Séance 4 : Technique-humanisme PDF 2023-2024
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Sorbonne Université - Faculté des Sciences
2024
David Simard
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Ce document résume un cours sur la biomédecine, l'approche holistique, et le modèle biopsychosocial en santé. Il présente le point de vue du professeur David Simard sur la question de la déshumanisation dans le domaine médical. Les aspects biologiques et psychologiques des problèmes de santé sont considérés.
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2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé UE Technique, vie, société : enjeux contemporains en santé ECUE La technicisation médicale, une déshumanisation ?...
2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé UE Technique, vie, société : enjeux contemporains en santé ECUE La technicisation médicale, une déshumanisation ? Cours commun IUK4 - UI 29 Enseignant : David Simard © David SIMARD 1 Séance 4 : Biomédecine et approche holistique : le modèle biopsychosocial Lors de la séance précédente, nous avons vu que les médecines proposant une approche holistique, qu’elles soient alternatives ou non, réfutent le réductionnisme physico-chimique incarné par la biomédecine. Nous avons aussi vu que le fait de promouvoir une approche holistique n’entraîne pas nécessairement le rejet de la biomédecine, ni la promotion des médecines alternatives, bien que le holisme soit commun aux médecines alternatives et à des médecines non alternatives s’inscrivant dans les courants d’éthique du care ou d’éthique narrative par exemple. Les médecines holistiques non alternatives ne prétendent en effet pas que la biomédecine n’a pas d’intérêt, comme nous l’avons vu en particulier avec la médecine narrative. Elles affirment en revanche que la médecine ne peut être réduite à la biomédecine, c’est-à-dire à une approche uniquement biologique des questions de santé, et qu’il faut également prendre en compte les aspects psychologiques et sociaux de ces questions. Ce faisant, elles s’inscrivent dans la suite du modèle dit biopsychosocial de la santé. Celui-ci a été proposé par le médecin psychiatre et psychanalyste George Libman Engel contre la domination, à partir du dernier tiers du 20e siècle, du modèle biomédical. Pour autant, nous allons voir qu’il ne s’agissait précisément pas pour Engel de rejeter la biomédecine en tant que telle. A. Psychiatrie et biologie : la psychiatrie est-elle une spécialité médicale ? A la fin des années 1970, George Engel publie un article dans la revue Science intitulé “The Need for a New Medical Model: A Challenge for Biomedicine” (“Le besoin d’un nouveau modèle médical : un défi pour la biomédecine”)1. Cet article réagit à l’injonction faite par certains médecins, de ne s’occuper que des aspects biologiques des maladies, au lieu de vouloir prendre en considération également les aspects psychologiques et sociaux. Ces médecins considèrent en effet que seuls les aspects biologiques ou organiques constituent ce qu’est réellement une maladie, le reste relevant selon eux des théologiens ou des philosophes. Pour Engel, une telle position est le signe d’une crise de la médecine, qui découle de l’inférence logique selon laquelle, puisque la “maladie” est définie en termes de paramètres somatiques, les médecins n’ont pas à se préoccuper des questions psychosociales, qui ne relèvent alors pas de la responsabilité et de l’autorité de la médecine. En tant que psychiatre, Engel s’est d’abord trouvé confronté à la réduction biologique proposée par ces médecins dans son champ de spécialité. En effet, quel serait l’objet de la psychiatrie 1 George L. Engel, « The Need for a New Medical Model: A Challenge for Biomedicine », Science 196, no 4286 (1977): 129‑36, https://doi.org/10.1126/science.847460. © David SIMARD 2 s’il n’y a de maladies que somatiques ? Au début des années 1960, le psychiatre hongrois Thomas Szasz a ainsi publié un ouvrage affirmant que la maladie mentale est un mythe2. Selon lui, le mental recouvre les pensées, les sentiments et les comportements. Or, dans son livre, il soutient que : “À strictement parler, la maladie ne peut affecter que le corps”. La suite logique d’une telle affirmation est, dans ce cadre, la disparition de la psychiatrie comme spécialité médicale. A contrario, d’autres psychiatres, tel l’Américain Arnold M. Ludwig, ont soutenu que la psychiatrie est bien une spécialité médicale, mais dans la mesure où elle répond au modèle biologique de la médecine, autrement dit où les causes des maladies mentales sont naturelles et non métapsychologiques, interpersonnelles ou sociales3. Ainsi, pour