Apprendre à penser, parler, lire, écrire PDF

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This book discusses the acquisition of language, oral and written, exploring the theoretical and practical aspects of pedagogy.

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Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 1 Laurence Lentin Apprendre à penser, parler, lire,...

Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 1 Laurence Lentin Apprendre à penser, parler, lire, écrire Acquisition du langage oral et écrit Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 2 © 1998 ESF éditeur Division de la société Reed Business Information SAS au capital de 4 099 168 € 2, rue Maurice Hartmann, 92133 Issy-les-Moulineaux cedex Président : Antoine Duarte Directeur de publication : Antoine Duarte 2 e édition 2009 www.esf-editeur.fr ISBN 978-2-7101-2920-2 ISSN 1158-4580 Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non desti- nées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite » (art. L. 122-4). Cette repré- sentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanc- tionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 3 Pédagogies Collection dirigée par Philippe Meirieu L a collection PÉDAGOGIES propose aux enseignants, formateurs, animateurs, édu- cateurs et parents, des œuvres de référence associant étroitement la réflexion théorique et le souci de l’instrumentation pratique. Hommes et femmes de recherche et de terrain, les auteurs de ces livres ont, en effet, la conviction que toute technique pédagogique ou didactique doit être référée à un projet d’éducation. Pour eux, l’efficacité dans les apprentissages et l’accession aux savoirs sont profondément liées à l’ensemble de la démarche éducative, et toute édu- cation passe par l’appropriation d’objets culturels pour laquelle il convient d’inventer sans cesse de nouvelles médiations. Les ouvrages de cette collection, outils d’intelligibilité de la « chose éducative », don- nent aux acteurs de l’éducation les moyens de comprendre les situations auxquelles ils se trouvent confrontés, et d’agir sur elles dans la claire conscience des enjeux. Ils contribuent ainsi à introduire davantage de cohérence dans un domaine où coexis- tent trop souvent la générosité dans les intentions et l’improvisation dans les pra- tiques. Ils associent enfin la force de l’argumentation et le plaisir de la lecture. Car c’est sans doute par l’alliance, sans cesse à renouveler, de l’outil et du sens que l’entreprise éducative devient vraiment créatrice d’humanité. Pédagogies/Références : revenir vers l’essentiel pour mieux penser l’urgence. Des livres qui permettent de comprendre les enjeux éducatifs à partir des apports de l’histoire de la péda- gogie et des travaux contemporains. Des textes de travail, des outils de formation, des grilles d’analyse pour penser et transformer les pratiques. * * * Voir en fin d’ouvrage la liste des titres disponibles et sur le site www.esf-editeur.fr Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 4 Remerciements J e tiens à remercier toute l’équipe de praticiens-chercheurs de l’AsFoReL et du CRALOÉ pour le soutien et l’enrichissement permanent qu’elle m’apporte, année après année. J’exprime en particulier ma reconnaissance à ceux qui ont bien voulu relire cet ouvrage et formuler leurs remarques constructives : Christiane Baruth, Daniel Bianchet, Marcelle Chambaz, Martine Karnoouh-Vertalier. Enfin, à mon mari et à mes enfants, qui subissent souvent les conséquences d’un travail envahissant, je voudrais dire combien me sont précieuses leur patience et leur active compréhension. Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 5 Sommaire Remerciements............................................ 4 Introduction à la deuxième édition. Dix ans après, y a-t-il du nouveau ?........................ 11 Des recherches.......................................... 11 L’apprentissage de la lecture.............................. 12 Les applications de terrain................................ 13 Une expérience concluante................................ 14 La formation, parlons-en !................................ 15 Avant-propos.............................................. 17 Introduction............................................... 19 1. Le français parlé........................................ 25 Comment parlons-nous ?................................. 26 2. Comment étudier l’apprendre à penser – parler ?............. 31 Historique des travaux................................... 31 Savoir parler............................................ 39 3. Appprendre à penser – parler............................. 41 Le « premier mot »....................................... 43 Enquêter auprès des bébés............................... 44 Apprendre à parler, ce n’est pas apprendre des mots.......... 46 Le parler de l’adulte...................................... 47 L’hypothèse des schèmes sémantico-syntaxiques créateurs.... 48 L’interaction cognitivo-langagière entre l’adulte et l’enfant..... 52 La compréhension....................................... 57 L’intuition de la langue................................... 59 5 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 6 Apprendre à penser, parler, lire, écrire 4. Français oral, français écrit : une même langue.............. 61 Schéma des ensembles énonciatifs......................... 61 La fréquentation par l’apprenant du français « écrivable »...... 62 La narration............................................ 64 Le livre illustré et son texte................................ 65 Passer de son parler à l’écrit de son parler................... 67 5. Apprendre à lire – écrire.................................. 73 Lire.................................................... 73 Écrire.................................................. 76 6. Questions et réponses................................... 79 Quelle différence entre communiquer et parler ?.............. 79 Apprendre à parler, est-ce apprendre la langue « standard » ?.. 80 Quelle est la différence entre les exercices structuraux et ce qui est proposé avec le concept des schèmes sémantico- syntaxiques créateurs ?.................................. 80 Y a-t-il une différence entre langage spontané et langage authentique ?................................. 83 Les enfants s’apprennent-ils à penser-parler les uns aux autres ?...................................... 83 Que penser de l’apprentissage d’une langue étrangère à l’école maternelle ?.................................... 84 Y a-t-il un ordre dans les acquisitions langagières ?........... 85 À quel âge peut-on affirmer qu’il y a retard de langage ?....... 86 Comment les enfants sourds apprennent-ils à parler ?......... 86 Que faire avec des enfants « mutiques » ?.................. 87 Comment aider des enfants bègues ?....................... 87 Un enfant qui a besoin d’un entraînement cognitivo- langagier à l’école maternelle est-il un enfant en difficulté ?.... 88 Interaction langagière au sein d’un petit groupe ou interaction entre un adulte et un enfant : quelle différence ?............. 88 Comment mettre en pratique une interaction individualisée au sein d’une collectivité (famille, crèche, halte-garderie, école maternelle…) ?..................................... 89 Comment s’y prendre avec des apprenants tardifs ?........... 90 Y a-t-il une démarche spécifique pour les apprenants non francophones ?...................................... 90 6 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 7 Sommaire 7. Problématique de l’acquisition du lexique par l’enfant tout-venant depuis la naissance.......................... 93 Que peut-on entendre par « lexique » ?..................... 94 Distinguer lexique et vocabulaire.......................... 94 Lexique et syntaxe....................................... 95 Rôle de la mémoire dans le fonctionnement et l’acquisition du lexique................................. 96 Apparition chez l’enfant des premiers éléments syntactico-lexicaux...................................... 98 Rôle de l’adulte dans les acquisitions langagières du petit enfant.......................................... 99 Quelques exemples du travail de l’enfant pour acquérir le lexique.................................. 101 8. L’intercompréhension dans le dialogue adulte-enfant : une problématique...................................... 105 Intercompréhension mi-verbale, mi-non-verbale.............. 106 Intercompréhension grâce à l’interaction.................... 106 Méprise de l’enfant sur une correspondance signifiant-signifié.. 107 9. Le texte du livre illustré et l’apprendre à parler, lire et écrire de I’enfant.................................. 121 L’apprenti parleur est déjà un apprenti de la lecture et de l’énonciation écrite................................. 121 L’illustration............................................ 122 « Livres illustrés »....................................... 123 L’objectif............................................... 123 Lisons-nous ou ne lisons-nous pas le texte?................. 124 Qui lit des livres aux petits enfants ?........................ 125 Les caractéristiques du texte.............................. 126 La simplicité............................................ 128 Le vocabulaire.......................................... 128 La construction syntaxique................................ 130 Adapter son langage à l’enfant en écrivant comme en parlant... 132 Comment concevoir un texte pour livre illustré............... 