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Histoire Épistémologie Langage La linguistique appliquée à l’enseignement des langues secondes aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne Michel Berthet Citer ce document / Cite this document : Berthet Michel. La linguistiq...

Histoire Épistémologie Langage La linguistique appliquée à l’enseignement des langues secondes aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne Michel Berthet Citer ce document / Cite this document : Berthet Michel. La linguistique appliquée à l’enseignement des langues secondes aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 33, fascicule 1, 2011. Linguistique appliquée et disciplinarisation. pp. 83-97; doi : https://doi.org/10.3406/hel.2011.3208; https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2011_num_33_1_3208; Fichier pdf généré le 14/03/2024 Résumé Dès les années 1950, la France joue un rôle important dans le renouvellement des méthodologies de l’enseignement des langues et participe à l’émergence de la discipline destinée à prendre pour objet ce type d’enseignement : la linguistique appliquée. A partir de la fin des années 1970, la majorité des spécialistes français de l’enseignement des langues cherche ailleurs que dans la linguistique les bases d’une discipline nouvelle, bientôt appelée la didactique des langue. Cet article analyse les raisons de cette évolution en comparant la situation en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Trois axes essentiels à la comparaison sont explorés : les politiques linguistiques, les structures de la recherche linguistique et les traditions épistémologiques. Abstract Since the 1950s, French scholars have played an important role in the renewal of language teaching techniques and have contributed to the emergence of a discipline dedicated to second language teaching : applied linguistics. In the late 1970s, most French scholars interested in language teaching began to move beyond linguistics and towards establishing a new discipline, which would be known as «didactique des langues ». This article analyses the reasons for this evolution through a comparison of the situation in three countries : France, Great Britain and the United-States. Three primary themes will be explored : language policies, structures of academic research, and epistemological traditions. 83 LA LINGUISTIQUE APPLIQUÉE À L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES SECONDES AUX ÉTATS-UNIS, EN FRANCE ET EN GRANDE-BRETAGNE Michel Berthet Université Paris-Sorbonne Nouvelle, Université de Marne la Vallée RÉSUMÉ : Dès les années 1950, la France joue ABSTRACT : Since the 1950s, French scholars un rôle important dans le renouvellement des have played an important role in the renewal méthodologies de l’enseignement des langues of language teaching techniques and have et participe à l’émergence de la discipline contributed to the emergence of a discipline destinée à prendre pour objet ce type dedicated to second language teaching : d’enseignement : la linguistique appliquée. A applied linguistics. In the late 1970s, most partir de la fin des années 1970, la majorité French scholars interested in language teaching des spécialistes français de l’enseignement began to move beyond linguistics and towards des langues cherche ailleurs que dans la establishing a new discipline, which would linguistique les bases d’une discipline be known as « didactique des langues ». This nouvelle, bientôt appelée la didactique des article analyses the reasons for this evolution langue. Cet article analyse les raisons de through a comparison of the situation in cette évolution en comparant la situation en three countries : France, Great Britain and France, en Grande-Bretagne et aux États- the United-States. Three primary themes will Unis. Trois axes essentiels à la comparaison be explored : language policies, structures sont explorés : les politiques linguistiques, les of academic research, and epistemological structures de la recherche linguistique et les traditions. traditions épistémologiques. MOTS-CLÉS : Linguistique appliquée ; Ensei- KEY WORDS : Applied linguistics ; Language gnement des langues ; États-Unis ; France ; teaching ; USA ; France ; 20th century ; Great 20e s. ; Grande-Bretagne ; Méthodologie Britain ; Methodology L’enseignement des langues maternelles et étrangères est un des premiers domaines auxquels les savants qui ont contribué (souvent en tant que phonéticiens) au renouvellement des études sur le langage et les langues ont songé à « appliquer » leurs recherches. L’enseignement ou plutôt l’apprentissage1 des langues secondes est encore aujourd’hui un des principaux objets d’étude d’un très grand nombre de spécialistes de linguistique appliquée. 1 S’étant d’abord occupés principalement de méthodologie d’enseignement des langues vivantes, les chercheurs en linguistique appliquée se sont de plus en plus intéressés aux questions d’apprentissage et d’acquisition. Ce tournant a été plus marqué aux États-Unis qu’en France. Histoire Épistémologie Langage 33/I (2011) p. 83-97 © SHESL 84 MICHEL BERTHET Bien que de nombreux chercheurs français et francophones aient contribué, dès la fin des années 1950, à son élaboration disciplinaire (pour ne pas dire encore épistémologique) et institutionnelle, la linguistique appliquée n’a pas donné lieu, en France, à des développements comparables à ceux qu’elle a connus dans les pays anglophones. Si l’AILA (Association Internationale de Linguistique Appliquée) conserve son acronyme d’origine, les chercheurs français qui y occupent une place active sont rares. C’est que la linguistique appliquée au sens étroit du terme, c’est-à-dire comme projection de la linguistique structurale dans le champ de l’enseignement des langues secondes, a perdu en France une grande partie de sa raison d’être depuis que cet enseignement est devenu l’objet d’une discipline particulière, la didactique des langues étrangères, discipline dont on a voulu établir la légitimité en dehors du champ des sciences du langage. Selon Véronique (2009, p. 51) : on ne peut qu’être frappé par l’émergence tardive de la linguistique appliquée [...] et par la brièveté de son ascendance en matière d’enseignement des