ne vous obligera à vous faire chrétien, sauf si, après avoir été informés de la vérité, vous voulez vous convertir à notre sainte foi catholique, comme l’ont fait presque tous les habitants des autres îles ; et outre cela, Leurs Altesses vous accorderont de nombreux privilèges et exemptions, et vous feront de nombreuses faveurs. « Et si vous ne le faites pas, et que vous y mettiez malignement du retard, je vous certifie qu’avec l’aide de Dieu nous vous attaquerons de toute notre puissance et vous ferons la guerre, partout et de toutes les façons possibles, et que nous vous soumettrons au joug et à l’obéissance de l’Eglise et de Leurs Altesses, et que nous vous prendrons, vous, vos femmes, et vos enfants, pour faire de vous des esclaves [esclavos], que nous vendrons comme tels, et dont nous disposerons comme Leurs Altesses l’ordonneront, que nous vous prendrons vos biens et vous feront autant de tort et de mal que nous le pourrons, comme à des vassaux qui n’obéissent pas à leur suzerain [señor] et ne veulent pas le recevoir, lui résistent et le contredisent ; et nous protestons que les morts et les maux qui s’ensuivraient de façon redoublée vous seraient imputables, et non à Leurs Altesses, ni à nous, ni à ces chevaliers qui sont avec nous : et nous demandons au présent greffier de nous donner témoignage signé que nous avons dit et requis cela, et nous prions tous les présents d’en être témoins »21. 21 Las Casas, Histoire des Indes, III, c. 57. 16 Je résume les idées principales22. Le premier paragraphe rappelle schématiquement les principes théologiques. Il existe un Dieu qui a créé le monde. Bien que les êtres humains se soient divisés en peuples répandus sur toute la terre, ils descendent d’Adam et Eve. L’unicité du créateur implique l’unité du genre humain et, comme nous allons le voir, l’unicité de la loi qui le gouverne. Le second et le troisième paragraphes décrivent l’institution de l’Eglise. Le Christ a choisi Pierre pour être son vicaire. En conséquence, il gouverne tous les êtres humains. Le pouvoir de l’Eglise n’est pas limité à ses membres, les chrétiens. Même les non chrétiens (les païens comme les Indiens, ou les musulmans et les juifs) lui sont soumis. En tant qu’hommes ils sont naturellement soumis à Dieu donc à son vicaire. Le quatrième paragraphe est historique. Le pape était l’arbitre dans la compétition coloniale entre l’Espagne et le Portugal. A la demande des rois de Castille et d’Aragon, le pape Alexandre VI a donné les terres et leurs habitant découverts par Christophe Colomb (en gros Cuba et les Antilles) et toutes celles qui seraient découvertes (et qui étaient totalement inconnues) à la Castille pour que la révélation soit annoncée à ces hommes qui avaient vécu à l’écart de la chrétienté23. Le pape dispose des territoires et de leurs habitants avant qu’ils ne soient découverts ! Personne ne connaît l’existence du Pérou, du Mexique de l’Amérique du sud. Mais dès la donation d’Alexandre VI ils cessent d’être soumis à leurs autorités (leurs rois, leurs seigneurs) pour devenir les sujets du roi de Castille parce que le pape est le maître de tous les hommes. Le cinquième et le sixième paragraphes informent que des Indiens ont reconnu la donation et se sont librement assujettis au roi de Castille. Le roi les considère comme ses sujets et il les a instruits et convertis en leur envoyant des prédicateurs. Le septième paragraphe ordonne aux Indiens de faire la même chose pour jouir de la liberté des sujets du roi. Le huitième explique que, en cas de refus, les Espagnols ont le droit leur faire la guerre et de les punir. Par ce texte théocratique, les Espagnols revendiquent un droit sur ces terres et les habitants. La guerre est justifiée quand les Indiens refusent de leur reconnaître leur droit. A proprement parler, il n’y a pas de conquête. On ne prive pas les Indiens de leurs terres et de leur souveraineté. Ce qu’ils croient posséder appartient depuis toujours aux chrétiens. Par leur refus d’obéir, ils privent les chrétiens, représentés par les Espagnols, de leurs droits. La guerre menée par les Espagnols n’ait pas, malgré les apparences une agression, c’est une 22 Pour plus de détails, N. Capdevila, « Impérialisme, empire et destruction », in B de Las Casas, La controverse entre Las Casas et Sepulveda, Paris, Vrin, 2007, p. 102 et suivantes. 23 Le requerimiento, comme la bulle d’Alexandre VI qu’il revendique, prouvent les Espagnols ne discutaient pas pour savoir si les indiens avaient une âme, comme l’a erronément fait croire le film et le livre de Jean-Claude Carrière La controverse de Valladolid. L’appartenance des Indiens au genre humain est une évidence. C’est même parce qu’ils sont des hommes qu’on leur fait la guerre (sur ces questions voir mon introduction « Impérialisme, empire et destruction », déjà citée). Merci de ne pas répéter cette grossière erreur dans les copies. 17 défense de droits théologiquement fondés. Juridiquement et théologiquement la guerre juste est défensive. Comme les Espagnols envahissaient des territoires étrangers, elle semblait injuste. Le but du requerimiento est de résoudre ce problème. La guerre menée par les Espagnols est juste parce que les véritables agresseurs sont les Indiens qui refusent de reconnaître le droit des chrétiens sur eux et sur leurs terres. Ce texte extravagant pousse la théocratie jusqu’à ses conséquences extrêmes. Les païens sont les sujets du pape qui peut les donner à un prince chrétien de son choix. Il n’y a pas de pouvoir politique en dehors de l’Eglise. En conséquence, les rois chrétiens sont des rois parce qu’ils sont chrétiens. Si le roi de France se convertissait à la religion aztèque, il devrait logiquement être privé de son pouvoir par le pape qui pourrait donner ses terres et ses habitants à un prince chrétien de son choix. Dans un contexte théocratique, l’Etat ne peut pas être souverain. Il est toujours surveillé. La supériorité du spirituel permet de revendiquer, tôt ou tard, l’exercice d’un pouvoir de contrainte sur l’Etat pour des fins spirituelles, voire