Les mains, les outils, les armes PDF

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Ce document étudie la division sexuelle du travail dans les sociétés de chasse et de cueillette, en analysant les outils utilisés par les hommes et les femmes. L'auteur examine si cette division est naturelle ou le reflet de rapports de pouvoir.

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# Les doigts coupés ## CHAPITRE III ## LES MAINS, LES OUTILS, LES ARMES << L'homme qui meurt se change en jaguar, la femme qui meurt avec l'orage s'en va, avec l'orage disparaît.>>> Paroles nambikwara¹ 1. Claude Lévi-Strauss, «La vie familiale et sociale des Indiens nambikwara», Journal de la S...

# Les doigts coupés ## CHAPITRE III ## LES MAINS, LES OUTILS, LES ARMES << L'homme qui meurt se change en jaguar, la femme qui meurt avec l'orage s'en va, avec l'orage disparaît.>>> Paroles nambikwara¹ 1. Claude Lévi-Strauss, «La vie familiale et sociale des Indiens nambikwara», Journal de la Société des américanistes, 1948, vol. 37, p. 100. Un aspect de la division sexuelle du travail, qui jusqu'à présent n'a été niétudié globalement ni considéré conve- nablement dans les travaux d'anthropologie et de sociolo- gie, est celui des outils dont se servent hommes et femmes. La question est de savoir s'il existe une différenciation par sexe des outils; si oui, quels en sont les caractères et quel est le rapport entre cette différenciation, la division même du travail et la domination des hommes sur les femmes? La division sexuelle du travail dans les sociétés de chasse et de cueillette est souvent définie comme une relation de complémentarité, de réciprocité, de coopération. On se réfère notamment, en anthropologie, au cadre général des sociétés <<égalitaires >>; toutefois, on s'est aussi et surtout interrogé sur l'origine et le fondement de la division du travail et, souvent, ## Les doigts coupés sur l'origine de l'inégalité entre les sexes. Je citerai quelques affirmations, que l'on retrouve en termes presque identiques dans une grande partie de la littérature anthropologique. La division du travail «est instaurée seulement avec la chasse au gros et au moyen gibier, introduisant de cette façon la complémentarité économique des sexes, leur coopération permanente [...] Coopérer, c'est-à-dire s'entraider, parta- ger l'effort et ses résultats pour se reproduire globalement en tant que société» (Godelier, 1977, p. 371-372, traduit par moi). Ou encore Bernard Arcand, à propos des chasseurs- cueilleurs: << Il faut se rappeler que l'égalité des sexes dans ces sociétés est fondée sur une division du travail généralement rigoureuse et qu'elle résulte d'un rapport harmonieux et réci- proque entre des secteurs d'activités différents. Les hommes ont le plus souvent pouvoir sur la chasse, les femmes sur la cueillette, et ces pouvoirs relatifs se reproduisent dans une réciprocité égalitaire aux niveaux des activités politiques et religieuses» (Arcand, 1977, p. 8). En outre, Leroi-Gourhan soutient que «dans tous les groupes humains connus, les rapports techno-économiques de l'homme et de la femme sont d'étroite complémentarité: pour les primitifs, on peut même dire d'étroite spécialisa- tion». Quant à la chasse et à la cueillette qui incombent respectivement à l'homme et à la femme, il affirme même que cette division a un caractère organique, «la spécialisa- tion sexuelle [...] apparaît donc comme fondée sur des carac- tères physiologiques ». De plus, puisque « la totalité culturelle vitale est incluse dans le groupe conjugal et répartie entre l'homme et la femme, [les] activités techniques complémen- taires des époux constituent un fait de symbiose au sens strict parce qu'aucune formule de séparation n'est conce- vable, sur le plan techno-économique, sans déshumaniser la société» (Leroi-Gourhan, 1964, p. 214-215, 219-220). On en arrive ainsi au tableau édifiant d'un couple de Robinson Crusoé, l'homme rentre de la chasse, gelé et frustré par son échec, «avec des vêtements sales et déchirés, pour se mettre au chaud devant un feu qu'il n'aurait pas pu entre- tenir, pour manger des aliments que la femme a recueillis et cuisinés, au lieu de rester affamé et pour recevoir de ses mains, le lendemain, d'autres vêtements, qu'elle a préparés et raccommodés ou lavés » [et pourquoi pas repassés aussi?!] et la femme qui peut-être «n'a pas trouvé d'aliments végé- ## Les mains, les outils, les armes taux, ou qui manque d'argile pour sa céramique ou de peaux pour faire les vêtements, qui sont des choses que l'on peut trouver loin de l'habitation, qu'elle ne peut pas quitter parce qu'il faut s'occuper des enfants; l'homme vagabonde pour suivre ses proies et peut sans tarder remédier à ses besoins >>> (Murdock, 1965, p. 8). Et voilà: la préhistoire a aussi sa << fée du logis ». Un panorama instructif qui se transmet facilement, même à l'école primaire². 