langues. En France, cette discipline ne vivra guère plus d’une décennie. Ce petit préambule a pour fonction de situer le cadre disciplinaire de cet article. Le point de vue sera celui d’un « didacticien » (c’est-à-dire d’un chercheur dont l’objet d’étude est l’enseignement / apprentissage des langues secondes), un didacticien qui cherche à comprendre pourquoi il n’est pas, comme ailleurs ou comme en d’autres temps, un linguiste appliqué ; un didacticien qui se demande également si le temps n’est pas venu de réfléchir à une redéfinition de sa discipline. La disciplinarisation de la linguistique appliquée sera donc confrontée ici à la disciplinarisation, en France, de la didactique des langues. Pourquoi la linguistique appliquée n’a-t-elle pas connu en France les mêmes développements qu’en Grande-Bretagne et aux États-Unis ? Il nous a semblé devoir chercher les raisons des particularités nationales autour de trois axes : celui des politiques linguistiques, celui des structures de la recherche scientifique, et celui des traditions épistémologiques. S’intéresser à l’histoire de la linguistique appliquée, ce peut être se poser la question de la naissance de cette discipline. Un rapide regard rétrospectif montre qu’il n’est pas aisé de distinguer les « pures » analyses de leurs applications : les grammairiens indiens ou les premiers rhétoriciens devaient répondre à des impératifs pratiques2, des applications. Jusqu’à une période très récente, on admet aussi qu’une forte « solidarité conceptuelle » caractérise la « constitution des savoirs linguistiques / scolaires » (Chiss 1995, p. 37). On peut se demander si cette solidarité conceptuelle ne commence pas justement à être remise en cause par les travaux de ceux qui ont véritablement donné naissance à la linguistique appliquée (Linn 2008) en contribuant à la définition d’une discipline nouvelle, différente à la fois de la grammaire comparée et distincte des grammaires scolaires : la linguistique. À partir de la fin du 19e s., une linguistique « pure » commence à se constituer, permettant l’émergence d’une véritable linguistique appliquée. Ce mouvement prend une tournure particulière aux États-Unis, au cours des années 1940. Notre première partie sera consacrée à cette période clé qui voit des 2 Des linguistes comme Brumfit (1995, p. 27), définissant la linguistique appliquée, parlent volontiers de « real-world problems ». LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 85 linguistes se consacrer à des applications, mais sans pour autant pousser bien avant leur questionnement sur ce qu’on fait lorsqu’on « applique » la linguistique, sans demander s’il est possible d’envisager une discipline plus ou moins autonome, la linguistique appliquée. 1. ÉTATS-UNIS (1940-1945) : UNE NOUVELLE ÈRE POUR LA LINGUISTIQUE APPLIQUÉE 1. 1. L. Bloomfield Leonard Bloomfield occupe une position centrale dans le champ de la linguistique nord-américaine avant la seconde guerre mondiale. Il contribue activement à la fondation en 1925 de l’ALS (American Linguistic Society) et à l’élaboration de la linguistique structurale3 qui, aux cours des années 1930, cherche à devenir une discipline légitime et autonome dans le cadre académique. La place considérable que Bloomfield vient à occuper dans le champ des sciences du langage aux États-Unis explique le rôle qu’il va jouer, à partir de 1942, dans la mise en place par l’armée d’un programme d’enseignement intensif des langues vivantes. Il ne faut pas attendre l’attaque surprise de Pearl Harbour pour que les autorités américaines prennent conscience du péril stratégique lié à l’incapacité des soldats de comprendre et de parler une plus grande variété de langues étrangères. Dès avant la seconde guerre mondiale, l’American Council of Learned Societies (ACLS), représenté par Mortimer Graves, insiste sur la nécessité de développer l’enseignement des langues, absentes des programmes scolaires et universitaires. L’ACLS obtient un financement (100.000 $) de la Rockefeller Foundation et lance en 1941 un Intensive Language Program (ILP) dirigé par J. M. Cowan, trésorier de l’American Linguistic Society. En 1943, ce programme va permettre de financer 56 cours, portant sur 26 langues, dans 18 universités, pour un public composé de 700 étudiants. Ces fonds vont aussi contribuer à financer les linguistes qui œuvrent à renforcer la légitimité de leur discipline. Selon Newmeyer (1986, p. 52), la quasi totalité des linguistes américains ont participé à ce programme qui a duré jusqu’à la fin de la guerre : Grave’s organizational skill in providing funding, employment, and research opportunities to the linguists of the United-States was a major factor in the development of the field. Trois revues naissent ainsi à l’occasion du financement de cet effort de guerre : Studies in Linguistics, Word, Romance philology. L’ILP de l’ACLS s’est d’abord intéressé aux langues rares pour des raisons d’urgence (elles étaient fort peu enseignées aux États-Unis à cette époque) mais aussi pour des raisons institutionnelles : il semblait difficile de remettre en question les lourdes traditions éducatives en ce qui concernait l’enseignement des grandes 3 Certains linguistes français parlent volontiers de linguistique structurale américaine, comme si cette linguistique ne pouvait pas être simplement structurale parce que pas assez saussurienne, tandis que certains linguistes américains parlent de « structural linguistics » tout court, considérant parfois que les travaux menés en Europe ne sont pas toujours purement linguistiques. Voir par exemple à ce sujet Newmeyer (1986) The Politics of Linguistics. 