Psychologie du travail digitali - Conditions d'usage des technologies - PDF

Summary

Ce document analyse les conditions d'utilisation des technologies dans le contexte du travail et leur impact sur la santé. Il explore les liens entre les technologies et les pratiques professionnelles, et examine différentes situations où l'utilisation de ces outils peut dégrader l'activité et la santé des individus.

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3. Conditions d’usage des technologies et santé au travail : quels liens ? Dans ce contexte hypermédiatisé du travail, l’activité professionnelle dépend moins de l’action directe des individus sur l’objet de travail que de leurs interactions avec des instruments numériques qui vont réaliser ce tr...

3. Conditions d’usage des technologies et santé au travail : quels liens ? Dans ce contexte hypermédiatisé du travail, l’activité professionnelle dépend moins de l’action directe des individus sur l’objet de travail que de leurs interactions avec des instruments numériques qui vont réaliser ce travail. Pour mener son activité, l’individu doit donc passer par des intermédiaires technologiques qui vont favoriser ou contrarier ses pratiques professionnelles. Le niveau d’engagement dans le travail, les possibilités d’intervention de l’individu sur l’activité sont dès lors consubstantiels à la qualité des systèmes humain-machine utilisés : si une technologie est complexe à utiliser (c’est-à-dire conçue avec un niveau d’utilisabilité et d’accessibilité insuffisant), éloignée des objectifs du professionnel (utilité médiocre) ou encore si celle-ci n’a aucun sens ni aucune valeur pour l’individu (notion d’acceptation située) ; on peut s’attendre à ce que l’individu éprouve les plus grandes difficultés à, non seulement réaliser son travail, mais aussi à s’y accomplir. Il y a donc un lien entre des technologies bien faites et un travail bien fait, entre un environnement technologique de qualité et un travail de qualité et entre le bienfait d’environnements techniques appropriés et le bien-être de leurs usagers. Plus précisément, on peut distinguer trois situations où les conditions d’usage des outils vont dégrader l’activité et la santé des sujets : 1. Quand les technologies se révèlent impropres à l’usage et inadaptées aux besoins réels des individus pour réaliser le travail (utilité). Il leur faut alors trouver d’autres moyens pour travailler malgré tout, en mobilisant parfois des ressources non autorisées (des technologies vicariantes5) ou en trichant par rapport aux outils fournis, avec le risque de se faire sanctionner en cas de problème ou d’erreur : pourquoi ne pas avoir utilisé le système comme prévu ? Pourquoi ne pas avoir suivi la procédure prescrite par le dispositif technique ? Le cas d’un service de réanimation à l’hôpital : quand une technologie inadaptée contraint de faire le travail autrement Ces difficultés d’usage se retrouvent souvent au niveau des progiciels intégrés de gestion que les individus contournent en raison de leur lourdeur et de leur manque de souplesse par rapport aux spécificités de la tâche. Ainsi, dans un service de réanimation d’un hôpital, les soignants refusaient de se servir d’un outil de prescriptions médicales parce qu’il ne disposait pas de la flexibilité et de la réactivité requise pour faire face aux soins d’urgence. De plus, les soignants n’avaient pas confiance dans les directives de l’outil. Ils contournaient alors massivement le système (Clark et Bobillier Chaumon, 2008). Mais ces professionnels de santé travaillaient avec la « boule au ventre », car si l’état du patient se dégradait subitement, ils pouvaient en être tenus pour responsables pour ne pas avoir suivi les prescriptions informatisées. 2. Quand les technologies se révèlent incompatibles avec les profils des utilisateurs (valides versus en situation de handicap ; novices versus expérimentés) et les caractéristiques des tâches (notions d’utilisabilité et d’accessibilité). Le manque de confort d’usage et la piètre qualité ergonomique des systèmes entravent l’activité de l’individu et génèrent une charge de travail supplémentaire. L’individu doit redoubler d’efforts pour utiliser malgré tout une technologie peu intuitive, éloignée de ses schèmes d’usage et qui peut même s’opposer aux jeux spontanés de ses mécanismes cognitifs et perceptifs. Il doit aussi être plus vigilant dans l’interaction avec le dispositif pour éviter de commettre des erreurs. Le cas de services administratifs : Quand un logiciel inapproprié sème la pagaille et provoque souffrance et arrêts de travail (Extrait de l’article « A l’Inria, un climat délétère s’est installé à tous les niveaux » (Le Monde, 30 janvier 2023) Au sein d’un service administratif d’un grande centre de recherche français, le nouveau logiciel de gestion, Eksaé, déployé depuis plus d’un an, a généré de nombreux dysfonctionnements qui affectent la santé mentale des salariés. « Stress important, dont des crises de pleurs, ou stress avant de venir au travail, démotivation, atteintes à la santé », notait le CNHSCT dans un avis du 24 