Séance 2 : La Médecine Humaniste Face à la Biomédecine PDF 2023-2024
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2024
David Simard
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Summary
Ce document traite de la médecine humaniste et de la biomédecine, notamment dans le contexte d'enjeux contemporains en santé. L'auteur, David Simard, discute d'approches comme la psychanalyse et la psychiatrie médicamenteuse, et analyse la notion d'humanisme.
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2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé UE Technique, vie, société : enjeux contemporains en santé ECUE La technicisation médicale, une déshumanisation ?...
2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé UE Technique, vie, société : enjeux contemporains en santé ECUE La technicisation médicale, une déshumanisation ? Cours commun IUK4 - UI 29 Enseignant : David Simard © David SIMARD 1 Séance 2 : La médecine humaniste face à la biomédecine A. Technoscience et anthropotechnie Revenons à Gilbert Hottois et à son concept de “technoscience”. Nous avons dit que selon lui, la soumission de la science aux objectifs opérationnels de la technique affectait l’être humain lui-même. Ce dernier serait en effet également appréhendé dans une perspective opératoire, faisant de celui-ci un instrument, et ainsi un être déshumanisé. Hottois prend l’exemple de deux manières d’aborder une problématique psychique : d’une part la psychanalyse, d’autre part la psychiatrie médicamenteuse1. Il ne s’agit pas d’un exemple fortuit, mais qui réfère à une dimension de la vie humaine d’ordre qualitatif. La psychanalyse procède par la parole, et ne recourt à aucun traitement chimique. Elle cherche à mettre quelque peu en lumière les dynamiques psychiques à l'œuvre chez tel sujet, particulièrement les éléments inconscients, qui peuvent conduire le sujet à tel ou tel comportement, ou à telle ou telle manière de vivre tel ou tel type de situation, à répéter tel schéma relationnel, etc. Le fait que les processus psychiques ont pour condition de possibilité l’existence d’un corps pourvu d’un cerveau, donc d’une réalité biologique organique dans laquelle s’opèrent des processus biochimiques, n’est pas l’objet de la psychanalyse. Le corps y est plutôt mobilisé en tant qu’occupant une certaine place au niveau psychique, dont le sujet se fait une certaine image, etc. La psychiatrie médicamenteuse, elle, va procéder de façon technicienne. Elle s’intéresse aux processus biochimiques et à la possibilité d’agir sur ceux-ci par l’administration de traitements psychotropes ciblant certains neurotransmetteurs (sérotonine, dopamine, noradrénaline…) associés à certains troubles mentaux, comme la dépression, l’anxiété ou les troubles bipolaires par exemple (Hottois parlait plus particulièrement de l’exemple de la schizophrénie considérée comme l’un des “troubles chimiques de la dopamine” qui “s’enracineraient même, selon l’hypothèse de certains, dans des désordres moléculaires génétiques”). Cette approche ne passe pas par le langage, autrement dit par les capacités de symbolisation, de mise en mots, d’une condition psychique. Elle se focalise au contraire sur la compréhension des mécanismes biochimiques associés à tel ou tel trouble mental, en supposant par ailleurs souvent que ces mécanismes sont la cause du trouble, plutôt, éventuellement, qu’un effet ou qu’une traduction biochimique d’un état psychique. Pour Hottois, on a dans ce style d’intervention une forme de déshumanisation en ce qu’il s’agit de manipulation technicienne qui cible directement, de manière opératoire, les processus biochimiques associés à des états mentaux, en contournant ces états eux-mêmes qui signent pourtant que l’on a affaire à un 1 Gilbert Hottois, Le signe et la technique. La philosophie à l'épreuve de la technique, Aubier, 1984, p. 74-75. © David SIMARD 2 sujet, à un être humain chargé d’une histoire, d’un vécu, d’un certain rapport au monde et aux autres, et pas seulement à des mécanismes biochimiques. Pour Hottois, il fait partie de la nature humaine d’avoir une vie psychique, qui est d’ordre qualitatif. Or, l’approche médicamenteuse des troubles mentaux est d’ordre quantitatif, reposant sur des dosages biochimiques sur lesquels la psychiatrie biologisée agit. Ce faisant, cette psychiatrie modifie l’être humain en faisant violence à son humanité. Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres des modifications de la nature humaine qu’entraînerait l’approche technique de l’être humain. Hottois est d’ailleurs un philosophe qui a réfléchi sur le transhumanisme et le posthumanisme, promoteurs de l’anthropotechnie entendue comme technique de transformation extra-médicale de l’être humain par l’intervention sur son corps. B. Qu’entendre par “humanisme” ? Après les précisions conceptuelles sur les termes de “technique”, de “science”, de “technologie” et de “technoscience”, ces considérations rapides sur la modification de la nature humaine, l’anthropotechnie, le transhumanisme et le posthumanisme appellent des éclaircissements sur ce que l’on peut entendre par “humanisme”. D’une manière très générale, l’humanisme désigne ce qui a trait en propre à l’être humain, et qui érige ce qui est propre à l’être humain en principe. En fonction de ce que l’on considère comme étant le propre de l’être humain, la signification plus précise du terme “humanisme” va varier. L’humanisme est un terme qui a d’abord été utilisé au XVIIIe siècle pour désigner rétrospectivement un mouvement littéraire et artistique italien qui a émergé au cours du XIVe siècle, et qui s’est étendu à l’Europe de l’époque de la Renaissance au cours des XVe et XVIe siècles. Il s’agit de désigner par là le fait que ce mouvement mettait l’être humain au centre de ses questionnements. L’une des manières de faire des humanistes consistait à redécouvrir les manuscrits antiques rédigés en grec, en latin et en hébreu, que le Moyen Âge chrétien avait délaissés. Cette relecture impliquait la connaissance de l’histoire, des différentes cultures et littératures dont ressortissaient ces manuscrits. Cette redécouverte prenait alors la forme d’un programme ambitieux, appelé litterae humaniores (“littérature plus humaine” par distinction de la littérature religieuse et sacrée) ou encore studia humanitatis. Ce sens général de l’humanisme n’est pas sans rapport avec ce qui peut être entendu par ce terme aujourd’hui, mais il est cependant historiquement situé dans un contexte spécifique de transition entre un Moyen Âge très religieux et centré sur le divin et le sacré, et la période de la Renaissance centrée sur l’être humain qui précède l’essor de la pensée rationnelle et scientifique. C’est relativement à ce contexte que s’en dégage sa signification. © David SIMARD 3 Aujourd’hui, l’enjeu ne se situe plus entre le divin et l’humain, mais, dans le champ de la médecine, entre l’humain et la science. Nous allons voir maintenant quels sont les usages de la référence à l’humanisme au sein de deux courants d’éthique médicale : l’éthique du care et l’éthique narrative. C. L’éthique du care D’une manière générale, les philosophies du care s’entendent comme des philosophies morales promouvant la sollicitude et l’attention à autrui, c’est-à-dire le fait de prendre soin des autres. Cette approche a été développée initialement au début des années 1980 par la psychologue américaine Carol Gilligan, auteure, en 1982, d’un ouvrage intitulé In a Different Voice: Psychological Theory and Women's Development2, qui a été traduit en français en 1986 sous le titre Une voix différente. Pour une éthique du care3. Gilligan a été l'assistante du psychologue américain Lawrence Kohlberg, l’un des psychologues américains les plus influents en psychologie morale entre les années 1970 et 1980. Elle s’est opposée à sa théorie du développement moral, dont le livre Une voie différente est une critique proposant une valorisation de qualités morales différentes. Plus précisément, la théorie du développement moral de Kohlberg, qu’il a développé à partir de la fin des années 1950 et qui est inspirée de la psychologie du développement cognitif du psychologue suisse Jean Piaget, affirme que le développement moral depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte progresse par