de l’exercer directement dans un Etat religieux. On distingue parfois la théorie du pouvoir indirect de celle du pouvoir direct. Selon la première, comme l’Eglise poursuit des fins spirituelles, elle ne détient pas le pouvoir temporel et n’intervient qu’indirectement dans les affaires temporelles des Etats. Dans la seconde, adoptée dans le requerimiento, elle détient le pouvoir temporel. Ces idées nous paraissent absurdes, mais elles ont eu une grande portée historique. Une partie du Léviathan de Hobbes (1651) combat encore la revendication théocratique de l’Eglise catholique. Ces discussions théologico-politiques soulèvent un problème important. On se demande qui a raison. Quel est l’étendue du pouvoir du pape ? Est-il strictement limité au spirituel ? Si c’est le cas, quel est la limite objective du spirituel ? Est-il limité à la sphère privée comme on le dit aujourd’hui ? Quand commence exactement le domaine du temporel ? Etc. Quand on aborde ces textes, il y a deux positions fondamentalement opposées à prendre en compte. Soit on est croyant, soit on ne l’est pas. Si l’on pense qu’il y a un Dieu, qui s’est révélé aux hommes, qui s’est incarné en la personne de Jésus, etc., alors il doit y avoir une vérité. Il y a bien un pouvoir divin qui a été transmis à des hommes et il doit y avoir une réponse objective aux questions posées. Les débats montrent qu’il est difficile de répondre, mais il y une vérité. Si l’on pense que Dieu n’existe, ou que, s’il existe, il ne s’est pas incarné dans la personne de Jésus, toutes ces discussions manipulent des fictions. Il n’y a aucune vérité objective concernant le pouvoir du pape ou de l’empereur. Il se trouve qu’à un certain moment de l’histoire les hommes ont cru qu’il existait un personnage dont le pouvoir provenait de Dieu. Mais c’est une construction imaginaire comme les martiens. Se demander ce qu’est objectivement le pouvoir du pape, c’est comme s’interroger sur la couleur des martiens. Sont-ils verts ou jaunes ? Il n’y a pas de réponse objective à cette question. Si nous 18 pensons qu’ils verts, ce n'est qu’une convention, une construction de notre imagination. Rien n’empêche a priori de la modifier et de conclure qu’ils sont jaunes. Evidemment quand un consensus s’est créé il n’est pas facile de le modifier, mais logiquement il n’y a aucun obstacle. Du point de vue du croyant, ces discussions ont pour but de découvrir la vérité. Du point de vue du non-croyant, elles sont les éléments intellectuels d’une lutte politique pour transformer la réalité et la construire d’une certaine manière. Le pape, l’Etat, etc., sont des inventions humaines, des constructions historiques. Les théories proposées, même si elles sont imaginaires servent à justifier la politique qui vise à construire les objets de différentes manières. A partir de ces considérations, on peut revenir sur les jugements de Mairet. La souveraineté est un nouveau concept. Est-il réellement nouveau ? Est-il découvert ? Est-il inventé ? En un sens il est faux de dire qu’il n’y avait pas de souveraineté auparavant. Les conflits médiévaux sont un conflit pour la souveraineté. Si les rois et les empereurs sont déposés, ils ne sont pas souverains et il est possible de dire que l’Eglise est souveraine. Il faudrait encore poser cette. Qui est souverain dans l’Eglise ? Qui commande ? Dans les textes examinés, la réponse est le pape. Mais un courant opposé soutenait que le pape était sous la dépendance du concile, de l’assemblée des évêques. Dire que le concept de souveraineté est découvert par Bodin signifie qu’avant personne ne savait ce qu’elle était ni ne s’en préoccupait pas. En fait, papes, évêques, rois, empereurs et il faudrait ajouter les seigneurs de l’ordre féodal, luttait pour la souveraineté. La conquête de l’Amérique est un transfert de souveraineté. La nouveauté de Bodin, nous dit Mairet, est de penser la souveraineté de manière profane sans référence religieuse. Si le pape gouverne le monde comment ne pas lui reconnaître la qualité de souverain ? Il le fait certes au nom de Dieu, pour des raisons spirituelles, mais il n’y a aucun être humain au-dessus de lui pour lui commander ou l’empêcher de faire ce qu’il veut. N’est-il pas souverain au sens de la définition de Bodin ? Quelle est alors la nouveauté ? Elle est d’attribuer ce pouvoir exclusivement à l’Etat. Au lieu d’un souverain universel, nous avons de multiples souverains. Au lieu d’une humanité unifiée par la loi chrétienne, nous avons une humanité fractionnée en entités indépendantes et souvent hostiles. Si l’on dit que le pape est souverain, ce n’est pas en ce sens. Pour que les Etats soient souverains, il ne doit pas exister une loi universelle dont une institution, l’Eglise, aurait le monopole de l’interprétation. La nouveauté est de penser en dehors de ce cadre. Reprenons l’examen de la définition de Bodin. La souveraineté est le pouvoir le grand, le plus élevé, qui n’a rien au-dessus de lui. Bodin en déduit une autre propriété, la perpétuité. « J’ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu’il se peut faire qu’on donne puissance absolue à un ou plusieurs à certains temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien que sujets ; et tant qu’ils sont en puissance ils ne se peuvent appeler Princes souverains, 19 vu qu’ils ne sont que les dépositaires,, et gardes de cette puissance, jusqu’à ce qu’il plaise au peuple ou au prince de la révoquer, qui en demeure toujours saisi »24. Si la puissance n’est pas perpétuelle, elle est limitée dans le temps. A partir d’un certain moment, le souverain, cesse de l’être et il n’a pas le droit de continuer à exercer cette fonction. S’il continue malgré tout, il est légitimement chassé et punit comme un usurpateur. L’idée d’une limitation temporelle suppose l’existence d’une règle et d’une autre instance chargée de la faire respecter. Celui qui exerce le pouvoir n’est donc pas souverain car, la durée de son pouvoir n’étant pas fixée par lui, il dépend d’une instance externe et peut être jugé par elle. S’il arrive à la fin