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L'Anthropologie d'hier à aujourd'hui

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Summary

Ce chapitre explore l'histoire de l'anthropologie en mettant l'accent sur les discours sur la différence culturelle qui traversent les différentes périodes historiques, depuis l'Antiquité jusqu'aux temps modernes. Il met en lumière les différentes méthodes d'approche de l'altérité et présente des exemples de travaux et de réflexions.

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## Chapitre 2 ## L'anthropologie d'hier à aujourd'hui ### 1. La construction du savoir des différences Si l'anthropologie comme science ne s'est constituée puis institutionnalisée que dans la seconde moitié du XIXe siècle, il reste que l'anthropologie comme questionnement sur la différence culture...

## Chapitre 2 ## L'anthropologie d'hier à aujourd'hui ### 1. La construction du savoir des différences Si l'anthropologie comme science ne s'est constituée puis institutionnalisée que dans la seconde moitié du XIXe siècle, il reste que l'anthropologie comme questionnement sur la différence culturelle et sur l'altérité relève de discours qui appartiennent à toute société qui s'efforce de construire sa singularité. Mais les manières de penser et d'écrire sur la différence sont profondément variables et se transforment avec le temps. Pour nous en tenir aux sociétés occidentales, puisque c'est en leur sein que l'anthropologie s'est instituée comme une science (un mode de discours et d'écriture sur la différence parmi d'autres), trois grands paradigmes ont existé. Si l'on peut considérer, pour simplifier la présentation, qu'ils se sont succédés, il faut garder à l'esprit qu'ils sont des manières de s'emparer et de rendre compte de l'altérité qui peuvent parfaitement coexister, et coexistent de fait, tout en ayant leur légitimité propre dans les mondes au sein desquels ils sont activés¹. 1. Nous nous appuyons ici sur la réflexion qu'avait initiée Daniel Fabre (1947-2016) dans le cadre d'un programme de recherche collective du CNRS, << Histoire des savoirs >>, au sein duquel il avait en charge la section intitulée <<< Les savoirs des différences. Histoire et sciences des mœurs en Europe (xviii-xxª siècle) >». II devait en résulter une tétralogie qui aurait porté, dans cet ordre, sur les savoirs romantiques de l'altérité, le moment <<< réaliste », le temps des Lumières, puis l'effervescence surréaliste. Interrompu par la mort du maître d'œuvre, seuls les deux premiers ouvrages sont parus (Fabre et Privat, 2010; Fabre et Scarpa, 2017). L'anthropologue Daniel Fabre avait désigné chacune de ces façons de saisir la différence d'un personnage emblématique: le Grec Hérodote, le Français Joseph-Marie de Gérando, le Babylonien Bérose. Nous lui reprenons ces désignations. ### 1.1 Le paradigme « Hérodote » : voyageurs européens, arabes et orientaux au Moyen Âge C'est la manière de connaître l'Autre qui repose sur les chroniques de témoins, les récits de voyageurs et les traités sur les mœurs et coutumes. La combinaison de ces types de discours se retrouve particulièrement bien représentée dans les récits que fait, au ve siècle avant notre ère, Hérodote. Au cours de ses voyages, il décrivait les différences entre les pratiques culturelles (les façons de manger, de s'occuper des morts, de s'habiller, etc.) à partir de ce qu'il en percevait directement par ses propres sens, notamment la vue. Voir est l'instrument central de cette façon de connaître. Ainsi, quand Hérodote décrivait les usages des Scythes ou des Égyptiens, il reconnaissait en fait des écarts à partir de sa référence, la culture grecque. Des écarts qui pouvaient être des contrastes (dans le cas des Scythes, des Indiens, etc.), ou des signes de proximité, de filiation ou d'héritage (dans le cas des Égyptiens)². L'ethnocentrisme commun d'Hérodote est celui qu'il partagera avec la plupart des voyageurs et des intellectuels qui rapporteront de leurs expéditions, réelles ou en pensée, des récits qui mettent en scène, explicitement ou implicitement, la supériorité de la société de l'observateur sur celle de l'observé. 