132 Conceptions traditionnelles sur l’écrit destiné aux jeunes enfants...................................... 134 Une tribune d’échanges.................................. 135 7 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 8 Apprendre à penser, parler, lire, écrire 10.Le formateur est un chercheur............................. 137 Apprendre.............................................. 139 Un éducateur « compétent » ?............................. 139 Connaître les apprenants................................. 140 L’interaction entre appreneur et apprenant.................. 141 La formation............................................ 142 Proposition de stage destiné aux formateurs d’instituteurs..... 144 ANNEXES Conventions pour la transcription d’enregistrements adulte-enfant (interprétation orthographique)............................ 149 Présentation de la première feuille de transcription........... 149 Transcription............................................ 149 Quelques définitions..................................... 154 Introducteurs de complexité............................... 156 Grille pour l’analyse en catégories syntaxiques d’énoncés..... 157 Guide pour l’analyse d’un livre illustré destiné à être lu par un adulte à un enfant non encore lecteur................ 159 Quelques éléments de bibliographie.......................... 163 8 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 9 Les conditions pour enseigner et apprendre c’est-à-dire comment enseigner et apprendre de telle sorte qu’il soit impossible de ne pas réussir Coménius La Grande Didactique 1657 (Éd. 1992, Paris, Klincksieck, chap XVI, p. 119) Tout ce qu’on prétend enseigner, il faut, suivant l’âge, le présenter de manière à n’apporter que ce qu’il est capable d’apprendre (ibid., p. 121) 9 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 10 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 11 Introduction à la deuxième édition Dix ans après, y a-t-il du nouveau ? I L VA SANS DIRE QUE, DEPUIS DIX ANS, NI LES CHERCHEURS NI LES PRATICIENS- chercheurs ne sont restés inactifs. Des recherches De nombreuses recherches se sont développées pour étudier des aspects de plus en plus variés des modalités de l’acquisition du langage par l’enfant depuis sa naissance, à savoir son appropriation de la langue – ou des langues – en usage dans son entourage. Beaucoup d’études quantitatives et de relevés « pointus » sur tel ou tel phénomène de l’apprentissage. Depuis quelque temps apparaissent éga- lement davantage de recherches qualitatives 1. Parfois aussi des observations de l’interaction langagière entre l’enfant qui apprend à parler et le locuteur expert qui dialogue avec lui. Pour ce qui est des activités du cerveau, bien des travaux de pointe en neuro- sciences sont en cours, mais les plus sérieux d’entre eux s’en tiennent à des inter- prétations limitées. Certaines localisations cérébrales sont même contestées, y compris celle du langage, sans parler de celles qui « prouveraient » qu’un bébé de deux mois est capable de faire une addition ! Certains travaux en sciences cognitives sont très prometteurs, d’autres sont sujets à discussion. Il s’agit de recherches fondamentales qui, pour la plupart, n’ont pas d’incidence sur la pédagogie scolaire. Une exception importante pour- tant : les recherches sur la langue des signes. La langue des signes permet aux enfants sourds d’avoir une langue maternelle, puis de devenir bilingues lorsqu’ils peuvent être initiés à la langue orale qui leur donne ensuite accès à la langue écrite. Les travaux, les formations et les informa- tions se sont multipliés et, fort heureusement, la France est en train de rattraper son considérable retard sur de nombreux pays pour la mise en application généralisée 1. À titre d’exemples, on retiendra les travaux du CRALOE (Centre de recherche sur l’acquisition du langage oral et écrit, université Sorbonne nouvelle), de l’Université Nancy 2, de l’AQRQ (Association québécoise pour la recherche qualitative). 11 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 12 Apprendre à penser, parler, lire, écrire de cet enseignement et de cette pratique. Comme chacun peut le constater, la tra- duction en langue des signes accompagne de plus en plus fréquemment les émis- sions télévisées, les conférences, les cours, les spectacles, etc. La langue des signes est même en train (encore timidement) de devenir une langue vivante à part entière, qui peut par exemple être choisie pour les oraux de certains examens. Un peu partout on peut constater l’expansion des formations en langue des signes aussi bien pour malentendants que pour entendants. L’apprentissage de la lecture Le lieu n’est pas ici d’évoquer les querelles récurrentes sur l’apprentissage de la lecture. Malheureusement, sous diverses formes en réalité peu renouvelées, ces querelles sont toujours identiques. Même si certains « spécialistes » mentionnent l’importance de la maîtrise du langage oral pour accéder à l’apprentissage de l’écrit, le retour au « B.A.BA » et à la technique du déchiffrage ne cesse d’envahir non seulement les publications spécialisées, les méthodes de lecture, les instruc- tions officielles, mais aussi les medias. Au fil des années, la conception de l’apprentissage de la lecture-écriture comme activité cognitivo-langagière, évoquée dans ce livre et dans les précédents, n’a fait que se renforcer grâce aux résultats obtenus concrètement auprès de nombreux apprentis-lecteurs de tous âges. L’essentiel est de toujours commencer par instal- ler l’intuition de ce qu’est l’écrit, son statut, son immuabilité, ses fonctions de communication et d’information. En tout premier lieu, l’apprenant doit acquérir la notion que lire c’est avant tout comprendre. Le corollaire obligé est qu’écrire nécessite l’anticipation de la compréhension du destinataire du texte. Le débutant en lire-écrire ne doit pas appréhender l’apprentissage de la lecture comme un décryptage transformant des signes graphiques en signes sonores, il doit avant tout découvrir un sens, une signification qui lui apportera information, connais- sance, éventuellement – et nécessairement quand il s’agit d’un enfant – plaisir. L’apprenant doit donc d’abord exercer une activité langagière et interprétative avant d’acquérir, dans un deuxième temps seulement, la technique du déchiffrage, bien entendu indispensable. Et tout ceci ne devrait pas se produire prématurément. Nombreux sont ceux qui déplorent que la dernière année d’école maternelle ait tendance à se transformer en « cours préparatoire anticipé ». En effet, s’il est nécessaire de familiariser l’enfant le plus tôt possible avec l’écrit, son statut, son utilité et son agrément pour chacun, de lui faire approcher la « culture écrite », l’apprentissage proprement dit ne devrait pas commencer avant six ans, l’âge prévu institutionnellement en France. 12 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 13 Introduction à la deuxième édition – Dix ans après, y a-t-il du nouveau ? Quant à la préparation à la rédaction écrite, souvent qualifiée de « production écrite », ce que nous avons appelé « dictée à l’adulte » 2, s’est révélé au fil des années une activité préliminaire remarquablement efficace. En dictant à un scrip- teur expert son discours parlé, l’apprenant constate la transformation de sa pen- sée en texte lisible par autrui. Certains éducateurs ont exprimé leur étonnement des effets bénéfiques, souvent très rapides, de cette expérience pour des enfants à partir de 5 ou 6 ans ou même pour des jeunes en difficulté ou des adultes en cours d’alphabétisation 3. Les applications de terrain Qu’en est-il des applications sur le terrain des recherches en linguistique de l’acquisition évoquées dans le présent ouvrage ? Il est encourageant de constater que ces applications se sont multipliées. Plusieurs facteurs ont participé à cette expansion. En premier lieu les besoins des enseignants, surtout à l’école maternelle, sont devenus de plus en plus pres- sants, non seulement en raison du nombre croissant des petits écoliers dont le français n’est pas la langue maternelle mais aussi par le fait que l’importance de la première acquisition du langage oral pour l’avenir de l’enfant est devenue une préoccupation nationale. Il faut cependant souligner que les enseignants atten- dent en vain une information et une formation leur permettant de faire face de manière appropriée à cette demande généralisée. Certains praticiens ont la chance de bénéficier d’une information – ou mieux – d’une formation conforme aux données recueillies par les chercheurs. On doit ces formations, parfois à de rares universités où quelques professeurs ont la géné- reuse audace de proposer un tel enseignement mais, le plus souvent, ce sont des associations qui les dispensent. Les progrès des enfants dans leur apprentissage du langage ont encouragé ces praticiens pionniers à poursuivre des pratiques édu- catives maintenant dûment éprouvées. Soulignons néanmoins qu’il leur faut beau- coup de courage car ils se situent largement à contre-courant. Et c’est ici l’occasion de leur rendre un hommage chaleureusement reconnaissant. La nécessité de l’individualisation, de l’adaptation à chacun, qui est pourtant abondamment évoquée par les chercheurs en sciences de l’éducation, et même dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation nationale, n’est que très difficilement prise en compte dans l’enseignement scolaire ordinaire. Même à l’école maternelle, interagir un moment en présence de toute la classe avec un 2. Dénomination trop souvent utilisée pour de tout autres pratiques. 