Séance 1 : Technique et humanisme en santé (2023-2024) PDF
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2024
David Simard
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Les notes de cours couvrent les concepts fondamentaux de la science, de la technique, de la technologie et de la technoscience dans le contexte de la médecine. L'accent est mis sur l'éthique et les implications humanistes de la pratique médicale. Les notes fournissent également des informations de base sur les questions épistémologiques en médecine.
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2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé UE Technique, vie, société : enjeux contemporains en santé ECUE La technicisation médicale, une déshumanisation ?...
2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé UE Technique, vie, société : enjeux contemporains en santé ECUE La technicisation médicale, une déshumanisation ? Cours commun IUK4 - UI 29 Enseignant : David Simard Plan général Introduction 1) Quelques précisions conceptuelles : science, technique, technologie, technoscience 2) La médecine humaniste face à la biomédecine 3) Les médecines alternatives : de la critique humaniste à l’anti-science ? 4) Biomédecine et approche holistique : le modèle biopsychosocial Conclusion © David SIMARD 1 “On peut s’interroger [...] sur les récentes tentatives de promouvoir une ‘philosophie du soin’, que l’on oppose à une médecine jugée trop technique, trop obstinément tournée vers la ‘guérison’ (cure) au détriment du ‘soin’ (care). Si le soin mérite certes d’être un objet de réflexion, il n’est pas certain qu’il faille ainsi l’opposer à une ‘médecine scientifique’, jugée trop déshumanisée.” Jean-François Braunstein, “Histoire et philosophie de la médecine”, in Archives de philosophie, t. 73, n°4, 2010, p. 579 Séance 1 : Quelques précisions conceptuelles : science, technique, technologie, technoscience Introduction Dans le cours portant sur les principales cultures médicales vu en 1e année de Licence Sciences pour la Santé et de kinésithérapie, je vous avais exposé la question de la scientificité de la médecine, relativement au fait qu’il s’agit par ailleurs d’un art. Nous avions vu que, pour fonder la médecine et la physiologie comme sciences, Claude Bernard promouvait l’expérimentation, c’est-à-dire, pour lui, l’étude physiopathologique en laboratoire. Il considérait, d’une part, que la clinique, en tant qu’observationnelle, relevait de l’art et n’était pas suffisante pour constituer la médecine comme science, et d’autre part, que la statistique médicale n’était que conjecturale. Contre cette dernière considération, nous avions vu que la statistique médicale a développé des études d’épidémiologie clinique à prétention expérimentale et pas seulement observationnelle, en particulier avec les essais cliniques contrôlés randomisés. En ce sens, l’épidémiologie clinique expérimentale entend mettre au jour de véritables liens de causalité entre des phénomènes, de même que la physiopathologie décrit les mécanismes à l'œuvre dans les phénomènes physico-chimiques pathologiques du vivant. Ces questions relèvent de l’épistémologie de la médecine, c’est-à-dire de l’examen des modes de pensée et des méthodes qui établissent les conditions qui sont considérées comme requises pour qu’une manière de faire en médecine soit jugée comme valable aussi bien sur le plan de la connaissance médicale que sur celui de la pratique médicale. Mais elles entraînent également des questions éthiques. En particulier, l’art médical, incarné par la pratique clinique, peut être mis en opposition avec la science médicale, incarnée spécialement par le recours aux mathématiques en © David SIMARD 2 médecine. C’est ce qu’ont illustré certaines des polémiques sur l’efficacité supposée de l’hydroxychloroquine contre la COVID-19. D’un côté, arguant de l’urgence à soigner, c’est-à-dire d’un argument éthique, des médecins ont fait valoir l’observation clinique comme méthode valable d’évaluation de l’efficacité du traitement, tandis que, d’un autre côté, d’autres, arguant de la rigueur scientifique, ont défendu la méthode expérimentale des essais cliniques randomisés pour s’en assurer. Cette double dimension, à la fois épistémologique et éthique, a ainsi pu prendre la forme d’une opposition entre l’art et la science en médecine. Le premier, au contact des patientes et patients, ferait preuve d’une démarche qualitative et d’humanisme, tandis que la seconde, concentrée sur les aspects méthodologiques et les calculs statistiques, animée par une démarche quantitative sans laquelle on ne pourrait faire oeuvre scientifique, n’aurait qu’un rapport froid et distant aux malades. On aurait donc une opposition en médecine entre art et science, entendue comme une opposition entre des exigences éthiques d’une part, et des exigences