Ludwig, les causes des maladies mentales sont des dysfonctionnements biologiques du cerveau, de nature biochimique ou neurophysiologique. Dès lors, la psychiatrie, en tant qu’elle est supposée traiter, selon lui, ces dysfonctionnements, est bien une spécialité médicale selon le modèle de réduction biologique de la médecine. En conséquence, ce qui est d’ordre psychosocial n’appartient pas au champ de la psychiatrie, mais relève de professionnels non médecins. B. Le modèle biomédical selon Engel Pour Engel, ni l’une, ni l’autre de ces positions concernant la psychiatrie n’est soutenable. Le problème de celles-ci vient du modèle biologique alors dominant de la maladie, qui sévit non seulement en psychiatrie mais aussi dans le champ de la médecine de façon plus générale. C’est pourquoi ce modèle ne constitue pas un problème seulement pour la psychiatrie, mais pour la médecine en général. Le modèle biomédical décrit par Engel ne consiste pas seulement à réduire la médecine à ses bases biologiques, mais également à réduire la biologie à sa dimension physico-chimique, dans la suite de la biologie moléculaire, qui a émergé dans la seconde moitié du XXe siècle. Il procède d’une démarche analytique qui cherche à isoler un seul principe primaire supposé rendre compte de phénomènes complexes. Et selon Engel, la biomédecine ne propose pas seulement une base pour la recherche scientifique en médecine, mais est devenue un modèle culturel du monde occidental concernant la manière de concevoir les maladies, faisant de celui-ci un dogme. Selon ce dogme, toute maladie doit être conceptualisée dans les termes d’un dérangement de mécanismes physico-chimiques sous-jacents. Ce modèle rapporte ainsi les maladies à une cause biologique qui permet de les désigner de manière spécifique. A partir de l’observation clinique de symptômes, un syndrome peut être évoqué, 2 Thomas S. Szasz, The myth of mental illness. Foundations of a theory of personal conduct (New York: Hoeber-Harper, 1961). 3 Arnold M. Ludwig, « The Psychiatrist as Physician », JAMA 234, no 6 (1975): 603‑4, https://doi.org/10.1001/jama.1975.03260190031016. © David SIMARD 3 puis une maladie spécifique dont la pathogenèse, c’est-à-dire les processus physico-chimiques responsables du déclenchement et du développement de la maladie, peut être décrite. Par exemple, face à des symptômes de toux, de céphalées, de mal de gorge, de courbatures, de fièvre, voire de dyspnée et de vomissements, va être évoqué un syndrome grippal. Mais cela n’est pas suffisant pour diagnostiquer la grippe. Il faut encore vérifier quel est l’agent pathogène qui cause cet ensemble de symptômes. Il s’agit d’une vérification biologique, qui, de nos jours, va procéder par prélèvement nasopharyngé par écouvillonnage. Ce prélèvement va ensuite être analysé par la technique dite de la RT-PCR pour Reverse transcription polymerase chain reaction (transcription inverse de la réaction en chaîne de la polymérase). Il s’agit d’une méthode de biologie moléculaire : à partir du prélèvement effectué, elle synthétise le brin complémentaire d’un ARN avec des désoxyribonucléotides en utilisant une ADN polymérase ARN dépendante, amplifiée ensuite par la réaction de polymérisation en chaîne. Cette technique permet d’identifier au niveau moléculaire l’agent pathogène à l’origine de la maladie, et ainsi de spécifier la maladie dont il s’agit. Si le résultat est positif pour le virus influenza, alors il s’agit de la grippe. Sinon, il s’agit d’une autre maladie. Ainsi, dans une étude paru en 2019, des chercheuses et chercheurs en microbiologie clinique ont voulu identifier les caractéristiques cliniques associées aux virus respiratoires détectés chez les patientes et patients présentant un syndrome grippal, pour savoir s’il est possible d’orienter de manière suffisamment fiable le diagnostic à partir de l’observation des symptômes, sans recourir systématiquement à une analyse biologique4. Parmi 6000 patientes et patients, le virus de la grippe n’a été retrouvé que dans à peine la moitié des cas (48%). Les autres virus retrouvés ont été le rhinovirus (HRV), le virus respiratoire syncytial (VRS), et le métapneumovirus (HMPV). Les corrélations différenciées avec les symptômes se sont révélées assez faibles. Dans un tel type d’étude, s’ajouterait aujourd’hui le virus SARS-CoV-2, qui cause la COVID-19. L’approche biomédicale permet donc d’identifier spécifiquement les maladies, ce que ne permet pas ou peu la seule observation clinique, du fait en particulier d’une absence de pathognomonie, c’est-à-dire de symptômes spécifiques d’une maladie. Et Engel ne nie pas l’intérêt et les mérites de la biomédecine pour l’identification des maladies. Il considère en revanche qu’elle est insuffisante, dans la mesure où l’exclusion des facteurs psychologiques et sociaux dans la conception des maladies est dommageable pour la prise en charge des patientes et patients, alors même que l’approche biomédicale permet d’être précise sur la ou les causes biologiques des maladies. 