3. Voir à ce sujet, entre autres, M. Dauriat (1986), M. Guillou (1986), J-M.O. Delefosse (1999) ; L. Lentin et al. Du parler au lire (1977). 13 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 14 Apprendre à penser, parler, lire, écrire enfant seul pour s’adapter strictement à ses caractéristiques et à ses besoins spécifiques, n’est guère en usage dans la pédagogie institutionnelle. Pourtant, répétons-le encore et toujours, chaque individu, qu’il soit en difficulté ou simple- ment en période d’acquisition, a sa façon personnelle d’apprendre. De surcroît, plus l’apprenant est jeune, plus ceci se vérifie. Une expérience concluante L’efficacité de la personnalisation des échanges de l’éducateur avec le petit enfant se révèle parfois étonnante et dépasse souvent les prévisions. Une réalisa- tion intéressante se poursuit depuis bientôt cinq ans à l’initiative de l’AsFoReL (Association de formation et de recherche sur le langage) 4. Il s’agit d’une action périscolaire assurée par des animateurs rétribués, voire par des bénévoles. En accord avec les enseignants, les inspecteurs de l’Éducation nationale, les parents et les enfants, financé par les municipalités qui délèguent un « pilote », le « Coup de Pouce Langage » (Atelier Mieux parler pour ensuite apprendre à lire) s’adresse à des enfants d’école maternelle. Cette activité ne vise pas des enfants présentant une pathologie quelconque mais seulement des enfants ayant un développement langagier limité ou ne rece- vant pas ou peu dans leur milieu de vie le soutien qui leur permettrait d’aborder sereinement l’apprentissage de la langue écrite. On peut ainsi constater qu’une ou deux séances hebdomadaires d’entraîne- ment individuel au langage, au cours d’une année scolaire, se révèlent suffisantes (bilans rigoureux établis scientifiquement) pour faire progresser dans leur appren- tissage du langage et leur rapport aux livres 80 à 90 % des enfants concernés. Ces séances d’entraînement au langage individualisé se présentent sous la forme de dialogues entre un adulte et un enfant. Elles se déroulent dans les locaux scolaires, une à deux fois par semaine à raison de quinze à vingt minutes pour chaque enfant, en dehors des horaires de classe. L’essentiel de l’interaction se situe autour d’un livre illustré dont l’histoire intéresse l’enfant et correspond à ses possibilités langagières du moment 5. Les animateurs qui conduisent ces ateliers ont été baptisés à Angers, ville pilote de l’action, « facilitateurs de langage ». Ils suivent obligatoirement des journées de formation. Elles sont assurées par des intervenants de l’AsFoReL qui se char- gent également du suivi scientifique de l’action. La formation se situe avant le 4. AsFoReL : 6, square H. Sellier 92290 Châtenay-Malabry. Courriel [email protected], site internet httpwww.asforel.com. On trouvera une description détaillée de cette action dans le n° 52-53 de L’acquisition du langage oral et écrit (2004). 5. Quelques titres figurent en bibliographie à la fin de l’ouvrage. 14 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 15 Introduction à la deuxième édition – Dix ans après, y a-t-il du nouveau ? début de l’action, puis en cours et en fin d’année et se poursuit d’année en année pour les mêmes animateurs, permettant mises au point, échanges et éventuel- lement aménagements nécessaires du déroulement des séances d’entraînement. La formation, parlons-en ! 6 Oui, il faut en parler, et d’ailleurs on en parle : demandes réitérées, protesta- tions des enseignants, des parents, des spécialistes. Mais, hélas, sans effet sur une éventuelle mise en œuvre, quelle qu’elle soit. On constate pourtant avec satisfaction que, depuis plusieurs années, les docu- ments publiés par le ministère de l’Éducation nationale 7 insistent expressément sur le rôle primordial de l’école maternelle pour amener l’enfant à la maîtrise de la langue orale avant le début de sa scolarité à l’école élémentaire. La recommanda- tion est claire : cet apprentissage conditionne tout l’avenir scolaire – et civique – de chaque enfant. D’année en année se renouvellent des demandes pressantes, des protesta- tions, aussi bien de la part des enseignants que des familles ou de certains spé- cialistes comme le linguiste A. Bentolila. Celui-ci, chargé par le ministre d’un rapport sur la rénovation de l’école maternelle en 2007, expose avec vigueur cette nécessité. Et pourtant, contre toute attente, aucun projet n’apparaît concernant la formation, qu’elle soit initiale ou continuée, qui préparerait les professeurs d’école maternelle à affronter cette tâche difficile. En effet, cette tâche est difficile entre toutes, la responsabilité en est redoutable. Il s’agit d’un enseignement bien parti- culier qui nécessite, en dehors des qualités requises pour tout enseignement, à la fois des connaissances en linguistique, des connaissances en psychologie sur les caractéristiques et le développement du très jeune enfant et, bien sûr, une culture générale et artistique. On est confondu d’entendre – tout récemment encore – des discours officiels au plus haut niveau niant la nécessité d’une formation poussée et spécialisée, ou même de toute formation, pour les professeurs d’école maternelle. Rappelons que le grand Jean Piaget soulignait un jour que, pour éduquer les plus jeunes enfants, il fallait choisir les éducateurs les plus instruits, les plus fins, les plus délicats, les plus documentés, les mieux préparés et les plus robustes. Il avait raison de 6. Voir page 144, la proposition de formation des instituteurs présentée par L. Lentin en 1986. 7. Entre autres : ministère de l’Éducation nationale (1992) La maîtrise du langage à l’école, Paris, CNDP, BO de l’Éducation nationale (1999), hors-série n° 8, BO de l’Éducation nationale (2000) Hors-série, n° 1 Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire (2002), BO de l’Éducation nationale, hors-série, n° 1 Programmes prévisionnels de l’école maternelle, BO de l’Éducation nationale, n° 24 (2008). 15 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 16 Apprendre à penser, parler, lire, écrire mentionner cette dernière qualité car travailler auprès de tout petits enfants est très fatigant. Françoise Dolto rejoint également cette position : « J’ai tendance à penser qu’à l’instar des pédiatres qui se spécialisent quelques années de plus que les généralistes, les enseignants de maternelle devraient être davantage formés que leurs collègues » 8. Il n’est pas utopique d’affirmer que l’État français réaliserait de considérables économies en prenant les dispositions indispensables pour aider l’école mater- nelle à jouer efficacement le rôle qui lui est confié. Parlons de l’égalité : une for- mation spéciale et adaptée aux besoins réels des enseignants d’école maternelle assurerait à tous les enfants, sauf cas pathologiques graves (très rares) un avenir scolaire sans « difficulté ». Nos expériences, en matière de langage 9, et bien d’autres actions pédagogiques innovantes concernant les premiers apprentissa- ges, ont fait depuis longtemps leurs preuves dans cette perspective. Serons-nous entendus ? C’est à vous, amis lecteurs (enseignants, parents, tous éducateurs et citoyens conscients de l’enjeu) de résister avec nous, de défendre bec et ongles notre école, et en tête notre belle école maternelle. Le dernier mot sera laissé à Philippe Meirieu, qui conclut ainsi son livre Pédagogie : le devoir de résister : « Personne ne prétend que la tâche est facile. Elle requiert détermination et inventivité. Échanges, solidarité et travail en équipe. Elle exige du courage. Et la force de nager à contre-courant. Il ne faut pas avoir peur de la marginalité. Car, plus que jamais et selon la belle formule de Jean-Luc Godard « C’est la marge qui tient la page ». 8. La cause des enfants, R. Laffont, 2005. 9. Voir à ce sujet L. Lentin, Ces enfants qui veulent apprendre. L’accès au langage chez les enfants vivant dans la grande pauvreté, Éd. de L’Atelier – Éd. Quart-Monde, 1995. 16 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 17 Avant-propos L E PRÉSENT LIVRE NE REMPLACE PAS LES TROIS PRÉCÉDENTS, APPRENDRE à parler à l’enfant de moins de six ans, Comment apprendre à parler à l’enfant, Du parler au lire. Il est complémentaire. L’essentiel des thèses de la recherche sur l’acquisition du langage oral et écrit, exposées dans ces ouvrages, demeure mais la réflexion a progressé. La mise en œuvre auprès d’apprenants de tous âges, par de nombreux praticiens et praticiens- chercheurs, a alimenté les recherches théoriques et apporté des expériences dura- bles qui ont permis une avancée non négligeable. Dans notre pays et dans beaucoup d’autres, on a vu, depuis vingt-cinq ans, foisonner les recherches sur le langage de l’enfant, sur l’apprentissage de l’oral et de l’écrit. En outre, les linguistes qui étudient le français parlé ont enfin commencé à trouver place parmi les chercheurs scientifiques, bien qu’il reste beaucoup à faire pour que leurs recherches soient suffisamment reconnues et disposent des moyens nécessaires à ce travail indispensable. Le contexte scientifique ainsi que les expérimentations d’application ont donc évolué depuis 1972, 1973 et 1977, dates de première parution des trois ouvrages précédents 1. On ne peut que s’en féliciter : les travaux de la communauté scienti- fique sont nécessaires à la réflexion de chaque chercheur. Tous sont stimulants, qu’ils soient – ou non – dans la même ligne de pensée. On pourrait estimer que vingt-cinq années constituent une bien longue période pour faire admettre des thèses confirmées et faire passer dans la réalité des pro- positions d’application sur l’apprendre à penser, parler, lire, écrire. Mais ce qui est proposé ici, tout en semblant proche de solutions de simple « bon sens », oblige à rompre avec nombre d’habitudes, d’idées reçues, de pratiques très anciennes, et à résister aux « modes » éphémères qui, dans ce domaine comme dans bien d’autres, viennent trop souvent brouiller la réflexion et la pratique. Sans doute vingt-cinq années ne sont-elles pas suffisantes : la première acquisition du langage n’a tou- jours pas conquis la place essentielle qui devrait être la sienne dans l’analyse – et donc la pratique – des apprentissages premiers. Et le caractère strictement indi- viduel de l’apprendre à penser-parler, puis à lire et à écrire, n’est toujours pas recon- nu comme la condition sine qua non d’un apprendre authentique. 