épistémiques d’autre part. Cette opposition se déclinerait en une tension entre l’approche clinique et observationnelle et l’approche mathématique et expérimentale, qui reviendrait elle-même à une tension entre l’humanisme et la science. Mais cette première approche de la problématique des rapports entre humanisme et science en médecine se complexifie du fait que le manque d’humanisme toucherait également la relation clinique elle-même. Ici, le patient ou la patiente ne serait pas considérée comme sujet humain, mais sous l’angle de ce qui est objectivable et ainsi matériau pour une approche scientifique, à savoir le corps dans son fonctionnement et surtout, en l’occurrence, dans ses dysfonctionnements. Ces derniers peuvent aussi bien être rapportés aux statistiques de l’épidémiologie des facteurs de risque par exemple, qu’aux mécanismes physiopathologiques à l'œuvre étudiés en laboratoire, le tout sans considération du vécu de la maladie par le ou la malade, ni de la qualité relationnelle de la consultation médicale. La relation clinique serait alors elle-même susceptible d’être réduite à un rapport à un objet. Dans ce cadre, la consultation médicale serait avant tout technicisée, du fait d’exigences scientifiques qui conduiraient elles-mêmes à une forme de déshumanisation. Mais plusieurs problèmes se posent ici. En premier lieu, il s’agit de problèmes conceptuels, c’est-à-dire de signification des termes utilisés, dont le sens s’inscrit dans un modèle de pensée : que faut-il entendre par “science” et par “technique”, termes qui sont ici associés et mis en opposition face à des considérations éthiques, alors même que, sur le plan étymologique, l’art vient du grec technê et la science d’epistémè ? En effet, si l’art médical, donc la technê, et la science médicale, © David SIMARD 3 donc l’epistémè, sont en conflit, comment se retrouvent-elles associées face à une éthique médicale qui s’ancre dans une certaine pratique clinique ? Autre question conceptuelle : que faut-il entendre par “humanisme” ? Et de quelle façon celui-ci peut-il modifier la pratique médicale, contre une approche strictement biomédicale, c’est-à-dire centrée sur les mécanismes biologiques des pathologies, y compris au cours de la relation clinique ? A partir de ces questions conceptuelles, l’objectif de ce cours est d’interroger l’opposition même entre art et science, humanisme et biomédecine. Être humaniste nécessite-t-il d’être opposé à la biomédecine ? Ou bien cette opposition ne relève-t-elle pas d’une construction quelque peu fictive ? Pour répondre à ces questions, nous allons partir des courants d’éthique médicale qui ont pris position contre des formes de déshumanisation qu’entraînerait une approche trop techno-scientifique de la médecine : l’éthique du care et l’éthique narrative. Nous verrons que les médecines dites alternatives se sont également engagées dans cette voie, pour faire valoir des approches qui tendent à remettre en question la démarche scientifique elle-même. Enfin, nous verrons que ces courants se sont appuyés sur un modèle dit biopsychosocial, proposé par le médecin et psychanalyste George Libman Engel contre la domination, à partir du dernier tiers du 20e siècle, du modèle biomédical. Pour autant, nous verrons qu’il ne s’agissait pas pour Engel de rejeter la biomédecine en tant que telle. 1/ Quelques précisions conceptuelles : science, technique, technologie, technoscience La distinction entre science et art en médecine est classique, et décrit souvent une opposition entre les deux. Pourtant, c’est en raison de la technicisation de la médecine, articulée à sa prétention scientifique, que certains courants éthiques dénoncent son manque d’humanisme. Je reviendrai une prochaine fois sur ces courants éthiques. Pour l’heure, ce rapprochement entre technique et science en médecine appelle des éclaircissements conceptuels non seulement concernant ces deux termes, mais également des termes qui sont directement construits sur leur association, comme “technologie” et “technoscience”. © David SIMARD 4 a) Art et science La médecine comme art situe celle-ci du côté de la pratique. Il ne s’agit pas d’une signification esthétique, mais d’une manière de faire, acquise par la pratique et l’étude qui relève ainsi d’un apprentissage, ou encore d’un savoir-faire et d’une habileté, que désigne précisément le mot technê en grec. En somme, le médecin serait une sorte d’artisan. Il s’agit du médecin “au lit du malade”, c’est-à-dire du clinicien, qui présente la particularité d’avoir à chaque fois affaire à un individu, à un sujet singulier. S’en distingue, d’une part, le médecin de laboratoire, qui procède à des expérimentations pour établir des mécanismes physico-chimiques permettant de décrire la chaîne causale de telle ou telle maladie, ou pour élaborer des traitements. S’en distingue