2. Pour une analyse de ce regard, cf. Hartog, 1980. - Depuis l'Europe Les voyages nourrissaient ainsi non seulement les imaginaires, mais également les réflexions qui conduisaient certains penseurs, au Moyen Âge, à produire des discours sur l'histoire universelle. Les grands lecteurs et hommes de savoir que furent Isidore de Séville (v. 560-636), Guillaume de Conches (v. 1080-1151), ou encore Thomas d'Aquin (1224-1274) et Roger Bacon (1214-1294) dont les œuvres sont essentielles pour se faire une idée des représentations (occidentales et chrétiennes) de l'homme au Moyen Âge, se sont largement appuyés sur les récits des voyageurs pour produire de tels discours et proposer une théorie sur le monde (une << cosmologie ») qui s'arrimaient ainsi à des descriptions du monde (des << cosmographies »). Ces descriptions peuvent apparaître aux yeux du lecteur d'aujourd'hui comme anticipant des traités ethnographiques (c'est le cas de certains voyageurs arabes), comme étant des miroirs inversés de leur propre société (le Livre des Merveilles de Marco Polo), ou encore comme des tableaux de mœurs et coutumes (chez les voyageurs chinois, par exemple) tels qu'on les rencontrera en grand nombre bien plus tard aux xvIII et XIX siècles. Pris entre les grands récits de l'Antiquité (Hérodote, Strabon, etc.) et les << grandes découvertes » à la fin du xve et au XVIe siècle, le Moyen Age a longtemps été injustement négligé du point de vue des explorations du monde. Parmi les premiers récits de voyage dont nous disposons en langue française, et hormis ceux qui ont accompagné l'épopée des différentes croisades au Proche-Orient à partir de la fin du xr siècle, on retrouve la fascination qu'exerçait déjà, dans l'Antiquité, l'Orient moins proche (et peut-être même exacerbée par le Proche-Orient qui laissait entrevoir à un plus grand nombre d'hommes, à un plus grand nombre d'imaginations, des contrées plus exotiques et plus mystérieuses, sièges de royaumes mythiques tels celui du Prêtre Jean dont la légende perdura tout au long de la période médiévale). Par ailleurs, hormis la fascination exercée par une étrangeté forte, l'Orient lointain représentait pour les chrétiens d'Occident un enjeu stratégique. En effet, à une période (aux XIIº et XIIIe siècles) où les croisades cristallisent ou créent la « menace >> musulmane, il pouvait paraître tout à fait nécessaire de s'assurer l'alliance, ou à tout le moins la neutralité, des contrées d'outre-Terre sainte alors dominées par des nomades sillonnant les steppes d'Asie centrale comme les Mongols. L'un des moyens de parvenir à ce but était assurément de les convertir à la foi chrétienne. Nous savons que plusieurs missionnaires firent alors le voyage vers la Chine, mais nous possédons trop peu de documents pour connaître leurs voyages en détail. En fait, une seule relation de voyage véritablement détaillée nous est parvenue : le Voyage dans l'Empire Mongol (rédigé en 1255), longue lettre d'un certain Guillaume de Rubrouck (1215-1295) écrite pour son roi, saint Louis. Guillaume, un frère franciscain qui accompagnait saint Louis lors de la septième croisade, est envoyé par lui en 1253 pour prendre des contacts (diplomatiques) avec les rois <<< scythes » (la Scythie, comme au temps d'Hérodote, était le nom donné à l'Asie). Accompagné d'un autre franciscain, Bartolomé de Crémone, il va effectuer un périple de deux années en Asie centrale, jusqu'à la cité de Karakorum, alors capitale de l'empire mongol (qui se trouve au centre de l'actuelle Mongolie) où se situait le palais des grands khans qui règnent alors. C'est à son retour en Palestine que Guillaume de Rubrouck rédige à l'attention de saint Louis la longue lettre dans laquelle il décrit, avec beaucoup de détails, les contrées traversées et les peuples rencontrés (ainsi que certains de leurs usages), ce qui en fait en document tout à fait précieux pour les historiens et les anthropologues. Ces derniers s'accordent d'ailleurs aujourd'hui à l'élever au premier rang des découvreurs occidentaux de l'Orient au Moyen Âge, devant la figure de Marco Polo dont les pérégrinations se déroulèrent une quinzaine