1. Par rapport aux premières éditions, les rééditions successives ont été remaniées et augmentées. 17 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 18 Apprendre à penser, parler, lire, écrire Bien qu’un certain nombre de chercheurs aient mêlé leurs voix, sur la base de travaux sérieux et convaincants, dans le domaine du langage ou dans d’autres – par exemple concernant les mathématiques (S. Baruk, ERMEL, travaux de l’INRP, voir bibliographie), l’individualisation des apprentissages n’est encore évoquée le plus souvent que du bout des lèvres et semble, pour beaucoup, n’être réservée qu’aux apprenants « en difficulté », alors qu’elle concerne en réalité tout un cha- cun. C’est là un problème de fond. Notre époque voit croître – sur le plan national et international – les préoc- cupations suscitées par l’étendue des inégalités devant le savoir et l’insertion dans la société. Il paraît donc important de revenir sur certains aspects fonda- mentaux de l’apprendre. En particulier, il convient d’évoquer les perspectives ouvertes par les travaux en linguistique de l’acquisition portant sur l’apprentis- sage du langage oral et écrit, pour une meilleure compréhension des processus en jeu et ce, chez tous les apprenants, quels que soient leurs origines, leur histoire personnelle ou leur âge. Avis au lecteur Afin de ne pas gêner la lecture, peu d’auteurs ou d’ouvrages seront cités au fil des pages. Le lecteur trouvera une bibliographie en fin de volume. Un classement som- maire par thèmes et quelques commentaires lui apporteront une information sur certains des écrits les plus marquants et les plus facilement accessibles dans le domaine ou dans des disciplines voisines. N’ont été retenus, volontairement, que des ouvrages et articles en langue française. Pour compléter certains passages du présent ouvrage, le lecteur trouvera, en fin de volume, des textes parus antérieurement et devenus introuvables. La présentation des exemples de langage parlé transcrit pourra étonner. Le lecteur voudra bien se reporter aux conventions pour la transcription d’enregistrement adaptées aux nécessités de la recherche et figurant en annexes. 18 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 19 Introduction E N FRANÇAIS, LE MOT APPRENDRE PEUT ÊTRE AMBIGU, PUISQU’IL ÉVOQUE à la fois l’activité de celui qui acquiert un savoir, une maîtrise, un savoir-faire, et l’activité de l’éducateur qui aide l’apprenant dans ses acquisitions. Cette ambiguïté n’est sans doute pas une entrave au projet du présent ouvra- ge, dont l’objet est précisément l’apprendre sous son double aspect. Il importe cependant d’écarter d’emblée ce qui pourrait prêter à malentendu : il ne s’agit pas d’un traité de pédagogie. L’apprenant et l’appreneur seront constam- ment pris en considération en tant que personnes autonomes, interagissant au cours d’activités communes. L’éducateur est responsable face à celui qu’il éduque, conscient de ses responsabilités, capable de s’adapter à chaque cas et à chaque personnalité, apte à tout moment à remettre en cause son action éducative. Quel que soit son statut face à l’apprenant : parent, enseignant, responsable à un titre quelconque (en permanence ou épisodiquement), l’éducateur trouvera ici des informations, des observations, des réflexions, issues de plus de vingt- cinq années de recherche. Un va-et-vient constant entre pratique de terrain et interprétation scientifique des données recueillies étaye une démarche de cher- cheur, seule garantie pour un appreneur d’être en mesure de s’adapter de façon pertinente et efficace à chaque apprenant, tout en adoptant une lucidité stimu- lante à l’égard de son propre fonctionnement mental, intellectuel, affectif et langagier. Apprendre, pour l’appreneur comme pour l’apprenant, est une activité indivi- duelle et créatrice, non une technique plus ou moins mécanique de mémorisation et de répétition. Activité intelligente, aux modalités propres à chacun, l’apprendre est toujours le résultat d’une interaction complexe entre l’apprenant et des per- sonnes, des événements, des idées, la société sous de multiples formes. Chaque apprenant, dans sa spécificité unique et ses valeurs propres, éprouve un besoin vital, non pas toujours de réponses, mais au moins d’offres et de propositions adaptées, ajustées à ses tâtonnements, à ses hypothèses et à ses recherches. Accueillir ce que formule l’apprenant, lui en présenter une utilisation ou une interprétation, qu’il pourra à son tour exploiter en vue d’un fonctionnement maîtrisé et autonome, tel est le travail complexe de l’appreneur, du formateur, qui refuse d’offrir à tous les mêmes formules ou les mêmes conduites standardisées. 19 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 20 Apprendre à penser, parler, lire, écrire Les travaux menés à propos de l’acquisition du langage oral et écrit rencontrent la difficile problématique de cette interaction entre apprenant et appreneur. Des études minutieuses commencent à dégager diverses modalités des échanges qu’exploitent les deux interlocuteurs, montrant ce qui est repris ou n’est pas repris par l’un ou par l’autre dans leurs productions verbales respectives. L’objectif de telles recherches est de tenter de découvrir quelques-unes des lois qui président à ces interactions. Mais il convient de rester extrêmement prudent. En effet, nous ne connaissons pas encore les processus précis des échanges langagiers entre locuteurs experts, nous sommes donc largement ignorants de leurs effets dans l’apprentissage et nous sommes encore loin de conceptions généralisables. S’il ressort nettement de nos travaux que l’apprendre se réalise dans son opti- mum en situation d’interaction duelle, il apparaît non moins clairement que tous les enfants (tous les individus ?) aiment apprendre, veulent apprendre. Un apprentis- sage en interaction ne signifie nullement « préceptorat », « soutien » ou « rééduca- tion », il s’agit seulement de l’apprendre tel que chacun le développe, dans tous les domaines. Apprendre qui ne peut engendrer d’échec, chaque apprenant progressant par rapport à lui-même et non par rapport à quelque norme prédéterminée. Est-il nécessaire de rappeler que, si l’on a le souci de réduire les inégalités criantes qui existent entre les apprenants, l’école est sans conteste le lieu où chaque enfant devrait rencontrer des échanges humains, à la fois affectivement riches et intellectuellement ajustés à sa personnalité et à son expérience, qui seuls lui permettent d’apprendre. Serait-il rétrograde d’avancer qu’aucun ordinateur ne saurait assumer seul cette tâche ? Notre point de vue est anthropologique : l’homme, seul parmi les êtres vivants, est doué de la capacité, créative à l’infini, de penser et de parler. Depuis une époque récente de son évolution (six mille ans environ) il a acquis, dans certaines sociétés, la possibilité de lire et d’écrire. L’équipement génétique de l’être humain comporte, entre autres fonctions « supérieures », la fonction langage. Particularité biologique, la fonction langage constitue chez l’être humain la possibilité intelligente d’accompagner, grâce à une activité autonome, un acte cognitif ou un enchaînement d’actes cognitifs d’une suite verbale porteuse de signification : l’énonciation orale ou écrite. La capacité intellectuelle (incluant l’activité affective) de l’homme est d’une complexité extrême. À partir de matériaux que puisent ses sens dans l’univers qui l’entoure, chaque individu crée en permanence de nouvelles combinaisons, de nouvelles mises en relation, générées par le fonctionnement de son cerveau, ou ce qu’on appelle désormais plutôt son système nerveux central. Chacune de ces créa- tions est originale et unique, le nombre en est donc potentiellement infini. 