également, d’autre part, le médecin épidémiologiste, qui va évaluer des traitements ou des vaccins en recourant à des méthodes statistiques et donc populationnelles. Le clinicien se situe au niveau de la pratique dans le cadre du colloque singulier, tandis que le médecin de laboratoire et l’épidémiologiste se situent au niveau de la théorie, c’est-à-dire de l’acquisition de connaissances générales, en particulier par des méthodes expérimentales, considérées comme garantes de scientificité. Cette distinction entre art et science concernant la médecine s’est surtout renforcée avec le développement de la biologie et de la médecine modernes, particulièrement au cours du XIXe siècle, comme nous l’avions vu avec la médecine expérimentale de Claude Bernard notamment. Elle court jusqu’à aujourd’hui, alors que le XXe siècle, et en particulier sa deuxième moitié, a vu se développer les sciences biomédicales et l’Evidence Based Medicine, tandis que les sciences du vivant mettaient en évidence les mécanismes macromoléculaires (ADN, ARN) à l’oeuvre dans les phénomènes microscopiques du vivant, après les développements de la génétique et de la biochimie au cours de la première moitié du XXe siècle. Le positionnement de la médecine comme science s’est donc accru et renforcé, en s’appuyant sur les connaissances en biologie et sur celle des dysfonctionnements des processus biochimiques à l'œuvre dans les maladies, avec notamment l’établissement de mesures permettant de déterminer des normes biologiques à partir desquelles poser un diagnostic. La conception biostatistique de la santé proposée notamment par le philosophe de la médecine américain Christopher Boorse dans les années 1970, où la santé est définie seulement négativement comme absence de maladies, est une illustration de ce positionnement de la médecine en tant que science reposant sur les sciences biologiques - ce que l’on appelle la biomédecine. Boorse propose en effet une définition de la santé qui se veut objective, c’est-à-dire qui procède de données quantitatives. Sa conception repose sur deux paramètres fondamentaux : la fonction biologique et la normalité statistique. La fonction biologique désigne ce pour quoi une © David SIMARD 5 disposition dans l’organisme est faite, avec deux buts ultimes : la survie et la reproduction (au passage, cela pose la question de l’approche téléologique en biologie). La normalité statistique, quant à elle, réfère à la moyenne ou à un intervalle de mesure associé à telle ou telle fonction biologique. Cette donnée statistique correspond à la normalité fonctionnelle (pour un groupe donné selon l’âge et le sexe), et les écarts à cette donnée statistique permettent d’établir de manière objective la présence d’une pathologie. Ainsi, la santé et la maladie sont définies de façon objective sur la base de mesures biologiques populationnelles. b) Technologie et technoscience L’opposition en médecine entre art (technê) et science (épistémè) paraît ici assez nette. Pourtant, la technê comme savoir-faire et habileté acquise par l’apprentissage auprès de patients singuliers et de patientes singulières, et l’épistémè comme élaboration rationnelle d’un savoir général, se trouvent associées dans des termes comme “technologie” ou “technoscience”. Le terme “technologie” ne repose pas sur celui d’épistémè, mais sur un autre terme grec : celui de logos. Celui-ci désigne la raison. Étymologiquement, “technologie” signifie alors l’étude rationnelle de la technique. Ce terme a été inventé au XVIIe siècle, c’est-à-dire le siècle de la science moderne, entendue comme ce moment de l’histoire des sciences où l’étude de la nature a reposé sur une physique mathématique énonçant des lois mettant en équation les mécanismes des mouvements des corps. C’est le siècle de Galilée, qui a affirmé que la langue pouvant décrire la nature a une écriture mathématique. C’est aussi le siècle de Newton, fondateur de la mécanique classique. C’est également celui de Descartes, dont la physique est encore empreinte des systèmes anciens de la nature, mais qui porte l’idée que le vivant répond aux mêmes lois physico-mathématiques que les corps inertes. Dans les années 1960, les chercheurs à l’Institut d’histoire des sciences Jacques Guillerme et Jan Sebestik ont défini le terme “technologie”, dans un numéro de revue consacrée à son histoire, de la façon suivante : “La technologie est prise ici d’abord dans le sens qui détermine globalement son champ, comme un discours sur la technique, et l’histoire qui en est tentée ici est celle d’une discipline scientifique, ou tout au moins du projet de traitement scientifique, ayant pour objet les opérations techniques”1. D’une manière générale, la technologie désigne ainsi le traitement scientifique des opérations techniques, c’est-à-dire, pour reprendre les termes du philosophe des sciences Dominique Lecourt, “la part des techniques qui a été reprise et rectifiée par la science”2. 