Anthropologie et Sociologie de la Maladie et de la Médecine - PDF
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Université Mohammed VI des Sciences et de la Santé
2001
Anne Bargès
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Summary
Cet article examine les liens entre anthropologie, sociologie et domaine médical, mettant en avant différentes approches à travers le temps et l'espace. L'article, destiné à des étudiants en médecine, se concentre sur des extraits de textes qui illustrent des thèmes importants pour la compréhension de la maladie et des soins. Il souligne l'importance d'une méthode d'enquête, d'observation et d'analyse critique pour les étudiants en médecine.
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Anthropologie et sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Anne Bargès To cite this version: Anne Bargès. Anthropologie et sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine. (collectif)...
Anthropologie et sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Anne Bargès To cite this version: Anne Bargès. Anthropologie et sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine. (collectif). Sciences humaines en médecine (Introduction aux), Ellipses, pp 131-205, 2001. halshs- 00007257 HAL Id: halshs-00007257 https://shs.hal.science/halshs-00007257v1 Submitted on 13 Aug 2008 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES EN MEDECINE PUBLIC : ETUDIANTS EN PCEM 1, 2EME ET 3EME CYCLE MEDICAL INITIATION DES PROFESSIONS DE SANTE, S ANTE PUBLIQUE SPECIALISATION DES 2EME-3EME CYCLE DE SOCIOLOGIE, ETHNOLOGIE , ANTHROPOLOGIE, HISTOIRE… TIRE-A-PART STRICTEMENT RESERVE A UN USAGE PRIVE Anne BARGÈS « Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine » In Introduction aux sciences humaines en médecine - Nouvelle édition (Ouvrage collectif) Paris, Ellipses, 2001, pp 131 à 205 ISBN : 2-7298-0872-8 TIRE-A-PART STRICTEMENT RESERVE A UN USAGE PRIVE Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Anne BARGÈS1 Le but de cet article est de montrer quelques liens existant entre les idées anthropologiques, les connaissances sociologiques et les faits liés à la maladie et aux soins : agencements entre concepts et approches scientifiques qui se font à travers le temps et à travers l’espace. Cet article sera volontairement limité pour ne pas répéter et paraphraser ce qui est par ailleurs écrit dans de nombreux ouvrages pédagogiques sur les démarches sociologique et anthropologique, ouvrages adaptés aux étudiants sortant du lycée (entrant en DEUG) et donc également tout à fait adaptés aux médecins non formés et aux étudiants en médecine : la première année de premier cycle médical (PCEM 1) étant une année-pallier qui n’ouvre pas en principe qu’aux études médicales2. Il s’organisera autour d’extraits de textes qui sont des exemples de quelques grands thèmes propres aux enseignements concernés3, exemples aussi de textes pouvant servir de support d’analyse aux enseignements dirigés (ED) et aux examens de premier cycle médical. Quant aux données en anthropologie de la maladie, sociologie de la santé, « anthropologie médicale » ou « ethnomédecine » 4, elles ne peuvent se 1. Anthropologue, DSU-VST, UMS CNRS 1835, Maison des Sciences de l’Homme, Tours. 2. Rappelons la situation du concours et les reçus-collés c’est-à-dire ceux qui, ayant la moyenne, sont autorisés à s’inscrire directement en deuxième année de Deug Sciences de la vie et pour certains à L’UFR Sciences et Techniques (Tours). D’autre part, soulignons le fait que cette première expérience universitaire — malgré la pression scotomisante du concours — peut être à l’origine de découvertes d’autres savoirs et autres cursus, de prises de distance par rapport à des conditionnements sociaux et/ou familiaux. 3. La présentation de cet article est inhérente aux thèmes et disciplines traités. Le morcellement en sous-chapitres est inadapté à son contenu. Les lectures requises pour les étudiants de Pcem 1 sont précisées à la fin. 4. Pour un exposé concis de ces différences dans les intitulés et les démarches, cf. B. HOURS, « vingt ans de développement de l’anthropologie médicale en France », Socio-anthropologie, n°5, 1999, p. 35-43 ; de manière développée et historique, cf. N. DIASIO, La science impure. Anthropologie et médecine en France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Paris, PUF. 1999. Ce terme « ethnomédecine », aspects sociaux et culturels des soins, est maintenant connu des médecins bien que souvent usité dans un sens folklorique et exotisant. 132 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine comprendre sans le traitement de thèmes sociologiques et anthropologiques apparemment hors du champ médical mais qui n’en sont pas moins incontournables pour l’aborder (la perception de l’autre, la notion de maladie comme fait social…). Elles sont les premiers éléments de décodage de la réalité sociale et culturelle nécessaire aux étudiants pour éclairer, comprendre et conduire leur formation et leur expérience professionnelle. Ces champs d’étude sont déjà spécialisés au sein des différentes disciplines anthropologiques et sociologiques. Elles font l’objet de séminaires convenant à des personnes plutôt expérimentées soit dans les sciences humaines et sociales soit dans les milieux professionnels de santé. S’adressant à des étudiants de dix huit ans ayant généralement comme références les cours d’histoire, de français et de philosophie, et même si les médias actuels rendent plus visibles ethnologues et sociologues, il faut néanmoins régulièrement rappeler la démarche en sociologie-anthropologie, basée sur l’observation méthodique des personnes, des pratiques et des faits dans la réalité et le quotidien (ce qu’on appelle « le terrain ») associée à l’analyse théorique1. Quant à la forme obligée d’examen pour le Pcem1 (à Tours : question rédactionnelle, sur la base d’un texte), si l’on veut donner des repères par rapport à ce que les étudiants ont eu au lycée, son analyse se rapprocherait le plus de celle d’un commentaire de texte en histoire. Dans cet enseignement adapté à un profil médical, il ne s’agit pas pour l’enseignant-chercheur d’exposer un vécu et des sentiments personnels mais de montrer comment les connaissances anthropologiques et sociologiques s’affirment par la présence d’une méthodologie d’enquête, d’observation, d’analyse. Cela englobe les recherches, travaux et réflexions scientifiques produits par les anthropologues et sociologues passés et actuels, associés, discutés, cités au regard de ceux propres à l’intervenant, replacés dans le champ des savoirs. Ces données seront néanmoins transmises sous une forme la plus attrayante possible pour le public concerné, avec illustrations, témoignages… L’affirmation à travers les cours magistraux et les textes d’enseignements dirigés d’un discours référencé 2 est nécessaire pour comprendre des enseignements qui, a priori, sont renvoyés, par les étudiants (via leur environnement social) et par une part du milieu médical, à de « l’illégitime » et de l’« irrationnel », du non expérimental (au sens « paillasse » du terme). On voit donc là que nous sommes au centre même du cours en tenant compte des différences de représentations qui existent au 1. Ceci concerne bien entendu l’orientation que j’ai donné à mes enseignements qui ne présume en rien être un modèle, consciente de la variété pédagogique des enseignements de sociologie et d’anthropologie heureusement existante dans les différentes UFR de médecine françaises. 2. Discuter et citer ses sources et ressources écrites et orales (associées à celles du terrain) indépendamment des phénomènes d’école : livres, publications spécialisées, communications, thèses de sciences humaines, travaux, notes et enquêtes de chercheurs ; replacer l’évolution des savoirs dans une histoire/sociologie des sciences de l’homme et de la société… Le cadre de cet article oblige à limiter les références et à un certain éclectisme dans leur choix. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 133 sein du champ très large et diversifié des sciences, ici des sciences de la vie, et du médical. Ces représentations sont propres à une « culture » et une his- toire —bio-médicale— dont les référents immédiats restent mécanistes, tech- niques, positivistes, à un secteur professionnel qui méconnaît très largement la construction de ses savoirs et pratiques, et les paradigmes qui les sous- tendent, et qui, du fait de l’histoire des structures et des savoirs proprement française, se sont trouvés séparés des disciplines et institutions en Sciences de l’Homme et de la Société.Hiatus qui s’estompe en partie depuis une ving- taine d’années dans les secteurs surtout de recherche1, et pour l’enseigne- ment en médecine —essentiellement en DU (diplôme d’université), en DEA (diplôme d’études approfondies), depuis peu en MSBM (maîtrise de sciences biologiques et médicales)2, au sein de formations en santé publique3 et/ou psychiatrie— et encore ponctuellement pour la pratique médicale publique et privée, spécialiste et maintenant généraliste, selon des questionnements particuliers à certaines pathologies (chroniques, handicapantes, graves, à fort impact social) et des contextes de santé (développement, notion de risque, crise du système de soins, alimentation, génétique, médecine prédictive...) de plus en plus complexes. D’autres professionnels de santé, comme les infir- mières, ont depuis longtemps précédé les médecins dans cette démarche. Les extraits suivants (ENCADRÉ 1) de certains thèmes de recherche actuels posés par la communauté scientifique au regard des ques-tionnements de santé du public et du monde soignant en sont des exemples. On remarque que ce qui a trait par exemple aux dépendances dépasse largement le cadre du soin et du bien-être pour concerner —entre autres choses— l’ordre social et l’analyse des institutions. 1. D. FASSIN, dans son article « Anthropologie et Santé, deux approches » publié dans Le Concours Médical du 26-10-1985, p. 3624-3626, faisait une première synthèse à partir de deux colloques internationaux tenus à Paris en 1982 : l’un au Musée de l’Homme intitulé « anthropologie biologique et santé publique », l’autre au CNRS intitulé « anthropologie médicale ». Il rappelait que l’anthropologie offrait au médecin un regard original et nécessaire ; je rajoute après ces quinze années que cette approche doit toujours, pour rester « utile » aux secteurs professionnels qui la sollicitent, sauvegarder son extériorité et son intégrité de travail, d’observation et d’analyse, que cela soit pour l’enseignement ou pour la recherche. A ce propos, cf. JP. CASTELAIN, F. LOUX ET MC. POUCHELLE, « Ethnologie et demande médicale : de l’académis- me à la désobéissance » in : L’autre et le semblable (M. Segalen coord.), Paris, CNRS Editions, 1989, p. 193-205. 2. Touchant logiquement des étudiants plus jeunes, moins professionnalisés mais de ce fait plus ouverts. Certificat d’une centaine d’heures de « formation à la recherche », existant depuis 1999-2000 dans la classique filière dite de « biologie humaine » (devenue Sciences Biologiques et Médicales) intégrée aux études médicales, pharmaceutiques et odontologiques ; il est organisé dans une douzaine d’UFR de médecine. Les thèmes abordés se retrouvent ensuite en DU et DEA de santé publique/santé communautaire, et sont de plus en plus demandés pour des carrières sanitaires et sociales, de santé publique, dans le développement, l’humanitaire, ou l’éducation pour la santé. 