20 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 21 Introduction Les chercheurs des neurosciences et de la génétique apportent des informa- tions scientifiques sur le fonctionnement du système nerveux central, tout en rap- pelant constamment que leurs connaissances dans ce domaine sont encore réduites, même si leurs travaux des vingt dernières années ont permis une avan- cée notable. Il n’est pas possible de développer dans ces pages cet aspect essentiel du domaine abordé ici. Mais il est souhaitable que le lecteur puise le complément indispensable dans les ouvrages des spécialistes. Un petit nombre de références dans la bibliographie en fin de volume guidera un premier choix. On trouvera tou- tefois ci-après quelques citations de « spécialistes » du cerveau, dont les propos peuvent utilement alimenter notre réflexion sur l’apprendre. Il peut en effet paraî- tre frustrant de constater que la nature exacte de l’activité cognitive reste encore aussi mystérieuse. Il est cependant important d’accepter de ne pouvoir (provisoi- rement ?) tout expliquer, tout comprendre du fonctionnement mental. « Je prononce le mot “cerveau”. Cette action est l’aboutissement audible d’un processus complexe qui inclut l’image mentale que j’ai de l’objet cerveau, la recherche du mot cor- respondant dans mon lexique, l’utilisation de règles phonologiques et la mise en jeu des muscles de mon tractus vocal pour produire les phonèmes qui le constituent. Enlevons par l’imagination tous les mécanismes nerveux qui ont permis le déroulement de ces opérations et qui font que le mot a finalement été prononcé. Que reste-t-il ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’une activité cognitive sans le cerveau qui, en définitive, la fabrique ? Ces questions montrent bien l’intimité des relations qui unissent activité cérébrale et cognition. Paradoxalement, pourtant, la connaissance que nous avons du fonctionnement nerveux après un bon siècle de recherches ne nous éclaire encore que très peu sur la nature de ces relations. » M. Jeannerod, Le courrier du CNRS, 1992. « On dit volontiers du cerveau qu’il est “complexe”. Cette difficulté à voir et à comprendre ne peut que constituer un atout supplémentaire à la diversification des approches de la recherche. La complexité n’est pas la complication 1. Si le cerveau n’était que compliqué, il suffirait de la description précise de chacun des morceaux du puzzle pour comprendre l’ensemble. Or, nulle description précise des cheminements d’ions à tra- vers la membrane neuronale ne fournira une définition de la pensée, encore moins une explication causale du phénomène; pas plus que les lois de la physique ou de la chimie ne permettent à elles seules de comprendre les causes de la disparition des dinosaures. La complexité est beaucoup moins simple que la complication. Pour chaque niveau d’in- tégration, de l’ion au corps, du corps à la personne, elle implique de nouveaux outils, de nouvelles questions, de nouvelles manières de formuler les réponses. Il y a dans le cer- veau 15 à 20 milliards de cellules nerveuses, des centaines de milliards de cellules non neuronales et des centaines de milliards de synapses. Nul n’oserait fournir des chiffres 1. Tout ce qui est souligné dans les citations l’est par moi, L.L. 21 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 22 Apprendre à penser, parler, lire, écrire précis mais l’on sait que, même en s’en tenant au cas des neurones, il est impossible de parvenir jamais à une description précise des interconnexions qui s’établissent lors des actes de la vie courante. Ne serait-ce qu’en raison de l’extrême importance de la varia- bilité individuelle dans ce domaine. » M. Sicard, Le cerveau dans tous ses états, 1991, p. 12-13, introduction. J.-P. Tassin, directeur de recherche à l’INSERM, répond à une question concer- nant les grands champs actuels de questionnements sur le cerveau : « Je crois que l’on ignore plus de choses que l’on en sait à propos [du cerveau]. Deux questions me semblent très importantes. La première, fondamentale, concerne la mémoire, car on ne sait pas du tout comment le cerveau parvient à stocker l’informa- tion de façon aussi longue. Les modèles actuels ne permettent d’expliquer le maintien de circuits privilégiés que pendant des périodes qui vont de quelques minutes à plusieurs jours. Pour comprendre comment des souvenirs résistent plusieurs années, il faudra probablement trouver d’autres mécanismes. » Dans M. Sicard, 1991, p. 168. Autre question : « Ne pensez-vous pas que la question : “Qu’est-ce qu’un acte d’apprentissage ?” pourrait constituer une question fédératrice simple des domai- nes impliqués dans le champ des sciences cognitives ? » Réponse de Michel Imbert (directeur du Département des neurosciences de la vision à l’Institut des neurosciences, CNRS-Université Paris V) : « Il s’agit là d’une question très vaste. Tout dépend du niveau auquel on se place. Lorsqu’il s’agit d’apprentissage, on peut aller jusqu’à s’intéresser aux mécanismes cellulaires, ou même subcellulaires, impliqués dans l’apprentissage. Dans tout appren- tissage, il faut qu’il y ait au niveau des cellules, au niveau des synapses, des modifi- cations durables, qui s’expriment par exemple dans la force qui relie les éléments d’un circuit. Cette démarche, qui consiste à descendre de plus en plus bas dans l’analyse, est dite, souvent de façon péjorative, réductionniste ; elle caractérise en fait toute démarche scientifique positive. Mais c’est vrai que l’on peut également s’intéresser à l’apprentissage à un autre niveau, beaucoup plus élevé : comment apprend-on à écrire, comment apprend-on à trouver son chemin dans une ville nouvelle, etc. Le danger serait de penser que, parce que l’on a à sa disposition quelques mécanismes cellulaires bien décrits et bien clairs, on va pouvoir les appliquer immédiatement à des apprentissages complexes, du type “apprendre à jouer du piano, apprendre à réciter un poème”. Voilà le réductionnisme dans sa forme caricaturale. C’est la forme de réductionnisme qu’on ne saurait admettre, qui consiste à dire : “On va expliquer quelque chose de complexe en se contentant de décrire des éléments plus simples”. L’explication n’est pas transitive. Ce n’est pas parce que vous connaîtriez tous les atomes (ou des quarks, ou des neurones, ou des transmetteurs, etc.) que vous 22 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 23 Introduction comprendriez pour autant ce qui se passe dans votre cerveau lorsque vous identifiez un visage familier. Ce n’est pas parce que vous savez que l’eau est composée d’oxygène et d’hydrogène, que vous pouvez comprendre pourquoi elle désaltère, pourquoi elle glisse sur une surface lisse… Il y a des propriétés de l’ensemble qui ne sont pas la som- me des propriétés des éléments constitutifs. Ceci est bien banal. Je pense qu’à chaque niveau d’organisation, il doit y avoir une relative autonomie dans les moyens d’investigation et dans les outils conceptuels, ainsi que dans le type d’expli- cation qui est donné. Dès lors, je pense que le fait de connaître l’ensemble du système nerveux et même de connaître le comportement de chacun des neurones particuliers dans notre cerveau ne sera pas suffisant pour comprendre les comportements. Même s’il était possible de connaître l’ensemble des mécanismes nerveux, ce qui n’est sûrement pas possible, cela ne suffirait pas pour comprendre pourquoi ce soir j’ai envie d’aller au cinéma. » (ibid., p. 188-189). Question : « Quels sont, selon vous, les grands domaines d’ignorance concer- nant le fonctionnement du cerveau ? Quelles sont les questions actuelles qui vous semblent les plus importantes ? » Réponse d’Alain Prochiantz (directeur Unité de recherche associée CNRS-ENS sur le développement et l’évolution du système nerveux à l’École normale supé- rieure) : « Certainement la morphogénèse, pour le cerveau comme pour les autres organes. La mise en place de lignages cellulaires, la migration cellulaire, sont mal connues. On ne comprend pas grand-chose non plus à la mort cellulaire qui est un phénomène massif dans le cerveau. Nos connaissances en ce qui concerne l’établissement des connexions restent très limitées. Quant à son fonctionnement ! » (ibid., p. 132). Question : « Est-ce que l’inconscient ce n’est pas seulement de la mémoire et du souvenir ? » Réponse de J.-D. Vincent (professeur de physiologie et directeur de l’Unité de neurologie intégrative de l’INSERM à Bordeaux) : « Donner à l’inconscient une spécificité au sens où l’entend Freud, l’envisager comme une espèce d’appareil psychique qui fonctionnerait sous l’instance consciente me paraît trop simplificateur. Je crois qu’il faut laisser à l’inconscient tout ce qui n’est pas conscience, c’est-à-dire le travail du cerveau quand il n’y a pas la conscience. La conscience repré- sente finalement très peu de chose par rapport à toutes les activités du cerveau. En général, lorsque je choisis, je ne me dis pas que je vais faire tel ou tel choix qui aura telle ou telle conséquence. La plupart du temps, mon choix est déjà fait, bien avant que la conscience intervienne. Mais dès que je le formule, que j’en ai une représentation, j’en fais un phénomène de conscience. La conscience de la représentation se surajoute donc à l’acte de choisir. » (Ibid., p. 214). 