d'années plus tard. C'est d'ailleurs la sincérité du récit de ce dernier (l'authenticité des faits << décrits ») qui est aujourd'hui fortement suspectée (Wood, 1998). Le jeune Marco est issu d'une famille de marchands vénitiens qui sillonnaient la <<< route de la soie » menant jusqu'à la Chine. Son père et son oncle avaient déjà effectué le voyage vers Cathay (la Chine actuelle). Ils avaient ainsi, avec d'autres, contribué à faire de Venise l'une des rares places d'Occident où l'on pouvait trouver ces produits exotiques de l'Asie Centrale, de la Chine et de l'Inde. Ils alimentaient ainsi une aristocratie et une bourgeoisie urbaines soucieuses de distinction. Dans un contexte de luttes entre les cités italiennes pour la domination des routes commerciales, les Polo étaient une arme redoutable au service de la cité des Doges. Mais la route de la soie était alors largement sous la domination de l'empire mongol, dirigé par les grands khans depuis plusieurs décennies, notamment grâce à l'action militaire de Gengis Khan (1162-1227). Au moment où les Polo exercent leurs activités et tâchent d'entretenir avec les grands khans les meilleures relations, c'est le petit-fils de Gengis, Kubilaï, qui règne et qui élargit la domination mongole en fondant la dynastie des Yuan en Chine. C'est à lui que Marco Polo fera essentiellement référence dans ses écrits qui relatent le voyage qu'il effectue avec son père et son oncle à partir de 1271. Partis d'Acre (en Palestine), ils atteignent la capitale d'été de l'empire, Xanadu (aujourd'hui, Shangdu), en 1275 et y resteront près de 17 ans au service de Kubilaï. Marco, qui a livré du palais impérial des descriptions qui ont contribué à en fabriquer la légende, devient (ou dit devenir) l'un des favoris de l'empereur. Ce sont d'ailleurs largement les descriptions des cités chinoises qui ont rendu, déjà pour ses contemporains, le récit de Marco largement suspect. Et s'il est très probable qu'un très grand nombre de « faits >> décrits par Marco ne consistent qu'en une compilation de récits d'autres voyageurs ou de contes locaux, d'autres, dont la réalité a pu être attestée, demeuraient simplement hors de portée de l'imagination de l'homme occidental du Moyen Âge. Il en est ainsi par exemple de la description que Marco fait de la cité d'Hangzhou qui comptait alors 1,5 million d'habitants, soit quinze fois plus que la Venise de l'époque qui était pourtant l'une des plus grandes villes de l'Europe d'alors. En 1291, les Polo obtiennent la permission de quitter la cour de Kubilaï et font le voyage du retour par la mer, depuis l'Indonésie en passant par l'Inde (d'où Marco Polo rapportera les prodiges des maîtres yogis; mais y a-t-il assisté personnellement ?) puis la péninsule arabique avant de retrouver Venise. Parti à 17 ans, Marco Polo va avoir 40 ans au moment rentrer en Italie. À son retour, la cité se livre à une guerre fratricide avec la voisine Gênes. Marco est emprisonné entre 1296 et 1299 pour avoir pris le commandement d'un vaisseau vénitien qui échoue dans sa mission contre Gênes. C'est durant ces trois années, à la demande aussi bien des prisonniers et que des gardes, qu'il met en scène le récit de son voyage que consigne par écrit un camarade de cellule, Rustichello de Pise, donnant ainsi forme aux Voyages de Marco Polo (titre donné par Rustichello au texte), qui devint par la suite le Devisement du Monde ou Livre des Merveilles (renvoyant ainsi au nom que les Vénitiens donnaient à Marco, « il milione », l'homme aux millions, parce qu'il décrivait des villes millionnaires). - Depuis le Maghreb Mais, à côté des récits occidentaux, il existe une très riche tradition de relations de voyage dans le monde musulman. Il s'agit de la géographie des masalik, une géographie des « itinéraires et voyages >> fondée sur l'observation directe et personnelle (iyan) qui donne un ton largement autobiographique à ces récits. Ceux-ci ont ainsi laissé d'importantes traces écrites qui, outre la description des contrées, de leurs mœurs et de leurs coutumes, pouvaient également contenir une dimension parfaitement analytique, comme chez Ibn Khaldûn (cf. ci-après) et, dans