2. J'ai pu en voir un exemple dans les travaux d'une école élémentaire italienne (à Oristano). La notion de complémentarité est donc employée dans le sens spécifique et positif d'une division équilibrée, non orientée, de tâches d'importance égale. Et on insiste sur le caractère naturel et biologique, donc sur la nécessité objec- tive de cette division, et l'on accepte comme un fait établi qu'elle soit en tout cas fondée sur les «limites >> que la nature imposerait aux femmes. C'est ainsi que, même si la notion de complémentarité n'exclut pas celle d'inégalité entre les sexes (inégalité peut-être serait peu accentuée dans les sociétés antérieures à l'homo sapiens), tout s'explique pour le mieux et de la façon la plus banale: la division du travail est due aux <<conditionnements objectifs, matériels, impersonnels, imposés par la nature et par les limites des forces produc- tives, [elle] destine les hommes à la chasse et à la guerre, les femmes à la cueillette, au transport des charges, à la cuisine et aux soins et à l'éducation des enfants [...]. La chasse au gros gibier est devenue, semble-t-il, la prérogative des hommes moins pour des raisons de force physique que pour des raisons de plus grande mobilité individuelle et collective, par rapport aux femmes », soumises aux contraintes biolo- giques des grossesses et des soins aux enfants. Selon Gode- lier, <<c'est sur cette répartition des tâches que se fonde la capacité qu'ont les hommes d'incarner et de défendre plus que les femmes les intérêts du groupe et donc la capacité de dominer politiquement, culturellement, symboliquement les femmes >> (Godelier, 1977, p. 372, 377). Les voix discordantes sont peu nombreuses. Parmi elles, celle de Claude Meillassoux: «Rien dans la nature n'explique la répartition sexuelle des tâches, pas davantage que des institutions comme la conjugalité, le mariage ou la filiation paternelle. Toutes sont infligées aux femmes par la contrainte, ## Les doigts coupés toutes sont donc des faits de civilisation qui doivent être expli- qués et non servir d'explication» (Meillassoux, 1975, p. 41, c'est moi qui souligne); ainsi que celles de Felicity Edholm, Olivia Harris et Kate Young avec leur critique des concepts relevant << de tout un dispositif idéologique qui, dans le passé, nous a empêchés d'analyser le travail des femmes, les domaines d'activité des femmes comme faisant partie intégrante de la production sociale »³ (Edholm, Harris et Young, 1978). 3. Tel, entre autres, le concept de division sexuelle du travail << pris comme un donné, ne requérant pas davantage d'analyse », et proposé comme << naturellement >> lié à la reproduction. La notion de complémentarité et de réciprocité a aussitôt une portée qui, au-delà des sociétés de chasse et de cueil- lette, en fait le modèle du rapport entre les sexes dans les sociétés stratifiées. Je retiendrai parmi d'autres l'exemple de Raymond Firth, de sa description des activités masculines et féminines chez les Maori de Nouvelle-Zélande. Parmi les activités de subsistance, c'est aux hommes qu'incombent celles qui exigent force, courage et initiative, et qui sont défi- nies aussi comme les plus << dynamiques, les plus difficiles et les plus passionnantes, [avec] une pointe d'exaltation et de risque»; c'est aux femmes, par contre, que reviennent les activités requérant «un labeur patient et plutôt ennuyeux» et, en général, <<«les tâches les plus calmes et d'une certaine manière les plus monotones ». Certes, Firth nous rassure sur le fait que si les femmes «travaillaient incontestablement dur >> et que si «des tâches telles que le transport du bois et le désherbage des cultures tendaient à les faire paraître voûtées et vieilles avant l'âge », les hommes eux aussi faisaient leur part de travail pénible: la division du travail avait un <<< carac- tère assez équitable. Et un coup d'œil à l'organisation pure- ment domestique montre la même chose. La réciprocité des tâches entre mari et épouse était la devise économique de la famille » (Firth, 1959, p. 206, 210). Ce qu'il en est réellement de cette réciprocité apparaît à son insu, un peu plus loin, dans le chapitre sur la divi- sion du travail, selon la stratification sociale. Ce qui restait caché lorsqu'il s'agissait du rapport entre homme et femme émerge alors en toute clarté. Les tâches pénibles qu'accom- plissent les femmes - transport du bois et de l'eau, désher- ## Les mains, les outils, les armes bage, cuisine –, et qui sont considérées comme dégradantes pour l'homme et destructrices du «tapou» sont exécutées également par les esclaves : « Comme on pouvait s'y attendre, le travail le plus déplaisant et le plus ennuyeux incombait aux esclaves. Ils puisaient l'eau, transportaient le bois, portaient les chargements de nourriture et de matériel, aidaient à faire la cuisine et avaient souvent pour charge de