de son temps de gouvernement et s’il continue de l’exercer illégalement et que personne ne le contraint à partir, il reste. S’il n’y a aucune autorité qui le sanctionne, il pourra revendiquer le titre de souverain car il ne dépendra plus de personne. La perpétuité est donc une autre manière de désigner le caractère suprême ou absolu de la souveraineté. Admettons maintenant que le détenteur du pouvoir abandonne son pouvoir au moment où il doit le faire. Il redevient un individu ordinaire, comme ceux qui auparavant lui obéissaient. Le pouvoir était une charge temporaire qui lui donnait une autorité exceptionnelle sans être liée à sa personne. A ce titre, il aurait pu ne jamais en bénéficier. La puissance qu’il avait n’était pas la sienne. Bodin dit qu’il était le dépositaire ou le gardien de cette puissance. La puissance appartenait à quelqu’un d’autre qui la lui a confiée pour un temps déterminé. Bodin envisage deux hypothèses. Le détenteur de la puissance était le peuple ou un prince. Aujourd'hui, dans la démocratie, nous attachons beaucoup d’importance à cette différence, mais le point important est que le peuple ou le prince qui confient temporairement le pouvoir à un individu le reprennent quand le terme est écoulé. Malgré les apparences, il n’a jamais renoncé à son pouvoir. Quand je confie temporairement ma maison à un ami, j’en reste le propriétaire. Le souverain est ici dans une position semblable au propriétaire. Dans ce chapitre Bodin donne l’exemple de la dictature à Rome qui est un pouvoir temporaire confié à un individu dans des circonstances exceptionnelles. Le dictateur n’est pas souverain : « Aussi le peuple ne se dessaisit point de la souveraineté, quand il établit un ou plusieurs lieutenants, avec puissance absolue à certain temps limité […] »25. Les mandataires n’ont donc jamais cessé de détenir le pouvoir. Bodin dit même qu’ils peuvent révoquer le détenteur de leur autorité si cela leur plait. Quand il était au pouvoir, l’individu gouvernait, prenait des décisions 24 Bodin, I, 8, p. 112. 25 p. 114. 20 comme s’il était souverain, mais le pouvoir appartenait toujours à ceux qui lui ont confié cette mission. Le détenteur du pouvoir temporaire ne peut donc pas être nommé souverain26. Comme il n’y a pas d’Etat sans souveraineté, il reste à identifier le souverain. C’est lui que désigne Bodin quand il parle de l’instance qui « en [du pouvoir] demeure toujours saisi ». Le souverain est le peuple ou le prince27 qui donne une mission temporaire à un individu et qui récupère le pouvoir quand elle est accomplie ou avant s’il lui plaît de le révoquer. Les conflits médiévaux et les observations précédentes montrent que l’on peut avoir quelques doutes sur l’identité du souverain. Pour nous apprendre à le reconnaître, Bodin énumère les marques de la souveraineté. La première est le pouvoir de faire et de casser la loi, ce qu’on appelle le pouvoir législatif ; la seconde est le pouvoir de faire la guerre et la paix ; la troisième est d’instituer les principaux officiers ; la quatrième est d’être l’autorité en dernier ressort ; la cinquième est le droit de grâce. Le pouvoir suprême est unique par définition. Il n’y a donc qu’un souverain. Mais d’un autre côté la souveraineté comprend un ensemble de pouvoirs. Comment concevoir les rapports entre l’unicité et la multiplicité ? Faire la guerre est une chose, faire la loi en est une autre. Ceux qui dirigent les armées ne font pas les lois et réciproquement. Faire la guerre est une activité qui demande des compétences particulières et elle doit être confiée à ceux qui les possèdent. Mais on voit qu’il est dangereux pour l’Etat que les militaires décident comme ils l’entendent de faire la guerre. Les pouvoirs énoncés par Bodin sont spécifiques mais ils ne peuvent pas être séparés du souverain. Un souverain qui ne contrôle pas l’armée est à la merci d’un coup d’Etat. De même, si les juges interprètent la loi comme ils l’entendent, le souverain ne peut plus gouverner l’Etat comme il le veut. Le pouvoir de grâce et le dernier ressort sont impliqués par le monopole du pouvoir législatif parce que seul celui qui fait la loi peut décider qu’elle ne s’applique pas dans tel cas particulier et juger ce qu’ont jugé les autres juges. La souveraineté n’existe que si tous ces pouvoirs sont dans les mains du souverain. C’est la thèse de l’indivisibilité de la souveraineté, même si le mot n’est pas utilisé par Bodin. Elle ne signifie pas que le souverain fait tout personnellement. Mais que ceux qui exercent ces pouvoirs le font conformément à sa volonté, qu’ils sont formés, contrôlés, récompensés et punis par lui28. 26 Aujourd’hui, le président de la république n’est pas souverain, même s’il dispose d’un pouvoir considérable. Le souverain est le peule qui lui confie temporairement la mission de gouverner. 27 L’argumentation de Bodin s’applique aux trois régimes : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie (ou gouvernement populaire). La souveraineté est toujours identique. 28 Remarquons que la liste des marques de la souveraineté est controversée : « Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de liste naturelle des prérogatives régaliennes. Leur énoncé varie en fonction des impératifs politiques du moment. A l’exception évidente du pouvoir législatif […], les 21 L’indivisibilité signifie qu’il n’y, a au fond, qu’un pouvoir. C’est pourquoi toutes ces marques se réduisent à la première : « Sous cette même puissance de donner et casser la loi, sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté : de sorte qu’à proprement parler on peut dire qu’il n’y a que cette seule marque de souveraineté, attendu que les autres droits sont compris en celui-là » (p. 162-163). Le pouvoir législatif est le pouvoir de faire la loi, ce qui implique celui de casser les lois antérieures, celles des prédécesseurs et celles qu’il a lui-même édictées. Si le souverain était lié par les lois antérieures, il serait soumis à la volonté du prédécesseur. Le souverain n’est pas non plus lié par ses propres lois : « Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs, beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait : car on peut bien recevoir loi d’autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commander à soi-même chose qui dépende de sa volonté, comme on dit de la loi […]. Et tout ainsi que le Pape ne se lie jamais les mains, comme disent les canonistes, aussi le Prince souverain ne se peut lier les mains, quand [bien même] il [le] voudrait. Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces mots : CAR TEL EST NOTRE PLAISIR pour faire entendre que les lois du Prince souverain, [bien] qu’elles fussent fondées en bonnes et vives raisons, néanmoins qu’elles ne dépendent que de sa pure et franche volonté » (p. 121). compétences souveraines d’aujourd’hui peuvent devenir secondaires. La politique monétaire a longtemps été considérée comme l’apanage de l’Etat souverain jusqu’)à ce que la France renonce à conserver une monnaie nationale […] A l’inverse, certaines compétences qui, jusqu’alors, n’avaient pas été classées dans la catégorie des prérogatives régaliennes méritent assurément d’être considérées comme telles. La santé et l’environnement ne figurent pas sur la liste classique des marques de souveraineté. Pourtant, la maîtrise de ces politiques fait partie des grands défis que les Etats contemporains doivent relever » (A. Haquet, Le concept de souveraineté en droit constitutionnel français, op. cit., p. 154 et 196). Comme le montre Haquet, cette incertitude sur les compétences qui sont essentielles au pouvoir souverain est utilisée pour rendre compatible la souveraineté de l’Etat avec l’intégration dans la Communauté européenne. La solution est de transférer des compétences qui ne nuisent pas à ce que le Conseil constitutionnel appelle les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté ». Il reste à savoir si le problème a vraiment été résolu ou s’il a simplement été contourné grâce une sorte de jeu de mots puisque l’expression « transfert de compétences » permet de ne pas employer la « formule maudite » de « transferts de souveraineté » (ibid., p. 262). Pour trancher, il faudrait probablement connaitre la réponse à la question que des sénateurs ont posé au Conseil constitutionnel : « si la souveraineté n’est plus qu’une « addition de compétences » […] et si on peut lui ôter successivement des compétences comme des feuilles à un artichaut, à partir de quel moment ou de quel degré la « souveraineté- artichaut » verra-t-elle son cœur atteint ? » (ibid., p. 42). 22 Commander c’est être actif, donner des ordres à quelqu’un d’autre. Ce dernier est sujet, assujetti, obligé d’accomplir un acte dont il n’a pas l’initiative. S’il n’obéit pas, il est contraint de le faire ou il est puni. Il aimerait bien changer la loi, mais justement en tant que sujet, il est passif et n’a pas ce pouvoir. Il est impossible de se commander à soi-même, ou de se donner une loi parce qu’on est actif et passif. Je me donne une loi : « faire de la gymnastique tous les matins ». Que se passe-t-il si aujourd’hui je n’en fais pas ? Rien. Un ami pourra me le reprocher, tenter de me convaincre mais il n’a pas le droit de me forcer à respecter ma volonté de la veille ou de me punir. Comme c’est moi qui ai formulé cette règle en toute liberté, j’ai parfaitement le droit de la changer. Si je le fais, je pourrai me reprocher mon manque de volonté, mon inconstance. Mais ce sont des faiblesses morales. Ce n’est pas du droit. J’ai le droit de ne pas venir en aide à un ami, même si ce n’est pas moralement honorable. Le problème qui intéresse Bodin est juridique, pas moral. Or la caractéristique du droit est la contrainte, l’obligation accompagnée de sanctions29. Cette observation met en relief le fait que la souveraineté est l’exercice d’une volonté totalement libre. Pourquoi le souverain fait-il cette loi ? Parce qu’il le veut. Pourquoi casse-t-il cette loi ? Pour quelle raison est- elle légitime et devons-nous lui obéir ? Parce qu’il le veut. S’il veut lier sa volonté par une loi, il échoue nécessairement. Ce qui ne peut être enchaîné, contraint d’agir d’une seule et même manière, est libre. Mais il y a un deuxième point très important dans le texte. L’accent mis sur la volonté se fait au détriment des raisons. Penser en termes de souveraineté, c’est faire primer la volonté sur la raison. L’acte volontaire n’est pas une impulsion aveugle. Si quelqu’un est saoul, il ne sait plus ce qu’il fait, il n’est plus responsable. Il n’agit plus de manière volontaire. L’acte est volontaire lorsque mon entendement me présente différents objets ou situations (être boulanger, médecin, etc.) comme étant bons et dignes d’être recherchés et que ma volonté fait un choix. Si l'on me demande pourquoi j’ai fait ce choix, je dis, par exemple, j’ai hésité car cette autre profession offrait tel avantage mais il m’a semblé que telle autre était plus accessible, etc. La volonté incorpore toujours une idée et, en ce sens, l’acte volontaire n’est pas arbitraire. Notre volonté choisit en fonction des raisons que lui présente l’entendement. Ensuite, pour atteindre l’objectif choisi, je m’interroge sur les moyens de l’atteindre. La raison intervient à nouveau pour évaluer l’efficacité des moyens. Je me demande quelle est la meilleure formation, comment il faut organiser ma vie. Parmi toutes les possibilités la volonté va faire un choix. La volonté est donc toujours éclairée par la raison. Evidemment, ma raison peut se tromper. Quand je me détermine en fonction de mauvaises raisons, je n’atteins pas 29 On remarquera la référence au pape, qui ne se lie pas les mains. Le pouvoir souverain profane est pensé par analogie à celui du vicaire du Christ. C’est une confirmation de l’idée que la souveraineté était l’enjeu des luttes médiévales. 