23 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 24 Apprendre à penser, parler, lire, écrire Ces considérations sur le choix sont en particulier à prendre en compte lors- qu’il s’agit de la création langagière chez tout locuteur. « […] Le cerveau de l’homme est un immense réservoir de représentations, que l’indi- vidu acquiert à la fois de la collectivité et de son expérience propre de sujet et qui vont être structurées et organisées par l’imaginaire. » (Ibid., p. 221). La fonction langage est une fonction mentale. Y a-t-il langage sans pensée ? Y a-t-il pensée sans langage ? Interrogation des hommes depuis la nuit des temps, interrogation sans réponse… Le point de vue adopté ici est que pensée (au sens le plus large, englobant toute activité mentale et affective) et langage verbal (oral ou écrit) sont indissociables. Élément essentiel du patrimoine génétique humain, la fonction langage n’est pourtant, du point de vue biologique, qu’une virtualité. La possibilité de penser- parler ne peut être acquise que grâce à l’expérience procurée à l’individu par sa vie dans une société humaine, pensante et parlante, quelle qu’elle soit. Innée la fonc- tion, acquise la capacité. C’est pourquoi Henri Wallon a pu qualifier cette fonction de « biologico-sociale ». Remarque importante : cette fonction mentale propre à tous les humains peut se réaliser dans des parlers innombrables, dont chacun est utilisé par un groupe de personnes plus ou moins étendu. Ce qu’on nomme (souvent abusivement) langue maternelle peut être n’importe lequel de ces parlers, à condition qu’il soit utilisé par les personnes plus âgées que lui qui parlent au bébé depuis sa naissance. Ce parler n’est donc pas obligatoirement une « grande langue ». Il peut s’agir aussi bien d’un patois, d’un dialecte, d’un créole, d’une variante argotique, d’un sabir (langage constitué d’emprunts), etc. Le système cognitivo-langagier se met en fonctionnement en même temps que l’enfant découvre le monde et qu’il se découvre lui-même, grâce à la médiation verbalisée de ses adultes. L’enfant apprend à parler en apprenant à observer, à rai- sonner, à réfléchir, à argumenter, à expliciter ce qu’il vit, ce qu’il expérimente, ce qu’il ressent, ce qu’il pense. Il apprend à verbaliser la signification. Il importe de souligner ici que cet apprendre – qui est fondamental pour tout le devenir de l’individu, on le sait – se réalise sans que l’apprenant en prenne cons- cience, sans qu’il y ait à proprement parler de « leçons » de pensée ou de langage. Lorsqu’on apprend une langue étrangère au contraire, il arrive qu’il y ait réflexion consciente sur la verbalisation, l’apprenant recourant parfois à une traduction de sa langue maternelle ou à des comparaisons entre les deux langues. Tel n’est pas le cas pour le premier apprentissage du langage et là réside l’une des difficultés majeures de notre analyse du processus apprendre, des modalités de l’action de l’appreneur et des caractéristiques de l’interaction langagière entre les deux interlocuteurs. 24 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 25 1 Le français parlé P OUR ÉTUDIER LES PROCESSUS DE LA PREMIÈRE ACQUISITION DU LANGAGE, il est nécessaire de définir clairement l’objet même de l’apprentissage auquel va se livrer le débutant. Il ne sera question ici que de l’acquisition du langage se réalisant dans la langue française. Mais quelle langue française ? Il faudrait essayer de prendre conscience des caractéristiques du français (des français ?) auquel est confronté l’apprenti-parleur car – nous ne le répéterons jamais assez – celui qui apprend n’invente rien, il ne peut que travailler les productions langagières des locuteurs qui lui parlent. L’état actuel des connaissances ne permet pas de prendre en compte ce qui serait une description (sinon une grammaire) du « français tel qu’on le parle ». Il convient toutefois de ne pas négliger ce que l’on sait du français parlé ni surtout les recherches actuelles qui le concernent (voir la bibliographie, notamment C.B. Benveniste). En effet, il est fréquent de voir attribuer à l’enfant des particularités langagières – baptisées « fautes » – qui en réalité sont d’un usage courant chez tous les fran- cophones dans certains contextes, comme le montrent amplement les travaux des spécialistes et aussi une écoute attentive des conversations de nos contemporains. Quelques exemples : moi, je vais à l’école Cette reprise du pronom sujet de première personne est souvent interprétée comme révélateur de ce qui serait l’« égocentrisme » du jeune enfant. L’écoute d’un entretien quelconque entre adultes francophones montrera rapidement que ce double sujet est d’un emploi extrêmement fréquent, sans pour autant devoir être interprété comme l’expression d’un « narcissisme » du locuteur. mes frères, i(ls) veulent pas me prêter leurs camions 25 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 26 Apprendre à penser, parler, lire, écrire Cet énoncé contient trois « entorses » aux règles de l’écrit, phénomènes cou- rants dans le parlé de tout francophone : 1. Reprise du sujet « mes frères » par le pronom de troisième personne du plu- riel. 2. Prononciation de i pour ils. 3. Négation exprimée par pas et non par ne pas. Un exemple entre mille, pris au vol dans les propos d’une institutrice d’école maternelle adressés à l’ensemble des enfants de sa classe : Simon, i(l) veut peindre mais, vous savez, les mamans elles vont bientôt arriver, on va pas commencer à peindre maintenant. Nous retrouvons les « entorses » signalées plus haut, en y ajoutant le on uti- lisé comme pronom personnel première personne du pluriel qui – n’en déplaise aux puristes – sont courantes dans le français parlé de tout un chacun, quelle que soit sa culture. Ces usages ne sont pas à rejeter, mais ils ne sont pas non plus à ériger en règles. Il faut seulement admettre que tout locuteur « compétent » dispose de diverses variantes, parmi lesquelles il choisit suivant ses besoins, qui dépendent de ses habitudes, de ses goûts, de ses humeurs et surtout du contexte (caracté- ristiques de la situation et de son (ses) interlocuteur(s)). Nous reviendrons plus longuement sur cet aspect fondamental au chapitre 3. Citons seulement un exemple, également pris au vol dans les propos de la même institutrice, au cours de consignes adressées collectivement aux enfants de sa classe, qui montre que les « entorses » ont disparu : Maintenant les filles marchent deux par deux et les garçons ne marchent pas deux par deux, ils marchent un par un. Un même locuteur construit des formulations différentes, pratiquant un choix non conscient parmi les possibilités langagières dont il dispose, suivant ses besoins adaptés au contexte. Comment parlons-nous ? Qui que nous soyons, quelle que soit notre formation, avons-nous conscience des caractéristiques du français que nous parlons ? La réponse est sans risque d’erreur : non, mis à part quelques linguistes et quelques personnes qui ont été amenées à s’entendre parler, grâce à des conver- sations familières enregistrées au magnétophone, réécoutées et analysées. 26 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 27 Le français parlé Certes, nous ne croyons pas « parler comme des livres » toujours et en toutes cir- constances mais nous ne sommes pas conscients de nous exprimer fréquemment dans des formulations qualifiées par les spécialistes qui les analysent d’agrammati- cales, de désyntaxisées, disloquées, ou simplement présentant des configurations propres à l’oral et que nous n’utiliserions en aucun cas à l’écrit. Il y a, en général, une différence notable entre la représentation que se fait un francophone de la langue qu’il parle et la langue qu’il parle réellement (on excep- tera nombre d’Africains francophones qui, eux, parlent constamment une langue normée). On pourrait citer d’innombrables exemples pris sur le vif. Je n’en choisirai que quelques-uns, laissant au lecteur le soin d’en collecter d’autres ou d’en glaner dans les ouvrages spécialisés, notamment dans ceux qui figurent en bibliographie. Toute honte bue, je commencerai par me citer moi-même. Avant de commencer les enregistrements destinés à mes recherches, voulant expérimenter mon pre- mier magnétophone, je le mis en route au cours d’un repas familial. L’écoute qui suivit fut cruelle ! Je m’entendis dire : (au moment du dessert, où circulait la corbeille de fruits) – Moi pomme non (puis, au cours de la conversation à bâtons rompus) – Tout de même les bébés un peu de fièvre c’est souvent et – I(l)s ont pas fleuri les boutons hein aux iris Sans commentaire ! Exemples relevés au cours d’émissions de radio ou de télévision : Un musicologue, au sujet d’un guitariste et de son coéquipier : – ils ont fait des tournées à partir de 52 tous les deux européennes Un universitaire : – C’est le cas du Centre de la Recherche par exemple Scientifique – Quand j’ai entendu l’orateur précédent jusqu’où il allait j’ai dit ça va Quelques formulations, notées au cours de conversations de francophones, tous titulaires de diplômes universitaires élevés : – Pas intéressant ce livre – Mon oncle ? un célibataire endurci – En vacances elles sont toutes les deux – Trois fois par jour ils se baignaient – Lui à la campagne il va aller 27 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 28 Apprendre à penser, parler, lire, écrire – Hier pas moyen de travailler – J’en ai une de casquette – Même pas la soupe elle a mangé – Ma voisine son père son jardin eh ben pas un légume etc. L’étude du français parlé prend en compte, plutôt que des règles, l’usage que font de leur langue les francophones. Le français est une langue vivante, c’est dire que ceux qui le parlent et l’écri- vent lui donnent vie, donc le font changer. Sans traiter ici la considérable problé- matique de ce changement (dont on ne sait que rarement l’origine : les acteurs en sont-ils les enfants, les jeunes, les médias… ?), donnons quelques exemples de l’évolution syntaxique ou lexicale de notre français. La négation, à l’oral, s’exprime de plus en plus souvent par le seul élément pas, et ce quel que soit le degré de culture du locuteur, de l’illettré à l’académicien (mais oui ! vous pouvez vérifier vous-même, en ouvrant vos oreilles). À noter que l’histoire de la langue nous montre qu’il n’y a pas si longtemps l’expression de la négation en français écrit ne comportait que l’élément ne. La forme interrogative est de plus en plus fréquemment exprimée par la seule intonation, sans inversion du verbe et du sujet. Exemples : Tu viens ? Vous voulez manger ? etc. Le complément se transforme également : que veulent-ils ? devient ils veulent quoi ? etc. Il y a une raréfaction de l’utilisation orale du passé simple, à l’exception de certaines régions ou de certains récits. On constate une quasi-disparition de l’emploi oral (et même, pour beaucoup, à l’écrit) de l’imparfait du subjonctif. Il faudrait aussi évoquer les mots nouveaux, issus de l’évolution du monde et notamment de la technologie ou du sport. Si nos ancêtres revenaient, comment comprendraient-ils les mots chaîne, cassette, fusée, les verbes assurer, se planter, gonfler, jeter, sucrer, galérer ou les innombrables troncations du type « p’tit déj », « 5 heures du mat », « appart », « intro », « instit », « info », « compile », « perso »… Raréfaction également de l’emploi des relatifs dont et lequel, ce dernier par- ticulièrement malmené par tout un chacun et très souvent mal accordé. Exemples : L’histoire auquel se réfère l’auteur (un écrivain au cours d’un entretien radiophonique) La femme duquel il s’était séparé (journaliste, informations radiophoniques) Une langue dans lequel les plus grands chants ont été composés (un ministre de l’Éducation nationale, au cours d’un entretien télévisé). 