3. « L’apport des sciences sociales à la santé publique, c’est une méthode d’observation et d’analyse des faits, c’est un regard critique sur les sociétés et leurs institutions, c’est plus de connaissance pour décider d’une action ». D. FASSIN, « Sciences Sociales », in : Santé Publique, G. Brücker et D. Fassin (ss la dir.), Paris, Ellipses, 1989, p. 123. 134 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Encadré 1 Extraits d’Appels d’offres de recherche portés par des Institutions de recherche nationales a) Recherches épidémiologiques, économiques, psychologiques et sociologiques sur les pathologies cancéreuses « La Fondation de France encourage la recherche en Santé Publique dans le domaine des pathologies cancéreuses. Elle souhaite soutenir le développement d’une approche multidisciplinaire qui contribuera au progrès des connaissances et à l’évolution des pratiques professionnelles et des politiques sanitaires […] Une attention particulières sera accordée aux projets de recherche portant sur : l’identification des facteurs de risque des pathologies cancéreuses et l’amélioration de leur connaissance épidémiologique ; les facteurs individuels ou collectifs d’exposition aux risques de pathologies cancéreuses ; l’analyse des actions de prévention et de dépistage, au niveau individuel ou collectif ; la manière dont les personnes atteintes de cancer et leur entourage vivent avec la maladie ; les variations des modalités de prise en charge et leurs éventuels facteurs explicatifs ». FDF (Fondation de France), 2000, http://www.fdf.org b) Drogue et Toxicomanie « Dans le cadre de la mise en œuvre du plan triennal de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances (1999 à 2001) adopté par le gouvernement en juin 1999, et qui fait de la progression et de la diffusion des connaissances disponibles dans ces domaines un objectif prio-ritaire, la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT) lance un appel d’offres pour des projets de recherche et d’étude. Cet appel à projets vise, dans la continuité des actions incitatives précédentes, à promouvoir des travaux scientifiques sur l’usage et/ou la dépendance aux substances psychoactives illicites et licites, incluant l’alcool, le tabac et les médicaments psychotropes ainsi que les produits psychoactifs dans un usage visant à améliorer les performances des individus (psychotropes, produits de synthèse, produits dopants). Compte tenu du caractère multi-dimensionnel et multi-factoriel des phénomènes de dépendance aux substances psychoactives, le présent appel d’offres s’adresse à toutes les disciplines scientifiques susceptibles d’apporter un éclairage sur ces questions particulièrement complexes. Dans cette perspective, si des propositions de recherche en neurobiologie, en physiopathologie et dans les différentes disciplines cliniques sont naturellement attendues, la MILDT souhaite également encourager et susciter des projets de recherche en Sciences de l’Homme et de la Société et en Santé Publique, en particulier dans les disciplines suivantes (liste non limitative) : bio- statistiques, épidémiologie (descriptive, analytique, pharmaco-épidémiologie), économie (de la santé, de la consommation, du développement), géographie, géopolitique, sociologie (de la santé, de la famille, du travail, des professions, des organisations, de l’innovation, du sport), sociologie politique, sociologie du droit, sociologie pénale, anthropologie, ethnographie, ethnologie, psycho- logie, psychologie sociale, psychopathologie, sciences de l’éducation, sciences juridiques (droit sanitaire et social, droit pénal, droit douanier et fiscal, droit comparé), criminologie, sciences politiques, histoire... » MILDT, 2000, http://www.drogues.gouv.fr/fr/ L’expérience développée au contact des étudiants et des médecins, montre également l’importance de plus en plus soulignée d’un enseignement en sociologie et histoire des sciences, intégrant une histoire de la médecine et des soignants — au sens large — ne se plaçant pas que dans un lointain passé : enseignement basique mais nécessaire pour ceux qui vont participer à des enjeux biomédicaux et sociaux complexes. Il leur donnerait les bases de Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 135 savoir, d’évaluation, pour mieux saisir l’émergence des connaissances et des pratiques qu’ils utilisent et les replacer dans l’actualité scientifique, médicale socioculturelle et éthique à laquelle ils participeront comme tout un chacun et avec laquelle, en tant que professionnels, ils auront à composer. I. Les axes disciplinaires des savoirs enseignés Présentons ces disciplines dont le fait même de décrire leur émergence et leur place actuelle participe de l’exposé sur l’évolution des idées sur l’homme1. Cela permet aussi : − de replacer ces savoirs dans leur réalité scientifique, sens et fonction et de sortir d’une vision inexacte des sciences sociales les confondant avec le travail social, des dites « sciences humaines » qui seraient des « sciences rendant humain » et de l’anthropologue qui serait une personne capable de porter un regard transcendant sur tout. − et en outre de faire comprendre que, même si on parle usuellement de société et de culture, il s’agit de sujets et de compétences d’ana- lyse que tout le monde ne peut traiter et avoir à partir de sa seule vie quotidienne ou de quelques lectures. Indépendamment des discussions propres aux spécialistes, on décrit classiquement dans les « Sciences de l’Homme » : − L’étude de l’homme sous l’angle de la société et de la culture : anthropologie, ethnologie, enseignées en U FR de Sciences Humaines. Ces disciplines appartiennent aux « sciences humaines » (avec la linguistique, l’histoire, la psychologie, en partie la philoso- phie qui se partage avec les études littéraires). Les universités sont nombreuses maintenant à proposer un enseignement d'ethnologie, dans un éventail allant du cursus complet à l'offre de quelques 1. Il est également utile pour les étudiants de replacer leurs enseignements au sein de la grande diversité des formations universitaires afin qu’ils puissent mieux assurer (et assumer) leur orientation sociale et professionnelle. Les études de médecine, études longues, donnent encore — pour une majorité — l’impression d’une « sécurité » professionnelle a priori, ceci est néanmoins à relativiser du fait des changements sociaux de ces quinze dernières années. En troisième cycle de médecine, le jeune médecin est souvent placé devant des prises de décision, des choix auxquels il n’a pas réfléchi, il peut aussi envisager des revirements au regard du recul qu’il prend. Comme praticien généraliste ou spécialiste tout comme hospitalo-universitaire ou scientifique, il devra de toute manière montrer d’autres qualités et compétences que celles strictement techniques, cliniques et qu’il n’a pas forcément « appris » à remarquer ou à valoriser : en évaluation (domaine culturel, social et professionnel), en relationnel- communication, en organisation, en management… 136 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine cycles, voire de quelques matières, insérés dans un programme pluridisciplinaire1. Dans ce sens humaniste, la sociologie ne se placerait pas dans la catégorie « sciences de l’homme ». Avec son projet d’étudier les rapports entre individu et groupe social, elle appartient aux « sciences sociales » comme la démographie, les sciences écono- miques et politiques, la géographie. Pour éviter des séparations arbitraires entre disciplines se complétant et utilisant des méthodes semblables, aussi parle-t-on maintenant de « sciences humaines et sociales ». − L’étude de l’homme dans sa dimension physique, biologique, enseignée en UFR de Médecine et en UFR de Sciences. On distingue la paléo-anthropologie qui étudie les origines de l’homme, les processus de l’évolution humaine depuis la séparation des autres groupes de primates au moyen de l’analyse des hommes fossiles (paléontologie) et l’anthropologie du vivant, de l’homme actuel, comprenant la classique « anthropologie physique » spécifique aux facultés de médecine françaises (ostéométrie, crâniométrie) et asso- ciée de nos jours à la médecine légale (biométrie, thanatologie, cri- minologie), l’anthropologie biologique2 ou « anthropo-biologie », «biologie des populations humaines», «écologie humaine». Là, on étudie l’homme sous l’angle de la variabilité (différences et ressem- blances), sous tous ses aspects : physiologiques, biologiques (génétiques, immunologiques), pathologiques ; l’écologie humaine étudie l’homme et ses comportements en interaction avec son envi- ronnement naturel et ses différents milieux de vie (évolution de cer- taines maladies/écosystèmes). Ces disciplines ont tendance à voir leur enseignement institutionnel diminuer et n’exister que dans des cycles avancés, alors même que l’attente du public pour la paléon- tologie, par exemple, se développe —plus opérationnels face à cette demande, certaines plates-formes médiatiques (émissions de télévi- sion, sites internet) s’expriment dans les hiatus laissés par l’ensei- gnement classique. Nous ne les aborderons pas. En France, on a longtemps utilisé le terme « anthropologie » uniquement pour parler d’anthropologie physique et on parlait d’« ethnologie » pour tout ce qui était du domaine culturel, qui concernait en général les peuples « autres », exotiques ou folkloriques, là où les Britanniques utilisaient le terme d’« anthropologie sociale », les Américains celui d’« anthropologie 1. Source APRAS (Association Pour la Recherche en Anthropologie Sociale) et enquête AFA (Association Française des Anthropologues) sur les pratiques et enseignements de l’anthropologie en France. 2. De nombreuses lectures existent ; comme ouvrages de base à l’adresse des étudiants intéressés, retenons entre autres : B. PELLEGRINI, L’ève imaginaire, les origines de l’homme, de la biologie à la paléontologie, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, 1995 ; CAVALLI-SFORZA, Qui sommes-nous ? Paris, Flammarion, 1994. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 137 culturelle ». Du fait de l’évolution des sciences dans la deuxième moitié du XXe siècle, on utilise en France le terme « anthropologie » à la place d’ethnologie, ou on utilise indifféremment l’un ou l’autre. La dénomination de la discipline s'est recentrée sur l'anthropologie sociale et culturelle (à l'exclu-sion de l'anthropologie biologique et de la préhistoire). Selon le Département des Sciences de l’Homme et de la Société (SHS) du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), l’anthropologie s’efforce de remplir différentes missions : « l’établissement et l’enrichissement continu d’un inventaire raisonné de la diversité culturelle au moyen des enquêtes de terrain : l’ethnographie ; l’archivage et la synthèse des connaissances ethnographiques soit à l’échelle d’une région du globe (aire culturelle ou de “civilisation”), soit en fonction des grands domaines d’études traditionnellement distingués (la parenté, le politique, le religieux, etc.) : l’ethnologie ; l’élaboration d’un savoir critique, comparatif et théorique portant tout à la fois, et de manière logiquement inséparable, sur la diversité culturelle et sur les facteurs d’unité du genre humain » 1. Unité et diversité de l’être humain, on peut en souligner les ressem- blances (rapports d’identité) et les différences (rapports d’altérité) à l’inté- rieur d’un même pays comme entre différentes populations du monde. Il reste que, souvent encore en France, le désir de se définir (ou de désigner) comme ethnologue renvoie plus au souci de l’observation de la différence sociale et culturelle humaine alors que celui de se dire anthropologue procè- de d’une approche relativiste et uniformisante de l’humain (ENCADRÉ 2). C’est parfois le regard que portent, sur les ethnologues, les chercheurs tra- vaillant dans/sur leur propre société, culture et pays ; ils ne restent pour eux que les observateurs d’un exotique cumulant l’Ailleurs et l’Autre, les « peuples », les « ethnê » (pluriel d’ethnos) au sens « hérodotique » du terme (Cf. plus loin). Dans cette démarche superposant l’autre à l’ailleurs, assez française et liée au passé colonial, la sociologie est, elle, plutôt référencée du coté de l’étude des sociétés industrielles, des sociétés auxquelles appartien- draient les observateurs occidentaux donc l’étude du même, chez soi, ici. Les recherches actuelles de la sociologie sont très variées, adaptées aux secteurs où il y a une forte demande sociale : travail (en cela l’hôpital et les profes- sions de santé inspirent de nombreuses études), emploi, santé et dépen- dances, vieillissement des populations, flux migratoires et intégration, vie urbaine, lien social, inégalités sociales, rapports sociaux de sexe, éducation, famille, réseaux sociaux… 1. Cf. Annuaire du CNRS, le département des SHS réunit 3834 chercheurs et ingénieurs de recherche (site officiel : http://www.cnrs.fr/SHS) 138 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Encadré 2 Diversité et invariance de/dans l’humanité « “Comment peut-on être Persan ?” L’ironie de la question appelle l’évidence de la réponse : “vous êtes un autre !” Comme dans les comédies classiques, la surprise réciproque conduit à la reconnaissance : l’homme, c’est celui que je suis, celui qui vit avec et comme moi, et pourtant c’est également l’autre, aussi différent de moi puisse-t-il être. […] La découverte de l’altérité est celle d’un rapport, non d’une barrière. Elle peut brouiller les perspectives, mais elle élargit les horizons. Si elle remet en question l’idée qu’on se fait de soi et de sa propre culture, c’est précisément parce qu’elle nous fait sortir du cercle restreint de nos semblables. L’objection, qu’on pourrait tirer du fait que certains “primitifs” se réservent à eux seuls le nom d’homme et le refusent aux autres, n’a pas grande portée. D’abord parce que ce refus manifeste plus leur isolement qu’une véritable contestation de l’humanité de l’autre ; ensuite, parce que, de toutes façons, il confère malgré tout un statut particulier à celui qui en est l’objet et ne le range pas purement et simplement parmi les animaux ou les choses […] l’autre est celui dont je sais que j’ai à le comprendre dans une relation dont je sais aussi qu’elle est réciproque, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire qu’elle sera réussie. L’altérité, n’empêche donc pas la compréhension, bien au contraire. C’est de là qu’il faut partir. C’est là aussi que commencent les malentendus. Qu’est-ce en effet que comprendre ? La conception digestive, qu’on s’en fait souvent et dont il n’est pas si facile de se déprendre, place sa réussite dans ce qui est en réalité son échec. Comprendre serait assimiler — au sens propre de ce verbe : rendre semblable à soi — ce qui pourtant se présente d’abord comme différent, transformer la différence en identité. Quand par exemple, Montesquieu fait venir son Persan imaginaire à Paris, c’est moins pour l’opposer au Français que pour suggérer entre eux une équivalence qui affadisse leurs dissemblances : l’un et l’autre sont hommes non en ce par quoi ils diffèrent, mais parce qu’ils se ressemblent, ou du moins se valent. Sans doute le but de Montesquieu n’est-il pas tant de comprendre le Persan que de contester l’image que la société parisienne se fait d’elle-même, mais c’est bien la preuve qu’il s’agit de la critique d’une certaine culture par elle-même — critique dont il n’est pas question de sous-estimer la portée toujours actuelle — et non d’une véritable confrontation interhumaine. Une telle confrontation est, à vrai dire, exclue par l’humanisme classique, qu’il s’agisse de l’humanisme biologique — “l’homme est un bipède sans plumes…” — ou spiritualiste — “… et qui a une âme”. Dans la perspective humaniste, en effet, c’est la similitude qui est essentielle, elle serait prouvée par le fait même de la compréhension conçue comme un processus d’identification ; les différences, au contraire, sont sinon illusoires, du moins secondaires. L’autre est aussi un homme, non pas dans, mais malgré sa différence. On est ainsi conduit à un curieux paradoxe : l’humanité est placée en dehors et comme au-dessus des cultures, dont on ne sait plus trop ce que signifie la diversité. Si d’ordinaire on ne prend pas garde à cette bizarrerie, c’est ou bien parce qu’on la fonde, implicitement ou non, sur une métaphysique d’origine religieuse, ou bien parce qu’on valorise sans s’en apercevoir la culture à laquelle on appartient et qu’on soustrait ainsi la diversité accidentelle des autres systèmes culturels […] Ce qui intéresse l’ethnologue, ce n’est pas l’universalité de la fonction, qui est loin d’être certaine, et qui ne saurait être affirmée sans une étude attentive de toutes les coutumes de cet ordre et de leur développement historique, mais bien le fait que les coutumes soient si variables.… Toutefois, le souci de Malinowski est clair et Lévi-Strauss n’est pas sans le partager. Il craint ce qu’il a appelé “l’hérodotage”, la curiosité pour les “excentricités primitives de l’homme”, l’exotisme facile, dont Lévi-Strauss se moque au début de ses Tristes Tropiques. Pour l’un comme pour l’autre, le problème purement scientifique — c’est-à-dire celui qu’une simple expérience vécue ne peut, malgré son importance, résoudre — reste d’atteindre l’universel » J. Pouillon « L’œuvre de Claude Lévi-Strauss », 2e partie de Race et Histoire , Paris, Denoel/poche, 1987, p. 89-127 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 139 Les liens avec l’anthropologie sont anciens et leurs frontières se sont assouplies. Pour ne citer qu’un exemple, Georges Balandier, sociologue, a étudié après la deuxième guerre mondiale, les changements sociaux et cultu- rels s’opérant dans les grandes villes africaines et ses travaux ont été fonda- teurs pour de nombreux chercheurs travaillant dans les sociétés européennes. Quant à l’ethnologue-anthropologue, il travaille également dans sa société, sur des réalités de son pays, des populations partageant sa culture, sur les représentations/réponses sociales et culturelles, populaires et savantes, en relation, par exemple, avec les développements bio-technolo-giques actuels1… On peut aussi schématiser en disant que l’anthropologie-ethnologie s’occuperait de la culture, de l’étude de l’humain: langue, perceptions, connaissances, constructions intellectuelles, symboliques et artistiques, croy- ances et religions, valeurs, usages et règles de comportement, organisa-tion sociale et politique, techniques et réalisations matérielles. La sociologie, quant à elle,s’occuperait de la société2 c’est-à-dire de l’étude des hommes, de leurs rapports (organisation et fonctionnement), des relations entre l’individu et le groupe.. Il y a donc complémentarité et de plus en plus imbrication, du fait de la complexité des changements sociaux et culturels et de l’évolution des regards; d’ailleurs, on parle maintenant de socio-anthropologie… II Construction et évolution des idées sur l’homme L’émergence des idées anthropologiques est spécifiquement liée à l’his- toire occidentale et arabo-européenne, associée à trois conditions : l’idée d’une unité du genre humain qui dépasse le reste ; la volonté de produire une connaissance organisée de la diversité culturelle de l’humanité ; la capa- cité de réduire l’humanité à un objet d’observation, c’est-à-dire à «transformer le sujet humain en objet»3. Ainsi se mêlent, à travers les ques- tionnements sur l’homme, ceux sur les frontières entre «culture» et « nature » (la première évidence de la présence de cette nature dans l’homme étant son corps), inné et acquis (ce qui irait de soi, «le naturel», et ce qui serait créé, de l’ordre de l’art et de la technique, impliquant ainsi un «génie» humain), universel et singulier, identité et altérité. La représentation d’une unité du genre humain provient largement des religions monothéistes4. Avant, seules des puissances supérieures organi- saient la vie et les êtres : les dieux étaient le monde, l’homme ne pouvait vivre que dans un monde sacré, réglé par des interdits. Avec les religions du 1. Cf. P. RABINOW, Le déchiffrage du génome. L’aventure française, Paris, Odile Jacob, 2000 (French DNA, Université of Chicago, 1999). 2. Terme amené par Auguste Comte (1798-1857) pour baptiser la Science de la Société. 3. M. ADAM, Présentation d’une discipline , Document de travail à l’adresse des Pcem1, Université de Tours, 1995-96. 4. Ce paragraphe renvoie à Sciences Humaines, n°64, 1996. 