86 MICHEL BERTHET langues de culture européennes, principalement le français, l’allemand, l’italien et l’espagnol. La situation change avec la mise en place en 1942 de l’ASTP (Army Specialized Training Program) : un besoin de nombreux personnels parlant effectivement les langues du vieux continent devient urgent, en vue du débarquement et de l’occupation temporaire des territoires libérés. Les objectifs changent, il ne s’agit plus de permettre à une minorité d’étudiants de lire les plus grands textes de la littérature européenne, mais de donner à des militaires les moyens de faire face aux enjeux du « real-word ». Bloomfield, sans faire partie officiellement des comités d’organisation de l’ASTP, publie un guide (Bloomfield 1942) qui devient une des principales sources théoriques, pour les langues, de ce programme. Un dispositif est mis en place, composé d’un groupe d’apprenants, d’un informateur, et d’un linguiste. Il n’était pas nécessairement demandé au linguiste de posséder une parfaite maîtrise de la langue cible, son rôle étant de connaître les principes méthodologiques de la description linguistique mis au point par les linguistes américains au contact des langues amérindiennes. Il n’était pas non plus demandé à l’informateur d’avoir une connaissance métalinguistique de sa langue maternelle, ni même d’avoir la moindre conception de l’enseignement des langues. A vrai dire, le meilleur informateur était celui qui savait s’en tenir au matériel élaboré pour lui par des linguistes, sans prendre aucune forme d’initiative. L’apprentissage était basé sur l’écoute, la répétition et la mémorisation de dialogues imaginés à partir des situations les plus fréquentes de la vie quotidienne. Bloomfield (1945, p. 630) insiste sur le fait qu’il ne s’agit en rien d’une méthode de langue, mais simplement de directives assez générales telles que décrites ci-dessus. Le guide publié pour les linguistes de l’ASTP s’adresse en fait à des linguistes devant décrire des langues sans écriture. L’ouvrage est accompagné pour l’occasion de quelques conseils méthodologiques (« language learning is overlearning ; anything less is of no use »4, Bloomfield 1942, p. 12) qui ne reposent sur aucune base théorique explicite. Nombre de didacticiens français (voir par exemple Puren 1988), voient dans ce programme un exemple de linguistique appliquée à l’enseignement des langues, associant dans une même entreprise Bloomfield et Skinner. C’est une vision un peu simplifiée des choses, notamment pour les raisons suivantes : Si Bloomfield parle à l'occasion d'application de la linguistique, on ne trouve jamais dans ses travaux de référence à la linguistique appliquée. Pour lui, il y a la linguistique, et des linguistes qui appliquent leurs connaissances disciplinaires à des besoins sociaux particuliers, en l’occurrence à l’enseignement des langues étrangères. Les propositions de Bloomfield ne reposent pas sur une théorie très élaborée de l'apprentissage. Son intérêt pour la psychologie behavioriste porte non pas sur les travaux de Skinner mais sur ceux d'un de ses prédécesseurs : 4 « l’apprentissage des langues doit être du surapprentissage, sinon il est inutile » [trad. des éditeurs] LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 87 A. P. Weiss. Bloomfield ne s'est pas intéressé à ces travaux en tant que source d'inspiration pour ses propres recherches (Bloomfield a travaillé toute sa vie à la fondation d'une science du langage autonome), mais plutôt parce que Weiss considérait que le langage était un élément essentiel des activités humaines et qu'il était nécessaire d'en tenir compte pour fonder une étude de l'homme (science of man) qui pût échapper à l’animisme et dont on retrouve les traces dans l’emploi qu’il fait des notions de la psychologie traditionnelle (mind, emotion, volition...). Il s’est surtout intéressé aux travaux de Weiss parce qu’il partageait avec ce dernier le souci de fonder scientifiquement les sciences de l’homme. Derrière l'importance stratégique des enjeux (enseigner les langues le mieux et le plus vite possible à un maximum de personnels militaires) et la caution morale du financement par l'armée américaine, les enseignements donnés dans le cadre de l'ASTP étaient en réalité très divers. Le nombre d'heures, le nombre d'étudiants par groupe était variable, ainsi que la qualité du matériel élaboré par des auteurs plus ou moins convaincus de l'utilité de la linguistique structurale. La nécessité de travailler avec les ressources disponibles ne semblait pas offrir partout les mêmes garanties de succès. Les polémiques n'ont pas manqué non plus quant à ce qu'il était convenu d'enseigner : l'élaboration des cours de français est l'occasion d'un vif échange dans les revues spécialisées où s'opposent les tenants de la linguistique structurale et les spécialistes de littérature française. Il faut rappeler aussi l'extrême brièveté du programme : lancé en 1942, il ne dure que deux années, après lesquelles l'armée dut envoyer toutes ses forces sur le terrain. En 1946, Bloomfield est victime d'un accident vasculaire cérébral qui met fin à sa carrière académique, il meurt trois ans plus tard. On ne trouve dans ses écrits aucun développement sur la nature de la linguistique appliquée et il ne semble guère possible d'associer son nom à la disciplinarisation de celle-ci. Il lui semblait pourtant essentiel de réformer l'enseignement des langues (maternelles et étrangères) qu'il jugeait particulièrement inefficace en dépit des efforts consentis en matière de politique éducative. Il lui semblait que seule la linguistique pouvait servir de base saine à cette réforme. Il a tout à la fois participé à l'élaboration de cette discipline en tant que science et contribué à faire de l'enseignement une fin aussi bien qu'un moyen de sa diffusion auprès d'un public non spécialiste. Il faut aller chercher ailleurs l'élaboration d'une linguistique appliquée conçue comme autre chose qu'une simple application de la linguistique. 1. 