28 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 29 Le français parlé De nombreuses expressions changent de sens au cours du temps. Un exemple : Lorsqu’on parlait autrefois (il n’y a pas si longtemps) d’un objet très coûteux, on disait qu’il coûtait les yeux de la tête, il coûte maintenant la peau du dos (ou des fesses, ou du cul !). On pourrait écrire des volumes sur les changements de la langue, ainsi que sur les « modes verbales » : au niveau de (employé à tort et à travers), bon ou disons ou je dirais ou comment dire, ou en fait, remplaçant le n’est-ce pas des orateurs d’antan… tous les mots emphatiques comme super, géant, génial… ou péjoratifs comme glauque ou nul… Les linguistes spécialisés dans l’étude du français parlé, et – d’une autre façon – les linguistes de l’énonciation étudient ce fonctionnement de la langue, consi- déré comme non standard. N’est-il pas finalement « standard » si les francopho- nes, dans leur plus grand nombre, l’utilisent ? Ce que l’on peut affirmer, bien entendu, c’est qu’il ne s’agit pas de français communément accepté à l’écrit. Contrairement à ce que certains affirment, il ne peut être question d’un quel- conque code oral, qui serait opposé à un code écrit, puisque les recherches concernant le français parlé (syntaxe, morphosyntaxe, lexique, énonciation, sans parler de l’intonation) sont très loin d’analyses et de descriptions susceptibles d’aboutir à une codification, à une grammaire. Quant au français écrit, s’il obéit à un certain nombre de règles, il reste infini- ment varié et variable, suivant les styles choisis et la personnalité du scripteur. Il ne répond pas non plus à ce qu’on peut appeler un code. Nous verrons plus loin que la conception adoptée ici est celle d’une absence d’opposition entre les variantes du français oral et les variantes du français écrit, écartant de ce fait toute rupture entre les différentes variantes de la langue, et donc dans leur apprentissage. 29 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 30 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 31 2 Comment étudier l’apprendre à penser – parler ? A PRÈS LES TRAVAUX DE QUELQUES « PRÉCURSEURS » DE LA FIN DU SIÈCLE dernier et du début de ce siècle 1, l’étude de la première acquisition du langa- ge par l’enfant est à présent menée à travers le monde depuis plus d’un quart de siècle par de nombreux chercheurs : psychologues, psycholinguistes, psychana- lystes, généticiens, neurobiologistes, anthropologues, cognitivistes, sociolinguis- tes, linguistes. Courants de pensée, théories du langage, théories de l’apprentissage, et même conceptions philosophiques ou métaphysiques diffèrent, voire divergent. Variées aussi les méthodes d’observation, de recueil des données, d’analyse des faits réunis. Il paraît donc nécessaire d’évoquer sommairement les méthodes de travail mises au point et les vues théoriques prises en compte, au fil des années, pour les recherches qui aboutissent aux propositions du présent ouvrage. Il s’agit de travaux en linguistique de l’acquisition, « linguistique de terrain » (donc science expérimentale). Historique des travaux Une double question m’était posée, lorsqu’en 1969 j’ai pu me consacrer « à plein temps » à des recherches concernant l’acquisition du langage (voir L. Lentin, 1971, 1975) : 1. Est-il possible de faire progresser la connaissance du processus d’acquisi- tion du langage par l’enfant ? 2. Peut-on déceler des causes, extérieures au sujet lui-même, qui provoquent les importantes différences de fonctionnement langagier que l’on constate entre les apprenants, dont l’une des conséquences est l’échec scolaire dès l’apprentissage de la lecture ? 1. Cf. J.M.O. Delefosse, Sur le langage de l’enfant. Choix de textes, L’Harmattan, 2009. 31 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 32 Apprendre à penser, parler, lire, écrire La problématique était vaste et il n’existait à l’époque que très peu de travaux proposant des méthodes d’investigation, du moins pouvant convenir à mon projet. D’emblée étaient écartés les tests ou les questionnaires standardisés suppo- sant des réponses attendues, la « bonne » et la « mauvaise » et visant à dégager des normes de développement. Observer, en vue de les comprendre ou au moins de tenter de les analyser, les phénomènes en jeu dans un langage en voie d’acquisition supposait, à mes yeux, une récolte de données en contexte authentique de production langagière, dans des situations de vie quotidienne, au cours de conversations familières. Un choix s’imposait : la méthode dite du corpus, qui n’avait été utilisée que par quelques rares chercheurs. Elle était généralement peu appréciée et même parfois sévèrement critiquée. De nombreux chercheurs de l’époque, en linguistique ou en linguistique appliquée, estimaient impossible un travail scientifique portant sur un recueil d’échanges langagiers authentiques, en situation. N’étaient rigoureuses, à leurs yeux, que les analyses d’exemples pris dans les productions verbales du chercheur lui-même, ou dans des constructions fabriquées pour la démonstration. La méthode du corpus, maintenant réhabilitée, consiste à recueillir un maxi- mum de productions langagières au cours de dialogues coutumiers, pour ensuite, après transcription (s’il s’agit d’enregistrements au magnétophone), choisir les faits à observer (les observables) et mettre au point des procédures d’analyse adaptées. Dès le début, une décision a été prise (qui à l’époque constituait une originalité) : l’enregistrement, la transcription, l’analyse, concerneraient obligatoirement non seulement les énoncés de l’enfant mais aussi les énoncés de l’adulte. Une des hypothèses de départ était que l’enfant ne peut apprendre à penser- parler que grâce au parler qu’il reçoit de ses interlocuteurs. Il paraissait donc inadéquat de limiter des investigations aux seules productions langagières de l’enfant (ce qui était – et est encore malheureusement – trop souvent la pratique des chercheurs du domaine). Les dialogues entre un adulte et un enfant étaient recueillis dans des contex- tes variés, dans des situations quotidiennes. Deux remarques au sujet du corpus ainsi établi : 1. N’avoir pas rencontré une occurrence d’un mot, d’une forme, d’une construc- tion, etc. n’implique pas nécessairement que l’élément en cause n’appar- tient pas au système langagier du sujet. 2. À ne pas respecter la remarque 1, on risque de sous-estimer le système lan- gagier. Mais le risque symétrique existe : attribuer au système langagier de l’apprenant un élément qui n’est pas encore en fonctionnement permanent, sur la foi d’une seule occurrence rencontrée dans un corpus. 32 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 33 Comment étudier l’apprendre à penser – parler ? Exemple : L. (2 ans 8 mois) dit : moi j’ai une copine qui joue aux billes Cet emploi du qui relatif apparaît isolé dans un corpus assez abondant de la même époque ; de nombreux énoncés tels que : moi j’ai vu un chien il avait pas d(e) queue montrent que l’usage du qui relatif ne fait pas encore partie de façon stable du sys- tème de production langagière de L. La conséquence commune à ces deux remarques est que l’analyse interne des corpus doit être complétée par un appel à de nouveaux échanges langagiers chaque fois qu’apparaît un point litigieux relativement au système langagier du sujet. La récolte Il fallait donc entreprendre une récolte, la plus abondante possible, de langage de jeunes enfants. À l’époque, l’usage du magnétophone commençait seulement à se répandre et mon équipement était des plus rudimentaires. Mais il ne pouvait être question de se passer de ce moyen extraordinaire de disposer de documents plus fiables que des notes et exploitables à l’infini. Les enregistrements ont été et sont toujours accompagnés de notes écrites, compléments indispensables portant sur leur contexte : situation, événements non perceptibles dans l’enregistrement, toutes informations sur le sujet enregis- tré, ses relations avec son interlocuteur, les paramètres affectifs et émotionnels… La pré-recherche porta sur une soixantaine d’enfants « tout-venants » entre 3 et 6 ans, enregistrés dans une école maternelle de la région parisienne. Les ensei- gnantes, directrice en tête, le personnel de service, le personnel spécialisé, accueillirent le projet avec générosité, en dépit des inévitables perturbations causées par un travail qui faisait irruption dans la vie quotidienne de l’école. Leur aide ne s’est jamais démentie et je leur en garde une profonde gratitude. Les échanges au jour le jour avec des praticiens de terrain, qui accompagnent le chercheur et participent à sa réflexion, sont l’une des essentielles garanties de la qualité d’un tel travail de recherche 2. Que chercher ? Le corpus récolté était considérable : la soixantaine d’enfants avaient été enre- gistrés au cours de dialogues avec des adultes pendant toute une année scolaire, pour certains plusieurs fois, au cours de séances de quinze à trente minutes. 