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Droit du travail - relations individuelles 2023-2024.pdf

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L3 – Droit du travail – Jean Laingui INSTITUT D’ENSEIGNEMENT À DISTANCE DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS DROIT DU TRAVAIL Les relations individuelles de travail Cours de Jean Laingui (Maître de conférences) LICENCE DE DROIT 3e année de LICENCE 2023-2024 1 L3 – Droit du travail –...

L3 – Droit du travail – Jean Laingui INSTITUT D’ENSEIGNEMENT À DISTANCE DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS DROIT DU TRAVAIL Les relations individuelles de travail Cours de Jean Laingui (Maître de conférences) LICENCE DE DROIT 3e année de LICENCE 2023-2024 1 L3 – Droit du travail – Jean Laingui INTRODUCTION GENERALE 4 TITRE I LES RELATIONS INDIVIDUELLES DE TRAVAIL CHAPITRE 1 LA FORMATION DU CONTRAT DE TRAVAIL 8 Section 1 La définition du contrat de travail 8 § 1 Du louage de travail ou de service au contrat de travail 8 § 2 Les critères jurisprudentiels du contrat de travail...............................................................12 Section 2 La conclusion du contrat de travail..........................................................................25 § 1 La liberté des contractants de se choisir.............................................................................25 § 2 La notion de co - emploi 32 § 3 Le choix de la forme du contrat de travail 36 CHAPITRE 2 L'EXECUTION DU CONTRAT DE TRAVAIL 36 Section 1 L’autorité de l’employeur.........................................................................................37 § 1 L’étendue des pouvoirs de l’employeur..............................................................................37 § 2 La responsabilité de l’employeur........................................................................................56 Section 2 La rupture du contrat de travail................................................................................63 § 1 Suspension ou rupture du contrat de travail........................................................................63 § 2 Les ruptures autres que celle résultant d’un licenciement..................................................66 § 3 Le licenciement du salarié ou résiliation unilatérale par l’employeur................................71 § 4 Le licenciement pour cause économique 77 2 L3 – Droit du travail – Jean Laingui INTRODUCTION GENERALE Le travail est (tristement) inscrit dans la condition humaine. Dans La Bible, il est la première des sanctions qui frappe l’homme qui vient de commettre le péché originel : « Tu travailleras à la sueur de ton front » ou « Maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine, tu en tireras subsistance ». Si l’on se reporte à l’étymologie du mot, ça n’est pas plus réjouissant : travail vient du latin tripalium ou « machine à trois pieux » pour ferrer les chevaux et de tripaliare qui signifie littéralement « torturer avec le tripalium » ! Le mot torture a donc la même origine que travail, d’où tourmenter, peiner (Albert Dauzat, Dictionnaire étymologique, Larousse – Paris) ! À croire que les hommes n’ont jamais aimé travailler ! Pendant des siècles, on a préféré employer les termes d’ouvrage (d’où ouvrier), de labeur ou d’industrie plutôt que celui de travail. Travailler remplace « ouvrer » au XVIIe siècle : « Travaillez, prenez de la peine…» écrit La Fontaine dans Le laboureur et ses enfants qui exalte le travail. Mais s’il était admis dans les sociétés anciennes de travailler pour soi – même, travailler pour un autre était s’abaisser socialement ou, pire, était le fait de l’esclave. Un « outil vivant » écrit Aristote dans Les Politiques qui a perdu ou n’a tout simplement jamais eu la dignité humaine. C’est le regard de l’homme libre grec qui vit du travail de l’esclave. Dans l’Antiquité gréco - romaine, le salariat ou mercenariat – mal considéré socialement (sauf le service guerrier) - tendra à disparaître du fait de la concurrence des esclaves et de la raréfaction progressive des espèces monétaires. Le salariat existait à Rome, sous la dénomination de « louage de services » (locatio operarum), qui était l’engagement par lequel un ouvrier met son travail à la disposition d’un employeur, en contrepartie d’un salaire. Une scène bien connue du Nouveau Testament, celle de l’ouvrier de la 11 e heure, illustre ce type de contrat de louage : le maître embauche des ouvriers pour sa vigne et « convient » avec eux d’un denier pour la journée, d’un « salaire équitable » : tout travail mérite un juste salaire, cela reste une règle universelle du Droit du travail (même si ça n’est pas le sens – tout spirituel – de la parabole biblique). Le salariat n’est cependant concevable que dans une économie monétaire. La pénurie des espèces monétaire explique le développement du servage dans le Haut Moyen Âge ; comme la reprise de la circulation monétaire explique le retour du salariat et la disparition progressive du servage. Les relations économiques du maître et de l’esclave, du seigneur et du serf intéressent le Droit, mais il s’agit d’un « Droit » du travail forcé, même si la condition du serf n’est pas celle de l’esclave. Non pas que l’ancien Droit français ait ignoré le Droit du travail. L’ancienne France a connu des formes juridiques d’organisation du travail dont témoignent l’apparition et le développement, en relation avec le mouvement urbain, des « communautés de métiers » (métiers jurés ou jurandes, métiers réglés). L’organisation corporative de la France déterminait un régime collectif du travail, du commerce et de l’industrie ( François Olivier – Martin, L’organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Sirey, 1938 ; Pierre – Olivier Chaumet, Histoire du Droit social du Moyen Âge aux temps modernes, L.E.H. Edition ). C’était un élément fondamental de la « Constitution sociale » de l’ancienne France. Sauf exceptions, il n’était pas possible d’exercer librement une profession, de travailler librement, de faire ou de vendre quelque chose comme on le voulait et où l’on voulait. Il fallait pour cela entrer dans une communauté et s’engager à respecter les statuts dont elle était dotée avec l’accord de l’autorité publique, ainsi que les usages et réglementations du travail, de l’industrie et du commerce qui en découlaient. L’une des fins de l’organisation corporative était de limiter la concurrence au sein du métier ; l’autre étant de fournir des produits de qualité aux consommateurs. Cette organisation sociale impliquait une hiérarchie professionnelle : apprentis, compagnons, maîtres. Pour espérer exercer un métier, il fallait d’abord être admis et devenir apprenti, cela supposait d’avoir payé un droit d’entrée dans la communauté, de conclure un contrat d’apprentissage (souvent écrit) 3 L3 – Droit du travail – Jean Laingui avec un maître. Au terme d’une période d’apprentissage de durée variable, l’apprenti devenait compagnon (contrat verbal le plus