étapes successives selon un ordre invariable4. Ces étapes seraient au nombre de 6, selon l’ordre suivant : 1) la punition; 2) la récompense ; 3) l’image donnée ; 4) le légalisme ; 5) le contrat social local ; 6) les valeurs éthiques universelles. Au stade de la punition, l’enfant n’obéit que du fait qu’il risque sans quoi d’être puni, et non parce qu’il a intégré des normes morales. Au stade de la récompense, il obéit parce qu’il en sera récompensé. Ces deux premiers stades se développent en général entre 5 et 12 ans. Au stade de l’image donnée, son comportement va être orienté par la question de savoir ce que les autres vont penser de lui, en particulier son groupe d’appartenance. Au stade du légalisme, l’intégration des normes sociales le conduit à se conformer aux lois, sans rapport distancié à celles-ci. Au stade du contrat social, le rapport aux lois se fait plus critique et prend en considération les possibles divergences d’opinion à leur sujet, tout en considérant que les lois doivent être respectées dans l’intérêt de la société. Mais celles qui ne respectent pas l’intérêt général doivent être changées. Enfin, au stade des valeurs éthiques, le raisonnement moral se réfère à des 2 Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women's Development, Harvard University Press, 1982. 3 Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion, 2008. 4 Lawrence Kohlberg, The Development of Modes of Thinking and Choices in Years 10 to 16, Ph. D. dissertation, University of Chicago,1958. © David SIMARD 4 principes universels abstraits élaborés rationnellement de façon autonome, en particulier celui de justice, d’où découlent les autres principes moraux. Les lois sont évaluées à partir de ces principes, et les valeurs morales priment sur le respect des lois. Kohlberg se réfère en particulier ici à la morale déontologique et au concept d’autonomie de la raison de Kant. En ce sens, les valeurs morales ne dépendent ni des circonstances, ni des conventions culturelles. Ce qui ressort de cette théorie du développement moral est que le stade de l’abstraction rationnellement élaborée, qui met en exergue la valeur de justice, est celui qui représente le stade de maturité morale le plus accompli. Or, c’est précisément ce point que Carol Gilligan a contesté en proposant une éthique du care. Plus précisément, Gilligan a construit sa critique de la théorie du développement moral de Kohlberg sur deux remises en cause fondamentales : 1) celle de la fondation de la morale sur le principe de justice ; 2) celle du caractère universel des stades du développement moral. En effet, pour Gilligan, la valorisation de la justice, de la raison, de l’autonomie de cette dernière selon une démarche d’abstraction, et partant le détachement par rapport aux circonstances dans lesquelles se pose une question morale, et par rapport aux conventions culturelles au nom de l’universalité, ne fait que promouvoir des stéréotypes de l’âge adulte masculin. A contrario, les qualités telles que la sollicitude, le fait de prendre soin de l’autre, le souci de la qualité de la relation à l’autre, l’attention au contexte et aux circonstances pour chaque dilemme moral, ne sont pas valorisées dans la théorie du développement moral de Kohlberg, tandis qu’il s’agit par ailleurs de qualités communément considérées comme féminines. Gilligan a alors promu une éthique qui repose sur ces valeurs considérées comme féminines, et que le terme care en anglais recouvre dans leur diversité. Elle s’est ainsi positionnée contre l’hégémonie de valeurs rationalistes considérées comme masculines, qui conduit en outre à considérer que les femmes connaîtraient généralement un développement moral limité. Cette opposition genrée entre des valeurs supposément masculines et d’autres supposément féminines a été l’objet de plusieurs critiques féministes, en ce que le point de vue de Gilligan tend à essentialiser ce qui relèverait du masculin et du féminin. Gilligan a cependant répondu à ces critiques, en précisant que l’attribution de qualités au masculin, et d’autres au féminin, avec une valorisation des premières et une dévalorisation des secondes, n’est