140 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Livre (judaïsme, christianisme et islam), l’homme acquiert une place centra- le au sein du monde vivant, il devient «à part», dans une relation personnelle au divin. Cette vision de l’homme est également construite par les réflexions philosophiques successives. Les conceptions de l’être humain sont multiples: l’homme bâti par la raison —de la Grèce antique aux philosophes des Lumières en passant par Descartes—; l’homme au centre des choses d’Erasme (Renaissance) ; l’homme duel, contradictoire (raison et passions) de Pascal ; l’homme dé-naturé, qui a perdu sa perfection (J.J.Rousseau) fai- sant ressortir à l’inverse l’idée de l’homme originel, «naturellement bon» ; le surhomme de Schopenhauer qui doit s’arracher à sa condition, se dépasser ; l’homme agissant de Marx, qui se différencie de l’animal par le travail et par cette dynamique prométhéenne, devient un être social forcément aliéné. Ainsi s’établit depuis le XIX e siècle, cette image d’un homme indivisible et inaltérable, mû par un progrès irréversible, par une technique qui libère l’homme de la Nature, qui le mène à penser une entière maîtrise (voire une domination) de l’élément de nature en lui —son corps organique— mais en même temps un homme prisonnier de sa condition et des autres auxquels, pourtant, il est ontologiquement lié. A La découverte de l’Autre Les développements de l’anthropologie commencent surtout avec la curiosité du monde et sont clairement associés à l’entreprise coloniale. Elle prend naissance chez les peuples en général expansionnistes, conquérants et missionnaires (Grecs, Romains, Arabes, Européens de la Renaissance et des Lumières). Dans le monde grec classique, alors que les intellectuels comme Aristote se penchent sur l’observation de leur monde, Hérodote (Ve siècle avant l’ère chrétienne), historien voyageur, va initier un regard de l’extérieur d’us et coutumes non partagés, une démarche ethno-graphique : les « ethne » étant les peuples autres, moins civilisés, les «barbares», les païens (qui n’ont pas les « bonnes » croyances). Sa démarche reste cependant très ethnocen- trique : ces autres sont limitrophes, proches et il faut les connaître pour pou- voir les conquérir, les gérer, les contrôler. L’ethnocentrisme1 est le fait de porter (de manière généralement inconsciente) sur la culture et les compor- tements d’autrui un regard déformé par le filtre de sa propre culture, avec projection de ses propres normes et conventions ; la description et l’interpré- tation se fera de manière fausse en passant par des jugements de valeurs. Réaction universelle —certes— permettant de se situer dans le monde, mais qui a pris des expressions diverses dans l’histoire allant du meurtre, de l’éli- mination pure et simple de l’Autre (génocide) à des catégorisations savantes qui le place dans de l’inférieur, de l’archaïque, du sauvage (issu de la « nature », instinctif), du primitif (Cf. les ethnologues/évolutionnistes au XIXe siècle), du sous-développé, via la négation par l’assimilation. Selon Pierre André Taguieff, l’ethnocentrisme ne se confond pas au racisme, parti- culier à l’histoire occidentale, mais il y contribue par différents facteurs. 1. Cf. Cl. LEVI-STRAUSS, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 141 Regards sur une société, compréhension par l’intérieur ou par l’extérieur : deux démarches que l’on retrouvera régulièrement dans cette observation de l’humain et la manière de percevoir sa variété. Ainsi, le monde arabe participe de cette dynamique, comme le montre l’exemple de deux grands hommes du XIVe siècle : Ibn Battuta qui va traverser l’Afrique de l’Ouest, l’Espagne, l’Inde et l’Extrême-Orient, observer et replacer ces notes dans une histoire large ; et Ibn Khaldûn qui étudiera avec minutie et méthode les divers facteurs qui rentrent en jeu dans l’organisation des sociétés arabo- musulmanes, orientales et occidentales (Machrek et Maghreb), il est en cela un sociologue et un anthropologue de type moderne. La capacité à réduire l’humanité à un objet d’observation est elle aussi historiquement déterminée. L’homme pensait sur lui-même mais il ne s’était pas observé lui-même. Pour se poser comme objet, il fallait qu’une sépara- tion se fasse entre observé et observateur, principe fondateur de toute démar- che scientifique. Cette mise à distance va progressivement s’organiser sur trois niveaux, à partir de la Renaissance : − par rapport à la dimension sacrée, à la morale, à l’ordre religieux en place, c’est l’émergence des hérésies, de la pensée critique qui annonce l’athéisme ; − par rapport à son territoire, c’est la prise de conscience que la terre, le globe terrestre, est une planète parmi tant d’autres, un univers fermé — donc explorable — et qu’il existe d’autres terres que l’Europe et l’Asie, c’est la « découverte » des Amériques ; − par rapport à son corps, son exploration mécanique va être permise par la libération des esprits, ce sont les premiers pas d’une médecine positiviste, technique. Ainsi, les explorations à des fins commerciales déterminent la rencontre avec d’autres populations dont l’humanité sera l’objet de controverses intellectuelles, comme celle de Valladolid (1550)1, extrêmement marquantes pour les histoires africaine, américaine et européenne. Le contact estompe les fantasmagories anciennes mais apporte d’autres inquiétudes et question- nements: l’Indien est-il un homme ? c’est-à-dire —dans la pensée dominante et normative de l’époque— a-t-il une âme qui lui permette d’accéder au salut chrétien, le seul qui soit ? Choc culturel et révolution intellectuelle. Comme le souligne Claude Lévi-Strauss, l’homme américain « n’était pas prévu », il était pour l’homme chrétien, dominant, une bouleversante révélation, « l’homme privé de grâce et de la révélation du Christ » et en même temps l’image «qui évoquait aussitôt des souvenirs antiques et bibliques: celle d’un âge d’or et d’une vie primitive…simultanément dans le péché et hors du péché»2. L’ambiguïté de ses représentations se trouve déclinée depuis plu- 1. Cf. l’adaptation cinématographique de J.D. VERHAEGHE, La controverse de Valladolid, scénario de JC Carrière, Bakti productions/FR3/La Sept vidéo, 1991. 2. Cl. LEVI-STRAUSS, «Les trois sources de la réflexion ethnologique», Gradhiva, n°2, 1987, p. 37-41. 142 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine sieurs siècles dans les figures du « bon sauvage » et du « mauvais sauvage » en fonction des positionnements idéologiques et surtout des intérêts du moment, territoriaux et économiques, stipulant néanmoins les deux pen- dants d’une même image, celle d’un être situé «dans» la nature. Nous sommes cependant en pleine inquisition, l’émergence et l’expres- sion de pensées religieuses différentes (mouvements cathares, protestan- tisme…), et un plus grand contact avec d’autres peuples, entraînent aussi un regain de protection, de rigueur de l’ordre moral en place. Les enjeux ne sont pas que religieux, ils sont sociaux, politiques et, pour les pays conquis, éco- nomiques. L’hérésie, c’est avant tout contredire la pensée en place. Les ac- cusations d’hérésie se superposent à celles de sorcellerie, c’est-à-dire de po- sition de malveillance envers les individus d’un groupe social, ainsi que le note déjà Marcel Mauss dans Sociologie et anthropologie1: « L’hérésie fait la magie [à prendre ici dans le sens de « sorcellerie »] : les Cathares, les Vaudois… ont été traités comme des sorciers. Mais comme, pour le catholicisme, l’idée de magie enveloppe l’idée de fausse religion, nous touchons ici à un phénomène nouveau dont nous réservons pour plus tard l’étude. Le fait en question nous intéresse pourtant dès maintenant en ce que nous y voyons la magie attribuée collectivement à des groupes entiers. Tandis que, jusqu’à présent, nous avons vu les magiciens se recruter dans des classes qui n’avaient, par elles-mêmes qu’une vague vocation magique, ici, tous les membres d’une secte sont les magiciens. Tous les Juifs furent des magiciens soit pour les Alexandrins, soit pour l’Eglise du Moyen-Âge […] de même les étrangers sont, par le fait, en tant que groupe, un groupe de sorciers. Pour les tribus australiennes, toute mort naturelle, qui se produit à l’intérieur de la tribu, est l’œuvre des incantations de la tribu voisine. C’est là-dessus que repose tout le système de la ven- detta ». Les hérétiques représentent l’étrangeté, la discontinuité par leur paga- nisme (les « gentils »), par leur religion non-chrétienne (juifs, musulmans), par leurs réflexions critiques (intellectuels, savants 2), par leur activité sociale singulière (guérisseur, matrone), par leur sexe (femme), par leur origine géo- graphique (qui vient d’ailleurs) ou encore par leur physique (marques, han- dicaps, maladies). En effet, la présence d’épidémies (peste, choléra) et de maladies stigmatisantes (lèpre) vient régulièrement s’associer au contexte historique pour venir légitimer et renforcer l’accusation 3 et asseoir l’ordre social en place. En France comme en Suisse (et très largement en Europe) durant les années 1320-21, les accusations et persécutions des lépreux s’intensifient : citons en Aquitaine, les méseaux (lépreux) conduits au bûcher 1. M. MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige , /PUF, 1993 (1950), p.22- 23. Bien qu’il y ait une différence entre ce qui procède de la magie et ce qui procède de la sorcellerie, les deux mots ont longtemps été confondus dans une même dynamique malveillante, construite socialement. 2. On pense à Giordano Bruno, humaniste, kabbaliste, alchimiste qui fut brûlé à Rome en 1600. 3. Cf. aussi les représentations du sida, en France, au XXe siècle (ENCADRÉ 22) Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 143 accusés d’avoir empoisonné les chrétiens avec la complicité des Juifs et des musulmans ; idem dans le Poitou où le bruit court que les lépreux empoi- sonnent les puits et conspirent contre la France, avec les Turcs. Ainsi, «Les procès en sorcellerie qui se multiplient à partir de la fin du Moyen Age révèlent-ils la volonté de l’Eglise catholique de consolider ses positions et s’assurer le monopole du pouvoir symbolique; les éléments concurrents sont accusés d’hérésie et rejetés du côté du malin;l’autorité royale s’associe d’ail- leurs à son entreprise. Mais le contrôle social des populations passe aussi par la normalisation des pratiques médicales. En particulier, l’officialisation du métier de sage-femme dans le cadre des charges municipales, dès le XVIe siècle, a d’abord pour finalité la distinction entre accoucheuses et avor- teuses ; les trois certificats qui sont d’ailleurs demandés à l’aspirante à cette activité servent à prouver qu’elle a bien reçu une formation, qu’elle est de bonnes mœurs, enfin qu’elle est bien catholique» 1. Cette altérité, combattue, a participé de la transformation de la médecine ; sans omettre, bien sûr, le monde méditerranéen et oriental qui, par ses échanges culturels, les contacts construits depuis le IXe siècle par des indivi- dus innovants —savants arabo-musulmans (Ali Ibn Abbas, Ibn Sina dit Avicenne, Abu Bakr al-Razi dit Rhazès, Aboul Cassis, Avenzoar…), savants juifs (Isaac Israeli, Rabbi Moses ben Maimon dit Maïmonide…) et convertis au christianisme (Constantin l’Africain traduisant les traités arabes)— et leur position d’intellectuels souvent exilés, a révélé les classiques gréco-latins à la médecine européenne et l’a nourrie de nouvelles réflexions et expériences (ENCADRES 3 & 4). L’Ecole de Salerne (Italie), à son âge d’or (de la fin du XIe siècle au XIIIe siècle), sera une des rares interfaces académiques entre monde arabe et monde byzantin (l’Orient chrétien). Encadré 3 Début des facultés « —Dans ce premier Moyen âge, on ne distinguerait aucun pouvoir médical ? S’il existe alors un pouvoir médical, c’est celui des instances religieuses, pour les raisons exposées plus haut [guérison des corps-conversion des âmes ; est hérétique toute pratique profane et non chrétienne : savoir-faire des femmes, médecine juive rabbinique…] et parce que c’est grâce aux milieux monastiques que l’Occident a hérité du savoir contenu dans les manuscrits antiques. Le pouvoir médical à proprement parler, ne commence à émerger qu’avec la fondation des facultés de médecine, dont l’une des premières préoccupations fut de conquérir le monopole du savoir et de la pratique thérapeutiques. En ceci, elles se comportaient comme n’importe quelle association de métier, ou corporation […] La création des facultés de médecine n’est pas à mettre au compte d’une évolution interne de la médecine, mais en relation avec le mouvement général qui, au XIIIe siècle, dans un contexte de croissance urbaine, aboutit à la cristallisation institutionnelle des métiers en corporations. Au même moment, l’activité intellectuelle devient, comme l’a montré Jacques Le Goff, un vrai métier et plus seulement l’affaire des religieux […] on peut s’interroger sur les raisons qui font que l’Occident médiéval ait fait une telle place à la médecine au sein des institutions universitaires. J’y 1. D. FASSIN, «Un autre regard: médecins et guérisseurs en Afrique», Panoramiques (Le pouvoir médical), n°17, 1994, p. 34-39. 