souvent). Devenir maître était en principe une faculté ouverte au compagnon après réalisation d’un « chef - d’œuvre », mais le système évoluera dans le sens d’une certaine fermeture : sauf mariage du compagnon avec la fille d’un maître, l’accès à la maîtrise est beaucoup plus facile pour les fils de maîtres… ce qui ne surprendra pas car la reproduction des élites est une constante historique et dans tous les domaines. Cette organisation collective des relations économiques constituait une réhabilitation du travail qui n’était plus considéré comme un abaissement, une perte en dignité humaine, même s’il restait ignoble (interdit aux nobles !). Le travail est vu sous un angle positif et correspond à la définition moderne qu’en donne (par exemple) le Vocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant : « Activité humaine, manuelle ou intellectuelle, exercée en vue d’un résultat utile déterminé. Dans le langage courant, se confond avec la notion d’activité professionnelle, productrice, d’utilité sociale et destinée à assurer à un individu les revenus nécessaires à sa subsistance » (Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, P.U.F., collection Quadrige). Mais cette organisation corporative est l’objet de sévères critiques dans la seconde moitié du XVIII e siècle car on lui reproche d’être un frein au progrès économique. Les idées libérales des Lumières sur le plan politique et économique, portées en France par l’école physiocratique, postulent la suppression des jurandes et maîtrises. Il faut libérer le travail de ce carcan, il faut déréglementer dirait – on aujourd’hui, alors que la France entre dans le premier âge industriel. Turgot, Ministre de Louis XVI et éminent représentant de l’école physiocratique, fera prendre un édit de suppression des communautés de métiers en 1776 mais, après son renvoi, on reviendra sur cet édit. L’organisation corporative n’avait d’ailleurs gêné en aucune façon l’essor du capitalisme industriel naissant qui s’est forcément réalisé dans des secteurs économiques nouveaux, soustraits par conséquent à l’emprise des communautés de métiers. Mais les jours de cette organisation sociale de l’économie et du travail étaient comptés. La Révolution met à bas toutes les institutions sociales de ce qui devient alors l’Ancien Régime lors de la nuit du 4 août 1789. La Nation souveraine est composée d’individus libres et non de groupements sociaux variés, de corps intermédiaires et de communautés de métiers. C’est le triomphe de l’individualisme libéral que confirme le décret dit d’Allarde du 2-17 mars 1791 en entérinant la suppression des communautés de métiers. La loi du 14 juin 1791 dite Le Chapelier pose le principe de la liberté du travail, en interdisant ce qui est réputé s’y opposer : sous peine de sanctions pénales – la loi crée le délit de coalition - sont interdits les syndicats ou coalitions professionnels de salariés et les actions collectives (dont bien sûr le droit de grève qui n’avait bien entendu jamais été reconnu antérieurement). Les articles 415 et 416 du Code pénal de 1810 confirmeront ces interdictions et sanctions. L’article 414 reprend les dispositions de loi Le Chapelier qui interdisent les coalitions patronales mais uniquement quand elles tendent « à forcer injustement et abusivement à la baisse des salaires ». Le Droit nouveau ne reconnaît que les relations individuelles du travail et il interdit les relations collectives du travail. Le résultat de tout cela ? N’importe qui peut faire ou vendre n’importe quoi n’importe comment. Sur le plan des relations de travail, cela signifie que tout employeur peut embaucher n’importe quel individu (hommes, femmes, enfants). Le salarié peut accepter de travailler dans n’importe quelles conditions puisque la relation de travail naît d’un contrat négocié par deux individus libres et égaux en droits… Le Droit nouveau repose uniquement sur cette relation individuelle de travail née d’un contrat civil. Pour Le Chapelier, « (…) c’est aux conventions libres, d’individu à individu, à fixer la journée pour chaque ouvrier (…) » et cela comprend les autres conditions de travail puisque la loi va exclure l’élaboration collective de « règlements » sur de « prétendus intérêts communs » ( Archives parlementaires, tome XXVII, 14 juin 1791, p. 212 ). A comparer avec la division de notre actuel Code du travail en deux parties : Première partie - Les relations individuelles du travail et Deuxième parties - Les relations collectives du travail. Nous sommes passés d’un Etat de Droit purement libéral à un Etat de Droit libéral et social. 4 L3 – Droit du travail – Jean Laingui Mais le premier âge industriel est marqué par l’absence de toute véritable législation organisant les relations entre employeurs et salariés… même si les règles libérales du Code civil n’ont pas été acceptées aussi facilement qu’on pourrait le croire : les juridictions prud’homales créées par la loi du 18 mars 1806 ont tenté « de faire régner des principes d’équité dans les relations professionnelles, en se fondant sur les usages professionnels » (Norbert Olszak, Porter des sabots à l’atelier nuit gravement au salaire (Cour de cassation, Chambre civile, 14 février 1866, Paris Frères c/ Dame Julliard), in Études d’histoire du Droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Editions La mémoire du Droit, p. 657 ). Dans un jugement rendu le 10 mai 1864, le Bureau général du Conseil des prud’hommes d’Aubusson pouvait encore affirmer « que la loi doit protection à ceux que leur position d’esprit ou de fortune met à la merci des autres ; que dans l’espèce, le fabricant est sans contradicteur, car il peut toujours trouver des ouvriers qui acceptent ses conditions ». C’était poser correctement la question sociale : la libre concurrence et les progrès réalisés dans les techniques industrielles et commerciales sont – ils toujours facteurs de « progrès social » ? Mais le jugement de ce Conseil des prud’hommes qui avait réduit à 50 centimes l’amende de 10 francs (soit un demi - mois de salaire de l’époque !) infligée par l’employeur à Dame Julliard, ouvrière « en sabots » - ce que le règlement d’atelier interdisait est cassé. La Cour de cassation imposera désormais un strict respect du contrat, en se fondant sur l’article 1134 du Code civil (Article 1103 actuel), au détriment le plus souvent du salarié, comme le montre l’affaire évoquée : les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ; l’ouvrière a adhéré aux stipulations du règlement d’atelier et, « lorsque la convention porte que celui qui manquera de l’exécuter payera une certaine somme à titre de dommages intérêts, il ne peut être alloué à l’autre partie une somme plus forte ni moindre » (Article 1152 du Code civil dans sa rédaction de 1804 ). L’évolution progressiste du Droit du travail conduira à l’interdiction de ces sanctions pécuniaires et à rejeter la nature conventionnelle du règlement intérieur qui est regardé actuellement par la Chambre sociale de la Cour