2. C. C. Fries Fries est le contemporain de Bloomfield. Leurs travaux forment un diptyque sur lequel repose en partie la linguistique structurale américaine. Alors que Bloomfield, dans la lignée des travaux de linguistique menés par les anthropologues linguistes américains (Sapir, Boas) élabore les outils méthodologiques de la linguistique structurale en travaillant à la description de langues amérindiennes, Fries est un spécialiste de l’anglais dont il donne une des premières descriptions fondée sur les principes structuraux (Fries 1940). Les 88 MICHEL BERTHET recherches dans ce domaine sont menées au sein d’un département universitaire dirigé par C. C. Fries dont les travaux portent sur l’anglais parlé aux États-Unis, l’enseignement de l’anglais dans les écoles des États-Unis, et l’enseignement de l’anglais à des étudiants le plus souvent hispanophones. A l’Université du Michigan, les recherches menées sous la direction de C. C. Fries sont inscrites dans une politique linguistique particulière, et répondent à des besoins spécifiques. L’équipe de Fries s’intéresse ainsi plus particulièrement à l’enseignement de l’anglais à des étudiants sud-américains susceptibles de venir faire tout ou partie de leurs études aux États-Unis, dans le cadre de la politique étrangère dite de « good neighbour policy » voulue par le président Roosevelt. La priorité politique n’est donc pas tant la diffusion de la langue anglaise que le bon accueil d’une certaine élite dans le cadre d’une politique étrangère restreinte à ce que les États-Unis considèrent comme leur zone d’influence exclusive. Ce cadre explique en partie une des principales caractéristiques de la méthodologie de l’enseignement des langues secondes élaborée sous l’égide de Fries : cette méthodologie pose la nécessité de comparer le plus rigoureusement possible la langue source et la langue cible, comparaison qui ne peut être rigoureuse que dans le cadre de la linguistique structurale. Comme de nombreux linguistes avant lui, Fries remet en question les grammaires traditionnelles, normatives et d’abord centrées sur l’écrit. Il promeut la nécessité d’une linguistique nouvelle, descriptive et devant s’intéresser d’abord à l’oral. Les riches travaux menés autour de Fries à l’Université du Michigan appellent bientôt la création d’une revue qui en permettrait une plus large diffusion. On admet généralement que la première mention institutionnelle du terme « applied Linguistics » se trouve dans le sous-titre du journal Language Learning dont le premier numéro paraît en 1948. Cette revue scientifique (au sens de revue publiée par des universitaires pour des universitaires) présente toutes les caractéristiques d’une revue académique nord-américaine. Elle possède un ancrage institutionnel dans une université particulière (l’Université du Michigan), et elle est dirigée par un comité scientifique qui définit clairement une ligne éditoriale. Les premiers numéros de la revue sont consacrés en grande partie à la diffusion de la linguistique structurale perçue et présentée comme un allié indispensable du professeur de langue. Le premier article publié dans cette revue par Fries (1948) porte un titre de manifeste : « As we see it », le « it » faisant référence à la vision première et d’abord étroite de la linguistique appliquée comme discipline s’occupant de définir les contenus, la progression et les méthodes de l’enseignement des langues. Fries ne cessera d’insister sur la nécessité de partir de descriptions rigoureuses : It is the practical use of the linguistic scientist’s techniques of language analysis and description in the choice and sequence of materials and the principles of method that grow out of these materials that lies at the heart of the new approach to language learning. (Fries 1955, p. 13) Fries pose les principes méthodologiques de la méthode audio-orale. Pour ce qui est de la sélection de la matière à enseigner, the most efficient materials grow out of a scientific descriptive analysis of the language to be learned carefully compared with a parallel descriptive analysis of the native language of the learner. (Fries 1948, p. 13) LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 89 En ce qui concerne le meilleur moyen d’enseigner et d’apprendre, Fries recommande « [a] constant practice and accurate repetition » (ibid, p. 16). A la différence de ce qui se fera quelques années plus tard en France, l’accent porte sur la syntaxe plutôt que sur le vocabulaire : the end is that the basic structural patterns, with limited vocabulary, are to be learned so well that they can be produced orally, automatically, and without hesitation, when the learner is confronted with the appropriate situation. (Fries 1955, p. 10) On réduit souvent cette nouvelle approche à une répétition mécanique de structures dépourvues de sens pour l’apprenant. Les praticiens ont-ils par la suite oublié la mise en garde souvent répétée par Fries ? La langue, selon lui, ne peut être détachée de la culture, et l’apprentissage doit servir la communication : To be effective, the results of these analyses and comparisons must be embedded in exercises made up of complete utterances carrying on the communication essential to real life social situations. (Fries 1959, p. 45) Si le travail de Fries s’inscrit bien dans une tradition déjà ancienne d’application de la linguistique, on ne trouve pas dans ses articles ni dans ceux publiés dans les premiers numéros de Language Learning de réflexion sur la linguistique appliquée en tant que discipline possiblement autonome. Pour reprendre une formulation ultérieure de Widdowson (2000), il s’agit encore, pour Fries comme pour Bloomfield, de « linguistics applied » plutôt que d’« applied linguistics ». Mais à la différence de Bloomfield, Fries et son équipe ont travaillé à l’élaboration d’une méthodologie raisonnée de l’enseignement des langues secondes. Ces travaux marquent l’apogée d’une période de la linguistique appliquée encore principalement concernée par l’enseignement plutôt que par l’apprentissage. The materials for language teaching […] should not ignore, at any stage, the social-cultural content which provides the meanings of the signal. (ibid.) 2. LE RÔLE DE LA FRANCE DANS LE DÉVELOPPEMENT DE LA LINGUISTIQUE APPLIQUÉE EN EUROPE La France a joué un rôle majeur dans les premiers développements de la linguistique appliquée en Europe. En 1958, Bernard Quemada ouvre à l’université de Besançon un Centre de linguistique appliquée5. En 1962, il lance la revue Études de linguistique appliquée. Selon Coste (1992, p. 21), « la linguistique appliquée est posée comme existante sans qu’une réflexion et un débat scientifique aient précédé sa mise en place instituée ». Toujours selon Coste, cette première institutionnalisation française de la linguistique appliquée se distingue de ce qui s’est passé aux États-Unis par le fait qu’on ne sait pas tout à fait quelle linguistique on applique, ni à quoi on l’applique. Il ne semble pourtant pas que cela soit une exception. Il n’est pas d’exemple où l’on puisse observer une forme poussée de réflexion épistémologique comme préalable à un lancement institutionnel. On chercherait en vain, par exemple, dans les premiers numéros de Language Learning, des articles abordant de manière directe la question de la disciplinarisation de la 5 Deux années seulement après l’ouverture d’un centre équivalent à l’Université d’Édimbourg. 