4 C. Souty et al., « Baseline characteristics and clinical symptoms related to respiratory viruses identified among patients presenting with influenza-like illness in primary care », Clinical Microbiology and Infection 25, no 9 (2019): 1147‑53, https://doi.org/10.1016/j.cmi.2019.01.014. © David SIMARD 4 C. Le modèle biopsychosocial Contre le réductionnisme biologique du modèle médical dominant, Engel propose donc le modèle biopsychosocial. Non seulement, celui-ci prend en compte les facteurs biologiques de la maladie, mais également les facteurs psychologiques et les facteurs sociaux. Concrètement, cela signifie qu’il est attentif à l’expérience de la maladie vécue par la patiente ou le patient, ainsi qu’au contexte social et au système de soins dans lequel la patiente ou le patient vit. Cette prise en compte plurifactorielle modifie l’attitude de la ou du médecin lui-même envers la ou le malade. Pour la ou le médecin, déterminer si une personne en consultation est malade ou est bien portante, et, si elle est malade, pourquoi et de quelle manière, de même qu’établir un programme rationnel pour traiter la maladie, n’est pas qu’une affaire biologique. Engel souligne en effet que les frontières entre la santé et la maladie ne sont pas si claires, celles-ci étant influencées par des considérations culturelles, sociales et psychologiques. Ainsi, des patientes ou patients présentant un problème biologique détecté par des analyses médicales peuvent se sentir en bonne santé, tandis que d’autres ne présentant pas de problème biologique peuvent se sentir malades. Engel écrit en effet : En évaluant tous les facteurs qui contribuent à la fois à la maladie et à l’état du patient, plutôt que de donner la primauté aux seuls facteurs biologiques, un modèle biopsychosocial permettrait d’expliquer pourquoi certains individus ressentent comme “maladie” des conditions que d’autres considèrent simplement comme des “difficultés de la vie”, qu’il s’agisse de réactions émotionnelles aux circonstances de la vie ou de symptômes somatiques. En effet, du point de vue de l’individu, la décision de savoir s’il a une “difficulté de la vie” ou s’il est “malade” est essentiellement liée au fait qu’il accepte ou non le rôle de malade et cherche à entrer dans le système de soins, et non à ce qui, en fait, est responsable de sa détresse. Ainsi, certaines personnes nient la réalité fâcheuse de la maladie en qualifiant de “difficulté de la vie” des symptômes qui peuvent en réalité être révélateurs d’un processus organique grave. C'est au médecin, et non au patient, qu’il incombe d’établir la nature du problème et de décider s’il convient ou non de le traiter dans un cadre médical. Il est clair que la dichotomie entre “maladie” et “difficultés de la vie” est loin d’être nette, que ce soit pour le patient ou pour le médecin.5 Face à une patiente ou un patient qui vient le consulter, la ou le médecin doit être capable de déterminer ce qui, dans le motif de la consultation, relève du biologique, du psychologique ou du social, c’est-à-dire ce qui relève d’une maladie au sens physique du terme, et ce qui relève de difficultés de la vie, qui peuvent en outre renforcer un problème physique. Engel estime que c’est là une exigence de l’exercice même de la médecine, qui justifie la confiance de la patiente ou du patient 5 Engel, « The Need for a New Medical Model », 133. © David SIMARD 5 envers la ou le médecin : “Le patient qui sollicite l’aide d'un médecin doit avoir confiance dans le fait que le diplôme de docteur en médecine a effectivement rendu ce médecin compétent pour faire de telles distinctions”6. D. Froideur du réductionnisme biomédical En l’absence d’une approche biopsychosociale, Engel souligne le caractère froid du modèle biomédical. Il rapporte les plaintes de patientes et patients qui jugent que les médecins manifestent souvent un manque d’intérêt et de compréhension à leur égard, insensibles à leurs problèmes personnels et de leur famille, et plus préoccupés par les procédures et protocoles médicaux. Il rapporte également que nombre de médecins sont mal à l’aise face à la contradiction entre l’excellence de leur formation biomédicale d’une part, et la faiblesse de leurs qualifications dans certains domaines essentiels à la bonne prise en charge des patientes et patients d’autre