de cassation comme un acte règlementaire de Droit privé (Francis Hordern, Le règlement d’atelier au XIX e siècle, Cahier n° 3 de l’Institut régional du travail de l’Université d’Aix – Marseille II, 1991 ). Le législateur interviendra tardivement pour organiser la rupture du contrat de travail : la loi du 27 décembre 1890 et la loi du 19 juillet 1928 introduisent un délai de préavis en cas de licenciement et permettent au juge d’accorder des dommages et intérêts en cas de licenciement abusif du salarié. En attendant ces avancées sociales, la première moitié du XIX e siècle voit apparaître le « prolétaire », c'est-à-dire le salarié employé dans les grandes manufactures industrielles – un ancien rural - qui accepte de travailler dans n’importe quelles conditions pour s’assurer le revenu nécessaire à sa subsistance qu’il ne trouvait pas ou plus dans le village d’où il vient (Jean Bart, Le prolétaire, présent/absent, in La Révolution française et l’homme moderne, Colloque international de Rouen des 13-15 octobre 1988 ; in Du Droit de la Province au Droit de la Nation, Publications du Centre Georges Chevrier, volume 17, p. 619). Pour subsister, c’est souvent toute la famille, père, mère et enfants qui sont obligés de travailler. Les conditions de travail et de vie extrêmement dures et précaires des prolétaires – mais ils ne sont pas et ne seront jamais la majorité de la population – vont, après la Révolution de 1830 et l’agitation sociale persistance qui en découle (Révolte des Canuts lyonnais de 1831) - nourrir toute une littérature militante (Les Misérables de Hugo en est un exemple) ou scientifique qui noircit parfois une réalité très dure où dont on ne retient que quelques éléments qu’il ne faudrait pas généraliser. Les esprits philanthropiques tentent ainsi d’attirer l’attention de l’opinion publique et du législateur sur la nécessité d’améliorer la condition ouvrière. L’enquête sociale du Docteur Villermé, pour l’Académie de Médecine et l’Académie des Sciences morales et politiques, est publiée en 1840, et on en cite toujours les mêmes extraits, les plus affligeants ! Le tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de soie, coton et laine est un document plus cité que lu et sa conclusion générale est pourtant optimiste : « il est bon que les ouvriers sachent que leur condition est 5 L3 – Droit du travail – Jean Laingui aujourd’hui bien meilleure qu’elle ne l’a jamais été », bref Villermé constate un progrès social encore très insuffisant et, en certains lieux inexistant, mais les ouvriers sont « généralement dans une situation moins mauvaise que vingt ou trente ans auparavant », ce qui laisse songeur (Réédition par Jean – Pierre Chaline et François Démier, 1990 ). Cette campagne a un effet salutaire : la première loi « sociale », celle du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants au – dessous de huit ans, le « limite » à huit heures par jour de huit à douze ans et à douze heures de douze à seize. On mesure cependant le chemin qui reste à parcourir, d’autant que pour surveiller l’application du texte, il n’existe pas encore d’administration spécialisée. La loi prévoyait une inspection du travail des enfants dont l’organisation dans chaque département fut difficile du fait de résistance de l’administration et du patronat ( Marie – Yvonne Crépin, L’inspection du travail des enfants en Ille et Vilaine après la loi de 1841, Mélanges en l’honneur de Henry Blaise, Economica, Travaux et recherches de l’Université de Rennes I, p. 153). L’inspection du travail est créée par une loi du 19 mars 1874 sur le travail des enfants dans l’industrie. Elle est véritablement organisée par une loi du 2 novembre 1892. La condition du prolétariat va nourrir la pensée socialiste sur l’économie qui est le contraire de la pensée individualiste libérale. On connaît (au moins de seconde main) les critiques adressées par Marx au Droit libéral fondé sur le contrat. Ce que les libéraux appellent le Droit est mauvais en soi puisque dans un contexte historique marqué par la lutte des classes (l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes), il n’est que le moyen d’oppression d’une classe dominante destiné à perpétuer sa situation privilégiée au détriment d’une classe dominée constituée de ceux qui ne sont pas libres car ils ne s’appartiennent pas : ils sont contraints de vendre leur force de travail, de s’aliéner comme de vulgaires marchandises. Le Droit libéral ne tend pas vers la justice mais, au contraire, vers l’injustice. L’inégalité s’inscrit dans le contrat conclu entre l’employeur et le salarié qui n’est que le droit du plus fort économiquement. Pas d’égalité possible dans un tel contrat. Marx se moque des économistes classiques et des libéraux qui nous présentent un enfer comme s’il s’agissait d’« un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul [prétendent faussement ces économistes libéraux], c’est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham [1748-1832 : père de l’utilitarisme]. Liberté ! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte, au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! Car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui – même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun » (Karl Marx, Le capital, Livre I, Folio – Gallimard, collection essais, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, p. 274). Marx prétend démonter scientifiquement ce mensonge : entre la valeur créée par le travail du salarié, ce que rapporte à l’employeur la vente produit fini et la rémunération que touche et consomme le salarié, il y a une différence qui donne la mesure de l’exploitation et qui constitue le profit du capitaliste C’est la fameuse plus – value qui signifie que le temps de travail du salarié ne lui est jamais intégralement restitué sous forme de salaire. Le salaire ne représente que ce qui est strictement nécessaire à la subsistance du salarié qui travaille plus qu’il ne gagne (Karl Marx, Le capital, Livre I, précité, Chapitre IX Le taux de la plus – value I – Le degré d’exploitation de la force de travail, p. 312 et s.). D’où l’importance de la réduction du temps de travail 6 L3 – Droit du travail – Jean Laingui (sans baisse de salaire) dans les courants politiques héritiers plus ou moins dignes de Marx (Karl Marx, Le capital, Livre I, précité, Chapitre X La journée de travail, p. 334 ). Il s’agit de récupérer le temps de travail impayé et donc « volé » aux salariés. Une loi du 13 juillet 1906 accorde le repos hebdomadaire et une loi du 23 avril 1919 institue la journée de huit heures. Mais Marx a – t –il percé pour autant le mystère de la valeur marchande ? La quantité de travail nécessaire à l’entretien du travailleur est – elle toujours inférieure à la quantité de travail fournie par lui ? Ce temps et ce « sur – travail » « volés » au salarié sont – ils LA source du profit du capitaliste ? Lequel irait du coup en diminuant… ce qui n’est pas forcément l’impression que l’on éprouve en