90 MICHEL BERTHET linguistique appliquée. 2. 1. À Saint-Cloud Aux États-Unis, la recherche d’un enseignement des langues plus rationnel est née en réponse à plusieurs besoins. Il s’agissait d’accueillir sur les campus américains des étudiants étrangers venus principalement d’Amérique latine, et de permettre à l’armée américaine de répondre à certains besoins stratégiques. Les linguistes américains ont par ailleurs su trouver à partir de ces exigences pratiques le moyen d’établir la légitimité sociale et académique de leur discipline. En Europe, dès la fin de la guerre, il est également apparu aux grandes puissances qui n’avaient pas été vaincues (la France et la Grande-Bretagne) que l’enseignement des langues prenait un caractère stratégique global. A la différence des États-Unis, l’établissement d’une discipline nouvelle n’est pas lié à l’accueil académique d’une petite élite, ni à la nécessité d’apprendre une très grande variété de langues étrangères. Pour la France et la Grande-Bretagne, l’émergence de la linguistique appliquée est très étroitement liée à la question de la diffusion de la langue nationale. S’il est donc bien question, des deux côtés de l’Atlantique, de répondre à des besoins spécifiques de politique linguistique (language planning), les enjeux ne sont pas de même nature. Sous l’égide de l’UNESCO, créée tout de suite après la guerre, la France et la Grande-Bretagne s’engagent à promouvoir dans leurs empires respectifs ce qu’on appelle l’éducation de base. Il faut permettre le développement social et culturel des colonies, selon un modèle de progrès qui passe pour universel (perpétuant ainsi les premiers idéaux colonialistes), alors qu’il est pleinement inscrit dans les cultures européennes dominantes. Ce modèle de progrès et cette éducation ne peuvent évidemment pas faire l’économie de l’écriture. Les spécialistes réunis par l’UNESCO tombent d’accord pour dire qu’il ne saurait y avoir d’éducation de base sans passer d’abord par un enseignement de l’anglais ou du français6, considérés alors comme de « grandes langues de civilisation ». En France, ce projet a abouti à l’élaboration du Français fondamental, sous la direction de G. Gougenheim, et il est intéressant de noter qu’il n’a pas pris corps au sein d’une université. Coste (1988) analyse en détail le choix des institutions et des personnes. Ces choix sont révélateurs de la différence de développement des sciences du langage et de la linguistique appliquée en France et aux États-Unis : On remarquera d'abord que les responsables du projet, même lorsqu'ils sont linguistes, ne se réclament pas d'une application de la linguistique, et encore moins d’une discipline qu’on pourrait appeler la linguistique appliquée. Il faut noter aussi la différence de statut ou de stature des personnes qui portent les projets en France et aux États-Unis. Selon Coste (1988), le choix de Gougenheim s'explique par sa position dans le champ de la linguistique en France à la fin des années 40 : universitaire en fin de carrière, il n'occupait pas une place de premier plan dans le domaine, et ne courait pas le risque 6 Dans un souvenir recueilli par Blanche-Benveniste (1987), Aurélien Sauvageot, linguiste et expert représentant la France, décrit comment, penchés sur une carte, chacun avec un crayon de couleur, les experts français et britanniques réunis à Paris en 1947 se sont partagé le monde en deux zones d’influence. LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 91 de perdre du crédit au sein de sa discipline. Aux États-Unis, au contraire, il s'agit, chacune dans son domaine, de personnalités de tout premier plan. Fries pour la langue anglaise, et Bloomfield pour la linguistique générale, sont tous deux reconnus pour leur importance. D'une certaine manière, le différentiel de développement de la linguistique appliquée en France et aux États-Unis est lié au différentiel de développement de la linguistique tout court, différentiel qui n'est pas encore réduit aujourd'hui. Lorsque les linguistes américains se lancent dans l'aventure, la linguistique structurale s'impose déjà, à la fois sur le plan disciplinaire et institutionnel. Les travaux des linguistes américains liés à l'enseignement des langues secondes vont d'ailleurs permettre de financer en grande partie le développement de la discipline (Newmeyer 1986). En France, le projet du Français fondamental est lancé alors que la linguistique n'a pas encore conquis une réelle légitimité institutionnelle ni disciplinaire. Il faudra attendre les réformes engagées par Gaston Berger (Chevalier et Encrevé 2006, p. 299) pour que la linguistique générale / théorique puisse se développer en dehors d'institutions périphériques, même si elles sont parfois prestigieuses, et pour que la leçon de Saussure soit reçue. Ce projet a été élaboré en dehors des institutions universitaires, afin d'éviter certains obstacles, sans toutefois parvenir à empêcher toute levée de bouclier (voir le pamphlet publié par M. Cohen et al. 1955). Une institution qui a profondément marqué la didactique du français langue étrangère (désormais FLE) en fournissant ses chercheurs les plus renommés, le CREDIF, ne s’est jamais réellement réclamée de la linguistique appliquée. Le « linguistic turn » de l’ENS de Saint-Cloud trouve son origine davantage dans le développement de la didactique du français langue maternelle que dans celle du FLE qui, à partir de la fin des années 1970, s’éloigne justement de la linguistique appliquée pour devenir la didactique du FLE. Dans un souci de positionnement institutionnel et disciplinaire, la linguistique appliquée a été plus en faveur au BELC (Bureau pour l’enseignement de la langue et de la civilisation française à l’étanger), là où les anglicistes étaient davantage présents. Au sein du BELC, qui n’était pas non plus une institution universitaire, on n’a pourtant pas beaucoup œuvré à son élaboration en tant que discipline spécifique, ni cherché à problématiser les liens entre la linguistique et ses domaines connexes. Cela est sans doute dû en partie à une centration quasi exclusive sur les questions d’enseignement et d’apprentissage. 