pas de son fait, mais est le fait du patriarcat, qui essentialise et hiérarchise les qualités et capacités humaines selon le genre5. On peut ainsi donner comme exemple, toujours actuel, le fait que la médecine, et en particulier dans des spécialités très techniques, ou à des postes à responsabilités, est considérée comme plutôt 5 Carol Gilligan, “Le care, éthique féminine ou éthique féministe ? Entretien avec Sandra Laugier et Patricia Paperman”, Multitudes, vol. 37-38, no. 2-3, 2009, p. 76-78. © David SIMARD 5 destinée aux hommes, tandis que les formations paramédicales, comme les soins infirmiers, sont considérées comme plutôt destinées aux femmes. Quoi qu’il en soit, l’opposition entre des qualités morales supposées masculines et des qualités morales supposées féminines fait écho à l’opposition entre le rationalisme de la médecine scientifique et l’humanisme d’une éthique telle que l’éthique du care. Cette dernière a cependant connu des développements après Gilligan qui ont déplacé les approches du care du champ de la psychologie morale genrée à celui de la philosophie morale et politique de façon plus globale, et donc aussi, au-delà de contextes médicalisés. C’est ainsi que la politologue américaine Joan Tronto s’est emparée de la notion de care dans son livre publié en 1993 intitulé Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care6, et traduit en français en 2009 sous le titre Un Monde vulnérable. Pour une politique du care7. Elle y définit le care de la façon suivante : Activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie. Tronto décrit ensuite quatre phases du care, qui correspondent à quatre qualités morales spécifiques : Se soucier de (caring about) : reconnaître l’existence d’un besoin et l’évaluer (disposition morale = attention), Prendre en charge (taking care of) : agir en vue de répondre au besoin identifié (disposition morale = responsabilité), Prendre soin (care giving) : rencontre directe d’autrui à travers son besoin (disposition morale = compétence), Recevoir le soin (care receiving) : reconnaître la manière dont celui qui le reçoit réagit au soin (disposition morale = capacité à répondre, réceptivité). De ces quatre phases, il découle plusieurs choses. Tout d’abord, la traduction du terme anglais care ne peut simplement être le terme “soin”. Si l’éthique du care est souvent traduire en français par éthique du soin, cette traduction tend à réduire le care au fait de prendre soin, qui n’est que l’une des phases du care. 6 Joan Tronto, Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care, Routledge, 1993. 7 Joan Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 2009. © David SIMARD 6 Ensuite, l’éthique du care, comme cela était déjà le cas avec Gilligan, est une éthique de la relation à l’autre, en redonnant une place à sa vulnérabilité dans le lien social. Cela signifie que l’autre est sujet du care, et pas seulement objet de celui-ci, comme on pourrait dire d’une personne souffrant d’une pathologie qu’elle est objet de soins. La dimension fondamentalement relationnelle de l’éthique du care met également en exergue la réciprocité dans la relation de soin. Il n’y a pas d’un côté un acteur actif du care, et de l’autre un bénéficiaire passif de celui-ci, ce qui placerait le care dans un schéma de maternage ou paternaliste. “Prendre soin” de quelqu’un, au sens élargi du care, au moment où il est vulnérable, ne saurait se résumer à donner, mais cherche à solliciter la participation, le choix, et l’action d’autrui, dans le but du rétablissement ou de l’amélioration de ses capacités. En outre, en intégrant la phase de la capacité à répondre aux besoins de l’autre, la pratique du care est un apprentissage pour la personne qui prend soin, fait d’ajustements, d’erreurs et de maladresses à corriger au fil de l’expérience et au gré des différences entre les patientes et patients. Elle expose donc la personne qui prend soin à sa propre vulnérabilité, ce en quoi la relation dans le care est une forme de réciprocité également de ce point de vue. Face à une médecine scientifique représentée comme froide et distante au point d’être déshumanisante, on