pagayer. Tout cela s'accordait avec le principe somme toute compréhen- sible selon lequel nul, à moins d'être poussé par quelque intérêt particulier, ne s'acquittera d'un travail désagréable s'il peut le faire accomplir par d'autres à sa place. De plus, réserver à une certaine classe de personnes les tâches désa- gréables mais nécessaires de la société offre à d'autres de meilleures possibilités de développer un art de vivre. Il y a beaucoup à dire sur l'idée que l'esclavage promeut la culture» (Firth, ibid., p. 181-182, 208 et sq., c'est moi qui souligne). Dans leur étude sur les facteurs de la division sexuelle du travail – qui porte sur cent quatre-vingt-cinq sociétés et prend comme base cinquante activités technologiques George Murdock et Caterina Provost attribuent une grande importance, pour analyser la répartition sexuelle de toutes les activités, à deux facteurs définis comme «avantage masculin » et « avantage féminin », facteurs A et B (Murdock et Provost, 1973, p. 210-211): pour les hommes celles qui demandent une plus grande force physique et probable- ment aussi une aptitude supérieure à la mobiliser en de brefs sursauts d'extrême énergie. Les auteurs admettent que la définition de l'« avantage féminin » est beaucoup plus malai- sée (il en serait de même des rapports entre ce facteur et la répartition des activités) et en grande partie établie à partir de caractères négatifs. Ils reprennent à l'appui de leur analyse un texte de Judith K. Brown : « Il y a plus de probabilités que les femmes apportent une contribution substantielle quand les activités de subsistance ont les caractéristiques suivantes: la personne qui y participe n'est pas obligée d'être loin du foyer; les tâches sont relativement monotones et ne néces- sitent pas de concentration intense; le travail n'est pas dange- reux, il peut être accompli malgré des interruptions et facile- ment repris quand il a été interrompu » (Brown, 1970, p. 1074, c'est moi qui souligne). Les autres facteurs proposés par Murdock et Provost pour expliquer la répartition sexuelle des activités présentent un grand intérêt. Il s'agit des corrélations ## Les doigts coupés qui rendraient compte des variations dans l'attribution sexuelle des swing activities, c'est-à-dire des activités qui, suivant les sociétés, sont tantôt masculines tantôt féminines. Des corrélations positives sont ainsi établies entre le déve- loppement technologique, la spécialisation, la sédentarité, le type d'agriculture, et la tendance à une masculinisation de ces activités << oscillantes >». On voit donc une tendance à décrire la division sexuelle du travail à l'aide de paramètres assez homogènes et, en particulier, un certain accord semble se faire sur le caractère <<naturel », presque originel, et «complémentaire» de cette division. Je voudrais justement contester l'idée du caractère naturel, l'idée de la complémentarité et de la réciprocité dans la division sexuelle du travail. Ma thèse est que la division du travail n'est pas neutre, mais orientée et asymétrique, même dans les sociétés prétendument égalitaires; que des constantes générales et matérielles régissent la répartition des tâches, qui reflètent les rapports de classe entre les deux sexes; qu'il s'agit d'une relation non pas de réciprocité ou de complémentarité, mais de domination. Cette domination est de toute évidence inhérente à l'institution même de la division du travail, aux devoirs et aux interdits liés à cette dernière et aux obligations familiales, ainsi qu'à la création d'une identité sociologique masculine ou féminine, d'une gender identity d'êtres qui sont biologiquement hommes ou femmes (Mathieu, 1973; Rubin, 1975). La division sexuelle du travail doit enfin être analysée en tant que relation politique entre les sexes. Mon terrain d'analyse privilégié sera celui des instruments. En effet, malgré le développement de la recherche techno- logique en anthropologie, la question des outils est traitée à la hâte quand il s'agit de problèmes théoriques généraux, ## Les mains, les outils, les armes notamment des relations entre hommes et femmes et de la division sexuelle du travail; on se contente de quelques remarques quant aux outils et aux moyens productifs (qui, croit-on, seraient à la portée de tous). Mon travail vise à reconnaître une importance fondamentale au contrôle des outils et à poser au départ l'hypothèse d'une différence quali- tative et quantitative des outils mis à la disposition de chacun des deux sexes; plus exactement, l'hypothèse d'un sous-équi- pement des femmes. L'hypothèse, en particulier, d'un fossé technologique entre hommes et femmes, qui apparaît dès les sociétés de chasse et de cueillette et qui, avec l'évolution technique, s'est progressivement creusé et existe toujours dans les sociétés industrialisées. Je préciserai davantage cet aspect. Leroi-Gourhan trace une