23 mon objectif. Il en va de même pour la loi. Généralement le souverain a des conseillers qui lui donne des avis différents. En les écoutant, il se forme le sien et il tranche. Dans la loi, comme dans tout acte volontaire, il y a des raisons plus ou moins plausibles et un choix de la volonté. Deux sensibilités théoriques sont alors possibles. On met l’accent soit sur la volonté, soit sur la raison. Bodin choisit la première solution. Examinons brièvement la seconde à partir de Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, question 90, a. 1: La loi est-elle oeuvre de raison? Comme dans toutes les questions de la Somme théologique, Thomas d’Aquin expose d’abord une alternative théorique sous la forme plusieurs objections et de la thèse en sens contraire. Il donne ensuite sa réponse et répond aux objections30. La troisième objection expose la thèse que défend généralement la philosophie moderne depuis Bodin et surtout Hobbes31 : « La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève proprement de la volonté, comme on l'a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté; aussi Justinien déclare-t-il: "C'est ce qu'a décidé le prince qui a force de loi », la loi provient de la volonté du législateur. Pour quelles raisons Thomas rejette-t-il cette solution ? L’idée centrale est la suivante : « La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une certaine manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l'avons montré précédemment. C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe32 » La loi règle et mesure. Elle est un principe d’ordre. L’existence de la loi se traduit par le fait que les choses sont dans des relations constantes. C’est grâce à la loi que l’ordre de la nature et celui de la société se reproduisent. Aujourd’hui, nous distinguons clairement les lois de la nature découvertes par la science des lois juridiques faites par le législateur. Les premières sont rapports constants, voire nécessaires, observables entre des phénomènes. Elles relèvent du fait. On constate que c’est ainsi que les choses se passent. Personne n’ordonne aux pommes de tomber. Elles tombent toutes seules. Les lois juridiques concernent les actes humains. Elles nous disent comment nous devons 30 Le texte complet est donné en annexe. 31 Voir M. Bastit, Naissance de la loi moderne, Paris, Puf, 1990. 32 Aristote. 24 agir. Elles sont des ordres, des commandements qui parfois sont désobéis. Elles expriment un devoir, ce qui doit être. Mais une société existe parce que très majoritairement les individus suivent les mêmes règles de conduite. Par exemple, je dispose d’un objet selon mes désirs quand il est ma propriété. Quand il ne m’appartient pas, je n’en fait pas usage. Il faut pour cela que le propriétaire me le prête, qu’il me le donne ou que nous procédions à un échange de biens. Une minorité d’individus ne respectent pas ces règles ; ils sont punis. Si la désobéissance devient massive, s’il y a des révoltes et des pillages, la société est menacée. Les lois juridiques sont le principe de cet ordre. Les règles qui relient les phénomènes de la nature ou de la vie sociale sont connus par la raison. En ce qui concerne les actes humains, il en résulte que la raison nous dit qu’elles sont les règles que nous devons observer. Pour que les hommes vivent en paix et en sécurité, ils s’approprient les objets dans certains conditions définies par les lois. Dans la nature, tous les phénomènes sont nécessairement soumis aux règles de la nature. Que l’on meure à cause de ce virus n’est ni bien ni mal, c’est un fait que l’on constate. En revanche, les hommes peuvent désobéir aux lois. Comme cet acte menace l’ordre construit par la loi, il est un mal. La loi est donc une mesure des actes humains. Elle les évalue en les comparant avec ce que la raison a établi. Elle nous apprend que la sécurité et la paix sont un bien et que pour l’atteindre il faut respecter des règles, comme celle de la propriété. Ce lien étroit entre la loi et la raison soulève un problème délicat. Que se passe-t-il si la loi n’est pas rationnelle ? L’essence de la loi est d’être une œuvre de la raison, mais il arrive que la raison se trompe et que les hommes fassent des lois qui la contredise, parfois en croyant sincèrement qu’ils ont fait le bon choix. Voici la réponse de Thomas : « La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu'elle porte, doit être elle-même réglée par une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une loi. » (réponse à la troisième objection) « La loi humaine a raison de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite ; à ce titre il est manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s'écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n'a plus raison de loi, elle est plutôt une violence. Toutefois, dans une loi inique, en tant qu'elle garde une apparence de loi, à raison de l'ordre émanant de l'autorité qui la porte, il y a encore une dérivation 25 de la loi éternelle. Car "toute autorité vient du Seigneur Dieu" selon S. Paul (Rm 13, 1). » (I-II, q. 93, a. 3, s. 233). La loi qui contredit la raison n’est pas une vraie loi. Elle en a l’apparence dans la mesure où elle émane de celui qui a l’autorité de faire la loi, le législateur, et qu’il donne des raisons pour la justifier. Mais ces raisons ne sont pas bonnes. La raison n’est pas droite. C’est autre chose que la raison qui est au principe de la loi. Souvent on invoque la passion ou l’intérêt. Quand un Blanc pense qu’il est dans son intérêt que les positons importantes dans la société soient réservées aux Blancs, des théories raciales lui donnent des raisons pour soutenir sa position. Mais comme ces raisons sont fausses, la loi n’est pas réellement conforme à la raison. C’est une fausse loi, ce n’est pas une loi. La qualité qui constitue la loi est donc indépendante de la volonté du législateur. Ce n’est pas parce le législateur veut que les Blancs dominent les autres hommes que la loi qu’il édicte est réellement une loi. Sa loi sera une loi quand il corrigera son erreur et se mettra à légiférer en fonction du principe d’égalité. On dit qu’une loi contraire à la raison est inique ou injuste. L’expression est problématique. En effet, la loi inique contredit ce qui fait que la loi est une loi, la conformité à la raison. C’est pourquoi