comprend en quoi l’éthique du care peut être convoquée dans les situations médicales au nom de la réhumanisation de la médecine. L’écoute et l’attention à l’autre qu’elle promeut font écho à la question de la qualité de la relation clinique, qui ne se réduit pas à la prescription ou l’administration d’un traitement, ni à l'auscultation, c’est-à-dire au curatif (cure). D. L'éthique narrative C’est le cas également de l’éthique narrative, plus directement médicale en ce qu’elle a été théorisée par une médecin, et qu’elle est directement rattachée à la médecine du même nom. C’est en effet une professeur de médecine clinique américaine, Rita Charon, qui a élaboré les principes de la médecine narrative et de l’éthique associée au début des années 2000, et dont elle a fait un livre paru en 2006 intitulé Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness8, et traduit en français en 2015 sous le titre Médecine narrative. Rendre hommage aux histoires de maladies. Charon part d’un constat : si la médecine peut être fière du développement de ses capacités diagnostiques et thérapeutiques des maladies biologiques et des progrès techniques impressionnants qu’elle a réalisés (biomédecine), “les médecins manquent souvent des capacités humaines pour reconnaître la situation difficile de leurs patients, offrir leur empathie à ceux qui souffrent et les accompagner honnêtement et courageusement dans leur lutte pour recouvrer la 8 Rita Charon, Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness, Oxford Univ. Press, 2006. © David SIMARD 7 santé”9. Elle ajoute : “Une médecine compétente scientifiquement ne peut aider seule un patient à se débattre avec la perte de sa santé et à trouver un sens à la maladie et à la mort”10. Notons qu’elle considère que, comparativement aux médecins, les infirmières et les travailleurs sociaux maîtrisent mieux ces capacités humaines, ce qui fait écho à ce que j’ai dit plus haut concernant l’éthique du care, à propos de la distribution genrée entre certaines spécialités de la médecine et le paramédical. Afin que les médecins développent les capacités humaines qui, selon Charon, permettent une pratique humaniste de la médecine, elle propose que ceux-ci acquièrent des compétences dites narratives. Il s’agit de compétences nécessaires pour écouter les histoires de maladie et comprendre leur signification, afin de saisir dans toute leur complexité les situations difficiles vécues par les patientes et patients. Charon précise dans les termes suivants ce qu’elle entend par “compétences narratives” : “reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires de maladie”11, ce qui permet au médecin d’agir sur les histoires et les souffrances des patientes et patients dans leur singularité. Ces histoires de maladie relèvent en effet d’une narration, c’est-à-dire d’une manière d’être racontées par un narrateur (le patient ou la patiente) et d’être écoutées par un auditeur (le ou la médecin), avec une temporalité propre, une intrigue et une chute. Il y a ainsi un lien fort entre la pratique narrative de la médecine et les pratiques littéraires, au point que ces dernières sont mobilisées pour la formation des médecins à la médecine narrative. Les centres médicaux pratiquant la médecine narrative aux Etats-Unis ont ainsi pour collaborateurs des professeurs de lettres, des romanciers, des narrateurs, ou encore des patients qui ont écrit à propos de leur maladie. Dans un article de 2001 paru dans le Journal of the American Medical Association (JAMA), Charon résume de la façon suivante les apports et méthodes de la médecine narrative : La médecine pratiquée avec une compétence narrative, appelée médecine narrative, est proposée comme un modèle de pratique médicale humaine et efficace. L'adoption de méthodes telles que la lecture attentive de la littérature et l'écriture réflexive permet à la médecine narrative d'examiner et d'éclairer quatre des situations narratives centrales de la médecine : le médecin et le patient, le médecin et lui-même, le médecin et ses collègues, et les médecins et la société. Grâce à la compétence narrative, les médecins peuvent atteindre et rejoindre leurs patients dans la maladie, reconnaître leur propre parcours personnel à travers la médecine, reconnaître leur parenté et leurs devoirs envers les autres professionnels de la santé, et inaugurer un discours conséquent avec le public sur les soins de santé. En comblant les fossés qui séparent les médecins de leurs patients, d'eux-mêmes, de leurs collègues et de 9 Rita Charon, Médecine narrative. Rendre hommage aux histoires de maladies, Sipayat, 2015, p. 29. 