144 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine vois pour ma part, compte tenu des enjeux que représente la guérison des personnes, l’expression d’une volonté consciente ou inconsciente de contrôle social. — On peut désormais parler de médecin au sens actuel du terme ? Si l’on veut. Ce qui est sûr, c’est qu’on assiste à l’émergence d’un groupe professionnel décidé à s’arroger un monopole, soucieux d’intégrer ses connaissances dans un ensemble rationalisé, et qui se laïcise à partir du XVe siècle. Lorsque la faculté apparaît, elle met en place des interdits destinés à réserver l’exercice de la médecine aux personnes gradées par ses soins. Ainsi, dès 1322, on assiste au premier procès intenté par la faculté à une thérapeute illégale, et il est étonnant de voir, en lisant les pièces d’archives, que les accusations formulées par les maîtres régents de la faculté sont très semblables aux arguments employés de nos jours par l’Ordre des médecins lorsqu’il s’agit de faire condamner de supposés charlatans. L’argument principal de l’accusation, c’est que “l’ignorante” fait courir des risques graves à ses patients, mais lorsqu’il s’avère que les traitements qu’elle a prescrits ont été efficaces, on la condamne parce que c’est illégalement qu’elle exerce, et pour cause, puisque les bancs de la faculté, institution réservée aux clercs, sont, par définition, interdits aux femmes. On notera d’ailleurs, qu’à partir de ce moment, a été exclue de l’exercice thérapeutique légal, toute une population féminine largement engagée dans le soin, et dont une large proportion devait alimenter un peu plus tard, les bûchers de la Renaissance » Entretien avec Marie Christine Pouchelle in « Le pouvoir médical », Panoramiques, n°17, 1994, p. 14-21. Ordre moral, ordre social, ordonnancement également professionnel qui va inscrire une formation (médicale) dans l’institution non religieuse et la laïcité, sortir le jeune soignant « officialisé », diplômé (Docteur), d’un des- tin monastique ou d’un apprentissage personnalisé pour l’inscrire dans une pratique de soins corporative et représentative. Tous ne pourront y accéder : les femmes, les personnes non chrétiennes ; malgré la discrimination, les protestants et les marranes 1 s’intègrent aux écoles de médecine du Sud de la France plus accueillantes. L’écart va également se faire entre une médecine savante (passant par les livres), apprise sur les bancs de l’école et une pra- tique populaire des soins, de tradition orale qui va progressivement être occultée par la médecine officielle. Les pratiques des guérisseurs ne s’efface- ront pas pour autant, car inscrites dans le social. Ce n’est qu’à l’apogée de la médecine «scientifique» et à l’accession d’un statut social, législatif et d’une place institutionnelle forte du médecin, au XIXe siècle, que l’exercice d’une médecine populaire baisse. Souvent quand on retrace une histoire des pra- tiques médicales, les savoirs de tradition populaire sont replacés du côté de l’archaïsme, du passé et ceux scolastiques sont mis du côté éclairé, « évolué », moderne : le magicien ou le sorcier devenant l’ancêtre du méde- cin, signe « d’un premier âge » de la médecine. La démarche intellectuelle, bien dans l’idée prégnante de progrès, est identique à celle des ethnologues- évolutionnistes du XIXe siècle qui voyaient dans l’homme non-européen, l’ancêtre vestige de l’humanité, un fossile vivant mais appelé à s’éteindre. Magicien ou médecin, ce sont deux modes d’expression d’une même fonc- tion sociale, celle de la prise en charge de la personne, de son corps ou de 1. Espagnols et portugais, d’origine juive sépharade, dont les familles furent converties par la force de l’Inquisition. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 145 son être, dans un but de guérison, d’amélioration ou de prévision du mal, donc en relation avec des attentes pratiques et des questionnements ontolo- giques qui traversent depuis toujours l’humanité. Cette fonction place la per- sonne qui la porte dans une position de singularité, d’élection (savoirs rares, difficilement acquis, peu ou pas partagés, secrets donc mystérieux et enviés) et d’acquisition de pouvoirs1 importants (vérifiés ou en puissance) et aussi de désignation, d’imputation et de défiance du fait de ces mêmes potentialités. Elle dépend de savoirs et de savoir-faire, de techniques et d’apprentissages, d’histoires et donc de traditions différenciées. Ainsi, « la faculté » (de médecine) porte en elle une médecine monas- tique, religieuse, s’appuyant certes sur l’écrit (les références gréco-latines) mais aussi sur les connaissances botaniques venant du paganisme, de l’ora- lité et de l’apprentissage ; manipulation et culture des essences (et des sym- boles) augurent celles de substances plus chimiques, dans les pratiques alchimiques, apothicaires puis pharmaciennes. La Faculté intègre également une pratique d’origine «populaire» —l’approche instrumentalisée du corps, chirurgienne, venant du métier de barbier— associée à une connaissance livresque, intellectualisée. Cette association a fait l’originalité de l’école montpellierienne soulignent Y. Ferroul et al2. L’ENCADRÉ 4 montre de manière romanesque les controverses et évolutions intellectuelles qui ont marqué la construction de l’enseignement universitaire entre Classiques, représentants d’un savoir écrit et monastique, et Modernes issus de l’actua- lité et du pragmatisme de terrain, populaire et profane. Enfin, la Faculté fonctionne sur les principes de sa légitimation professionnelle et institution- nelle, ceux d’un ordre moral, académique, gestionnaire, hiérarchisé et strict. Encadré 4 Opposition Médecins-Chirurgiens ; Anciens-Modernes Deux frères huguenots se forment à l’Ecole de Médecine (1563-1567) de Montpellier, hébergés et initiés par un grand maître apothicaire marrane. « — Voici l’ordo lecturarum dit le Doyen Bazin […] —Premièrement, Hippocrate : les Aphorismes… Au nom du maître vénéré de la médecine grecque, les professeurs royaux et les docteurs ordinaires se découvrirent à leur tour et ne remirent leurs bonnets carrés que lorsque le Doyen, poursuivant son énumération, passa au livre suivant : — Deuxièmement, Galien : Libri morburum et symptomatum (livre des maladies et symptômes)[…] — Troisièmement et quatrièmement, poursuivit Bazin, nous passons à la médecine arabe, fidèles en cela à la tradition vénérée de notre école : Avicenne : le canon de la nature Razès : traité de la petite vérole et de la rougeole 1. Cf. plus bas la question du pouvoir (médical) ; la maladie et son traitement ont toujours été objets de savoirs et de pouvoirs, voir D. FASSIN, Pouvoir et maladie en Afrique, Paris, PUF, 1992. 2. Y. FERROUL, Y. DRIZENKO, D. BOURY, Médecin et médecine : manuel d’introduction à l’étude de l’histoire de la médecine, Paris, Honoré Champion, 1997. 146 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Le doyen Bazin fit ici une petite pause, comme conscient du scandale qu’il fallait provoquer. — Cinquièmement, Vésale : de corporis humani fabrica (de la composition du corps humain) — Sixièmement, Ambroise Paré : la méthode de traiter les plaies faites par les arquebuses et autres bâtons à feu. Il y eût ici une telle commotion sur le banc des docteurs ordinaires que je ne pus manquer de l’appréhender […] —Monsieur le Doyen, s’écria alors un des docteurs ordinaires, je ne saurais taire plus outre mon indignation : Vésale et Paré sont des MODERNES et c’est une abomination que de les placer dans notre ordo lecturarum aux cotés des maîtres vénérés de l’ancienne médecine […] —[Un autre] Il ne me parait convenable d’admettre Vésale dans notre ordo lecturarum pour ce qu’il a osé insulter Galien. — Il ne l’a pas insulté, dit d’Assas, la voix douce, le geste caressant. Il l’a respectueusement critiqué. — C’est tout un ! Dit Pinarelle. Critiquer Galien ! Galien, un des maîtres de la médecine grecque ! Et Vésale a osé ! —Si Galien est infaillible, il serait Dieu lui-même, dit alors d’Assas avec son désarmant sourire. Et il faut bien avouer que la méthode de Galien était fort étrange : il disséquait des animaux et appliquait aux hommes, sans les vérifier, les observations qu’il avaient faites. C’est ainsi qu’il affirma que l’utérus de la femme était bifide parce que celui de la lapine l’était. Vésale a corrigé cette erreur. — Il importe fort peu ! S’écria Pinarelle d’un ton furieux. Je préfère me tromper avec Galien qu’avoir raison avec Vésale ! […] —Docteur Pinarelle, si par malheur vous soignez l’utérus d’une malade, il ne serait pas de petite conséquence pour elle que vous vous trompiez avec Galien A cette saillie, un rire énorme secoua l’Assemblée […] —Passe encore pour Vésale, il est docteur et il a étudié à notre école. Mais Ambroise Paré ! A peu que les mots me manquent pour dire le scandale où je suis à voir un livre de ce chi-rur-gien (il prononça le mot avec un déprisement infini) admis dans notre l’ordo lecturarum. Pouvons-nous, Monsieur le Chancelier, penser que des docteurs en médecine - je dis bien docteurs - ouvrent le livre d’Ambroise Paré lequel d’ailleurs, dit-il avec dédain, est écrit en Français, et le lisent et le commentent. De vergogne et de confusion, j’en ai déjà le rouge aux joues ! Est-ce là, je le demande, une lecture digne de notre école ! Un docteur lire en français le livre d’un chirurgien qui est maître, et non point docteur ! Allons nous ravaler notre titre au niveau de la boue ?[…] —Si boue il y a, je demande à être plongé. Je suis docteur mais j’accepterais d’un cœur égal d’être rétrogradé au rang de maître, si j’avais le génie d’Ambroise Paré. Car je le tiens, et pour un très grand médecin et pour un chirurgien hors pair. Il a sur les champs de bataille sauvé la vie d’innombrables amputés, en substituant la ligature des artères à la cruelle cautérisation par le feu. Et quant à son traité sur les plaies faites par les arquebuses, il est à ce jour inégalé tant par l’exactitude de ses descriptions que par les curations qu’il propose » Robert Merle, En nos vertes années, Fortune de France (tome 2), Paris, Editions de Fallois (Poche), 1992, p. 268-274. La médecine occidentale est donc fabriquée, pétrie de représentations, de logiques sociales, de modes d’acquisition de savoir-faire qu’elle réfute voire condamne par ailleurs. Cette ambivalence —proximité et en même temps distance entre médecines1— est là, à admettre, tantôt limitante tantôt stimulante, et elle s’entretient en interrelation d’un public-patient, de ses perceptions, usages, choix ou besoins. 1. Dans la partie consacrée au pluralisme médical, cf. L’ENCADRÉ 22. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 147 Avec la pratique de la dissection, qui se généralise dès le XVe siècle, c’est l’engagement du savoir organisé dans le visible que nous mettons en exergue. Avec l’anatomie externe et interne, ce sont aussi, dans un enchaî- nement logique, les développements de la chimie — et la iatro-chimie1, de la physiologie, de l’optique et de l’histologie, de l’anatomie pathologique… Court-circuitons l’histoire ; c’est au début du XVIIIe siècle que la thèse de Winslow et à sa suite, les travaux de Bruhier, son traducteur et commenta- teur, se préoccupent de « définir la mort » et, par ce biais, répondent à des besoins de la pratique professionnelle (incertitudes de diagnostic, crise de confiance) et à des attentes du public (craintes d'être enterré vivant)2. En effet la partition vie-mort ne va pas de soi, ce sont deux principes interdé- pendants qui ont été construits au long des religions, philosophies, savoirs et techniques. Selon la pensée classique, la vie et la mort étaient vues comme deux évidences séparées (d’où l’idée d’un « passage » souvent codifié, géré par des personnes choisies, régulateur des rapports morts-vivants et apaisant pour ces derniers); avec la connaissance du vivant et les théories vitalistes, l’idée d’une « mort-processus » va s’affirmer ; mais, avec des limites floues, comment discerner les signes de mort pour agir ? Se posent les questions de « ce qui fait signe », on revient sur l’idée de « mise en évidence » en souli- gnant : − la nécessité de « prouver », donner des preuves —avoir à argumen- ter et définir pour repérer et décider (réanimer ou enterrer); − et, par une démarche expérimentale, le besoin de trouver des règles théoriques de base pour enseigner, reproduire une méthode et fina- lement convaincre. Cela passera par une démarche de compilation de données assez dispara- tes, de synthèse de type statistique et de classification des causes de mort ap- parente, classification d’ordre nosologique. Nous voyons là déjà l’exigence perpétuelle de définition, de standardisation, que sous-tendent l’affirmation et l’exercice d’une connaissance positiviste liés aux savoirs, croyances, attentes sociales et pratiques du moment. Exigence qui participe de la mise en place d’une légitimité professionnelle par l’affirmation de compétences spécifiques et qui est amplement d’actualité3. En effet, on pense aux « risques » collectifs, alimentaires ou sanguins, à ceux plus individuels, médicaux et génétiques ; prédiction, prévision, prévention (version actuelle 1. « Chimie qui traite », du grec iatros : médecin, du latin iatria : guérison, qui a donné le suffixe -iatre (pédiatre, psychiatre…) et l’adjectif iatrogène (ce qui est déclenché par les traitements). 2. Cl. MILANESI, Mort apparente, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIIIe siècle, Paris, Payot, 1991 (1989), discutant les travaux de J.B. WINSLOW, Quaestio medico-chirurgica… An mortis incertae signa minus incerta a chirurgicis, quam ab aliis experimentis ? 1740, traduit par J-J. BRUHIER, Dissertation sur l’incertitude des signes de mort et l’abus d’enterremens et des embaumemens précipités, Paris, 2 volumes, 1742-1745. 3. Pour un exemple : I. LÖWY, « La standardisation de l’inconnu : les protocoles thérapeutiques en cancérologie », Techniques & Culture, n° 25-26, 1995, p. 73-108. 148 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine de la clairvoyance) ne peuvent se penser et se faire sans démarche de recher- che et mise en évidence (signes), cas à évaluer et délimitation d’un champ de diagnostic, expériences de soins et enjeux de guérison.. Le Siècle des Lumières prépare avec les naturalistes et leurs observations classificatrices de la « Nature », les premières théories sur les origines de l’homme1 mises en rapport avec celles des autres êtres vivants, végétaux et animaux. Linné est considéré comme le fondateur de l’histoire naturelle moderne, et d’une méthode de classement toujours utilisée pour « catégoriser » le vivant — dont l’être humain — en classes, ordres, genres, espèces ; on parlera également de « taxinomie » : modélisation par mise en ordre et hiérarchisation selon des taxons, unités-tiroirs posées selon quelques critères et dans lesquelles on répartit tous les autres échantillons recueillis. Buffon sera lui plus circonspect pour classer mais le modèle reste l’européen —l’homme habitant les zones tempérées, dominant ses instincts— et sa civi- lisation (lois, culture…). B La recherche de l’Autre et l’organisation de l’humain. Toujours dans les développements des idées anthropologiques, replacées dans l’évolution des savoirs et des sciences, la « découverte inopinée » de l’autre se transforme en « recherche » de l’autre, une curiosité non plus fortuite et anecdotique mais se voulant organisée, scientifique par l’observa- tion, le recueil diversifié de données (notes, objets, végétaux…) et leur enre- gistrement pour un savoir élaboré. A la suite des philosophes, de leurs inter- rogations sur l’homme et la société, se développent les premiers voyages dits ethnographiques. L’ensemble des textes de la Société des observateurs de l’Homme (1799), remis à jour par les ethnologues Jean Copans et Jean Jamin, «marque la transition de l’humanisme des Lumières au positivisme de l’objectivation —et de la colonisation»2. Elle réunissait des naturalistes, zoologues, minéralogues (Cuvier, Jussieu), des philosophes, des médecins (Cabanis, Pinel), des explorateurs (Bougainville), des historiens.. Deux voies vont en sortir, qui se font écho : celle d’un racisme théorique (ENCADRÉ 5) et celle d’un « évolutionnisme social » (porté par les pionniers de l’ethnologie moderne, « les évolutionnistes », fin XIXe siècle). Dans la suite logique du « voir », le XIXe siècle va être le siècle de l’accumulation de données (de l’expérimentation en grand nombre) et l’apo- gée de la classification-hiérarchisation : on va « typer » l’homme (en races), ses organes, ses maladies (la « nosologie », pensée sur les mêmes principes taxinomiques que ceux des naturalistes). On citera le chirurgien anatomiste (surtout neuroanatomiste), anthropologue physique, craniologue et racio- logue, Paul Broca et le médecin aliéniste et criminologue Cesare Lombroso.. L’idée de race, ses vieux déterminismes ethnocentriques liés à la « terre » et 1. Cf. plus haut B. PELLEGRINI, également Cl. COHEN, L’Homme des origines, savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Seuil, 1999. 2. J. COPANS, J. JAMIN (textes réunis et présentés par), Aux origines de l’anthropologie française, Paris, J-M Place, 1994. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 149 au « sang », vont constituer un support argumentaire tout puissant chez le savant souvent médecin, c’est la « scientisation de la race ». Encadré 5 Race, racialiste, raciste. « Dans un ouvrage récent, Pierre-André Taguieff présente une typologie des différentes interprétations qui ont été données du racisme. Deux grandes thèses contradictoires peuvent être distinguées. Le racisme est : -soit un phénomène inhérent à la nature humaine, c’est ce que suggèrent des paléontologues comme Stephen Jay Gould ou des historiens, qui considèrent que la haine raciale est présente depuis la nuit des temps au sein de l’espèce humaine ; -soit un phénomène moderne d’origine européenne […] Théorie qui présente elle-même trois variantes : le racisme est la continuation de formes de “protoracisme” apparues aux débuts de l’âge occidental moderne, où la référence à la “race” traduisait les hiérarchies sociales : c’est le mythe du « sang pur » (Espagne, Portugal du XV e, XVIe siècle) ; les légitimations européennes par la couleur de la peau, de l’esclavagisme et de la colonisation* ; la “noblesse de race” (opposé à la noblesse acquise) ; la doctrine aristocratique française dite des races “Gaulois” et “Germain” où le mot signifie “lignage” le racisme est le successeur immédiat des classifications des “races humaines” élaborées par les premiers naturalistes-anthropologues (Linné, Buffon, Blumenbach…) le racisme est le terme qui désigne, au sens restreint, la doctrine du déterminisme racial des aptitudes et des conduites censée donner un fondement scientifique à la thèse de l’inégalité des races humaines (Comte Gaboriau 1853) » Sciences Humaines, n°81, 1998, p 40 D’après Pierre André Taguieff, Le racisme, Paris, Flammarion, 1997. Sur le sujet, v oi r égal em ent Jacques Tar ner o, Le racisme, Paris, E di ti ons Mi l an, 1995, et les di ffé- r ents tr avaux d’ Al ber t M em m i. * Ndlr. Aux A nti l l es, com m e pl us tar d dans les Etats am ér i cai ns, les cl assi fi cati ons raci al es ser vai ent à justifier l’ or dre en pl ace : le but étai t de repér er généal ogi quement qui étai t du côté du maître et qui étai t du côté de l’esclave ou descendant d’esclave ; dès qu’une origine africaine était trouvée ou supputée dans la généalogie, même loi ntai ne, l ’ i ndi vidu étai t for cém ent si tué du côté « noi r », repl acé en posi tion de dom iné et d’ i nfér i eur. Cette attitude typologique est concomitante des théories de l’évolution. L’évolution biologique s’occupe d’expliquer l’émergence de l’homme mais sert de base à l’explication des différences culturelles selon une échelle al- lant du bas —le non évolué: le primitif, le non-européen, le colonisé— vers le haut —l’évolué, le civilisé, les sociétés européennes et américaines, indus- trialisées. La différence est interprétée en terme d’origine, les peuples dits archaïques sont « comme nos ancêtres », en retard. La différence est dans le physique mais aussi dans le psychique (comportements), le social (organisation, modes de vie) et le culturel (croyances, habitudes...) — évolu- tionnisme social — et se confond avec la notion d’anormalité. On est dans l’idée d’une marche incontournable vers le progrès : tous ceux qui n’y sont pas ne peuvent que disparaître (considérés «par nature» inférieurs) ou s’améliorer, car ils bloqueraient l’espèce humaine dans sa progression ou la feraient dégénérer. 150 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine La chute des derniers bastions de résistance autochtone devant l’expansionisme européen et nord-américain confirment les populations européennes dans leur sentiment de supériorité. Racisme populaire et dar- winisme social (ou faux darwinisme) viennent étiqueter le sauvage devenu indigène conquis. A la fin de ce XIXe siècle et à l’aube d’un nouveau siècle où tout semble possible, on va aux cirques indiens voir «Buffalo Bill domp- tant l’Indien féroce » (Géronimo a vécu plusieurs années dans et de cet emploi) ou aux jardins zoologiques et aux expositions universelles visiter en famille les derniers specimen d’une vanishing race — race en voie d’extinc- tion1— (comme Ishi, natif amérindien de Californie, mort en 1916). Ce que les historiens P. Blanchard, N. Bancel et S. Lemaire2 nomment les «zoos humains» et qui sont, disent-ils, un extraordinaire instrument d’analyse des mentalités de la fin du XIXe siècle aux années 30. Lieux où le corps du «sauvage» fascine, le mythe d’une sexualité animale, incontrôlable et contaminante s’installe pour les «Noirs» (rejoint les dires sur les populations des Tropiques ou des «mers du sud») et où «le vocabulaire de stigmatisation de la sauvagerie —bestialité, goût du sang, fétichisme obscurantiste, bêtise atavique— est renforcé par une production iconographique d’une violence inouïe, accréditant l’idée d’une sous-humanité stagnante, humanité des confins coloniaux, à la frontière de l’humanité et de l’animalité». La position d’inférieur est hiérarchisée, ainsi les précédents auteurs signalent que l’ambassade de Russie insistait pour que «ses» cosaques invités au Jardin d’Acclimatation ne soient pas confondus avec les «nègres» venus d’Afrique. Ces spectacles et cette démarche populaire sont légitimées par la Société d’Anthropologie de Paris (créée par P. Broca) et la quasi totalité de la communauté scientifique française. Sur place, dans son pays, l’indigène reste un inférieur, mais docile, «domestiqué» que l’on va utiliser dans le «travail forcé» — cheville ouvrière de l’œuvre coloniale française, aboli en 1948 — et qui peut évoluer si on l’éduque et le soigne. Cette démarche uto- pique d’amélioration (le bien, le bon, le propre, le beau) de l’homme par l’éducation et ces soucis d’ordonnancement des corps, des gens, des compor- tements, trouvent dans l’urbanisation des villes une illustration exemplaire, en particulier pour les villes «nouvelles» coloniales 3. 