il est préférable d’utiliser un autre mot. Au lieu de loi, il vaut mieux parler de violence. Quand le législateur agit à l’encontre de la raison, c’est le règne de la violence. Mais Thomas nuance cette position. Le monde est gouverné par la raison divine, ce qu’on appelle la providence. Tout ce qui se passe obéit à un ordre. Cet ordre obéit à une loi, la loi éternelle. Les hommes n’ont pas directement accès à cette loi. Ils la connaissent dans ses manifestations naturelles qu’ils comprennent sous la forme de la loi naturelle. Mais il y a beaucoup de choses incompréhensibles et apparemment absurdes dans le monde. Par exemple, pourquoi l’innocent et le bon souffrent-ils ? L’explication se trouve dans le gouvernement du monde par Dieu, que nous ne connaissons pas concrètement. Les lois iniques, qui oppriment des hommes innocents, ne sont pas du tout des lois si nous nous plaçons au point de vue des hommes. Mais la vie d’une société n’est qu’une partie de l’univers. Quand on raisonne du point de vue du tout, de la création et de la loi qui la gouverne, la signification de la loi inique change. Les tyrans, comme tout ce qui existe, dépendent de Dieu. Ils violent la raison dans le cadre de la loi éternelle. Leur opposition à la raison humaine implique-t-elle qu’ils contredisent la raison divine qui gouverne le monde ? La réponse est négative. Le pouvoir du roi tyrannique, celui de faire la loi, vient de Dieu. 33 L’objection était formulée ainsi : « De la loi éternelle rien d'inique ne peut découler; car, comme on l'a dit: "Par la loi éternelle il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées." Or, certaines lois sont iniques, selon Isaïe (10, 1): "Malheur à ceux qui portent des lois iniques." Par conséquent toute loi ne procède pas de la loi éternelle. » 26 Le mal qu’il fait, incompréhensible pour les hommes, doit avoir une raison d’être du point de la raison divine. La raison la plus simple est que les tyrans sont l’instrument de la punition des hommes pour leurs péchés. Le tyran fait de fausses lois parce qu’il contredit la raison. Mais comme ces lois iniques s’inscrivent dans le plan de la providence elles sont conformes à la raison divine. Du point de vue purement humain, on peut dire qu’elles ne sont que de la violence. Mais du point de vue divin, elles sont quand même des lois en vertu de ce qui en elles est conforme à la raison divine qui nous dépasse. En résumé, la loi comme produit de l’action du législateur dépend de sa volonté. Mais sa volonté en tant que pouvoir de choisir ne fait pas la loi. Elle fait une loi parce qu’elle est soumise à la raison, parce qu’elle est une émanation indirecte de la raison divine qui gouverne le monde. Bodin soutient la thèse inverse. Ce qui fait la loi, ce ne sont pas les raisons, aussi bonnes soient-elles, mais la volonté du législateur. On voit bien que si les raisons étaient déterminantes, on ne pourrait pas si facilement casser la loi car les raisons contraignent l’esprit. S’il y avait des raisons déterminantes pour casser une loi, le changement s’expliquerait uniquement par la raison. Ce serait le règne de la raison. Quel sens y-t-il à parler d’un souverain ? Quand un élève commet une erreur dans une addition, son professeur le corrige. Il montre que l’élève n’a pas respecté la règle de l’addition. Si l’élève a compris, il refait l’addition de la bonne manière. Le professeur a-t-il exercé un pouvoir sur l’élève ? Apparemment oui puisque l’élève pense maintenant comme le professeur. En réalité, il ne se soumet pas ici au professeur. Il suit seulement les règles de la raison qui n’est pas celle du professeur. La raison est universelle et anonyme, identique en tous les hommes. C’est pourquoi une machine pourrait indiquer l’erreur à l’élève, lui rappeler la règle, donner des exemples et d’autres exercices. Il en va autrement quand l’élève parle à son voisin et que le professeur le punit ou qu’il mentionne dans le bulletin : « des bavardages ». Un professeur peut exiger le silence absolu, tolérer quelques bavardages, ou estimer que l’élève avait une raison acceptable de s’adresser à son voisin (il avait besoin d’une gomme). Ici le professeur est un individu qui exerce un pouvoir sur d’autres individus. Un collègue aurait agit autrement et lui-même n’était pas obligé de punir. Quand ce que dit le professeur est purement et simplement déterminé par la raison, il n’y a pas de sens à parler de pouvoir exercer par un individu sur d’autres individus. Quand ce qu’il fait n’est pas déterminé par la raison, mais dépend d’un choix personnel contingent, alors on peut dire qu’il exerce son pouvoir. La souveraineté est le pouvoir le plus élevé. Si la loi était purement et simplement le produit de la raison, l’idée de souveraineté perdrait de sa pertinence. Son usage est en revanche pleinement justifié quand les décisions prises ne dépendent pas purement et simplement de la raison. Dans ce cas, il faut choisir entre différentes possibilités plus ou moins acceptables pour la raison. C’est 27 pourquoi, à la différence de Thomas d’Aquin, Bodin , en tant que théoricien de la souveraineté, privilégie la volonté. La souveraineté, c’est de la volonté franche, c’est-à-dire libre, et pure, une décision, pas un raisonnement. Plus le pouvoir est rationnel et moins il est un pouvoir. Raisonner en termes de souveraineté, c’est penser le pouvoir en privilégiant la volonté. Le souverain détient un pouvoir absolu et perpétuel. Comme le dit Carré de Malberg, il a « le pouvoir de vouloir de façon absolument libre ». En lisant ces formulations nous devrions être inquiets et même avoir peur. Cette absolue liberté n’est-elle pas le pouvoir de faire ce que l’on veut, donc n’importe quoi ? Bodin n’emploie pas le mot « arbitraire », mais n’est-ce pas ce qu’il décrit à travers la perpétuité, la suprématie et l’absoluité ? La souveraineté, la liberté de l’Etat, rencontre ici le même problème la liberté de l’individu. Etre libre n’est-ce pas faire tout ce que l’on veut, sans règle ? Cette liberté absolue, étrangère à toute normativité est