juin 2022, conduisant ses représentants à saisir l’inspection du travail le 15 novembre pour « risque grave ». Un avis du CHSCT du Ministère de la recherche constate, en juillet, que « ce système met les agents dans des situations de sur-travail et de stress, et risque de désorganiser l’établissement ». Plusieurs dizaines d’agents seraient concernés. Des retards de paiement de factures, des erreurs sur les fiches de paie ont été constatés. Les chefs d’équipe ne disposent pas de la situation régulière de leur budget ; tous jonglent entre l’ancien système, le nouveau ou de vulgaires tableurs. Par ailleurs, dans un environnement technique peu affordant regroupant une diversité de logiciels (en moyenne une douzaine : outils bureautiques, progiciels métiers, systèmes de communication, d’information et de reporting, environ de collaboration et de visioconférence…), l’utilisateur doit se souvenir de chaque commande, fonction, vocabulaire et de la logique de fonctionnement relevant de l’outil utilisé. Le coût cognitif est aussi très conséquent. Le cas des transports aériens : quand une technologie inutilisable génère une charge mentale soutenue et provoque une catastrophe L’enquête sur la catastrophe aéronautique du mont Saint-Odile du 20 janvier 1992 illustre les conséquences parfois dramatiques de ce manque d’utilisabilité. Elle a révélé que la responsabilité de l’accident pouvait échoir à la mauvaise ergonomie du cockpit de l’avion. On suppose en effet que les pilotes ont pu confondre l’angle de descente (indiqué « 3,3 degrés ») avec la vitesse de descente (indiquée « 3.3 » ou 3 300 pieds/min, soit quatre fois supérieure à la moyenne), car ces deux indications étaient positionnées dans le même cadrant de l’interface de commande. Seul un bouton, tourné à droite ou à gauche, permettait de basculer d’un affichage à l’autre dans cette même zone. En outre, la ponctuation affichée dans le cadrant (« un point : 3.3 » ou « une virgule : 3,4 ») était le seul indice qui permettait de distinguer la signification opérationnelle de l’information présentée : vitesse ou angle de descente. La commission d’enquête a postulé que, par inattention ou maladresse, les pilotes auraient pu prendre une information pour une autre6. 3. Quand les technologies ne respectent ni les règles de métiers ni les critères de qualité des professionnels (notion d’acceptation située). Les salariés souffrent de ne pas pouvoir faire leur métier et/ou d’être contraints de faire un travail qui est « ni fait, ni à faire » et dont ils ont honte. L’outil peut aussi créer des tensions avec les partenaires du travail : clients, usagers, collaborateurs, responsables. Le cas d’un centre d’appels : quand la technologie s’oppose à la réalisation d’un travail de qualité et suscite des violences externes Dans un centre d’appels qui gère les réclamations des clients, l’application informatique empêche de prendre en compte les demandes singulières des clients parce que le conseiller est obligé de suivre le script de dialogue qui définit les tours de paroles ainsi que les questions/réponses à délivrer. Ce script interdit au professionnel de développer sa propre activité dialogique qui lui permettrait de faire une analyse plus circonstanciée du problème posé par le client et d’assurer un accompagnement plus personnalisé (Grosjean et Ribert, 2005). Outre la frustration de vivre une activité/parole empêchées, le professionnel est également la cible de critiques incessantes et de récriminations de la part des clients, qui lui reprochent de mal faire son travail en ne répondant pas précisément à leurs besoins. C’est alors bien l’organisation sociotechnique de travail qui est à l’origine de ces violences externes de travail (Bobillier Chaumon, 2016). Par ces différents exemples, on voit bien comment l’inutilité et l’inadéquation des outils technologiques renvoient à la propre inadaptation de l’individu au travail : sentiment d’inutilité et également un sentiment d’insignifiance, lorsqu’il n’arrive plus à s’identifier à ce qu’il est (comme bon professionnel) et à ce qu’il fait (par un travail de qualité). Faire mal son travail (du fait des technologies), c’est pensé que l’on est (un) mauvais. Ne pas réussir à faire son travail, à atteindre ses objectifs, à déployer ses critères de qualité, à rater son travail du fait d’instruments inutiles, inutilisables ou inacceptables, c’est se considérer ou être considéré comme un raté. Bien sûr, ce n’est pas l’individu qui est faible ou qui est intrinsèquement fragile. Ce sont ces technologies inadaptées, inappropriées et dévalorisantes qui l’affaiblissent et le fragilisent. Dès lors, comment agir sur des outils qui altèrent le travail et comment transformer plus favorablement ces conditions de travail dégradées ? Paradoxalement, la technologie qui est à la source de ces dysfonctionnements (comme déclencheur ou révélateur) peut aussi en devenir la ressource et la solution, comme nous allons à présent le voir. C’est le dernier volet d’intervention de l’approche en clinique des usages.

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