Psychologie du travail digitalisé 3.3 PDF

Summary

This document explores the organizational properties of technologies in the workplace. It details different approaches taken by organizations when implementing these technologies and discusses the impact these technologies have on workers' well-being and professional lives. Focuses on prescriptive technologies and their implications.

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3. Les propriétés organisationnelles des TIC dans l’activité Les projets d’implémentation des technologies par les organisations suivraient trois grandes orientations selon les marges de manœuvre qu’ils laissent à l’utilisateur pour gérer et réaliser l’activité. Sans s’opposer, ces niveaux soulign...

3. Les propriétés organisationnelles des TIC dans l’activité Les projets d’implémentation des technologies par les organisations suivraient trois grandes orientations selon les marges de manœuvre qu’ils laissent à l’utilisateur pour gérer et réaliser l’activité. Sans s’opposer, ces niveaux soulignent toutefois des visions très différentes sur la place de l’individu au travail et sur le rôle des technologies dans l’activité, avec diverses incidences sur la santé des salariés. Les différents modes de structuration de l’activité par les technologies TIC Prescriptives, Désencastrées, Cristallisées Organisation rigide et hiérarchisée de l’activité (workflow, ERP) Systèmes Discrétionnaires Organisation souple de l’activité dans un cadre de dépendance fixé par le système (Powerpoint, KM, SIAD, E-Learning, Groupware) TIC flexibles encastrées Plastique Organisation opportuniste de l’activité (Messagerie, forum, MI, logiciels, intranet, internet…) 3.1 Un retour à la prescription et au néotaylorisme : les technologies prescriptives Les technologies prescriptives regroupent des systèmes qui exercent de fortes régulations et contraintes sur l’activité, comme des ERP, le workflow, certains progiciels métiers à scripts figés (utilisés dans les centres d’appels, dans les entreprises de logistique comme le Voice-Picking ; cf. Gaborieau, 2012). S’appuyant sur une prescription de la rationalité (proche du néotaylorisme), ces technologies réclament l’application de procédures strictes, impliquent des tâches d’exécution simples et mobilisent des qualifications relativement pauvres à base de savoir- faire d’exécution pour des tâches assez répétitives et formalisables : « L’informatique a été un moyen sans lequel on n’aurait jamais pu déployer le système d’organisation dont Taylor rêvait. […] Dès lors, le poste de travail permet d’enregistrer, voire d’espionner tout ce qu’on fait et tout ce qu’on ne fait pas » (Dejours, 1998). Par l’usage de ces outils cristallisés, l’organisation cherche à faire converger les pratiques des professionnels vers un référentiel commun et unique ; celui prescrit par l’outil. C’est le cas des progiciels de gestion et de production (PGI, ERP) qui imposent une interface unique, un vocabulaire métier standard, des protocoles conjoints, une langue de travail commune à tous les salariés de l’entreprise, quels que soient leur entité d’appartenance, les métiers et les fonctions de référence et les pays de rattachement. Par ce centralisme technologique, l’objectif est d’uniformiser les pratiques et les représentations, les approches et méthodes afin de rendre possible le dialogue et les échanges entre des univers professionnels a priori différents. L’idée est d’aller vers un modèle de fonctionnement plus transversal et matriciel. Ces technologies prescriptives soutiennent clairement le modèle de subordination de l’homme à la technique, où l’individu va s’ajuster à la machine. Il doit se soumettre au système et respecter ses doléances. Ces technologies ferment les espaces de mobilisation de l’intelligence et restreignent fortement les capacités d’expression et d’initiative du salarié. Elles rabattent l’activité sur des dimensions purement instrumentales et participent ainsi à l’individualisation du rapport au travail. Le sujet est non seulement privé de la possibilité d’ajuster ses modalités d’action au réel de l’activité, mais il lui est aussi interdit de faire évoluer collectivement ses pratiques professionnelles – dans des espaces de discussion et de concertation – car celles-ci sont strictement régulées par le canevas technologique (qui ne saurait être remis en cause). La qualité de travail est aussi de plus en plus portée par la technologie et de moins en moins assurée (bien qu’assumée) par les