une moindre mesure, chez son prédécesseur Ibn Battuta. Ibn Battuta incarne tout particulièrement les traditions itinérantes des hommes savants en terre d'Islam au Moyen Âge. Né à Tanger (Maroc) en 1304, il entreprend ses voyages à partir de 1325, d'abord dans la tradition du pèlerinage savant vers La Mecque qu'il atteint en 1326 après avoir traversé l'Égypte et la Syrie, mondes bien connus. C'est de La Mecque qu'il va, pendant plusieurs années, rayonner d'abord vers l'Est (Irak, Iran), puis vers le Sud (le Yémen, avec un premier projet de rejoindre l'Inde, mais qu'il abandonne), enfin vers le Nord (Anatolie, Transoxiane). Il atteint alors l'Afghanistan, puis enfin l'Inde qu'il a enfin rejoint par la terre en 1334. Il reste huit ans à la cour de Delhi avant d'entreprendre un voyage vers la Chine, par la mer, dont on ne sait s'il a réussi en dépit du récit qu'il en fait. Il semble cependant certain qu'il a accosté au Sri Lanka, aux Maldives, à Sumatra, avant de revenir en Inde en 1346. Il est de retour au Maroc à la fin de 1349. Il fera un séjour dans l'actuelle Espagne (alors, al-Andalus), puis organise une expédition dans le royaume du Mali vers 1352-1353. De retour au Maroc, il dicte ses pérégrinations à Ibn Juzayy qui composera ainsi le texte des Voyages. Clairement, il y a chez Ibn Battuta un goût prononcé pour l'exotisme. Dès 1330, le but de son voyage est l'Inde, qui est la contrée fabuleuse par excellence, le pays de cocagne pour le monde musulman médiéval en même temps qu'une terre de colonisation. Elle était pour le monde musulman des XIII et XIVe siècles ce que sera l'Amérique pour les Européens entre les XVIe et XVIIIe siècles³. Si l'Islam se replie aux XIIIe et XIV siècles du côté du monde méditerranéen et de l'Europe (ce qui a fait penser à un déclin continu de la puissance islamique à partir de ce moment), il trouve en fait de nouvelles terres d'expansion vers le Sud (l'Afrique) et vers l'Est (l'Inde et la Chine). 3. La fascination pour l'Inde est évidemment plus précoce, émanant notamment de I'Islam de l'actuel Iran. Un géographe et mathématicien persan, Al-Birûni (973-1052), qui prouva l'existence du continent américain par ses calculs (au moment même où les navigateurs vikings accostaient au Groenland, autour de l'an 1000), a laissé une Description de l'Inde, qui constitue un document ethnographique important qui a probablement circulé ensuite entre les mains de nombreux lettrés du monde musulman. Dans ces contrées à islamiser, à arabiser aussi car il y a un enjeu linguistique et culturel fort, Ibn Battuta se fait le colonisateur. Devenu un temps gouverneur des Maldives, il fait fouetter ceux qui continuent de respecter les coutumes locales qu'il décrit par ailleurs comme étant celles de << populations douces et accueillantes ». Cette attitude, tout à la fois de curiosité et de volonté d'arraisonnement, sera celle qu'il appliquera aux trois mondes qui furent pour lui (comme pour beaucoup des gens du Maghreb et du Proche-Orient en général à cette époque) les terres exotiques: le monde indien, le monde turc et le monde africain. Les textes laissés par le berbère Ibn Khaldûn (1332-1406) sont d'une autre ampleur et en ont fait, pour beaucoup, l'un des précurseurs des sciences sociales. L'auteur y montre notamment dans quelle mesure Ibn Khaldûn peut être considéré comme le précurseur des sciences sociales, de la sociologie et de l'anthropologie notamment. L'ensemble de ses descriptions des faits sociaux, politiques et culturels lui sert de matériaux pour fonder une véritable théorie de la société, et plus particulièrement du pouvoir. Et c'est sans doute par sa position « décalée », par son regard distancié de Berbère, qu'il a pu produire sur le monde arabo-musulman des analyses qui, au sein du paradigme Hérodote, lui donnent une place particulière. Le propos est tout à fait explicite sous la plume d'Ibn Khaldûn : il cherche à bâtir une « science de la société humaine ». La nouveauté du regard de ce voyageur tient en grande partie au fait que « dans des siècles où prédominait une conception théologique de l'homme et de l'univers, Ibn Khaldûn a contribué à fonder