1. L’histoire des minorités amérindiennes nord-américaines et plus largement des Nations autochtones après la deuxième guerre mondiale, montrera le contraire. 2. P.BLANCHARD, N.BANCEL ET S.LEMAIRE «Ces zoos humains de la République coloniale» Le Monde diplomatique, août 2000, p. 16-17. cf. également l’article «Zoos humains», Le Monde, 16-17 janvier 2000, p. 12. P. BLANCHARD & N. CANCEL, De l’indigène à l’immigré, Paris, poche, 1998. 3. Cf. G. VIGARELLO, Le propre et le sale, Paris, Seuil, 1985 ; G. WRIGHT et P. RABINOW, «Savoir et pouvoir dans l’urbanisme moderne colonial d’Ernest Hebrard», Les cahiers de la recherche architecturale, n°9, 1982, p. 27-43; A.BARGÈS, 1996 « Entre Conformismes et Changements : le monde de la lèpre au Mali » in : Soigner au pluriel J. Benoist (ed.), Paris, Editions Karthala, p. 280-313 (Communication, 18-19 nov.1993, Amades, Aix en Provence) , 1997 « Ville africaine, Lèpre et Institution occidentale : la maladie à la confluence de deux pensées », Histoire et Anthropologie, n°15, p. 115-122 , 1999-2000 « Maladie chronique et ordre social » In : Diseases, Cultures and Societies, A. Guerci (ed.), Gènes, Erga Edizioni, p. 27-38. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 151 Pour ces sociétés européennes, en pleine révolution industrielle, l’indi- gène de l’intérieur, c’est le peuple, pauvre, malade, «taré» — alcoolique et tuberculeux. La science va donc se pencher sur les «maladies sociales» et ces masses laborieuses que, selon les mêmes logiques de progrès, de déve- loppement d’une humanité parfaite, pure 1, et de hantise de la dégénéres- cence, l’on va contrôler (loi, habitat, enseignement, mariage, naissance) et vouloir assainir (hygiénisme). Ceci témoigne de ce que Michel Foucault appellera le «biopouvoir». Pensée et démarche eugéniste s’expriment dans une médecine de l’amélioration, à replacer dans un contexte social et histo- rique et dont, cependant, on ne peut nier l’importance dans le développe- ment de la santé publique et du système de santé actuels, en particulier pour la prise en charge maternelle et infantile et la lutte contre les maladies infec- tieuses. Avancées techniques, microbiologiques, bactériologiques… donnent les preuves pour la majorité d’une médecine scientifique triomphante et confortent le corps médical. Le médecin acquiert une position sociale qui lui permet de mieux s’installer dans les campagnes et de «chasser» le guéris- seur (représentant une paysannerie «illettrée et superstitieuse»), concurrent jusque là direct et face à qui, sans légitimité et moyens, il avait peu de prise. Porté également par les changements de la IIIe république, il devient avec l’instituteur, le porte parole d’un hymne à la science, un maître à penser, laïque, qui combat les «survivances». Le groupe professionnel s’organise; le médecin devient un notable influent, intégrant les instances centrales du pouvoir (Assemblée Nationale..), pouvant agir par le biais de groupes de pression, des loges maçonniques travaillant sur des dossiers, bases prépara- toires de plusieurs lois sanitaires et sociales2. Sa position est quasi hégémo- nique jusqu’au premier quart du XXe siècle et lui permet de structurer le sys- tème de santé et de protection sociale3, il devient expert public aux pouvoirs légitimités par les lois, les structures administratives et les institutions de soins, le monopole de la pratique des soins et la foi en «la Science». Dans « Knock », campé en 1923 par Jules Romains4, on retrouve décodés et stéréotypés tous les mécanismes de cette médecine et de ce personnage du médecin devenu gestionnaire de la santé publique et par extension des popu- lations locales, « dominant le microbe et l’ignorance ». Cette farce souligne également le lien entre contexte social, progrès technique, pouvoir des élites, enjeux sanitaires et montée des idéologies totalitaires. Tout ceci va être décliné différemment selon les pays et leur situation socio-économique et politique, parfois en eugénisme d’Etat (ENCADRÉ 6). 1. Cf. A. PICHOT, La société pure, Paris, Flammarion, 2000. 2. En cela, portées par la tradition du compagnonnage, la région Centre et Tours ont toujours eu une place privilégiée ; citons le médecin Paul Bert, ami de Gambetta. 3. Cf. C. BENSAÏAH, « Le système de santé français » in : Introduction aux sciences humaines en médecine, (P. Bagros, B. de Toffol eds), Paris, Ellipses, 1993, p. 115-132. 4. J. ROMAINS, Knock ou le triomphe de la médecine, Paris, Gallimard, 1924, réédité en poche. 152 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Les représentations de cette époque montrant la crainte de la variété, les processus idéologiques et doctrinaires repris par l’ensemble de la société mais portés par quelques uns, associées à des contextes de crise sociale et politique ; tout cela annonce les lois sur la race supérieure (aryanisme) ver- sus l’élimination du sang dit «impur»1 et la volonté instrumentalisée de «purification» portées par les thèses nazies. L’antisémitisme va se construire comme le racisme (dont le terme apparaît fin du XIXe siècle). Trois types d’antisémitisme vont se cumuler pour mener aux thèses nazies: l’antisémi- tisme populaire et populiste (Drumont), l’antisémitisme nationaliste prenant source dans l’antijudaïsme chrétien multiséculaire —celui là même qui venait enflammer les grandes peurs épidémiques du Moyen-Âge— et l’anti- sémitisme raciste qui se réfère aux théories racialistes intellectualisées de la deuxième moitié du XIX e siècle : aryanisme et pureté de sang (Vacher de la Pouge..)2. Travaillant sur l’histoire de la déviance chez les Modernes, Sander L. Gilman3 explique comment les discours antisémites dévoilent toute une systématisation biologisante de l’accusation : risque de dégénérescence par endogamie s’exprimant de manière résurgente et imprévisible (atavisme), caché dans le physique ou l’esprit ; «profil sanguin», «sexuel» expliquant la tendance «naturelle» à des actes instinctifs et pervers (viol, inceste), délic- tueux et sournois ; folie , danger et risque de corruption pour les corps et la société. Dans un temps beaucoup plus récent, le sociologue Edgar Morin et son équipe 4 ont montré comment les mêmes imputations de mala- die/mal/danger par des procédés diffamatoires étaient encore tristement opérationnels. Encadré 6 La vague eugéniste « Les démocraties ne tuent pas au nom de la race. Toutefois, les récentes révélations sur les stérilisations forcées, réalisées jusqu’à la fin des années 1970 en Suède, sont venues rappeler qu’elles n’ont pas échappé à la tentation eugéniste. Le public apprenait à l’été 1997 que la Suède avait, jusqu’à la fin des années 1970, poursuivi une politique eugéniste. Entre 1935 et 1976, 60 000 Suédois ont ainsi été stérilisés. La Suède, donc, mais aussi la Suisse, les États-Unis, le Canada et les autres pays scandinaves — tous États éminemment démocratiques — ont recouru aux politiques eugénistes. L’eugénisme, dans sa définition comme dans ses premières applications concrètes, date de la fin du siècle dernier : tandis qu’un britannique, Galton, en forge le terme en 1883, c’est un professeur de psychiatrie de la clinique universitaire de Zürich-Burghölzli, en Suisse, qui, en 1892, entreprend la castration de certains de ses patients. Les premières décennies du XXe siècle correspondent à 1. E. CONTE ET C. ESSNER, La quête de la race : une anthropologie du nazisme, Paris, Hachette, 1999. 2. Cf. J. TARNERO, 1995, op. cité. 3. « Sibling incest, madness, and the “Jews” », Social research, vol. 65, n°2, 1998, p.401- 433 4. La rumeur d’Orléans , Paris, Seuil essais, 1998. En 1969, une rumeur circulait à Orléans et désignait des commerçants juifs : leurs boutiques (cabines d’essayage) servaient aux enlèvements de jeunes filles. Cette rumeur était bâtie sur l’association de deux thèmes : la traite des blanches et l'antisémitisme. Le même phénomène s'est reproduit ailleurs en France. Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 153 la multiplication de ces expériences isolées, mais surtout à la légalisation d’une pratique destinée, dans l’esprit de ses promoteurs, à éviter la “dégénérescence” de la société. L’État de l’Indiana (États-Unis) vote ainsi en 1907 une loi prévoyant la stérilisation des “criminels confirmés, idiots, imbéciles et violeurs”. En 1914, le président de l’Association des psychiatres américains réclame la stérilisation de tous les “déficients à charge” dont les “criminels récidivistes” et les “ivrognes invétérés”. En 1923, la loi eugénique du Missouri prévoit même la stérilisation en cas de “vol de poulet” en particulier lorsque l’inculpé possède du “sang nègre” dans les veines. En 1933, vingt sept États américains possèdent une loi de stérilisation ; 50 000 personnes seront stérilisées entre 1907 et 1948. le canton de Vaud, en Suisse, promulgue en 1929, pour une première fois en Europe, une loi de stérilisation et de castration. Des textes similaires sont adoptés au Danemark (1929), en Norvège (1934), en Finlande (1935) etc. La seconde guerre mondiale et la révélation des crimes commis par les nazis au nom de l’eugénisme viennent freiner ces pratiques — même si, comme le montre le cas de la Suède, elles ne sont pas moins poursuivies. Le Japon promulgue quant à lui une loi de stérilisation et avorte- ment eugénique en 1958. Aujourd’hui l’eugénisme est officiellement condamné dans la plupart des États démocratiques. En 1995, la Chine communiste a promulgué une loi destinée à “améliorer la qualité de la population des nouveaux-nés” qui prévoit la stérilisation des handicapés et l’avortement eugénique forcé ». Benoit Massin, « La science nazie : l’extermination des marginaux », L’Histoire, n°217, 1998, p. 52-59 (citation page 56) Pour des questi onnem ents li és à la pr ati que psychi atr i que, voi r la di scussi on de A. GIAMI et C. LAVIGNE sur « La stérilisation d es fem m es handi capées mental es et le consentem ent libr e et éclai r é », Revuede médecinepsychosomatique, 1993, n°35, p. 35- 46, et pl us r écem m ent A. GIAM I et H. LER ID O,Lesenjeuxde l a stér i l i sati on, Par i s, Inser m et Puf, 2000. A la construction sociale d’un humain hiérarchisé et des « anormaux » (Cf. plus loin), aux expressions médicalisées d’un eugénisme d’Etat vont suivre dans l’Allemagne hitlérienne la stérilisation puis l’élimination des « asociaux » et des internés psychiatriques « indignes de vivre » (programme T4), la reproduction humaine organisée des « meilleurs » et les camps d’extermination, ceux de la Shoah, où l’humain fut diffamé, « chosifié » et exploité jusque dans sa chair1. Le Programme T4 dit «euthanasia», dont la documentation a été mise à jour par Ernst Klee en 19852, a débuté effective- ment en 1938 et été stoppé en 1941 (relayé par l’opération 14f13 et la «solution finale»)3. Etaient concernées les personnes des hôpitaux psychia- 1. Entre autres sources, cf. Endless, Centre de la Documentation Juive Contemporaine C.D.J.C. et al, L’histoire de la Shoah (de la persécution à l’extermination des Juifs d’Europe), Cd-Rom, Paris, Softissimo, 1997. 