individus. Elle devient extérieure aux opérateurs. Ils s’en sentent dépossédés dans la mesure où elle leur est transmise par des processus informatisés, sous la forme d’un carcan de procédures, de règles à respecter qui ignore leur expérience, qui nie leur métier et s’oppose à tout savoir-faire collectif. Seulement, le maintien coûte que coûte de cette qualité du travail use les énergies. Vouloir aller à l’encontre des règles du système, les contourner et tricher pour arriver à faire malgré tout son travail est non seulement usant psychiquement, mais également risqué professionnellement. Car le salarié s’expose aux réprimandes et aux sanctions de l’organisation quand une erreur se produit ou que le dispositif se bloque. Il faut alors se justifier, s’expliquer et se confronter aux remarques blessantes et humiliantes de sa hiérarchie. Ces technologies prescriptives dépossèdent enfin le salarié de ses savoirs, savoir-faire et savoir-être et le privent de ses prérogatives et responsabilités. Ces systèmes, que Frenkel et al. (1998) qualifiaient déjà « d’info-normatifs », sont ainsi capables de déterminer, d’encadrer et d’organiser le travail à réaliser tout en évaluant la conformité de l’activité effectuée à la tâche demandée. La quasi- absence de marges de manœuvre place l’individu dans une situation d’hétéronomie, c’est-à-dire de dépendance extrême vis-à-vis des injonctions du système qui détermine ce qu’il faut faire, quand, comment et avec qui le faire. Reprenant les principes éculés du taylorisme, on attend de l’opérateur qu’il se focalise sur la réalisation de sa tâche (le faire), et non sur les modalités d’exécution de celle-ci (le comment faire), qui sont dictées par l’outil ; comme lorsque les cols blancs imaginaient et organisaient le travail des cols-bleus au temps du fordisme. Quand les technologies prescrivent le travail à faire : l’exemple du voice-picking Pour illustrer ces travers, on peut évoquer les systèmes de type voice picking (Govayre, 2009 ; Gaborieau, 2012) qui ordonnent vocalement aux employés des plateformes logistiques le trajet le plus court à suivre ainsi que les produits à sélectionner pour composer une palette. Le but est d’être le plus performant possible, en réalisant rapidement et sans erreur la palette. Peu importe si, pour gagner du temps, le système commande d’abord de prendre les produits les plus proches, mais qui sont aussi les plus légers et de les placer en dessous des cartons les plus lourds, au risque de les écraser. Ou bien encore, de sélectionner des produits qui se combinent mal et dont le résultat final conduira à l’effondrement de la palette. Seuls la performance de la tâche et son temps d’exécution comptent. Le salarié est par ailleurs constamment contrôlé par des codes détrompeurs qu’il doit énoncer à chaque saisi d’un produit : par exemple, le fait de verbaliser : « Produit 6AB OK » signifie au système que le produit de l’allée 6 de l’étagère A et de la colonne B a bien été sélectionné. Le professionnel est aussi géolocalisé pour vérifier qu’il respecte bien le trajet prescrit par le système. Dans ce système sociotechnique, on voit que la compétence du professionnel se trouve totalement désavouée. Auparavant, les opérateurs disposaient de marges de manœuvre pour organiser « efficacement » leur déplacement dans l’entrepôt. Leur objectif était de composer une « belle » palette, c’est-à-dire une œuvre qui rende compte de la qualité de leur travail, à la fois auprès des clients (aucun produit écrasé) et de leurs partenaires de travail (la palette ne s’effondrant pas durant son transport par le cariste ou le transporteur routier). En somme, un travail dont ils étaient fiers et qui les rendait fiers par la reconnaissance professionnelle qu’ils en tiraient. L’arrivée de cette technologie prescriptive a donc eu pour effet de provoquer des conflits de critères entre ce que le dispositif impose (respect de standards quantitatifs : temps et nombre de palettes composées) et ce que le professionnel cherche à faire (maintenir des principes qualitatifs : palette robuste et produits livrés en bon état). De manière paradoxale enfin, cet outil devient aussi un instrument de gestion de personnel qui permet à l’entreprise de réguler les problématiques de turn-over important auxquelles elle se trouve confrontée du fait des cadences de travail élevées et la déshumanisation des conditions de travail. Ce système prescriptif va abaisser le niveau de compétences exigé (à l’origine basé sur la capacité à imaginer