l'autonomie de l'homme en le plaçant non plus dans un système cosmogonique et théologique mais dans son milieu physique et social, dont l'importance lui apparaissait fondamentale dans la détermination de l'organisation sociale et de la culture >> ainsi que le souligne Mondher Kilani (2009 : 187). Et cette nouvelle place de l'homme dans le système de connaissances proposé par Ibn Khaldûn est élaborée à partir des « découvertes » qu'il fait en parcourant et en décrivant les espaces du sud de l'Espagne, du Maroc et de l'actuelle Tunisie pendant plus d'une vingtaine d'années, avant de partir à l'âge de 50 ans vers l'Orient (proche) pour y découvrir d'autres formes de culture et d'organisation sociale. - Depuis la Russie Contrairement à la terre d'Islam et à la tradition du voyage/pèlerinage savant qui s'y accomplissait, nous possédons très peu d'informations concernant les pérégrinations issues de l'Europe orientale et du monde russe. La plupart des documents à notre disposition sont de nature hagiographique ou historiographique. Ce qui rend le récit à la première personne du marchand Nikitine (1982), son Voyage au-delà des Trois Mers, tout à fait exceptionnel. Originaire de la cité de Tver, au nord de Moscou, Nikitine est envoyé par le grand-prince de Moscou pour une mission d'ambassade auprès du shah de Shirvan (Azerbaïdjan actuel). Il descend la Volga jusqu'à la mer 4. L'on ne peut que renvoyer ici aux travaux d'Abdeslam Cheddadi, le meilleur spécialiste actuel du voyageur berbère. On consultera notamment l'édition critique qu'il a établie de la première partie du Livre des Exemples pour la collection <<< La Pléiade >>> (Ibn Khaldûn, 2002). Caspienne où il est victime de pirates qui s'emparent de ses marchandises. Cela le décide (ou le contraint) à tenter « l'aventure de l'Inde » dans l'espoir de refaire son capital en profitant des richesses des mondes indiens. Les marchands russes partageaient ainsi avec les savants arabes un même imaginaire associé aux contrées d'Orient. Nikitine fait la traversée de la Caspienne (la première des <<< trois mers >>) pour atteindre le nord de la Perse avant d'entreprendre la route d'Arabie jusqu'au port de Qalhat (actuel sultanat d'Oman). Il s'embarque pour l'Inde (traversée de la deuxième mer, l'Océan Indien) et accoste dans la province du Gujarat (nord de l'Inde) avant de se diriger vers Bombay. Il fera à partir de là plusieurs expéditions à l'intérieur des terres d'où il rapporte des descriptions sur le climat (l'étrangeté de la mousson), la faune (il décrit l'Inde comme le royaume des singes qui ont une véritable organisation sociale et même une langue selon Nikitine), les individus : la prostitution généralisée, la population très majoritairement composée d'enfants, etc. De plus, venu s'enrichir, il porte une attention particulière à la description des richesses des contrées traversées : les épices, les tissus, les esclaves. Mais son attention est en permanence tournée vers les différences religieuses. Notant à plusieurs reprises à quel point il n'a pu respecter les préceptes de la religion chrétienne, il est conduit à décrire les manières étranges qu'ont les Indiens de faire la prière, ou encore les interdits alimentaires des musulmans comme ceux des << quatre-vingt-quatre religions >> de l'Inde. Il rejoindra alors la côte pour commencer son voyage de retour, passant visiblement par l'Afrique avant de rejoindre la Perse par le sud. Les routes caucasiennes devenues très dangereuses, il prend le parti de faire le détour par l'Anatolie et la mer Noire (troisième mer) pour rejoindre les espaces russes et d'Europe orientale alors sous domination de la Lituanie. Il meurt avant son retour à Tver. - Depuis la Chine La Chine, bout du monde des explorations occidentales et proche-orientales, n'est pas en reste. Les chroniqueurs chinois ont laissé des textes importants qui attestent de l'exploration du monde qu'ils ont conduite de leur côté. L'histoire est encore lacunaire de ce point de vue. Quelques personnages, exceptionnels et qui ont fixé leurs récits dans des ouvrages, ont pu franchir les siècles et les frontières. C'est le cas par exemple