2. Du fait d’un accès aux documents longtemps rendu difficile, les ouvrages sur les Archives de la médecine nazie datent d’une quinzaine d’années seulement. Citons ceux de E. KLEE, La médecine nazie et ses victimes, Paris, Solin, Actes sud. 1999 et de P. WEINDLING qui permet de comprendre l’installation de cette « médecine » : L’Hygiène raciale de la race, tome 1 : « Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933 », Paris, La Découverte, 1998. 3. « Les premières chambres à gaz, au monoxyde de carbone, furent mises en place pour l’euthanasie des malades mentaux lors de l’opération T4. Après “l’arrêt” d’août 1941, elles furent utilisées, ainsi que leur personnel médical, pour l’opération 14f13 destinée à «nettoyer» les camps de concentration des improductifs. Ce sont les psychiatres et médecins experts de T4 comme Heyde, Nitsche… qui firent les premières «sélections» dans les camps. Les trois premiers camps d’extermination des Juifs (Belzec, Sobibor, 154 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine triques: personnes « dérangées » ou séniles, criminels en traitement, malades étrangers ou « d’origine raciale impure»… L’organisation des centres d’eu- thanasie concernait toutes les instances administratives, médicales et poli- tiques du Reich et leur personnel; tout rouage du système avait une fonction jusqu’à la récupération des biens personnels et celle des organes humains dans les centres de recherche, les industries, les facultés et les musées1. Ce sujet m’a servi de support aux Enseignements Dirigés de Pcem1 pour traiter du pouvoir (médical), de l’autorité (soumission à) et de l’éthique (ENCADRÉ 7). Ces thèmes suscitent des interrogations essentielles et toujours actuelles ; ils peuvent paraître anecdotiques et provocants si on se place dans la logique d’un ordre normatif, occultant son passé. Le corps médical allemand et plus particulièrement les psychiatres ont massivement adhéré au parti nazi et participé à la «biocratie» du IIIe Reich ; cette implica- tion du corps médical dans les régimes totalitaires n’a pas été le propre de l’Allemagne (Alexis Carrel et Vichy); après la deuxième guerre mondiale, on retrouvera à la tête de grands instituts de recherche en génétique (en Allemagne et à l’étranger) les principaux acteurs institutionnels en matière d’eugénisme d’avant 19452. Encadré 7 Essais sur l’homme « 9 décembre 1946. La guerre est finie depuis plus d’un an. Face au tribunal militaire américain se retrouvent un certain nombre de médecins allemands qui ont participé, depuis 1934, à des recherches cruelles à visées médicales ou militaires sur des prisonniers et des déportés, ainsi que sur des malades mentaux. Josef Mengele, médecin, généticien et anthropologue nazi, est absent. Il a fui à la fin du conflit. Une analyse superficielle de leurs crimes amènerait à n’en faire qu’un exemple particulier de la barbarie nazie. En réalité, les actes que l’on juge aujourd’hui nous convient à une descente graduelle du répréhensible au mal absolu. En haut de la pente, des médecins testent des vaccins contre le typhus et des traitements anti-infectieux sur des prisonniers spontanément infectés. Pour se défendre, ils rappellent que de tels essais chez l’homme sont menés dans tous les pays. La France elle-même a expérimenté un vaccin contre la fièvre jaune au Brésil en 1903 : de nombreux sujets testés devaient mourir. S’engageant plus en avant dans le gouffre du mal, d’autres médecins cherchent à améliorer le traitement des gangrènes gazeuses auxquelles les soldats allemands, sur le front, paient un lourd tribut ; ils provoquent d’abominables plaies chez des femmes déportées, les infectent avec des produits contaminants et expérimentent divers traitements. Un médecin qui a inventé un instrument permettant de prélever des échantillons de foie le teste sur des déportés éveillés. La Treblinka) furent mis en place grâce au know how technique acquis pendant l’euthanasie » B. MASSIN, « L’euthanasie psychiatrique sous le IIIe Reich, la question de l’eugénisme », L’Information psychiatrique, n°8, 1996, p. 822. 1. Cf. T. FERRAL, H. BRUNSWIC et A. HENRY, Médecine et nazisme, considérations actuelles, 1998. 2. « Un médecin homme sur deux de la période 1925-1945 était inscrit au NSDAP [parti nazi]. Si on compte en plus la SA, la SS et la Ligue des médecins nazis, 69%, soit plus des deux tiers des médecins, selon M. Kater, étaient membres d’au moins une de ces quatre organisations nazies. Dans les universités, le taux d’adhésion au NSDAP des professeurs de la faculté de médecine dépasse souvent les 80% [surtout les plus jeunes]» (B. MASSIN, 1996, op.cité, p. 821) Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine 155 plupart en meurent. Et, pour en revenir à Josef Mengele, celui-ci se livre à des expériences sur des enfants vivants, des jumeaux, dont il envoie ensuite des pièces anatomiques à l’Institut d’Anthropologie, de Génétique humaine et d’Eugénisme à Berlin. Il fait également extraire des fœtus de femmes enceintes pour poursuivre ses observations sur le développement de l’embryon. Tout au long de cette échelle de l’abominable, et au-delà de ce qu’elle doit au fanatisme nazi, on devine une triade de motivations, dont se réclament en fait tous les scientifiques désirant expérimenter sur des personnes : la passion scientifique, la dimension humanitaire ou utilitaire des recherches, et la négation d’une humanité suffisante… ou prometteuse chez des sujets- objets des expériences. Cette déconsidération des personnes peut être fondée sur leur qualité “raciale”, leur situation pénale… ou leur état de santé. Il existe en fait comme un continuum entre l’expérimentation médicale qui vaudra à son auteur une renommée internationale et ce que jugeait le tribunal de Nuremberg, et qui aujourd’hui encore me glace d’effroi. Cela exige, de la part des médecins et des biologistes, une attention vigilante à la hiérarchie des valeurs à respecter dans les recherches sur l’homme. C’est à quoi s’efforça le tribunal américain, horrifié de ce qu’il avait découvert. Le produit de cette réflexion est connu sous le nom de Code de Nuremberg, qui constitue un extrait du jugement rendu en 1947. Complété par de nombreux textes internationaux ultérieurs, le Code de Nuremberg demeure un moment essentiel où se rencontrent l’aspiration scientifique et l’exigence humaniste. Pour le siècle prochain, en faire respecter les principes partout dans le monde reste un combat prioritaire, un devoir envers toutes les personnes fragilisées, en particulier par leur état de santé ou leur pauvreté » Axel Kahn (médecin et généticien), « Les savants diaboliques de Hitler », numéro spécial du Nouvel Observateur 23-29 décembre 1999, p. 23 L’historien Mark Levene1 explique le génocide, expression ethnocen- trique extrême, comme l’acte de régimes désespérés où le groupe désigné est perçu par l’Etat criminel comme un corps étranger, perturbateur, à éliminer. Les thèses tentant de décrypter l’indicible ne s’excluent pas et tout un fais- ceau de facteurs existe dont l’émergence n’a été ni spontanée ni acciden- telle: de la manifestation d’idéologies totalisantes basées sur de vieilles représentations culturelles (impliquant donc des valeurs prégnantes, dont on ne devrait pas sous-estimer le potentiel d’expression) à la mise en route d’un système administratif, froid où l’individu discipliné devient rouage d’une mécanique et d’une rationalité qui le dépasserait («la banalité du mal» selon Hannah Arendt, le crime de bureau par soumission à l’autorité: «l’obé- dience» expérimentée par le psychologue Stanley Milgram 2). La personne du médecin —charismatique ou ego-centrée— les mécanismes propres à sa fonction et sa place sociale s’ajoutent à cela pour mener au personnage qu’il a pu et/ou su devenir au sein des instances décisionnelles nazies et de l’univers des camps —dont l’archétype est Josef Mengele— et à la «médecine de sélection» qu’il y a mené, le plus souvent de manière avertie et pensée. 1. Les génocides : une particularité du XXe siècle, nov. 2000, Université de Tous Les Savoirs (UTLS), Paris, Conservatoire National des Arts et Métiers CNAM, série de conférences retransmises par divers médias. 2. H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard 1966 ; S. MILGRAM, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1990 (1974) et le film Obedience produit par Stanley Milgram (Department of Psychology, Yale University), A New York University Film Library, 1974. 156 Anthropologie et Sociologie associées au domaine de la maladie et de la médecine Comme conséquence historique des théories et doctrines totalitaires passées, le code de Nuremberg (ENCADRÉ 8) demeure un moment essentiel car, associé à la Déclaration Universelle des Droits de l’homme (1948), il a permis de poser les bases de réflexion pour l’élaboration d’un code de déontologie (code professionnel), de lois sur l’éthique1 (expérimentation/ essais sur l’homme, conduites des soins, relations médecin-patient) et de structures pour les appliquer (comités régionaux d’éthique, Comité Consultatif National d’Ethique…) ; c’est-à-dire d’une possibilité de s’opposer aux dérives médicales et scientifiques, de préserver les droits de la personne, surtout quand elle est malade, en s’assurant de son consentement volontaire, libre et éclairé. Encadré 8 Le Code de Nuremberg (1947) Le Code de Nuremberg prescrit le respect des règles suivantes lors d'expérimentations cliniques: 1. Il est absolument essentiel d'obtenir le consentement volontaire du malade. 2. L'essai entrepris doit être susceptible de fournir des résultats importants pour le bien de la société, qu'aucune autre méthode ne pourrait donner. 3. L'essai doit être entrepris à la lumière d'expérimentation animale et des connaissances les plus récentes de la maladie étudiée. 4. L'essai devra être connu pour éviter toute contrainte physique ou morale. 5. Aucun essai ne devra être entrepris, s'il comporte un risque de mort ou d'infirmité sauf peut- être si les médecins eux-mêmes participent à l'essai. 6. Le niveau de risque pris ne devra jamais excéder celui qui correspond à l'importance humanitaire du problème posé. 7. Tout devr