le meilleur chemin selon les produits à arranger sur la palette) pour les réduire à des savoir-faire d’exécution simples : chaque salarié devient un simple exécutant, interchangeable et remplaçable, qui doit simplement obéir aux ordres de la machine, sans chercher à comprendre ce qu’il fait et, surtout, sans formation ni tutorat préalables. Aussi, dans ce type d’environnement, ce n’est pas seulement le pouvoir d’agir qui se voit amputé (Bobillier Chaumon et Clot, 2016), c’est aussi la subjectivité de l’individu qui se trouve empêchée, impliquant le renoncement à une partie de soi-même – à ses initiatives, ses projets, ses gestes et ses règles de métier, ses critères de qualité. Ce déni de soi a des répercussions directes sur le bien- être des professionnels, car si la santé se construit dans la capacité à créer de nouvelles normes, à faire évoluer ses pratiques, à maintenir et à développer son pouvoir d’agir, l’empêchement et le renoncement à ces manières d’être et de faire sont sources de souffrance. Selon Ricœur, la souffrance, c’est l’amputation de ce pouvoir d’agir : « Les salariés sont menacés dans leur santé lorsque les contraintes organisationnelles [ici technologiques, NDA5] ne leur permettent pas de développer leur activité et leur rapport au monde ». Cela est d’autant plus paradoxal que cette « mise sous pli » de l’activité par les technologies prescriptives s’oppose aux attentes d’adaptation et de prises d’initiatives réclamées à chaque salarié par l’organisation : en matière d’agilité, de flexibilité, de réactivité… Comme l’explique Dujarier (2006), « ces procédures opératoires donnent une représentation du travail comme totalement prévisible, prescriptible, contrôlable au moment même où il est fait mention à maintes reprises de la nécessité de s’adapter, de dépasser le cadre de ses fonctions, de personnaliser la relation. Les prescriptions répliquent donc la contradiction entre standardisation et personnalisation ». Il revient dès lors à l’individu de se débrouiller avec ces injonctions paradoxales, par des contorsions, des ajustements et des transgressions psychiquement épuisants et socialement risqués. En définitive, il apparaît donc que la technologie donne, en plus d’un format et d’un cadre, une légitimité à l’activité. Elle ne dit pas seulement ce qu’il faut faire et comment le faire, elle « autorise » aussi la réalisation de l’activité. Elle valide son (bon) déroulement et reconnaît/valide son existence et sa « valeur », via les traces, les indices, les indicateurs qu’elle prélève et dont elle rend compte régulièrement à l’entreprise. Pour autant, bien que les technologies cherchent à diligenter un cadre d’action sur les conduites du salarié, on sait que l’activité humaine ne peut jamais totalement rester corsetée dans ces modèles préformatés – qu’ils soient organisationnels ou informatiques – de la tâche à faire. Le travail « vit », c’est-à-dire qu’il se développe autour d’un certain noyau de prescriptions à partir duquel viennent se greffer des marges d’autonomie et de manœuvre nécessaires à l’accomplissement du geste professionnel et à la réalisation de l’activité (Bobillier Chaumon, 2021d). La codification informatique stricte des savoir-faire et des conduites humaines va donc se heurter de plein fouet à la réalité et aux contingences des situations toujours singulières et non prévisibles du travail qui se fait. C’est dans ce cadre d’action que les technologies flexibles vont se positionner. 3.2 Les technologies flexibles : le champ des possibles L’ambition de ces technologies flexibles est de laisser à l’individu le choix dans ses modes d’action et de décision. Elles ouvrent le « champ des possibles » dans la gestion de l’activité et offrent des ressources et des moyens quasi illimités à l’individu pour imaginer et réaliser toute l’étendue de ses projets. Ce sont par exemple des progiciels métiers de conception pour des architectes et ingénieurs ; les environnements de programmation pour les développeurs, les logiciels bureautiques, les messageries, internet, les smartphones… Ces outils s’ajustent opportunément à l’activité réalisée et sont disponibles pour supporter et s’accorder avec le jeu spontané des fonctions cognitives et opératoires des individus. À la différence des technologies prescriptives qui le cantonnaient à un rôle de simple exécutant, l’individu redevient l’artisan de sa propre démarche. Il peut compter sur ces instruments qui acceptent improvisations, innovations et transgressions pour gérer