2. On lira avec profit sur ce sujet : E. Canut, Apprentissage du langage oral et accès à l’écrit. Travailler avec un chercheur dans l’école, 2006, SCEREN CRDP d’Amiens. 33 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 34 Apprendre à penser, parler, lire, écrire La transcription effectuée sur cette première récolte de langage enfantin et de langage adressé par des adultes à des enfants a nécessité la mise au point d’une méthode de travail, élaborée et modifiée en fonction des difficultés rencontrées. La description de la méthode adoptée figure en annexe (conventions de trans- cription). Embrasser toute l’acquisition du langage n’est pas possible. Toutefois aucun choix a priori n’avait précédé ce premier recueil de données quant au domaine pré- cis à explorer plus particulièrement. Il s’agissait donc, dans un premier temps, de déterminer ce qui apparaîtrait comme central et en conséquence permettrait de formuler des hypothèses ou même des réponses aux questions posées. Une première exploitation du corpus a porté sur le recensement du vocabulaire de chaque enfant. Pourrait-on déceler des différences dans la maîtrise du langage à partir du trésor lexical dont dispose chaque enfant ? Le résultat a été négatif. La comparaison d’enfants donnant l’impression de « parler bien » avec des enfants donnant l’impression de « parler mal », portant sur un décompte du vocabulaire attesté dans le corpus, révélait un nombre sensiblement égal de « mots » connus. Les « mots » des uns n’étaient pas nécessairement les « mots » des autres : chacun dispose du vocabulaire que lui apporte sa propre expérience, verbalisée par ceux qui l’entourent 3. Un autre dépouillement a eu pour objet l’observation de l’emploi des marques grammaticales : masculin-féminin, singulier-pluriel, conjugaison des verbes, etc. Là non plus, aucune différence significative n’apparaissait entre les enfants. Chez les uns, aussi bien que chez les autres, on pouvait entendre : (1) j’ai (ou j’es) tombé (= je suis tombé) (2) ils sontaient (= ils étaient) (3) je va (ou je vas) (= je vais) dans la cuisine (4) ma sœur i (= elle) viendait (= venait) avec moi (5) les autres i (= ils) veut (= veulent) pas sortir (1) Se comprend facilement, puisque l’enfant entend souvent ses interlocuteurs lui dire « tu es tombé » (ou même « t (u) es tombé ») et que, de plus, beaucoup de passés composés se conjuguent avec l’auxiliaire avoir (ex. j’ai sauté). 3. Voir à ce sujet, en fin de volume : L. Lentin, Problématique de l’acquisition du lexique par l’en- fant tout-venant depuis la naissance. 34 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 35 Comment étudier l’apprendre à penser – parler ? (2) L’imparfait du verbe être est ici formé à partir du modèle des verbes du premier groupe (ils sautent/ils sautaient ; ils sont/ils sontaient). (3) Aller, verbe irrégulier, est conjugué comme un verbe régulier (je parle, tu parles ; je va, tu vas). (4) Les enfants emploient souvent il pour elle. On remarquera qu’au pluriel, en fran- çais, le masculin l’emporte toujours, que ce soit pour les pronoms ou pour les adjec- tifs ; l’imparfait du verbe venir semble ici formé à partir du présent vient. (5) Il n’y a pas d’accord du verbe avec le sujet pluriel. Songeons que, à l’oreille, on n’entend pas de différence entre il mange et ils mangent, d’où la fausse hypothèse de l’enfant. Les incorrections de ce type sont souvent décrites comme des « fautes intelli- gentes » de l’apprenant. Notons qu’il est généralement tout à fait illusoire de vou- loir les corriger. Elles disparaissent peu à peu, à mesure que l’apprenant acquiert l’intuition de la langue, à travers une expérience verbale riche et diversifiée en réception et en production. Cette évolution se réalise inconsciemment dans le fonctionnement langagier de l’apprenant, qui ne pourra raisonner que bien plus tard sur les marques grammaticales. Linguiste et aussi ancienne enseignante formée aux conceptions « classiques » de l’enseignement du français, j’ai poursuivi méthodiquement l’examen de l’emploi par les enfants des différents éléments du discours : prépositions, conjonctions de coordination et de subordination, pronoms, adverbes, adjectifs, substantifs, verbes (les temps, les modes, les formes aspectuelles, les voix active et passive), puis la négation, l’interrogation, etc. Ce n’est que lorsque j’en suis arrivée à comparer la configuration syntaxique des énoncés que j’ai été frappée par les différences entre les enfants. Les uns (les « bons » parleurs) utilisaient un système syntaxique au fonction- nement varié et complexe : énoncés souvent longs, articulés en deux ou plusieurs séquences, impliquant des subordinations juxtaposées ou enchâssées. Toutes formulations qui soutiennent à la fois le raisonnement, l’argumentation, l’explici- tation de la pensée. Les autres (les « mauvais » parleurs) présentaient un système syntaxique au fonctionnement infiniment moins varié : énoncés souvent brefs, rarement articulés en deux ou plusieurs séquences. Peu de subordination, pratiquement aucun enchâssement. Conséquence : les formulations pouvaient le plus souvent être qualifiées d’implicites par rapport à la pensée à verbaliser. Voici, à titre d’exemple, une comparaison des verbalisations de deux enfants (N. et R.) de 4 ans 2 mois, pris individuellement dans une même situation : l’observation d’une diapositive dans une visionneuse (l’image n’est donc pas visible par l’adulte (A.) qui en demande la description) 35 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 36 Apprendre à penser, parler, lire, écrire (1) A. – Tu me dis ce que tu vois ? N. – e(lle) tombe A. – Qui ? N. – la fille A. – Pourquoi ? N. – la pierre A. – Quelle pierre ? N. – la pierre la pierre qu(i) est par terre A. – La fille tombe sur une pierre ? N. – oui e(lle) court vite (2) A. – Tu me dis ce que tu vois ? R. – oui je vois une fille qui tombe sur une pierre pa(r)ce qu’elle la voit pas en cou- rant trop vite Comparer ces deux énonciations verbales ne nécessite pas de longs commentai- res. Il va de soi que si le fonctionnement (cognitivo-affectivo) langagier de N. ne pro- gresse pas vers la maîtrise d’une combinatoire variée des articulations syntaxiques de la langue, cette enfant aura de grandes difficultés à expliciter sa pensée et souf- frira de ne pouvoir choisir dans chaque situation, pour chaque interlocuteur, la formulation, la variante langagière adaptée. Le choix s’imposait : il fallait examiner comment l’apprenti-parleur parvient à une maîtrise autonome du système syntaxique de la langue, indispensable à son avenir d’apprenti lecteur-scripteur, en même temps qu’au développement de son activité cognitive. Après une étude des longueurs d’énoncés (mesurées en « mots ») qui ne sera pas développée ici, les investigations se sont alors orientées vers une exploitation du corpus recueilli en vue d’un relevé des articulations syntaxiques du discours pouvant être utilisées par des enfants en voie d’acquisition du langage jusqu’à 6 ou 7 ans. J’ai donc pu établir une liste, à partir des occurrences rencontrées dans cette étude, de ce que j’ai appelé (à la suite de M. Gross) les introducteurs de complexité. On trouvera cette liste en annexe. Elle est établie suivant l’ordre alphabétique. En effet, ni au cours de cette première recherche, ni au cours des vingt-cinq années qui ont suivi, il n’a été constaté chez les apprenants un ordre fixe d’apparition de ces éléments de fonctionnement de la syntaxe. Ce fait ne saurait nous surprendre, puisque chaque enfant choisit à sa façon l’utilisation de ce que lui proposent ses interlocuteurs et que ces propositions sont variables qualitativement et quantitati- vement suivant les habitudes langagières de ces interlocuteurs. 36 Apprendre a? penser:coll pédago recherche 19/01/09 9:01 Page 37 Comment étudier l’apprendre à penser – parler ? On notera que, pour la plupart, les apprenants utilisent ces introducteurs de complexité à un âge qui varie entre 2 et 6-7 ans. Les disparités viennent de la fré- quence d’utilisation, de la disponibilité à l’emploi, de la possibilité de combinatoire de ces éléments. La « complexité maxima » Il est ensuite apparu intéressant de rechercher, pour chaque apprenant étudié, l’énoncé (ou les énoncés) présentant une complexité maxima, c’est-à-dire compor- tant le maximum de complexité syntaxique selon les critères adoptés. Ce paramètre permet de comparer les apprenants entre eux et surtout chaque apprenant à lui-même, dans une observation diachronique. On aperçoit déjà l’inté- rêt du suivi de cette évolution pour accompagner activement les progrès de l’enfant. Qu

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