synthèse de l'évolu- tion humaine du point de vue du geste technique et met en évidence les étapes d'un parcours qui déplace, peu à peu, hors du corps les gestes et les facultés du corps lui-même, et les réalise au moyen d'outils jusqu'à parvenir, aujourd'hui, à réaliser hors du corps des capacités comme celles de l'esprit avec les ordinateurs, ou enfin certaines phases de la repro- duction avec les nouvelles techniques reproductives. «Au cours de l'évolution humaine, la main enrichit ses modes d'action dans le processus opératoire. L'action manipulatrice des Primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie, avec les premiers Anthropiens, par celle de la main en motricité directe où l'outil manuel est devenu séparable du geste moteur. » Parmi les gestes des primates, ceux qui sont accomplis avec les dents et les ongles « s'extériorisent » d'un seul coup chez l'homme dans les différents types d'outils à percussion, tandis que ceux qui correspondent aux actions de manipulation (interdigitale ou digitopalmaire) trouvent ## Les doigts coupés qui rendraient compte des variations dans l'attribution sexuelle des swing activities, c'est-à-dire des activités qui, suivant les sociétés, sont tantôt masculines tantôt féminines. Des corrélations positives sont ainsi établies entre le déve- loppement technologique, la spécialisation, la sédentarité, le type d'agriculture, et la tendance à une masculinisation de ces activités << oscillantes >». On voit donc une tendance à décrire la division sexuelle du travail à l'aide de paramètres assez homogènes et, en particulier, un certain accord semble se faire sur le caractère <<naturel », presque originel, et «complémentaire» de cette division. Je voudrais justement contester l'idée du caractère naturel, l'idée de la complémentarité et de la réciprocité dans la division sexuelle du travail. Ma thèse est que la division du travail n'est pas neutre, mais orientée et asymétrique, même dans les sociétés prétendument égalitaires; que des constantes générales et matérielles régissent la répartition des tâches, qui reflètent les rapports de classe entre les deux sexes; qu'il s'agit d'une relation non pas de réciprocité ou de complémentarité, mais de domination. Cette domination est de toute évidence inhérente à l'institution même de la division du travail, aux devoirs et aux interdits liés à cette dernière et aux obligations familiales, ainsi qu'à la création d'une identité sociologique masculine ou féminine, d'une gender identity d'êtres qui sont biologiquement hommes ou femmes (Mathieu, 1973; Rubin, 1975). La division sexuelle du travail doit enfin être analysée en tant que relation politique entre les sexes. Mon terrain d'analyse privilégié sera celui des instruments. En effet, malgré le développement de la recherche techno- logique en anthropologie, la question des outils est traitée à la hâte quand il s'agit de problèmes théoriques généraux, ## Les mains, les outils, les armes notamment des relations entre hommes et femmes et de la division sexuelle du travail; on se contente de quelques remarques quant aux outils et aux moyens productifs (qui, croit-on, seraient à la portée de tous). Mon travail vise à reconnaître une importance fondamentale au contrôle des outils et à poser au départ l'hypothèse d'une différence quali- tative et quantitative des outils mis à la disposition de chacun des deux sexes; plus exactement, l'hypothèse d'un sous-équi- pement des femmes. L'hypothèse, en particulier, d'un fossé technologique entre hommes et femmes, qui apparaît dès les sociétés de chasse et de cueillette et qui, avec l'évolution technique, s'est progressivement creusé et existe toujours dans les sociétés industrialisées. Je préciserai davantage cet aspect. Leroi-Gourhan trace une synthèse de l'évolu- tion humaine du point de vue du geste technique et met en évidence les étapes d'un parcours qui déplace, peu à peu, hors du corps les gestes et les facultés du corps lui-même, et les réalise au moyen d'outils jusqu'à parvenir, aujourd'hui, à réaliser hors du corps des capacités comme celles de l'esprit avec les ordinateurs, ou enfin certaines phases de la repro- duction avec les nouvelles techniques reproductives. «Au cours de l'évolution humaine, la main enrichit ses modes d'action dans le processus opératoire. L'action manipulatrice des Primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie, avec les premiers Anthropiens, par celle de la main en motricité directe où l'outil manuel est devenu séparable du geste moteur. » Parmi les gestes des primates, ceux qui sont accomplis avec les dents et les ongles « s'extériorisent » d'un seul coup chez l'homme dans les différents types d'outils à percussion, tandis que ceux qui correspondent aux actions de manipulation (interdigitale ou digitopalmaire) trouvent

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