1 Jacques Guillerme, Jan Sebestik, « Les commencements de la technologie », Thalès, Recueil des travaux de l’institut d’histoire des sciences et des techniques de l’Université de Paris, tome 12, PUF, 1968, p.1. 2 Dominique Lecourt, Humain, post humain. La technique et la vie, PUF, 2003, p. 43. © David SIMARD 6 Le terme “technologie” articule ainsi le projet scientifique d’établissement de connaissances générales à la mise en pratique de ces connaissances dans des outils techniques. La technologie ne revient alors pas à la seule technique, qui remonte au moins à la production des premiers outils par l’être humain, mais à la technique orchestrée par la science entendue dans son sens moderne. En ce sens, dans la technologie, la technique n’est pas laissée aux tâtonnements et aux essais empiriques qui permettent d’améliorer des manières de faire. Appliquée à la médecine, cette définition de la technologie désignerait alors le fait que la médecine comme savoir-faire et habileté clinique serait dirigée par la science, ce qui était bien le projet de la médecine expérimentale de Claude Bernard, et ce qui est bien celui de l’EBM. Parler de technicisation de la médecine devrait alors s’entendre ici au sens d’une technologisation de celle-ci, et pas seulement au sens où elle relèverait d’une technê, ce qui est admis depuis les débuts de l’histoire de la médecine comme pratique clinique. La question qui peut dès lors se poser est la suivante : en quoi un tel projet de scientificisation des pratiques cliniques constituerait un problème éthique, et plus précisément un problème d’un point de vue humaniste ? Plutôt qu’avec le terme de “technologie”, le problème paraît plus évident avec celui de “technoscience”. Le terme de “technologie” pose un certain rapport entre science et technique, où la technique est subordonnée à la science. Ce n’est pas le cas de celui de “technoscience”, qui pose un rapport inverse : c’est la science qui est subordonnée à la technique. C’est en tout cas en ce sens que le philosophe belge Gilbert Hottois (1946-2019) l’entend. Selon Hottois, au XXe siècle, la technique, celle du monde industriel, modifie l’être humain de façon radicale, en installant le règne de l’opératoire et de la manipulation jusque dans la démarche scientifique3. La science ne serait plus commandée par le but d’établir des connaissances générales sur le monde, mais par celui d’être opératoire et instrumentale, qui sont des caractères de la technique. Par là, il faut entendre la subordination de la science à l’objectif d’agir efficacement sur les choses. Pour Hottois, cet objectif ne s’embarrasse pas de considérations éthiques, il ne se questionne pas sur les effets produits ni sur la signification ontologique (c’est-à-dire concernant l’être des choses) de ses productions. Le mode d’intervention de la technique sur le réel est structuré par la question “comment obtenir tel effet ?”, selon des considérations strictement opératoires, et non par celle de savoir s’il faut obtenir tel effet et s’il convient de ne s’enquérir que de considérations opératoires. Du point de vue de la technique, tout est possible, au sens où aucune valeur, notamment morale, ne vient fonctionner de manière interne à la technique comme principe régulateur de celle-ci. Seule la possibilité technique oriente la technique. C’est à ce mode d’intervention que la technique aurait soumis la science, et c’est cette soumission de la science à la technique que désigne le terme de “technoscience” chez Hottois. Ce 3 Gilbert Hottois, L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine. Causes, formes et limites, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1979. © David SIMARD 7 primat de l’opératoire au niveau des sciences elles-mêmes se traduirait en particulier par le recul de la recherche pure et fondamentale au profit d’une recherche dirigée par des buts applicatifs. L’être humain serait en outre radicalement modifié par la technoscience en tant que lui-même considéré dans l’unique perspective opératoire et instrumentale. Par son principe d’opérationnalité, la technoscience fermerait la voie à toute réflexion éthique concernant l’être humain, entraînant ainsi sa déshumanisation. Ceci nous amène à la question de l’humanisme, qui serait battu en brèche par la technoscience, et, pour ce qui nous intéresse particulièrement ici, qui le serait dans le domaine médical lui-même technoscientifique, qui serait incarné par la biomédecine. Dans le prochain cours, nous étudierons plus avant cette question de l’humanisme, et nous verrons en quel sens la médecine technicisée serait déshumanisante selon deux courants éthiques qui se sont élevés contre cette déshumanisation : l’éthique du care et l’éthique narrative. © David SIMARD 8