effrayante. Ne pourrait-on pas tuer des innocents, etc. ? Si l’on s’en tient à la définition de la souveraineté, il est naturel d’éprouver cette inquiétude. Mais Bodin ne défend pas du tout l’arbitraire. En effet, « le souverain est le fondement principal de toute république ». On ne peut pas penser le souverain de manière isolée. Il est au fondement de la république, donc la république dépend de lui. Mais c’est la république qui permet de comprendre ce qu’est le souverain. Comme l’indique le titre du livre, son objet est la république, non la souveraineté. Le livre commence par une définition qu’il justifie en ces termes : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. Nous mettons cette définition en premier lieu, parce qu’il faut chercher en toutes choses la fin principale, et puis après les moyens d’y parvenir. Or, la définition n’est autre chose que la fin du sujet qui se présente ; et si elle n’est bien fondée, tout ce qui sera bâti sur [elle] se ruinera bientôt après »34. Bodin lie ici deux idées. La définition de la république et sa fonction. La définition nous donne la fin à atteindre, ce que doive réaliser les hommes lorsqu’ils vivent en commun. Dire ce qu’est la république, ce n’est pas simplement décrire les républiques existantes, c’est dire ce qu’elles doivent être. La souveraineté est pensée dans une théorie normative, qui fixe un objectif et détermine les moyens de l’atteindre. Que nous apprend la définition ? Pour Bodin, la cellule de la république est le ménage35 et non l’individu, comme dans les théories du contrat et comme nous avons souvent tendance à le penser dans le cadre du libéralisme. Mais ici ce point n’est pas essentiel. Qu’il 34 I, 1, p. 57. 35 « La famille est un droit gouvernement de plusieurs sujets sous l’obéissance d’un chef de famille, et de ce qui lui est propre » (I, 2, p. 71-72). La famille inclut les esclaves. Sur l’esclavage, I, 5. 28 s’agisse d’individus ou de ménages, la « matière » de la république est une multiplicité et le problème est de l’unifier, de l’organiser en un tout. Une multitude de familles forment un Etat si elles sont liées, si elles agissent de manière coordonnées selon un ordre. C’est le rôle des lois, indiquer aux membres comment ils doivent agir. Quel doit être le critère de ce gouvernement ? La souveraineté est inquiétante parce que son caractère absolu crée un risque d’arbitraire. La définition de la république neutralise ce danger. Le gouvernement des ménages, dit Bodin, s’occupe de ce qui leur est commun, de ce qui les rassemble. Pour former une république, le gouvernement ne peut pas privilégier une catégorie d’individus au détriment des autres. Il doit chercher ce que les membres de cette catégorie ont de commun avec ceux des autres. En ce sens, le souverains qui fait la loi est bien le fondement de la république, ce sur quoi repose l’édifice. Sans le fondement, l’édifice s’écroule. Si les individus et les ménages n’agissent pas en fonction de ce qui les rassemble, ils se dispersent, s’opposent et il n’y a plus de société. Le souverain, en faisant des lois, fait tenir ensemble la multiplicité de sa matière. C’est pourquoi le gouvernement doit être « droit », conforme à une règle36. L’idée de souverain porte en elle une exigence d’ordre qui est incompatible avec l’arbitraire. L’arbitraire est l’absence de règles et de justifications, donc une déviation, un écart par rapport à la voie du commun. Le souverain est le souverain d’une république qu’il gouverne en fonction de la fin est la sienne. Il peut faire tout ce qu’il veut, sans être soumis à une autorité terrestre, afin de remplir cette mission. Le rejet de l’arbitraire apparaît clairement dans une longue opposition de la monarchie royale et de la monarchie tyrannique. En voici les principaux moments : « Or, la plus noble différence du roi et du tyran est que le roi se conforme aux lois de nature, et le tyran les foule aux pieds. L’un entretient la piété, la justice et la foi ; l’autre n’a ni Dieu, ni foi, ni loi. L’un fait tout ce qu’il pense servir au bien public, et tuition des sujets ; l’autre ne fait rien que pour son profit particulier, vengeance, ou plaisir. L’un s’efforce d’enrichir ses sujets, par tous les moyens dont il se peut aviser ; l’autre ne bâtit sa maison, que de la ruine de [ceux-ci]. […] L’un s’efforce de maintenir les sujets en paix et union ; l’autre y met toujours division, pour les ruiner les uns par les autres, et s’engraisser de confiscations. […] L’un est aimé et adoré de tous les sujets ; l’autre les hait tous, et est haï de tous. […] l’un jouit d’un repos assuré et tranquillité haute, l’autre languit en perpétuelle crainte » (II, 4, p. 212-214). Le sens de l’opposition est clair. Le roi gouverne en respectant les lois naturelles. Le tyran les viole. L’action du roi est dirigée vers le bien commun ; celle du tyran vers son intérêt privé. Dans la 36 « nous avons dit, en premier lieu, droit gouvernement, pour la différence qu’il y a entre les républiques et les troupes des voleurs et pirates » (I, 1, p. 58). 29 société gouvernée par le roi, règne l’amour et la paix. Dans celle du tyran, règne la haine et la division. La vie du tyran est la plus misérable car il vit dans la crainte perpétuelle et il finit souvent par être assassiné37. Le mot « guerre » n’est pas employé, mais on pourrait dire, en parlant comme Locke, que le tyran est dans un état de guerre avec ses sujets. L’ensemble des individus gouvernés par un tyran en vue de son intérêt particulier ne constitue pas une république au sens de la définition de Bodin. Je ne sais pas si Bodin utilise quelque part ces expressions mais on pourrait dire que l’Etat gouverné par le tyran une fausse république et que le tyran est un faux souverain. Les traits qui distinguent le roi du tyran découlent du fait que le premier respect les lois naturelles alors que le second les foule aux pieds. Cette idée est fréquemment énoncée par Bodin. Examinons quelques unes de ses occurrences : « Le Monarque Royal est celui qui se rend aussi obéissant aux lois