suivant l’actualité économique financière contemporaine ! Force est de constater que la valeur marchande d’un produit est aussi réglée par la concurrence, c'est-à-dire par la « loi de l’offre et de la demande » qui n’est pas forcément liée à la quantité de travail fournie. Elle est aussi liée à la qualité du travail produit et à celle du bien produit lui – même. C’est la loi de l’offre et de la demande qui permet à l’employeur d’embaucher, de payer des heures supplémentaires quand la demande est forte (Article L. 3121-28 du Code du travail) ou qui l’oblige – si la demande diminue - à placer ses salariés en chômage partiel (Article L. 5122-1 du Code du travail), voire à débaucher en engageant une procédure de licenciement économique (Article L. 1233-3 du Code du travail ). Ajoutons qu’un certain capitalisme purement financier prospère actuellement et qu’il est très éloigné des réalités économiques de la production industrielle et du commerce des marchandises. Mais l’analyse critique du salariat faite par Marx – qui voulait son abolition… alors que bénéficier, nous le verrons, du « statut protecteur d’ordre public » de salarié est aujourd’hui regardé comme un « privilège » enviable et donc recherché par le travailleur ! – constitue un arrière – plan intéressant quand on étudie le Droit du travail (et sans qu’il soit nécessaire d’adhérer au projet « socialiste » et in fine « communiste » de Karl Marx (son « socialisme scientifique »). Les questions auxquelles répond le Droit sont en effet toujours politiques, cela se vérifie en Droit du travail. Un juriste en faisait l’observation : « Les auteurs qui s’intéressent au Droit du travail ont habituellement en commun une aspiration à une plus grande justice sociale, à une réduction des inégalités sociales et spécialement de celles dont souffrent les travailleurs face au pouvoir économique détenu par l’employeur. On ne saurait en être surpris, alors que l’origine des normes juridiques qui forment le Droit du travail se trouve dans la prise de conscience, par le, de l’inégalité entre les parties au contrat de travail » ( Jean Savatier, Le regard de la doctrine sur la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation, in Le Tribunal et la Cour de cassation, 1790 – 1990, Volume jubilaire, L.I.T.E.C., p. 169 ). D’où l’accent mis par la législation contemporaine sur le bien – être au travail, sur la dignité humaine intrinsèque du travailleur salarié ( Cédric Milhat, Travail et dignité humaine : un mariage de raison ? Approche critique de philosophie du droit, in Actes du Colloque Management santé et bien – être au travail, ouvrage collectif, sous la direction d’Ali Smida et Maty Diakhate, publié par la Revue européenne des sciences sociales et du management, 2 e semestre 2016, p. 53). D’où la volonté de protéger – via l’article L. 1121-1 du Code du travail (par exemple) - les droits des salariés, leurs libertés individuelles et collectives, de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché : cet article serait « un outil de gestion » destiné à un employeur avisé qui peut « s’en éclairer à titre préventif assurant le bien – être des ses salariés tout en réduisant les risques juridiques de la gestion » (Maty Diakhate, La « juste mesure » comme principe de gestion : l’article L. 1121-1 du Code du travail, opinion citée, p. 105, in Actes du Colloque Management santé et bien – être au travail, ouvrage collectif précité). Oubliée la neutralité initiale de l’État fondée sur la liberté contractuelle, le législateur veut rétablir un certain équilibre, une certaine égalité dans l’échange, en édictant des règles d’ordre public protectrices de la « partie faible », c'est-à-dire le salarié. L’interventionnisme du législateur dans les relations contractuelles de travail est tel que l’on voit se constituer au fil du temps un véritable « ordre public social ». Il se traduit par l’existence d’un Code du travail, très (trop ?) volumineux, mais qui manifeste la volonté louable des pouvoirs publics d’apporter des 7 L3 – Droit du travail – Jean Laingui réponses juridiques aux questions sociales. Le régime juridique du contrat de travail échappe pour une bonne partie à l’accord de volontés. L’œuvre législative de la III e République a été considérable en matière sociale. La loi du 9 avril 1898 oblige l’employeur à garantir le salarié contre les accidents du travail et une loi du 5 mars 1928 établit un système d’assurances sociales pour protéger les travailleurs victimes de maladies, atteints d’invalidité ou âgés, c’est l’origine de l’actuelle système de sécurité sociale. La loi du 24 juin 1936 fait de la convention collective le mode « normal » de règlement des relations de travail, alors que la loi du 14 juin 1791 Le Chapelier – il faut s’en souvenir – prohibait l’élaboration collective de « règlements » sur de « prétendus intérêts communs ». L’article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 confie actuellement au législateur le soin de déterminer les principes fondamentaux du Droit du travail, du Droit syndical et de la Sécurité sociales. La constitutionnalisation du Préambule de la Constitution de 1958 - lequel renvoie au Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 – donne aujourd’hui un ancrage politico – juridique solide à certains droits des travailleurs (Valérie Bernaud – Ogier, Les droits constitutionnels des travailleurs, Presses Universitaires d’Aix – Marseille et Economica). Les principes politiques, économiques et sociaux de 1946 constituent une mine qui est loin d’être épuisée par les jurisprudences du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat. Cette immixtion des pouvoirs publics dans les relations de travail a pour effet d’attirer cette branche du Droit privé vers le Droit public : le Droit du travail est ce qu’il convient d’appeler un Droit privé mixte. L’Inspection du travail est l’œil administratif de l’État sur les relations de travail. Elle a pour mission de service public de vérifier que ces relations sont conformes aux règles en vigueur du Droit du travail (et du Droit de la sécurité sociale). Les effectifs de cette administration ne sont pas pléthoriques : 2137 agents sont chargés de contrôler 1,8 millions d’entreprises et 18 millions de salariés, soit un ratio de contrôle d’un inspecteur pour 10 000 salariés. L’existence de cette administration est désormais une obligation résultant des stipulations de la Convention internationale n° 81 de l’O.I.T. signée à Genève le 19 juillet 1947 qui demande à chaque État partie d’avoir un système d’inspection du travail dans l’industrie et le commerce. L'article 3 de cette Convention la charge d'assurer, dans les établissements industriels, l'application des dispositions légales relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs dans l'exercice de leur profession, de fournir des informations et des conseils techniques aux employeurs et aux travailleurs sur les moyens les plus efficaces d'observer les dispositions légales et de porter