des situations de travail complexes et imprévues. Béguin (2010) parlent d’ailleurs de « système plastique » pour désigner des dispositifs « suffisamment souples, suffisamment plastiques pour laisser des degrés de liberté à l’activité en situation, tant sur le plan de l’activité productive que sur le plan de la santé des opérateurs » (p. 67). Neuville et Musselin (2001) évoquent quant à eux le terme de systèmes encastrés, c’est-à-dire de systèmes ancrés dans la réalité de travail et censés servir au mieux les intérêts des systèmes socioprofessionnels dans lesquels ils sont implémentés. Enfin, Peaucelle (2007) préfère le terme de « malléable » pour désigner les outils « que l’on peut modifier, adapter, personnaliser assez facilement et rapidement (dans une certaine mesure), sans recours à un expert informatique ». En somme, ce qui ressort derrière toutes ces dénominations, c’est l’idée que la technologie offre aux individus la possibilité de développer leurs propres capacités d’agir. Elle devient une ressource potentielle à l’activité, qui peut susciter et/ou accompagner son développement. Cette technologie s’accorde à l’individu – à ses projets, à ses expériences, à ses compétences – et s’ajuste aussi aux contingences de l’activité. Pour autant, ces technologies, a priori bénéfiques pour l’activité et plutôt bien appropriées à l’usager, peuvent paradoxalement se révéler contraignantes lorsqu’elles deviennent des outils de prescription de la subjectivité. Autrement dit, lorsqu’elles réclament plus d’imagination et d’improvisation, davantage d’ingéniosité et de créativité. Les salariés sont appelés à encore plus se mobiliser subjectivement et intellectuellement, à faire preuve de plus d’autonomie et de responsabilité dans leur travail. On considère en quelque sorte que les individus doivent être à l’image des machines qu’ils utilisent ; en étant plus innovants et performants, plus réactifs et proactifs, plus efficients et résilients aussi. Il s’agit de faire en sorte que chacun devienne un véritable « concepteur » de son travail, mais aussi un « acteur autonome » de l’organisation. Qu’il puisse se débrouiller seul, tout en étant plus efficace et en mobilisant pour cela la puissance des outils. Avec ces environnements flexibles, la compétence et le professionnalisme ne se définissent donc plus dans le respect des normes ou des référentiels préétablis par le système technique (comme pour la prescription de la rationalité). Les qualités professionnelles se manifestent par la capacité de l’individu à s’en affranchir pour réinviter à chaque fois les modalités de son action. Or, quand elle est instrumentalisée par l’organisation, le contrôle de la subjectivité place le salarié dans un état de « liberté surveillée ». L’autonomie n’est alors plus un choix, un moyen, ni même une ressource, elle devient l’emblème du consentement à la servitude. Il suffit de la présenter comme un devoir, une qualité absolue et indifférente aux conditions de sa réalisation. Aussi, la responsabilisation – à laquelle conduit ce type de technologies – serait alors un mécanisme d’inscription subjective de la domination, selon Martuccelli (2004) : ce mécanisme « présuppose que l’individu se sente, tout le temps et partout, responsable de tout ce qu’il fait (notion de responsabilité), mais aussi de tout ce qui lui arrive (principe de responsabilisation) » (p. 479). Cet engagement mobiliserait dès lors l’individu sur trois registres subjectifs : dans le choix de ses règles et critères d’action (sont-ils fiables, vont-ils dans le sens des attentes de l’organisation, du client ?) ; sur la finalité de ses actes (ses objectifs sont-ils compatibles avec ceux attendus par l’entreprise, ses managers ?) et enfin sur les risques que le professionnel est prêt à consentir pour les assumer (on lui demandera des comptes si le résultat est mauvais). La responsabilité personnelle devient alors une norme à respecter, une discipline qui l’on s’ordonne à soi-même, sans pour autant interroger l’artifice de cette prescription. On notera pour terminer que cet usage de soi dans l’activité médiatisée peut tout à la fois être sollicité et récusé par les différents acteurs qui l’arbitrent : Par les salariés d’abord, qui auront toujours l’impression que cet investissement ne sera jamais assez reconnu ni valorisé à la hauteur par leur engagement effectif. Il y a aussi le sentiment de ne jamais en faire assez au risque de se perdre… Pour l’organisation ensuite, car les initiatives, les innovations, les