du moine bouddhiste Hiuan-Tsang qui est envoyé en Inde au début du vır siècle pour recopier et traduire des manuscrits religieux fondamentaux (il rapportera plusieurs originaux). À son retour, il dicte à son disciple un Mémoire sur les contrées occidentales relatant son voyage et son séjour qui dura une quinzaine d'années. Mais les explorations pouvaient être plus lointaines. On trouve ainsi avant le 1x siècle des relations de voyage portant sur les mers du Sud (probablement autour de l'Indonésie) et « l'Occident >>> (c'est-à-dire, pour nous, le Moyen-Orient). Et la première mention dans un texte chinois de l'Afrique dans un récit de voyage date de la fin du 1x siècle : il s'agit de la Somalie. L'une des raisons de notre méconnaissance de ces explorations réside notamment dans le peu d'intérêt qu'ont éprouvé les dynasties chinoises pour l'Extrême-Occident. La plupart de leurs voyages et des descriptions produites portaient sur l'empire chinois lui-même et sur son voisinage plus ou moins immédiat: celui méridional de l'Asie du Sud-Est et de l'Indonésie, celui occidental de l'Inde et de la Perse. - Et le reste du monde? L'Occident européen, le monde musulman, la Chine: trois modes d'exploration du monde qui ont pu laisser des traces écrites dont certaines nous sont parvenues. Est-ce pour autant que la curiosité pour le monde ou le goût pour sa découverte n'appartenaient qu'aux traditions lettrées ? Probablement pas. Mais il est évidemment bien difficile de documenter ce phénomène, pour les périodes anciennes, dans des sociétés sans écriture ou dont l'écriture n'avait pas vocation à noter ce type de faits. Il faut alors s'en remettre, à partir du présent, à des traces, parfois matérielles (et révélées par l'archéologie), parfois immatérielles (et dévoilées dans des mythes ou dans les usages linguistiques). On peut alors formuler des hypothèses de contacts, de diffusion de cultures, de « découvertes du monde » qui n'ont pas fait l'objet de grands récits ou de relations de voyages. Le cas de l'espace Sud-Pacifique, celui qui s'étend de la Malaisie et de Taïwan jusqu'à Hawaï et à l'île de Pâques, en est un magnifique exemple. Il fut sans doute le théâtre de la première véritable « mondialisation » et un lieu longtemps inépuisable de découvertes et de conquêtes. Ce processus a commencé probablement vers 4 000 av. J.-C. et s'est achevé dans le courant du xv siècle. Ce mouvement, d'une ampleur gigantesque, est appelé par les historiens « l'épopée austronésienne » et qui tenait, entre autres, à d'exceptionnelles compétences dans le domaine de la navigation, depuis la connaissance des vents et des courants, la capacité de s'orienter << aux étoiles », jusqu'aux techniques de construction des embarcations. L'importance et la continuité de cette entreprise étendue sur plus de 5 000 ans expliquent que certains historiens aient suggéré que l'événement d'ampleur mondiale du xve siècle ne fut ni la chute de Constantinople en 1453, ni même la « découverte de l'Amérique » par C. Colomb en 1492, mais celui qui mit brutalement fin à cette << première mondialisation >>> venue du sud du Pacifique (Boucheron, 2012: II, 9-16). En effet, en 1452, une très violente éruption volcanique eut lieu sur l'île de Kuwae, au cœur de l'archipel du Vanuatu. L'île se transforma en un cratère sous-marin gigantesque et le retentissement de ce désastre écologique et humain fut mondial. Les traditions orales océaniennes ont gardé la trace de ces longs exils forcés et des rochers qui s'effondrent dans l'océan (peut-être est-ce la rupture avant laquelle les Aborigènes d'Australie situent le mythique << temps du Rêve » ?). Les effets de ce cataclysme (l'un des plus violents des 10 000 dernières années) sont enregistrés, sans en connaître la cause, à Constantinople par des astronomes qui observent un nuage étrange, en Écosse, en Corée, au Caire, à Moscou, en Chine. Partout, des dérèglements climatiques ou environnementaux sont notés. Et l'on imagine sans peine les effets immédiats, et définitifs, sur la conquête des Austronésiens, la première véritable mondialisation initiée il y a cinq mille ans, alors à jamais freinée. Mais