à l'attention de l'autorité compétente les déficiences ou les abus qui ne sont pas spécifiquement couverts par les dispositions légales existantes. Les articles 4 et 6 précisent que, pour autant que c'est compatible avec la pratique administrative de l'Etat partie, l'Inspection du travail est placée sous la surveillance et le contrôle d'une autorité centrale, les inspecteurs du travail devant bénéficier d'un statut et de conditions de service les rendant indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue. Les établissements doivent être inspectés aussi souvent et aussi soigneusement qu'il est nécessaire pour assurer l'application effective des dispositions légales et les inspecteurs sont libres de donner des avertissements ou des conseils au lieu d'intenter ou de recommander des poursuites (Articles 16 et 17 de la Convention n° 81 ). La responsabilité administrative de l’État est engagée pour les dommages causés par le fonctionnement défectueux de ce service public, du fait des actes, des agissements fautifs – illégaux et dommageables des inspecteurs et contrôleurs du travail (Tribunal des Conflits, 15 juin 2015, n° C4007). Le Conseil d’État le rappelle quand il se prononce sur la responsabilité de administrative l’Etat du fait de carences dans le contrôle de sécurité en matière d’exposition de salariés à l’amiante (Conseil d’État, 1re et 4e Chambres réunies, 18 décembre 2020, n° 437314, conclusions Vincent Villette, R.F.D.A. n° 2, mars et avril 2021, p. 381-389 ). Une faute commise par l'inspection du travail dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont reconnus pour veiller à l'application des dispositions légales relative à l'hygiène et à la sécurité au travail est de nature à engager la 8 L3 – Droit du travail – Jean Laingui responsabilité de l'État s'il en résulte pour celui qui s'en plaint un préjudice direct et certain. La responsabilité de l'État à raison d'une carence de l’Inspection du travail dans le contrôle du respect de la réglementation destinée à prévenir les risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante est donc engagée, sans exiger que soit caractérisée l'existence d'une faute lourde. Le préjudice allégué doit cependant – très classiquement - trouver sa cause directe dans la carence fautive de l'État. Tel n’est pas le cas dans l’affaire jugée par le Conseil d’État le 18 décembre 2020 : l'absence de contrôle par l'Inspection du travail ne pouvait être regardée comme fautive qu'au terme d'un certain délai et la nature du dommage invoqué tenant à la crainte du requérant de développer une pathologie liée à l'amiante du fait d'une exposition aux poussières d'amiante entre 1977 et 1987 (ou préjudice d’anxiété) – interdisait à la Cour administrative d’appel de juger que le préjudice invoqué par le travailleur trouvait sa cause directe dans la carence fautive de l'Etat. On remarquera que dans cette affaire (et dans d’autres), le travailleur ne développe aucune pathologie, il a seulement peur de la développer, ce qui lui permet déjà d’obtenir du juge judiciaire une indemnisation au titre d’un préjudice d’anxiété (Cour de cassation, Chambre sociale, 2 juillet 2014, n° 12-29.788, n° 12-29.789, n° 12-29.790). Le Conseil d’État avait affirmé en 2004 – dans deux arrêts d’Assemblée du contentieux – l’obligation pour les autorités publiques « de se tenir informées » des dangers que peuvent courir les travailleurs (Conseil d’État, Assemblée du contentieux, 3 mars 2004, n° 241151, Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ consorts Botella). La carence de l’Etat à prévenir les risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante était une faute, avant et après 1977, car la réglementation issue du décret n° 77-949 du 17 août 1977 prévoyait seulement un « usage contrôlé » de l’amiante qui était très insuffisant. La Cour administrative d'appel n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce en admettant le caractère direct du lien de causalité entre la faute commise par l'État et le décès du travailleur. En 2015, un autre arrêt d’Assemblée du contentieux a rappelé l’exigence du lien de causalité directe entre les carences de la réglementation édictée après 1977 et les préjudices invoqués par les travailleurs exposés aux poussières d’amiante. L’employeur n’avait pas respecté la réglementation en vigueur et ce comportement a pour conséquence de « dissoudre » le lien de causalité entre la carence fautive de l’État et les préjudices allégués par les travailleurs. Il y a faute de l’État, mais il ne peut être condamné à indemniser le préjudice (Conseil d’État, Assemblée du contentieux, 9 novembre 2015, n° 342468, Société de constructions mécaniques de Normandie). La Chambre sociale de la Cour de cassation, créée par le décret – loi du 17 juin 1938, a pour mission d’apporter une interprétation cohérente des textes multiples et variés, adoptés par des majorités politiques défendant en matière sociale des options diverses (encore que...), dans une conjoncture économique et sociale évolutive par nature, puisque caractérisée par une prospérité certaine tempérée par des « crises » endémiques. Toute période de crise est marquée par une croissance du contentieux car syndicats et salariés ont compris que saisir le juge est une manière de continuer la « lutte sociale », en portant le conflit sur un autre terrain ( Jean Laroque, La Cour de cassation et le Droit social, in Le Tribunal et la Cour de cassation, 1790 – 1990, Volume jubilaire, L.I.T.E.C., p. 165). Les pourvois en matière prud’homale ont longtemps été dispensés du ministère obligatoire de l’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, ce qui a facilité cette stratégie, mais pas la tache de la Cour de cassation. La question sociale est vaste et le Droit du travail un chantier permanent. Nous suivrons le Code du travail qui distingue dans ses deux premières parties « Les relations individuelles du travail » et « Les relations collectives du travail ». Le Code actuel comporte quatre autres parties : Durée du travail, intéressement, participation et épargne salariale ; Santé et sécurité au travail ; L’emploi ; La formation professionnelle tout au long de la vie. Nous ne traiterons pas de l’intéressement, de la participation ou de l’épargne salariale, ni de l’emploi ou de la formation professionnelle. Le cours de Droit du travail est assuré – depuis la rentrée 2020-2021 - sur deux semestres, comme cela est le cas dans la plupart des Facultés – U.F.R. de Droit. Le cours de 9 L3 – Droit du travail – Jean Laingui Droit du travail : relations individuelles du travail est obligatoire pour tous les étudiants (« privatistes » et « publicistes ») inscrits en Licence 3e année au Semestre 5, mais les « publicistes » suivront les T.D. de Droit international public. Les deux aspects de la relation de travail sont étudiés successivement, mais au Semestre 6 de la Licence seuls les « privatistes » suivent le cours et les T.D. de Droit du travail, centrés sur les relations collectives du travail, alors que le cours et les T.D. de Libertés fondamentales sont suivis par les « publicistes ». Les relations individuelles de travail (Semestre 5 : cours + T.D. de M. Jean Laingui). Les relations collectives de travail (Semestre 6 : cours + T.D. pour les « privatistes uniquement : IL SERA DÉPOSÉ SUR LE MOODLE AU TOUT DÉBUT DU MOIS DE JANVIER 2023). 