de nature, comme il désire les sujets être envers lui, laissant la liberté naturelle et la propriété des biens à chacun. […] J’ai mis, en notre définition, que les sujets soient obéissants au Monarque Royal, pour montrer qu’en lui seul gît la majesté souveraine, et que le Roi doit obéir aux lois de nature, c’est-à-dire gouverner ses sujets, et guider ses actions par la justice naturelle, qui se voit et fait connaître aussi clairement que la splendeur du Soleil. […] Si donc les obéissent aux lois du Roi, et le Roi aux lois de nature, la loi d’une part et d’autre sera maîtresse, ou bien, comme dit Pindare, Reine (…) » (II, 3, p. 204-205). « Cette puissance est absolue et souveraine, car elle n’a autre condition que la loi de Dieu et de nature ne commande » (I, 8, p. 119) ; « Mais quant aux lois divines et naturelles, tous les Princes de la terre y sont sujets, et [il] n’est pas en leur puissance d’y contrevenir, s’ils ne veulent être coupables de lèse-majesté divine, faisant guerre à Dieu, sous la grandeur de laquelle tous les monarques du monde doivent faire joug, et baisser la tête en toute crainte et révérence » (I, 8, p. 121) ; « Car si la justice est la fin de la loi, la loi œuvre du Prince, le Prince est image de Dieu, il faut par même suite de raison que la loi du Prince soit faite au modèle de la loi de Dieu » (I, 8, p. 137) ; « Puisqu’il n’y a rien plus grand en terre, après Dieu que les Princes souverains, et qu’ils ont été établis de lui comme ses lieutenants, pour commander aux autres hommes, il est besoin de prendre garde à leur qualité 37 « […] leur vie est la plus misérable du monde, d’être en crainte et frayeur perpétuelle, qui le menace sans cesse, voyant leur état et leur vie toujours en branle ; car il est impossible que qui craint et hait ses sujets et est aussi craint et haï de tous, la puisse faire longue » (p. 215-216). 30 […] qui méprise son Prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image sur terre […] » (I, 10, 151). Le souverain se distingue du tyran par le respect de la loi naturelle. Cette idée demande une explication. On se demande naturellement si, de ce fait, il est encore un véritable souverain. La condition qui délimite la souveraineté, en la séparant du tyran, semble entrer en contradiction avec son caractère absolu. Comme Bodin répète l’idée sans inquiétude, il faut supposer que la soumission à la nature et à Dieu ne met pas en cause la souveraineté. Il est clair que le souverain ne pas être soumis à la loi d’un autre souverain. Mais la loi naturelle et la loi divine ne sont pas faites par des hommes. Quand nous les prenons en considération nous sortons de l’ordre proprement politique comme nous l’avons vu avec Thomas d’Aquin. Le livre sur la république se termine par ces considérations métaphysiques : « Et si nous cherchons par le menu les autres créatures, nous trouverons une perpétuelle liaison harmonique, qui accorde les extrémités par [des] moyens indissolubles qui tiennent de l’un et de l’autre […]. Dieu a posé l’homme, partie duquelle est mortelle, et partie immortelle, liant aussi le monde élémentaire avec le monde céleste par la région éthérée. Et tout ainsi que le discord donne grâce à l’harmonie, aussi Dieu a-t-il voulu que le mal fût entremêlé avec le bien, […] afin qu’il en réussit un plus grand bien, et que la puissance et beauté des œuvres de Dieu fût connue, [chose] qui autrement demeurerait cachée et ensevelie. […] Or tout ainsi que par la voix et sons contraires il se compose une douce harmonie, [de même] aussi des vices et des vertus, des qualités différentes de s éléments, des mouvements contraires, et des sympathies et antipathies liées par des moyens inviolables, se compose l’harmonie de ce monde et de ses parties. [Tout] comme aussi la République est composée de bons et de méchants, de riches et de pauvres, de sages et de fols, […], alliés par ceux qui sont moyens entre les uns et les autres : étant toujours le bien plus puissant que le mal, et les accords que les discords. […] ainsi peut-on dire , que ce grand Roi éternel, unique, pur, simple, indivisible, élevé par-dessus le monde élémentaire, céleste et intelligible, unit les trois ensemble, faisant reluire la splendeur de sa majesté et la douceur de l’harmonie divine en tout ce monde, à l’exemple duquel le sage Roi se doit conformer et gouverner son Royaume » (VI, 6, p. 583). Dieu est le créateur d’un monde harmonieux qui intègre des dissonances. Les lois divines et naturelle, indépendantes de la volonté humaine, constituent un ordre universel auquel rien n’échappe. Il faut donc penser la politique comme un élément de l’harmonie universelle qui la reflète en faisant triompher le bien sur le mal, la consonnance sur la dissonance. Le tyran qui 31 s’affranchit de la loi naturelle n’est qu’une dissonance au service de l’harmonie globale. Le roi, qui harmonise les parties distinctes et opposées (riches / pauvres, sages / fous, etc.) de l’Etat agit en vertu du principe divin qui structure le monde. Pourquoi cet ordre supérieur ne nuit-il pas à la souveraineté ? Les hommes, comme toutes les créatures, ont une nature créée par Dieu qui occupe une place dans cet ordre. Chacun de nous cherche le bonheur, mais il cherche le bonheur qui correspond à la nature de l’homme. Il est absurde de vouloir être heureux comme un poisson ou de voler comme un oiseau parce que nous ne sommes pas des oiseaux ou des poissons. Nous agissons en fonction de notre nature d’être humain. Quand on croit en Dieu, on dit que l’homme doit agir en accord avec la volonté de Dieu inscrite dans le monde. Les princes souverains ne font pas exception. Par ailleurs, ils occupent une fonction dans l’économie divine de la création. Ils sont choisis par Dieu pour gouverner les hommes. Leur fonction est d’inscrire la volonté de Dieu dans l’Etat. Nous avons vu que la fonction du souverain est déterminée par la fin de la république. Dans ces passages, Bodin ajoute simplement que cette fonction est établie par Dieu. En conséquence les souverains doivent agir comme Dieu. C’e