si cet événement a finalement disparu des chroniques, au profit d'autres, pourtant de moindre ampleur, c'est qu'il s'est déroulé, comme l'écrit Patrick Boucheron, dans un « creux du monde, ébranlant une société sans écriture, presque totalement isolée ». Le plus grand événement de la fin du Moyen Age a manqué d'être véritablement un événement faute d'avoir eu lieu dans un espace capable ou soucieux de l'élever à ce niveau. - Retour en Europe Un événement allait aussi bientôt recouvrir, pour les Occidentaux, tous les autres prétendants à la rupture, à la découverte et à la conquête : l'arrivée de Christophe Colomb (1451-1506), en octobre 1492, dans les Caraïbes tandis qu'il cherchait une nouvelle route maritime pour atteindre le Japon. Par-delà l'importance de l'entreprise et, surtout de ses conséquences quant à la place de l'Europe dans le monde et aux nouvelles interrogations portées sur la question de l'Autre (Todorov, 1982), c'est aussi à un nouvel affrontement des regards et des conceptions de l'altérité que cet événement introduit. Avait-on encore affaire à des êtres humains ? Et étaient-ils, comme le soutenait la doctrine de Thomas d'Aquin qui avait encore une gande réputation à la Renaissance, des esclaves naturels des Européens en raison de leurs nombreuses perfections ? L'ensemble de ces questions trouvèrent à se cristalliser en un débat qui eut lieu entre des juristes, des théologiens et des administrateurs en 1550-1551 dans le royaume d'Espagne et qui est resté célèbre sous le nom de controverse de Valladolid. Il s'agissait alors de déterminer si la conquête par la force, telle qu'elle était alors entreprise par les conquistadors, était non seulement légitime mais aussi juste moralement car les indigènes avaient des pratiques inhumaines (sacrifices humains, cannibalisme, etc.) et étaient donc dépourvus de l'âme qui aurait pu les rendre chrétiens, ou si au contraire, il était nécessaire d'entreprendre une colonisation d'un autre genre, appuyée sur des campagnes de conversion systématique. Juan Ginés des Sepúlveda soutenait que les indigènes étaient sans âme, et que la conquête brutale était juste et nécessaire, tandis que le dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566) défendait l'idée de l'humanité de ces populations. Avec le jésuite José de Acosta (1539-1600), il fut celui qui contribua le plus à transformer la théologie chrétienne. D'esclaves naturels, les indigènes du Nouveau Monde étaient devenus pour eux des <<< enfants naturels » et intégraient de ce fait la famille humaine. Ce qui soulevait du coup un autre ordre de questions: si les Indiens d'Amérique, et tous les peuples du monde, appartenaient à la même humanité descendant d'Adam et Eve, ne devraient-ils pas avoir avec nous un passé commun? Et à partir de quand, et pour quelles raisons, la séparation eut-elle lieu ? Les hypothèses les plus diverses furent suggérées : il pouvait s'agir des survivants de l'Atlantide, ou encore de descendants de l'une des dix tribus perdues d'Israël parmi d'autres propositions. Il reste qu'à partir de la seconde moitié du xvr siècle, dans le cœur même de ces débats de théologiens, se fracture l'association pluriséculaire de la théologie et du savoir sur l'homme. Les Essais (1580) de Michel de Montaigne en sont une remarquable attestation et anticipent largement une posture critique que l'on a longtemps accordée qu'au seul moment des Lumières (Bucher, 1984). Ce qui est certain, c'est que le ton est donné dès le xvr siècle et qu'un débat obsédant et récurrent parcourt les siècles qui suivent : quelle est la part de vérité et d'objectivité chez les voyageurs qui ne sont pas toujours les témoins oculaires de ce qu'ils rapportent? Mais, parallèlement, le projet d'organiser la différence culturelle - qu'elle soit extérieure et radicale, comme celle des Indiens d'Amérique, ou intérieure et moins spectaculaire, avec celle du paysan ou de l'ouvrier se superpose à la simple curiosité : la volonté de mieux connaître recouvre une volonté de mieux gouverner. ## 1.2 Le paradigme « De Gérando » : enquêter, classer, hiérarchiser Cette façon de connaître l'Autre, et de