10 Id., p. 30. 11 Ibid. © David SIMARD 8 la société, la médecine narrative offre de nouvelles opportunités pour des soins médicaux respectueux, empathiques et nourrissants.12 Apparaît alors un double objectif de la médecine narrative : établir une relation médecin-malade de qualité faite d’empathie et d’écoute attentive du patient, et aider les soignants à réfléchir sur leur métier, dont l’exercice leur fait côtoyer quotidiennement la souffrance et la mort. Pour les professeurs praticiens hospitaliers François Goupy et Claire Le Jeunne, qui ont ouvert en 2009 le premier diplôme universitaire de médecine narrative en France à l’Université Paris-Descartes, cette approche constitue “une réflexion révolutionnaire sur la nature même de l’acte médical trop souvent pensé comme un simple acte technique”13. Rita Charon souligne quant à elle la distinction fondamentale qu’elle situe entre la connaissance logico-scientifique et la connaissance narrative : la première tente d'éclairer ce qui est universellement vrai en transcendant le particulier, opération qui génère des avis reproductibles et généralisables, et qui peut être conduite par un observateur détaché et remplaçable. La seconde, au contraire, tente d'éclairer ce qui est universellement vrai en révélant le particulier, conduisant à une compréhension locale et particulière d'une situation par un participant ou un observateur qui n’est donc pas détaché de celle-ci14. Dans son livre Médecine narrative, on peut lire le propos suivant : Devenir impersonnelle semble être le prix à payer pour une médecine sophistiquée et technologique. Parce qu’ils se concentrent sur les aspects scientifiques des soins, tous les spécialistes, interchangeables, qui conçoivent les traitements, paraissent éloignés de l’expérience humaine ordinaire de la douleur, de la souffrance et de la mort. [...] Une médecine qui se pratique sans réelle conscience de ce que les patients traversent, peut atteindre ses objectifs techniques, mais reste une médecine vide, ou, au mieux, une demi-médecine.15 La médecine narrative ne rejette cependant pas la médecine scientifique qui repose sur les connaissances biologiques. Il s’agit pour elle de mettre en exergue ce qu’elle considère être les limites de la biomédecine pour l’exercice de la médecine clinique et le rapport aux patientes et patients, non de contester que la médecine s’appuie sur des connaissances scientifiques. La médecine narrative se présente alors comme un complément à la biomédecine, pour combler les 12 Rita Charon, “Narrative Medicine: A Model for Empathy, Reflection, Profession, and Trust”, JAMA, 2001;286(15):1897. 13 François Goupy, Claire Le Jeunne (dir.), La médecine narrative. Une révolution pédagogique ?, Med Line, 2016, p. 18. 14 Rita Charon, “Narrative Medicine: A Model for Empathy…”, op. cit., p. 1898. 15 Rita Charon, Médecine narrative, op. cit., p. 35. © David SIMARD 9 lacunes de celles-ci dans le champ éthique : “Nous devons découvrir ensemble les moyens de soutenir les capacités extraordinaires de nos sciences biomédicales, tout en essayant de soulager la souffrance et les pertes occasionnées par la maladie grave”16. Il en va généralement différemment des médecines dites alternatives, dont la critique de la biomédecine et plus largement de la médecine comme science est plus radicale. Ces médecines se présentent comme des alternatives humanistes à la médecine comme science, en attribuant la déshumanisation non pas seulement à une limite de la biomédecine, mais au caractère scientifique même de la médecine. Nous verrons cela lors du prochain cours. Exemple du CHIC (voir diaporama du cours). 16 Ibid., p. 34-35. © David SIMARD 10