2. 2. À Besançon Le cas de Besançon est très particulier. Chevalier et Encrevé (1984, 2006) ont montré comment, dans une université d’abord périphérique, une personnalité au statut « peu légitime » à l’époque, a contribué au renouvellement disciplinaire, en profitant de certaines réformes institutionnelles. Quemada, n’ayant pas eu accès à l’agrégation parce qu’étranger, pouvait laisser libre cours à son esprit d’initiative et d’invention, sans se soucier des traditions, des cercles, ni des écoles. Il lance en 1962 une revue où apparaît pour la première fois dans un contexte institutionnel l’expression même de « linguistique appliquée ». Il faut noter d’emblée la différence d’emploi de ce terme entre cette revue et celle d’Amérique du Nord. Alors que Language Learning : a Journal of Applied Linguistics se consacre tout 92 MICHEL BERTHET entier à l’enseignement-apprentissage des langues, les Études de linguistique appliquée, dont le premier numéro paraît près de vingt ans après le premier numéro de Language Learning, s’ouvre sur des perspectives beaucoup plus larges que celles de la revue américaine. Il y est question d’enseignement des langues secondes, mais aussi de traduction, d’acquisition des langues maternelles, de traitement automatique des langues... Cette ouverture éditoriale reflète l’ouverture qu’a connue la discipline à partir des années 1960. La position de B. Quemada dans le champ de la didactique des langues est en définitive assez particulière. Si on continue à le célébrer comme l’un des tout premiers chercheurs à avoir contribué à l’institutionalisation de la linguistique appliquée en France, il est avant tout lexicologue. La lexicologie, que l’Association internationale de linguistique appliquée (AILA) range maintenant sous la bannière de la linguistique appliquée, est plutôt considérée en France comme un domaine relativement autonome des sciences du langage. Quemada n’a jamais cherché à occuper une place centrale dans le champ de la « didactique », laissant cette charge à d’autres, notamment à R. Galisson, dont l’œuvre a été en grande partie consacrée à la conception de la didactique des langues, puis de la didactologie, contre-point de la linguistique appliquée. 3. LA GRANDE-BRETAGNE ET LE RENOUVELLEMENT DE LA LINGUISTIQUE APPLIQUÉE EN EUROPE 3. 1. La fin de l’influence française : ses chercheurs se détournent de la linguistique appliquée Depuis sa fondation en 1949, le Conseil de l’Europe fait de l’enseignement des langues étrangères une des composantes essentielles de sa politique éducative. Il encourage la rencontre d’experts dont la mission est de trouver les moyens les plus rapides et les plus efficaces d’enseigner les langues secondes. Dans un premier temps, les experts du CREDIF jouissent d’une réputation remarquable : « It is difficult now to recapture the revolutionary impact of the early work of CREDIF in Le français fondamental and Voix et images de la France. » (Trim 1997, p. 4). La France joue un rôle moteur : elle joue à fond la carte de la diffusion de la méthode audio-visuelle que l’on accueille partout avec enthousiasme et prend pleinement part (toujours sous l’égide du Conseil de l’Europe) à la création à Nancy, en 1964, de l’Association internationale de linguistique appliquée. Cette implication française ne va pourtant pas durer. Le centre de gravité de la linguistique appliquée européenne va finalement se déplacer vers la Grande-Bretagne où se trouvent quelques-uns des principaux chercheurs à l’origine de deux grands moments de la didactique des langues : c’est en Grande-Bretagne que s’élabore l’approche communicative et que sont recrutés les principaux experts qui vont diriger les travaux publiés par le Conseil de l’Europe. Pourquoi la France n’a-t-elle pas su capitaliser sur ses premiers succès ? On peut d’abord penser que la présence des experts du CREDIF à des colloques portant sur la linguistique appliquée n’est pas loin d’être un malentendu. Ni Gougenheim (le directeur des études sur le Français fondamental), ni Rivenc (le concepteur, avec Guberina, de la Méthode Audio-Visuelle : MAV) ne se sont jamais réclamés de la linguistique LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 93 appliquée. Rivenc n’était pas linguiste, Gougenheim, arrivé dans l’aventure du français fondamental en toute fin de carrière, ne pouvait pas s’intéresser à l’établissement d’une discipline nouvelle. La réflexion du CREDIF, autour de la MAV, est uniquement méthodologique : on s’intéresse d’abord aux pratiques de la classe, à ce que doivent faire les maîtres et les élèves pour que ces derniers apprennent les langues étrangères. L’inscription théorique, dans la linguistique ou dans la psychologie, n’est pas aussi forte que dans le cas de la méthode audio- orale américaine, sans d’ailleurs que soit proposée d’alternative. La MAV et le structuro-global7 sont deux objets théorico-empiriques désormais marginaux mais encore pris en compte dans les années 1970 par un réseau de chercheurs. Pour ce qui est des autres linguistes français qui, tels Culioli, ont contribué un temps au développement de la linguistique appliquée, Coste (1988, 1998) fait l’hypothèse qu’ils ne se sont intéressés à la discipline que le temps d’assurer à la linguistique générale une place institutionnelle non encore acquise dans les années 1960, et qu’elle finira par trouver, notamment grâce à la réforme du système universitaire qui permet la multiplication des offres de formation devant répondre aux besoins d’une population étudiante croissante. Moins de dix ans après la fondation de l’AILA à Nancy, peu de linguistes s’intéressent encore en France à la linguistique appliquée. Les linguistes, dans le confort de leurs départements nouvellement créés et où les étudiants affluent, portés par le « mouvement de doxa » (Milner 2002) d’un certain structuralisme, se détournent des applications. Les spécialistes de l’enseignement / apprentissage des langues en viennent à contester l’appellation de « linguistique appliquée ». Ils cherchent à définir un domaine de recherche légitime et autonome qu’ils appellent la didactique des langues. Les premiers didacticiens, parmi ceux qui vont profondément marquer la discipline jusqu’à aujourd’hui, sortent presque tous d’institutions qui ont un temps joué la carte de la linguistique appliquée en France, mais ne deviendront pas des centres où se développera la linguistique française. Ils ont fait partie, pour un grand nombre d’entre eux, soit du centre de B. Quemada à Besançon, soit du CREDIF. 