10 L3 – Droit du travail – Jean Laingui LES RELATIONS INDIVIDUELLES DE TRAVAIL Le contrat de travail est le support juridique nécessaire des relations des employeurs privés et de leurs salariés et des personnes publiques et de leur personnel employé « dans les conditions du Droit privé » (qui ne sont donc pas celles du Droit public ou Droit des fonctions publiques) : les dispositions du Code du travail « sont applicables aux employeurs de droit privé ainsi qu'à leurs salariés. Elles sont également applicables au personnel des personnes publiques employé dans les conditions du Droit privé, sous réserve des dispositions particulières ayant le même objet résultant du statut qui régit ce personnel » (Article L. 1211-1 du Code du travail). Le Tribunal des conflits doit parfois intervenir pour dire si un contrat de travail est « de Droit privé » ou « de Droit public », pour dire si un travailleur est un salarié ou un agent contractuel de Droit public ou de Droit privé d’un employeur public ( Tribunal des Conflits, 22 novembre 2010, n° C3789 ; Cour de cassation, Chambre sociale, Sylvie X. c/ G.I.P. - H.I.S., n° 96-45465 et n° 97-4406 ; Tribunal des conflits, 14 février 2000, Sylvie X. c/ G.I.P. - H.I.S. n° 03170). L’existence des Conseils de prud’hommes depuis 1806 montre que l’on n’a jamais totalement ignoré la spécificité du contrat de travail parmi toutes les conventions civiles. Les prud’hommes sont appelés à régler par voie de conciliation ou à juger les « différends qui peuvent s’élever à l’occasion de tout contrat travail (…) » (Article L. 1411-1 du Code du travail). Ils connaissent du contentieux lié à la conclusion, l’exécution, l’arrivée à terme ou la rupture du contrat de travail. Le contrat de travail ne fait pourtant l’objet d’aucune définition et l’article L. 1211-1 se contente d’énoncer qu’il « est soumis aux règles du droit commun » et qu’il « peut être établi selon les formes que les parties contractantes décident d’adopter ». Il est donc une espèce particulière du « genre contrat civil » ainsi que l’avaient voulue les députés des Assemblées révolutionnaires et les auteurs du Code civil de 1804. Mais ce contrat « civil » s’exécute dans le respect des règles du Droit du travail qui sont d’ordre public lorsqu’elles créent des droits nouveaux au profit des salariés et/ou des obligations nouvelles à la charge des employeurs. Ces règles s’appliqueront, y compris aux contrats de travail en cours d’exécution. Nous traiterons la question en deux chapitres : le premier sera consacré à la formation du contrat de travail ; le second à son exécution. CHAPITRE 1 – LA FORMATION DU CONTRAT DE TRAVAIL Il importe avant toute chose de s’entendre sur une définition du contrat de travail (Section 1). Nous pourrons alors nous pencher sur la conclusion du contrat de travail (Section 2). SECTION 1 – LA DEFINITION DU CONTRAT DE TRAVAIL Historiens et spécialistes sont d’accord pour reconnaître les insuffisances persistantes du Code civil concernant le fait social du travail salarié. L’idée que les techniques contractuelles du Droit civil seraient inappropriées s’agissant des relations entre l’employeur et les salariés, car trop favorables aux « patrons », revient souvent sous la plume de spécialistes reconnus du Droit du travail, même si d’autres y voient une idée reçue ( Comparer : J. Pélissier, Droit civil et contrat individuel du travail, Droit social 1988, p. 387 ; G. Lyon – Caen, Le rôle des principes généraux du Droit civil, Revue Trimestrielle de Droit civil 1974, p. 231 et G. Couturier, Les techniques civilistes et le Droit du 11 L3 – Droit du travail – Jean Laingui travail. Chronique d’humeur à partir de quelques idées reçues, Dalloz 1975, p. 151 ). Comme toute convention, le contrat de travail l’employeur et le salarié non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature (Cour de cassation, Chambre sociale, 18 octobre 2006, n° 04-48-612). La lente gestation du Droit du travail a vu le passage du « louage du travail ou du service » inscrit dans le Code civil au « contrat de travail » (§ 1), mais c’est la jurisprudence qui a dégagé les critères du contrat de travail (§ 2). §1 – DU LOUAGE DU TRAVAIL OU DU SERVICE AU CONTRAT DE TRAVAIL La relation contractuelle de travail est régie par les principes généraux du Droit civil depuis 1804. C’est ce que dit aujourd’hui encore l’article L. 1221-1 du Code du travail qui renvoie ainsi au Titre III du Code civil intitulé hier « Des contrats ou des obligations conventionnelles en général » (Articles 1101 à 1369) et aujourd’hui : « Des sources d’obligations » (Articles 1100 à 1231-7). Ce Titre III prend place au Livre III « Des différentes manières dont on acquiert la propriété ». On ne peut mieux illustrer le lien existant entre ces deux « piliers» du Droit civil libéral que sont la propriété et le contrat. La relation contractuelle de travail ou de service salarié se coulait dans la définition générale du contrat donnée par l’ancien article 1101 : « une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou ne pas faire quelque chose ». Dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, l’article 1101 énonce que « Le contrat est un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations ». Le contrat est commutatif puisque « chacune des parties s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit » : article 1108 nouveau… dont le contenu appliqué au contrat de travail n’est pas très « marxiste » ; il est conclu à titre onéreux puisque « chacune des parties reçoit de l’autre un avantage en contrepartie de celui qu’elle procure » (Article 1107 nouveau). La relation contractuelle de travail obéit aux conditions essentielles pour la validité du contrat rappelées par l’article 1128 nouveau : capacité juridique et consentement de ceux qui s’obligent, un contenu licite et certain. Le consentement doit être libre, exempt des vices que constituent l’erreur, le dol ou la violence (Article 1130 nouveau). Le contrat légalement formé est « la loi des parties » et elles sont donc réputées s’engager librement et à égalité. Il est la source d’obligations réciproques que les parties s’engagent à exécuter, dans le respect des lois en vigueur. La Chambre sociale visait d’ailleurs dans de très nombreux arrêts l’ancien article 1134 (Article 1103 nouveau), ce qui mécontentait G. Lyon – Caen, en 1974, qui souhaitait que la Cour de cassation soit invitée « par une disposition formelle » à ne pas appliquer au contrat de travail une disposition aussi déplacée ( G. Lyon – Caen, Le rôle des principes généraux du Droit civil en Droit du travail, R.T.D.C. 1974, p. 231 ) ! L’ancien article 1126 posait une difficulté quand il affirmait que « Tout contrat a pour objet une chose qu’une partie s’oblige à donner, ou qu’une partie s’oblige à faire ou ne pas faire » : le travail physique et/ou intellectuel du salarié peut – il être assimilé à une « chose » dans le commerce juridique qui, selon l’ancien article 1128 pouvait seule faire l’objet d’une convention ? Le travail de l’homme a une spécificité mal reconnue par le Code civil puisqu’il est évoqué dans le Titre VIII intitulé « Du contrat de louage » qui distingue dans son Chapitre I deux sortes de contrats de louage : celui des choses et « celui d’ouvrage » ( Article 1708). Ces deux genres se subdivisent « en plusieurs espèces particulières » détaillées par l’article 1711 : le « louage du travail ou du service » - qui est notre moderne contrat de travail - est cerné par le louage des maisons, celui des meubles, des héritages ruraux et… le louage des animaux (bail à 12 L3 – Droit du travail – Jean Laingui cheptel) qui précède « les devis, marché ou prix fait, pour l’entreprise d’un, ouvrage moyennant un prix déterminé » qui sont aussi un louage « lorsque la matière est fournie par celui pour qui l’ouvrage est fait » ! Ce dernier louage est un louage d’industrie qui correspond à l’actuel contrat d’entreprise. Le Chapitre II est consacré au « louage des choses » et le Chapitre III au « louage d’ouvrage et d’industrie ». L’article 1710 définit le « louage d’ouvrage » de manière très large comme un contrat par lequel « une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles » : un « loyer » lorsqu’il s’agit du « louage du travail ou du service » (Article 1711). Les différents projets de Code civil élaborés (et avortés) sous la Révolution jusqu’au « Code Napoléon » allaient tous dans le sens de cette assimilation au louage qui est inspirée du Droit romain. En témoigne l’article 1 du Titre IV du premier projet de Code civil présenté devant la Convention par Cambacérès, le 9 août 1793, au nom du Comité de législation : « Le louage en général est un contrat par lequel une personne cède à une autre la jouissance ou l’usage d’une chose, ou de son travail, pendant un temps donné, pour un certain prix. (…) Le bail de main d’œuvre est un louage ; l’ouvrier qui promet sa peine, le matelot qui s’engage pour une course, l’homme à gage qui loue ses services, sont de vrais bailleurs ; celui qui les emploie est le preneur ». Celui que l’on appelle aujourd’hui un salarié est promu par le Droit civil au rang de loueur, bailleur ou locateur de sa force de travail mise au service d’un employeur – preneur à bail, moyennant une rémunération, un loyer. Le salarié contracte une obligation de faire un certain travail ; l’employeur contracte une obligation de donner un salaire en monnaie. Cette rémunération permet au salarié d’assurer sa subsistance et, s’il est prévoyant, d’épargner, ce qui est un bon début pour acquérir la propriété de biens qui constitueront l’actif de son patrimoine personnel. N’oublions pas que toutes les dispositions relatives aux contrats sont dans le Livre consacré aux « différentes manières dont on acquiert la propriété ». Belle illustration de la trilogie qui fonde le Code civil : Liberté, égalité, propriété. C’est l’idéologie libérale qu’exprimera Guizot, sous la Monarchie de juillet (1830 – 1848), par une formule percutante et souvent tronquée : « Enrichissez - vous, par le travail et l’épargne ! ». La liberté du travail ou principe fondamental du libre exercice d’une activité professionnelle salariée ou non – salariée est indissociable du ou des patrimoines dont la personne est titulaire ( Cour de cassation, Chambre sociale, 6 octobre 2010, n° 07-42023 ; Cour de cassation, Chambre sociale, 16 septembre 2009, n° 07-45-346). Ce lien du travail et du patrimoine est consacré de manière assez spectaculaire par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 (complétée par la loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010) qui crée l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (E.I.R.L.). L’entrepreneur individuel peut « affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création de personne morale » (Article L. 526-6 du Code commerce). Il « détermine les revenus qu’il verse dans son patrimoine non affecté » ( Article L. 526-18 du Code de commerce). Prophétisant au XIXe siècle sur l’avenir de la société industrielle, Marx estimait que « des ouvriers qui n’ont de moyens d’existence qu’autant qu’ils trouvent du travail et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital [le patrimoine d’un autre] » sont des prolétaires, c'est-à-dire des ouvriers qui « en sont réduits à se vendre eux – mêmes au détail » (Karl Marx, La lutte des classes en France ). Sa force de travail étant le seul actif patrimonial du prolétaire, il est contraint de louer ses services, son travail, de « se vendre au détail ». Marx s’inscrit en faux contre une règle formulée par l’article 1780 du Code civil – article désormais unique d’une Section 1 intitulée aujourd’hui encore « Du louage des domestiques et ouvriers » : « On ne peut engager ses services qu'à temps, ou pour une entreprise déterminée ». Cette disposition ne faisait que répéter l’article 15 de la Constitution du 22 août 1795 (lui – même repris de l’article 18 de la Constitution du 24 juin 1793) : « Tout homme peut engager son temps et ses services ; mais il ne peut ni se vendre, ni être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable ». Pas d’engagement ni de travail perpétuel qui rappelleraient la « servitude féodale » et seraient contraires à la liberté contractuelle et à la liberté du travail. Ces deux 13 L3 – Droit du travail – Jean Laingui libertés sont parties constitutives de la personnalité juridique : l’homme est un animal politique, économique et… juridique. L’engagement des « gens de travail » au service de quelqu’un (Article 1779 - 1° ancien du Code civil), des « gens de service » (Article 2101-4° également abrogé), des ouvriers et domestiques au service d’un « maître » (Article 1781 abrogé) est donc libre et temporaire car la condition de celui qui loue ses services n’est pas la condition malheureuse du serf attaché perpétuellement à la glèbe. C’est une vision juridique sans doute trop idyllique de la relation individuelle de travail. De cette interdiction de l’engagement perpétuel, la Cour de cassation tirera le principe selon lequel chaque partie peut résilier unilatéralement le contrat conclu sans détermination de durée, sans motif ni indemnité ( Cour de cassation, 4 août 1879, D. 1880, I, p. 272 ). Il est évident qu’une telle interprétation a profité davantage à l’employeur qu’au salarié. L’employeur pouvait librement licencier et remplacer très facilement celui qu’il employait. Elle est très défavorable au travailleur qui, en période de chômage, retrouvera très difficilement un emploi dont il a besoin pour faire subsister sa famille. D’autres dispositions légales mettaient alors en évidence une