part. Engel cite alors son confrère Halsted R. Holman en ces termes : “Si le réductionnisme est un puissant outil de compréhension, il crée également de profonds malentendus lorsqu’il est mal appliqué. Le réductionnisme est particulièrement néfaste lorsqu’il néglige l’impact des circonstances non biologiques sur les processus biologiques”7. Engel estime que ce réductionnisme se traduit dans la formation même des médecins. Ainsi, selon lui, les facultés de médecine ont constitué des environnements peu réceptifs, voire hostiles, envers celles et ceux qui s’intéressent à la recherche et à l’enseignement de la psychosomatique, c’est-à-dire à la possibilité que des troubles physiques puissent être provoqués ou aggravés par des facteurs psychiques. Cette théorie née sous l’appellation de “psychosomatique” au sein de la psychiatrie du XIXe siècle, s’est particulièrement développée aux Etats-Unis à partir des années 1940, et a été portée notamment par des psychanalystes, comme Engel, qui fut président de l’American Psychosomatic Society dans les années 1950. En tant que médecin formé à la psychanalyse et promoteur de la psychosomatique, Engel a été confronté au rejet de la dimension psychosociale des maladies et à leur réduction biomédicale dans les formations universitaires. Selon Engel, cette évolution de la médecine dès son enseignement accroît la détérioration de la relation clinique entre médecins et malades, la maladie étant réduite à ses facteurs biologiques, et la biologie à son niveau moléculaire, là où l’approche biopsychosociale prend en compte les patientes et patients dans leur globalité. 6 Engel, 133. 7 Engel, 134; Voir Halsted R. Holman, « The ‘Excellence’ Deception in Medicine », Hospital Practice 11, no 4 (1976): 11‑21, https://doi.org/10.1080/21548331.1976.11706512. © David SIMARD 6 E. Promotion du holisme en médecine et biologie L’enjeu étant celui de la place de la biomédecine dans le domaine de la santé, Engel fait un parallèle entre les controverses au sein du champ de la médecine et celles au sein du champ de la biologie. On retrouve en effet dans les deux champs, dont les liens entre eux sont fondamentaux, la même problématique entre une approche réductionniste et une approche holistique. Engel cite notamment Ernst Mayr, figure de la théorie synthétique de l’évolution des espèces, et de l’organicisme émergentiste pour lequel la vie n’est ni le fruit d’un élan vital, ni celui de la seule somme des parties de l’organisme, mais résulte de la combinaison et des relations entre celles-ci, l’organisme constituant un tout en ce sens là comme nous l’avons vu dans un précédent cours. Engel cite également le biologiste d’origine autrichienne Karl Ludwig von Bertalanffy (1901-1972), considéré comme l’un des fondateurs de la systématique avec son ouvrage intitulé Théorie générale des systèmes, publié en 19688. La systémique pose que tout phénomène est, sur le plan ontologique, c’est-à-dire de la réalité de son être, un ensemble complexe d’interactions, lui-même pris dans un système plus grand. Bertalanffy applique particulièrement ce concept à la biologie, en concevant l’organisme comme un système ouvert, c’est-à-dire en interaction avec d’autres systèmes. Il pose en outre que tous les systèmes, à différents niveaux d’organisation (molécules, cellules, organes, organisme, personne, famille, société, biosphère), sont isomorphes. Il est alors possible d’en dégager des lois et des principes fondamentaux qui sont communs à tous les systèmes. Enfin, un lien hiérarchique structurerait les différents systèmes, un changement dans l’un des systèmes entraînant alors un changement dans un autre qui se trouve en rapport hiérarchique au premier. Engel considère que pour la médecine, la théorie des systèmes offre une approche conceptuelle adaptée non seulement au concept biopsychosocial qu’il propose pour la maladie, mais aussi à l’étude de la maladie et des soins médicaux en tant que processus interdépendants. F. Science et humanisme Comme je l’ai dit plusieurs fois, l’approche biopsychosociale de Engel ne consiste pas à rejeter les apports de la biomédecine dans la conception des maladies ni dans la prise en charge des malades. En outre, l’invocation de l’humanisme contre l’approche scientifique en médecine ne lui paraît pas consistante. Ainsi, considérant que les jeunes générations s’engageant en médecine sont prêtes à accepter l’importance d’en apprendre davantage sur les dimensions psychosociales de la maladie et des soins de santé, ce n’est pas pour autant au détriment de la nécessité que la formation médicale soit solidement fondée sur des principes scientifiques. Engel précise ainsi : “Une fois