3. 2. Réception des travaux de S. P. Corder Corder est une figure majeure de la linguistique appliquée en Grande-Bretagne. Son nom est indissociable de l’Université d’Edimbourg où la linguistique appliquée a trouvé un premier ancrage institutionnel dès 1956. En publiant son célèbre article « On the significance of learners’ errors », Corder (1967) va profondément modifier la situation de la linguistique appliquée à l’enseignement des langues. Trois traditions vont lentement émerger de ce qui pouvait ressembler, au début des années 1960, à un vaste programme de recherche relativement unifié. 7 Les partisans de cette méthodologie parlent aussi volontiers de méthode structuro-globale audio-visuelle (le SGAV). Selon Petar Guberina (1984, p. 86), son premier et principal théoricien, « le SGAV est fondé sur une linguistique de la parole » qui accorde une place importante aux éléments suivants : « intonation, rythme, intensité, tension, pause, tempo de la phrase, mimique, gestes, position du corps et ses états tensionnels ». C’est une approche de la langue et de son apprentissage qui veut tenir compte des situations (de communication), des aspects psychologiques où « l’affectif ne peut être séparé de l’intellectuel ». Autant de facteurs qui selon Guberina « interviennent dans l’élaboration de la forme de l’expression ». 94 MICHEL BERTHET Cet article marque pour certains chercheurs nord-américains (voir notamment Gass 1993) le début d’un nouveau domaine de recherche appelé SLA (Second Language Acquisition). Les chercheurs qui s’inscrivent dans ce qu’ils considèrent être un sous-domaine de la linguistique appliquée, visent, à la suite de Corder, une plus grande scientificité qui ne saurait être trouvée dans des recherches de type méthodologique. Le centre de gravité se déplace. Les chercheurs s’intéressent moins à l’enseignement, et davantage ou plus précisément, à l’acquisition. Ces recherches sont placées le plus souvent dans le cadre des théories chomskyennes, suivant au plus près leur radicale évolution au cours des années. Il ne semble pourtant pas que la leçon de Corder ait été mieux suivie en Grande-Bretagne. Dans la notice qu’il écrit à la suite du décès de Corder, A. Davies (1990) note que les travaux de ce dernier ont été mieux reçus aux États- Unis qu’en Grande-Bretagne. Davies fait lui aussi la distinction entre la tradition britannique (applied Linguistics) et la tradition américaine (Linguistics applied). Il fait l’hypothèse que la différence entre les deux traditions est due en partie à la place accordée à l’enseignement, place plus importante en Grande-Bretagne où les premiers linguistes appliqués ont souvent d’abord été des enseignants d’anglais langue étrangère, notamment pour le compte du British Council8. D’une certaine manière, Corder croit devoir chercher la rigueur scientifique en dehors des questions d’enseignement des langues secondes. Il sera pour cela mieux reçu aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne. Il faut attendre 1980 pour que paraissent en France, dans une revue de large diffusion, les premières traductions de Corder (1980a, b, c). Les trois articles traduits ne sont pas publiés dans les Études de linguistique appliquée, principale revue française consacrée à l’enseignement-apprentissage des langues étrangères, mais dans Langages. La différence de réception des travaux de Corder est une indication du schisme disciplinaire qui marque la linguistique appliquée à l’enseignement des langues dès la fin des années 1970. Trois voies se dessinent, qui vont entretenir des rapports plus ou moins complémentaires. Aux États-Unis, dans le souci d’une scientificité poppérienne qui retient la leçon de Chomsky, les chercheurs conçoivent comme un préalable la mise à distance des considérations méthodologiques qui ressort selon eux de la pedagogy9. Une théorie de l’acquisition des langues secondes leur apparaît comme un champ d’étude légitime, auquel peuvent éventuellement s’adjoindre des considérations méthodologiques. La distinction entre Applied Linguistics et Linguistics applied (Widdowson 2000) permet aux chercheurs britanniques de concevoir la linguistique appliquée comme un domaine où les questions liées à l’enseignement des langues secondes 8 La tradition britannique doit être distinguée de la tradition nord-américaine. Voir un certain nombre d’articles dans ce même numéro (Note des éditeurs). 9 On ne parle jamais, dans les pays anglo-saxons de Didactics. Aux États-Unis, la discipline dominante, considérée comme un sous-domaine plus au moins autonome de la linguistique appliquée est appelée SLA. A l’intérieur de ce champ, un domaine appelé « instructed SLA » peut être ce qui s’approche le plus de ce que les Français appellent didactique des langues bien que les bases théoriques soient très différentes. Depuis les années 1970 Spolsky parle également de educational Linguistics dans sa tentative pour dépasser les difficultés qu’entraînent l’opposition entre théorie et pratique, linguistique et linguistique appliquée. LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 95 restent centrales, et d’occuper ainsi une place considérable dans le renouvellement méthodologique qui, à partir des années 1970 et sous l’égide du Conseil de l’Europe, a contribué à la large diffusion de l’approche communicative. En France, les recherches sur l’enseignement-apprentissage des langues ont donné naissance à une discipline appelée la didactique des langues étrangères. Cette discipline, notamment à la suite des travaux de Robert Galisson (par exemple 1985, 1988, 1989, 1997, 1998) a cherché autonomie et légitimité en dehors des sciences du langage. On peut noter que les défenseurs les plus ardents de l’autonomie disciplinaire de la didactique des langues, pourfendeurs de toute forme d’« applicationisme », sont aussi ceux qui se sont montrés les plus critiques face à l’approche communicative et aux travaux du Conseil de l’Europe. Ceux qui, au contraire, ont participé pleinement aux travaux du Conseil et à la diffusion de l’approche communicative10 puis à l’approche actionnelle sont ceux qui se trouvent le plus près de la linguistique appliquée britannique ou accordent une place plus centrale dans leurs travaux à certaines disciplines des sciences du langage, comme l’analyse du discours. CONCLUSION En 1992, Language Learning devient A Journal of Research in Language Studies. La référence à la linguistique disparaît, et la ligne éditoriale change. Après s’être ouverte à la linguistique structurale, puis à la grammaire générative, la revue connaît une sorte de « social turn » et l’équipe éditoriale nouvelle opte pour une nouvelle conception du langage envisagé comme un CAS (complex adaptive system), un système émergent (Ellis 1998, Ellis et Larsen-Freeman 2009). Cette nouvelle conception du langage se positionne par rapport aux principales hypothèses chomskyennes (poverty of stimulus, UG, language acquisition device). Le langage n’est pas envisagé comme une faculté individuelle dont les principales caractéristiques (état initial et état final ainsi que le passage de l’un à l’autre) seraient déterminées génétiquement. L’interaction apparaît essentielle puisqu’elle est au cœur d’un système composé de tous les agents de la communauté linguistique / discursive (speech community). Le langage émerge des multiples interactions et ne cesse d’évoluer et de se modifier. Des régularités apparaissent au gré des interactions, en fonction de leur fréquence et de leur félicité (au sens donné par la pragmatique). Les structures du langage tel qu’il émerge dans l’interaction dépendent fortement non seulement des différentes dimensions cognitives et sensorimotrices mais aussi des caractéristiques des interactions sociales. Ce changement assez radical de cadre théorique ne dispense pas les chercheurs 10 En ce qui concerne l’enseignement des langues secondes, l’approche communicative veut rompre avec les méthodologies audio-orales et audio-visuelles qui l’ont précédée. Cette nouvelle approche de l’enseignement veut mettre l’apprenant « au centre » d’un dispositif qui n’est plus simplement d’enseignement, mais d’enseignement-apprentissage. La description rigoureuse (et structurale) de la langue à enseigner n’est plus essentielle puisqu’il s’agit, dans le cadre de cette méthodologie, de permettre aux apprenants de se construire une réelle « compétence de communication » pour satisfaire des besoins toujours particuliers qu’il faut définir au préalable. L’approche actionnelle ne rompt pas avec l’approche communicative. C’en est plutôt un développement qui prend pour objet de l’enseignement-apprentissage non plus seulement la communication, mais plus largement l’action (dans l’interaction). 96 MICHEL BERTHET qui s’en réclament de se situer face au paradigme chomskyen qui s’est imposé aux États-Unis. Le changement du sous-titre de la revue Language Learning11 ne constitue pas une remise en question du cadre disciplinaire de la linguistique appliquée. Du structuralisme à la grammaire générative puis à la théorie du chaos et de la complexité qui permettent de voir dans le langage un système émergent répondant en partie à des lois d’ordre statistique, les théories consacrées à l’enseignement puis à l’acquisition des langues secondes semblent avoir pu évoluer, aux États- Unis, sans remettre en question le cadre général de la discipline qui accueille la linguistique appliquée. Les chercheurs britanniques ont eux aussi continué de se réclamer de cette discipline, tout en développant des particularités disciplinaires où les questions liées à l’enseignement occupent une place plus centrale qu’aux États-Unis. Cela a permis à la recherche britannique de jouer un rôle central dans les travaux menés sous l’égide du Conseil de l’Europe. En France, les questions d’autonomie et de légitimité de la discipline ont occupé une place très importante, comme si l’on s’était davantage soucié de borner le terrain plutôt que de construire la maison. Selon Véronique (2009, p. 50), « il est encore trop tôt pour évaluer la réussite du projet d’une didactologie des langues et des cultures ». Ce projet, pour ne pas rester celui d’irréductibles didactologues, ne pourra faire l’économie de reconsidérer sa place au sein de la recherche internationale où il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer des axes de recherche proches de ceux de la didactologie. RÉFÉRENCES Blanche-Benveniste, Claire & Jeanjean, Colette (1987). Le Français parlé, transcription et édition, Paris, Didier. Bloomfield, Leonard (1942). Outline Guide for the Practical Study of Foreign Languages, Baltimore, Linguistic Society of America, Waverly Press. Bloomfield, Leonard (1945). « About foreign language teaching », Yale Review, 625-641. Brumfit, Christopher John (1995). « Teacher professionalism and research », in G. Cook et B. Seidlhofer (eds), Principle and Practice in Applied Linguistics, Oxford, Oxford University Press, 27-41. 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Corder, Stephen Pit (1980c). « La sollicitation des données d’interlangue », Langages 57 / 1, 29-38. 11 En 2009, le sous-titre « A Quaterly Journal of Applied Linguistics » est remplacé par « A Journal of Research in Languages Studies ». LINGUISTIQUE APPLIQUÉE : ÉTATS-UNIS, FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE 97 Coste, Daniel (dir.) (1984). Aspects d’une politique du français langue étrangère depuis 1945 : matériaux pour une histoire, Paris, Hatier. Coste, Daniel (1988). Institution du français langue étrangère et implications de la linguistique appliquée : contribution à l’étude des relations entre linguistique et didactique des langues de 1945 à 1975, Thèse soutenue à l’Université Paris 8. Coste, Daniel (1992). « Bernard Quemada et la linguistique appliquée », Études de linguistique appliquée 85 / 86, 17-31. Coste, Daniel (1998). « Recherche universitaire et enseignement du français langue étrangère, à propos d’une rencontre de 1961 », Langue française 117, 82-98. 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