repenser l'altérité dans un continuum, trouve ses premiers ressorts dans tous les projets qui sont nés au XVIII siècle et qui se sont poursuivis au xıx siècle dans le but d'organiser le gouvernement de la société selon l'expression de Michel Foucault. Il s'agissait dès lors de mesurer, et non plus seulement de constater, des écarts par rapport à des normes culturelles et sociales entre les différentes couches d'une même population (on enquête sur la marginalité, sur les pauvres, etc.). On trouve ici les origines de la statistique, de la démographie et de l'économie sociale telle qu'elle se développera au XIXe siècle avec les enquêtes de Villermé et de Le Play. La sociologie façonne également à ce niveau ses premiers instruments de mesure. Mais l'on pouvait également mesurer des écarts entre des populations différentes, entre Eux et Nous. Là aussi, les enquêtes se normalisent, élaborent des outils qui vont permettre d'établir des comparaisons. Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), qui prête ici son nom au paradigme, fait paraître en 1799 ce que l'on peut considérer comme le premier questionnaire ethnologique du monde : les Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l'observation des peuples sauvages, écrites à l'intention des membres de l'expédition scientifique Baudin vers les mers du Sud (de Gérando, 1994). Ces << considérations » sont destinées à des voyageurs bien réels (même si <« l'anthropologiste >> de l'expédition, F. Peron, annonce plus l'anthropologie physique à venir que l'approche sociale et culturelle suggérée par de Gérando), mais elles vont ouvrir une période qui va instituer la division du travail entre celui qui pense l'enquête (et en tire les leçons) et celui qui fait le travail de terrain. Certes l'enquêteur de terrain ne l'est qu'à temps partiel: il reste avant tout marin, militaire, missionnaire, commerçant ou voyageur. Mais associations scientifiques pour les financements, guides d'enquêtes pour le recueil ordonné des faits et des objets matériels, fournissent de plus en plus un cadre institutionnel et intellectuel qui facilite la standardisation et la comparaison. Le guide le plus fameux, et toujours disponible en librairie, reste le Notes and Queries on anthropology, for the use of travellers and residents in uncivilized lands de 1874. L'évidence de cette division du travail n'est-elle pas encore présente dans les propos tenus par Marcel Mauss en 1913, selon lesquels le personnel colonial était le plus apte à observer « les indigènes >> ? | Associations professionnelles/Institutions (France) | | |:-------------------------------------------------------:|:---:| | La Société des observateurs de l'Homme | 1799 | | La Société ethnologique de Paris (sur la raciologie) | 1838 | | Chaire d'anthropologie au Muséum d'histoire naturelle | 1855 | | La Société d'anthropologie de Paris | 1859 | | École d'anthropologie de Paris | 1875 | | Musée d'ethnographie du Trocadéro | 1878 | | Institut d'ethnologie de Paris | 1925 | | Premier certificat d'ethnologie délivré par la Sorbonne | 1926 | | Société du folklore français | 1928 | | Musée de l'Homme | 1937 | | M. Griaule: 1re chaire d'ethnologie générale à la Sorbonne | 1943 | | Société d'ethnographie française | 1947 | | Laboratoire d'anthropologie sociale | 1959 | | Société d'ethnologie française | 1972 | | Association française des anthropologues | 1979 | | Création de la Mission du Patrimoine ethnologique au ministère de la Culture (Direction du Patrimoine) | 1980 | | Principaux guides d'enquête (France) | | |:-------------------------------------------------:|:---:| | J.-M. de Gérando | 1799 | | Académie celtique | 1805 | | Société ethnologique de Paris | 1841 | | Société anthropologique de Paris | 1883 | | M. Mauss | 1947 | | M. Maget | 1953 | | S. Beaud et F. Weber | 1997 | Deux campagnes d'enquête en terrain proche, empreintes de l'esprit << de Gérando », sont emblématiques de ces nouvelles démarches: l'enquête sur les patois mise au point par l'abbé Grégoire dans la période révolutionnaire et le questionnaire de l'Académie celtique

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