actions entreprises par les salariés dans ces espaces de liberté seront toujours en deçà de leurs attentes. L’entreprise veille aussi à les brider, car une trop grande autonomie risque de remettre en cause trop de choses préétablies dans le fonctionnement structuré et structurant de son organisation (circuits de décisions et d’informations, ligne managériale, système de gouvernance, réseaux de travail…). En somme, cette autonomie imposée peut donc devenir une source de tensions difficilement supportables pour les salariés « qui en viendraient presque à demander davantage de règles, pour leur côté rassérénant, mais aussi source d’intensification du travail (chacun prend sur soi pour atteindre coûte que coûte, les objectifs) » (Ughetto, 2001, p. 11). 3.2.1 Passer des technologies prescriptives aux technologies flexibles (et inversement) : quelles implications pour le salarié et son activité Dans un processus de transformations digitales, basculer subitement d’un environnement technologique à un autre – d’un système prescriptif vers un outil flexible ou inversement – va se révéler extrêmement délétère. On passe ainsi des systèmes prescriptifs qui imposaient de ne pas choisir (seulement d’obéir et d’exécuter) à des systèmes plus flexibles qui imposent choix et décisions. Cette autonomie subie peut être très déconcertante. Le cas des changements technologiques chez des informaticiens dans le domaine bancaire Le basculement d’une technologie prescriptive vers des environnements flexibles peut se révéler brutal, comme le démontre cette recherche-intervention conduite auprès d’informaticiens confrontés au changement de leur environnement de programmation (Bobillier Chaumon, 1999). En effet, dans les années 1980, pour répondre aux besoins d’informatisation massifs des diverses fonctions de l’entreprise, le choix des services informatiques s’était porté sur des environnements de programmation facilement maîtrisables par des non-spécialistes (on comptait alors très peu d’informaticiens qualifiés à cette époque). Ces systèmes permettaient d’assurer un développement informatique rapide et standard, avec des coûts de conception très réduits. L’environnement de programmation centralisé (Pacbase sur site central) connut dès lors un énorme succès dans le secteur bancaire et des assurances. Il fut pendant de longues années l’unique outil de développement des progiciels métiers, jusqu’à l’avènement de l’architecture client-serveur et des interfaces graphiques sur des PC. Cet environnement Pacbase, très structurant, imposait aux salariés un script unique de conception. Les informaticiens n’avaient pas la possibilité de modifier ce formalisme de codification et ne pouvaient pas non plus l’ajuster aux spécificités des différentes activités à informatiser. Ce canevas prescrivait très précisément les différentes étapes de programmation à réaliser et déterminait aussi les lignes de codes à écrire. L’outil vérifiait aussi la fiabilité des programmes conçus. Il balisait en quelque sorte le travail à faire de façon que l’informaticien se consacre entièrement à sa tâche de conception. Mais le remplacement dans les années 1990 de cet environnement Pacbase par un nouvel outil de conception plus souple et flexible (client serveur et langage orienté objet) eut pour effet de déstabiliser les repères professionnels des développeurs. Ils se retrouvèrent dans l’incapacité de gérer l’ensemble des ressources techniques et des possibilités de conception soudainement offertes par le système, en particulier sur la façon de conduire la conception informatique, sans le soutien et le guide rassurant du canevas de programmation. Cette autonomie décrétée fut très difficile à gérer pour ces professionnels. La plupart ne purent d’ailleurs jamais s’approprier convenablement ces nouveaux environnements. Ils furent, au mieux, relégués aux opérations de maintenance des anciens systèmes, au pire licenciés. Réciproquement, passer d’une technologie flexible (offrant une large gamme d’autonomie) à des systèmes prescriptifs (qui restreignent fortement les marges de manœuvre) sera vécu comme une régression, voire une sorte d’anhélation. Cette dépendance à l’égard de la technologie prive l’individu de son libre arbitre et de son pouvoir d’agir, et l’enferme dans une hétéronomie suffocante et mortifère pour lui-même et son métier. Le cas d’un système prescriptif à l’hôpital : quand la technologie s’oppose à la souplesse nécessaire de l’activité Dans les recherches menées sur la mise