inégalité économique et juridique réelle que dissimulaient mal une liberté et une égalité contractuelles de façade. Si l’employeur peut licencier librement, il peut aussi se constituer une main – d’œuvre « captive », en utilisant le livret ouvrier. Ce livret, instauré par lettres patentes du 12 septembre 1781, supprimé en 1791, mais rétabli par Bonaparte par la loi du 12 avril 1803 (22 germinal an XI) est un véritable passeport intérieur que l’ouvrier doit avoir sur lui et en règle. Il doit pouvoir le présenter à toute réquisition de l’autorité publique, sous peine d’être réputé vagabond, ce qui constitue alors une infraction pénale. Dans notre Droit du travail actuel, un tel livret constituerait une entrave au droit de conclure un contrat de travail avec un autre employeur et serait contraire à la libre circulation des travailleurs affirmée par l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et au principe du libre exercice d’une activité professionnelle (Cour de cassation, Chambre sociale, 6 octobre 2010, n° 07-42-023, précité). A l’origine, il était effectivement destiné à limiter les déplacements de la main – d’œuvre ouvrière. La guerre et la conscription sous la Révolution et l’Empire ont « favorisé » le plein emploi et l’ouvrier pouvait être tenté de « louer » sa force de travail, ses services, à l’employeur le plus offrant. Il s’agissait d’empêcher les pratiques de débauchage, de concurrence déloyale. Le livret était remis à l’employeur au moment de l’embauche et était restitué l’employé qui avait rempli les clauses de son contrat et particulièrement celles ayant trait au remboursement d’avances sur salaire. La pratique des avances sur salaire était courante et sera dénoncée par Villermé en 1840 qui signale qu’elle permettait trop souvent de faire travailler l’ouvrier à un prix au – dessous du prix normal de la main – d’œuvre. Des avances trop importantes par rapport aux salaires versés aboutissaient à fixer la main – d’œuvre qui se retrouvait « attachée » à son atelier (main d’œuvre captive). Un nouvel employeur ne pouvait embaucher le travailleur si sur le livret ne figurait pas l’acquit des avances faites par le précédent « maître », sauf pour lui à rembourser l’employeur précédent. Après bien des tergiversations, la loi du 2 juillet 1890 supprimera le livret ouvrier. L’article 3 de cette loi instituera l’obligation pour l’employeur de délivrer un certificat de fin contrat contenant la date d’entrée et de sortie de l’employé et « l’espèce de travail » qu’il a exercée (Jean – Pierre Le Crom, Le livret ouvrier au XIX e siècle entre assujettissement et reconnaissance de soi). C’est l’acte de naissance du certificat de travail. Un autre article célèbre du Code civil de 1804 – l’article 1781 – montrait bien l’inégalité juridique fondamentale de la relation individuelle de travail : « Le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante » (André Castaldo, L’histoire juridique de l’article 1781 du Code civil, R.H.D. 1977, p. 211 ). A l’employé d’apporter la preuve en justice par des témoignages ou des écrits selon l’importance des sommes en jeu du montant du salaire ou des gages dont il avait été convenu ou du non – 14 L3 – Droit du travail – Jean Laingui paiement des salaires ou des gages… Le contrat de louage de travail ou de service était verbal, rarement écrit. Il faudra attendre une loi du 2 août 1868 – une des lois sociales de Napoléon III – pour voir abroger une disposition si contraire à l’égalité contractuelle hautement affirmée et qui mettait particulièrement en relief la subordination juridique des « gens de travail », serviteurs salariés ou gagés de « maîtres ». L’année 1890 est une année sociale car elle est celle du vote de la loi du 27 décembre 1890 sur la résiliation unilatérale du contrat de louage de service. Si le texte confirme la règle selon laquelle le contrat peut toujours cesser par la volonté d'une des parties contractantes, il ouvre la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts, mais c’est à celui qui demande de prouver la rupture « abusive » et, s’il s’agit du salarié, il aura la plus grande difficulté à établir l’intention de l’employeur et les motifs du licenciement sur lesquels il n’a pas à s’expliquer. Cette avancée sociale est relative, mais elle en annonce d’autres. La loi du 9 avril 1898 institue une responsabilité fondée sur le risque professionnel : « Le patron est responsable des accidents survenus par le fait du travail ou à l’occasion du travail » (Article 1). Cette disposition applicable d’abord aux entreprises industrielles s’étendra aux entreprises agricoles (Lois du 30 juin 1899 et du 15 décembre 1922), aux entreprises commerciales (Loi du 1 avril 1906), aux « gens de maison » (Loi du 2 août 1923). C’est au cours de cette dernière décennie du XIXe siècle que la dénomination de « contrat de travail » commence à être employée par la doctrine, avant qu’une loi du 18 juillet 1901 n’utilise le terme : ce texte permettait aux réservistes et territoriaux faisant leur période militaire de conserver leur travail en imposant aux employeurs le maintien du contrat de travail. Cela revenait à interdire à l’employeur, durant cette période, de rompre unilatéralement le contrat. C’est la loi du 28 décembre 1910 « portant codification des lois ouvrières » qui impose la nouvelle dénomination : Livre I, Titre II « Du contrat de travail », mais sans le définir. On remarquera que de nombreux arrêts de la Chambre sociale continuent à viser l’article 1780 et donc l’ancienne dénomination de « louage de service ». Est – elle juridiquement si critiquable que cela ? C’est le mot louage qui a été mal accepté car semblant ravaler le travail de l’homme au rang de marchandise… ce qu’accentuait peut – être sa consonance : louage, après servage et esclavage ? L’entrée du contrat de travail dans le vocabulaire juridique et son succès montrent que l’on porte un regard nouveau sur la condition de travailleur salarié. On ne veut plus confondre sous une même dénomination de « louage » les services qu’un travailleur rend à un employeur et les services que rendent les choses et les animaux loués. Ce risque de confusion a été considéré comme préjudiciable à la dignité humaine du travailleur salarié car on ne peut pas séparer la personne du travail qu’elle produit, comme l’on sépare le patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée du patrimoine affecté à son activité professionnelle. Pour ce qui est du mot service employé par le Code civil depuis 1804, on sait qu’il connaît aujourd’hui une fortune extraordinaire. Notre économie est une économie de biens et de services. Les activités de services sont innombrables et englobent les activités salariées. § 2 – LES CRITERES JURISPRUDENTIELS DU CONTRAT DE TRAVAIL Il appartenait à la jurisprudence de dégager les critères permettant de distinguer parmi les conventions civiles, celles qui sont qualifiables de contrats de travail.

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