exposés à [l’approche biopsychosociale], la plupart [des étudiants en médecine] reconnaissent le 8 Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Idem (Paris: Dunod, 2012). © David SIMARD 7 caractère éphémère et non substantiel des appels à l’humanisme et à la compassion lorsqu’ils ne reposent pas sur des principes rationnels”, et “rejettent comme simpliste l’idée que les médecins des générations passées [i.e. avant la biomédecine] comprenaient mieux leurs patients, un mythe qui a persisté pendant des siècles”9. En 1980, alors que le modèle biopsychosocial a gagné en popularité, Engel rappelle le caractère scientifique de ce modèle et critique les usages non-scientifiques qui peuvent en être faits : Le modèle biopsychosocial est un modèle scientifique. Il en était de même pour le modèle biomédical. Mais […] il s’est transformé en modèle populaire ; il est même devenu le modèle populaire dominant du monde occidental. En cela, il constitue désormais un dogme. La marque d’un modèle scientifique est qu’il propose un cadre au sein duquel la méthode scientifique peut être appliquée. [...] Au contraire, les dogmes maintiennent leur influence au travers de l’autorité et de la tradition. Ils résistent au changement et, à cause de cela, ont tendance à favoriser l’opposition et la promulgation de dogmes rivaux par des personnalités dissidentes. Les dogmes avancés actuellement en opposition au dogme biomédical sont ceux de la médecine “holistique” et “humaniste”. On peut les qualifier de dogmes dans la mesure où ils se dispensent de la méthode scientifique et s’appuient plutôt sur la foi et sur des systèmes de croyance hérités de figures d’autorité lointaines et obscures ou charismatiques. Ils ont tendance à mettre en opposition science et humanisme. Mais comme l’histoire du modèle biomédical lui-même le démontre, les progrès ne sont possibles que là où la méthode scientifique est appliquée. Le modèle biomédical n’a triomphé que dans les domaines au sein desquels il a fourni un cadre adéquat aux études scientifiques. Le modèle biopsychosocial étend ce cadre à des domaines jusque-là négligés.10 Le modèle biopsychosocial n’a donc pas vocation à rejeter la biomédecine et la démarche scientifique en médecine, mais au contraire à compléter l’approche biomédicale en se situant au même niveau d’exigence de scientificité. Pour Engel, l’humanisme médical et l’objectif holistique ne sauraient autoriser un usage non-scientifique du modèle biopsychosocial. Ainsi, si les médecines alternatives contemporaines convoquent l’approche globale biopsychosociale au nom du holisme, le modèle biopsychosocial tel que développé par Engel s'oppose à celles-ci, en réaffirmant son ancrage scientifique et la prise en compte des facteurs biologiques des maladies tels que mis en évidence par la biologie contemporaine, dont la biologie moléculaire. 9 Engel, « The Need for a New Medical Model », 135. 10 George L. Engel, « The clinical application of the biopsychosocial model », American Journal of Psychiatry 137, no 5 (1980): 543, https://doi.org/10.1176/ajp.137.5.535. © David SIMARD 8 Conclusion La question des rapports entre science et art en médecine est ancienne. Celle de la technicisation de la médecine, qui modifie en partie ces rapports, est plus récente. Bien qu’elle articule d’une façon spécifique technê et epistémè en médecine, elle ne rend cependant pas obsolète la première question plus classique des rapports entre science et art, et régulièrement, l’art médical est opposé à la science médicale technicisée qui serait déshumanisante. Plusieurs réponses ont quoi qu’il en soit été proposées pour répondre à la question de l’humanisme en médecine, et plus spécifiquement au problème du réductionnisme biomédical depuis l’essor de la biologie et de la médecine expérimentales au XIXe siècle. Ces réponses mêlent des éléments aussi bien éthiques qu’épistémologiques. Nous avons vu, dans ce cours, plusieurs de ces réponses. Si toutes celles que j’ai présentées partagent l’idée que le modèle biomédical est réducteur, leur façon de chercher à dépasser cette réduction diffère fondamentalement entre les approches globales se voulant complémentaires à la biomédecine, et celles se montrant méfiantes vis-à-vis de celle-ci, voire opposées à la démarche scientifique elle-même. Cela conduit à des usages divergents de ce que l’on peut entendre par le terme de “holisme”, qui se trouve souvent renvoyé, un peu rapidement, aux seules médecines alternatives et au charlatanisme par nombre de promoteurs et promotrices de la biomédecine. Le panorama balayé durant ce cours fournit les outils d’une approche plus nuancée sur le sujet. © David SIMARD 9