en place de systèmes informatiques de prescriptions médicales dans les hôpitaux (Bobillier Chaumon et Clark, 2008), nous avons ainsi observé comment ces dispositifs reconfiguraient les relations professionnelles, et comment aussi ils entravaient la réalisation de l’activité. Cette intervention s’est déroulée dans un service de soins intensifs (chimiothérapie, essais cliniques, réanimation) qui avait décidé de changer son outil de prescriptions médicales. Ce système dispensait diverses fonctionnalités : comme assurer la traçabilité et le contrôle des actes médicaux, automatiser certaines prescriptions (dosage et délivrance de substances selon le profil et les éventuelles allergies des patients), favoriser l’accessibilité sécurisée des informations du malade, assurer la coordination entre les différents acteurs de soins (entre le médecin qui prescrit et les infirmières qui exécutent) et calculer enfin le coût de ces actes (tarification à l’acte). L’analyse de l’activité a cependant montré que cet environnement technologique se révélait déconnecté des pratiques collectives de soins et, surtout, de la réalité du travail en cours dans ces services de soins intensifs dans lesquels les personnels sont sans cesse confrontés à une succession d’évènements aléatoires et imprévisibles. Les équipes6 flexibles s’organisaient de manière à parer à l’urgence des interventions et à faire face à la dégradation soudaine de l’état des patients. Or l’irruption de cet outil de prescription rigide dans un contexte de travail où la réactivité et la souplesse sont requises a eu pour effet de scléroser cette dynamique professionnelle. L’outil imposait un circuit de décisions qui ne prenait pas en compte la trajectoire de soin ni les différents niveaux d’articulation7 requis pour mener à bien les divers actes médicaux. Plus précisément, avant que l’infirmière ne prodigue le traitement, le médecin devait saisir informatiquement la prescription pour contrôler sa fiabilité (vérification du bon dosage, des allergies possibles). C’est alors seulement que l’infirmière pouvait délivrer le soin et valider la prescription sur le poste informatisé. Le système devenait donc le prescripteur et le contrôleur de l’activité médicale : il déterminait ce qui était à faire et validait ce qui avait été fait. Dès lors, comment favoriser la transition entre les technologies prescriptives et flexibles si opposées ? C’est justement là où des systèmes intermédiaires que nous qualifions de « discrétionnaires » semblent les plus appropriés pour accompagner les transitions sociotechniques au travail. 3.3 Les technologies discrétionnaires Une dernière propriété organisationnelle des technologies est celle qui offre un compromis d’action entre des prescriptions trop contraignantes et une autonomie qui peut se révéler, pour des novices notamment, déstabilisante. Ce sont les « technologies discrétionnaires ». Cet espace médian offre des ressources et des repères d’action que l’utilisateur a la possibilité de mobiliser – à discrétion – selon ses besoins et les circonstances de la situation. L’individu peut choisir de se détacher à tout moment de ce cadre s’il en éprouve le besoin ou s’il se sent suffisamment en confiance pour le faire. Ces technologies discrétionnaires proposent « des espaces d’action dans un processus réglé de l’extérieur, où le sujet agissant est obligé de décider et de choisir dans un cadre de dépendance » défini par le système technique (Maggi, 1996, p. 14). Étant entendu que ces choix se font toujours, et c’est là la principale différence avec les technologies flexibles, dans un univers bordé par un certain nombre de principes préétablis, c’est-à-dire un espace « discrétionnaire ». Ces dispositifs sont moins une contrainte que des repères, des jalons, des guides qui orientent et inspirent l’utilisateur dans sa tâche. Il a la possibilité de s’en écarter pour développer sa propre œuvre. Dans cette forme de collaboration entre la personne et la technologie, l’enjeu est de parvenir à une reconstruction négociée de la prescription dans laquelle les indications du système constituent, moins une contrainte qu’un repère, c’est-à-dire un référentiel possible d’action. Ainsi, les outils de publication assistée par ordinateur (PAO), comme PowerPoint, offrent des canevas pour accompagner la fabrication des diapositives. Puis avec l’expérience ou selon les besoins spécifiques en matière de configuration, l’usager peut ajuster ces cadres jusqu’à créer son propre masque de conception. Ces technologies discrétionnaires apparaissent donc comme des ressources potentielles et opportunistes de l’activité. Elles peuvent à un moment guider l’individu dans son travail, puis se mettre en retrait pour laisser l’initiative au salarié. Ces technologies discrétionnaires se retrouvent également dans certaines technologies collaboratives comme les réseaux sociaux numériques d’entreprise (RSNE) ou encore dans le knowledge management (KM). Ces outils offrent un ensemble de ressources (connaissances, savoir-faire, trucs, astuces, ficelles de métier, bonnes pratiques…) que le salarié a la possibilité de réutiliser et d’appliquer, à discrétion, dans son travail. Pour autant, ces outils distillent aussi une certaine forme de prescription, qui ne repose plus sur une logique de la contrainte – comme pour les systèmes prescriptifs –, mais davantage sur une logique de l’adhésion. En effet, l’ambition de ces outils est de s’approprier les connaissances et les méthodes de travail mises au point par les gens de métier – celles qui marchent – pour les diffuser au plus grand nombre. Ces pratiques de terrain, après avoir été évaluées et validées par l’organisation, deviennent alors des « principes d’action » que chacun est appelé à reproduire dans son milieu spécifique de travail. L’objectif est d’être plus efficient, performant et rapide, avec l’idée qu’il vaut mieux reproduire et adapter des solutions existantes qui ont déjà démontré leur efficacité, que de recréer ex nihilo une alternative. L’organisation cherche à instituer ces « bonnes pratiques » comme de nouveaux référentiels de travail. Ainsi, ce qui était au départ une expérience singulière de travail devient une pratique commune et généralisée. En déployant ce type de technologies discrétionnaires, l’organisation parie sur l’engagement solidaire des individus aux normes collectives issues de leur groupe de pairs. Celle-ci va s’imposer par des mécanismes de pression collective, de conformité sociale et de normes subjectives8 : chacun étant en quelque sorte poussé à reproduire ces référentiels métier afin de se faire reconnaître et accepté pour son groupe professionnel d’appartenance. Aussi, comme l’affirme Ughetto (2001), l’autonomie déployée s’avère d’une profonde ambivalence : si « l’autonomie au travail se développe, il s’agit avant tout d’une autonomie contrôlée, plus que d’une autonomie s’appuyant sur la coopération spontanée et volontaire des salariés ». En somme, les « bonnes » pratiques délivrées par ces technologies sont de plus en plus érigées en nouvelles règles que chacun devrait intégrer et appliquer dans son univers particulier de travail pour régler les problèmes, trouver des solutions ou anticiper les erreurs. Ce qui peut aussi avoir pour conséquence de limiter ou d’inhiber la créativité et l’innovation : on s’en remet à l’expertise du système qui suggère les « meilleures pratiques », et non plus à l’expérience singulière et située de l’individu qui peut élaborer les solutions idoines, avec le soutien éclairant du système, comme l’exemple ci- dessous va le montrer. L’environnement Edge de Microsoft Cette technologie à base d’IA vise à optimiser le travail des salariés en leur suggérant des ressources (données, informations, outils…) que sa communauté utilise pour gérer des problématiques professionnelles proches. Ce système supervise ainsi les logiciels de communication et de collaboration (messagerie, chat…) des collègues, scrute leur réseau social et sélectionne les informations qu’il juge appropriées pour l’activité du professionnel. L’idée- phare est alors de prédire et de recommander à l’utilisateur l’information pertinente, utile et prioritaire selon un contexte qui lui est propre : ses collègues, ses projets en cours, ses partenariats de travail. Il s’agit d’inciter, de manière simple et convaincante, à adopter une conduite et des standards professionnels qui s’inscrivent le plus possible dans les principes d’action de sa communauté d’appartenance et de référence. 3.4 Entre logique disciplinaire et logique d’adhésion, trouver un aménagement concerté de l’activité Dans cette section consacrée aux propriétés organisationnelles des technologies, nous avons essayé de montrer comment ces environnements pouvaient prendre le relais de la technostructure dans le but : d’agir à différents niveaux de l’activité pour en réguler les pratiques ; de requalifier le statut de l’individu : de simple exécutant versus à acteur autonome et responsable ; d’influer sur les modalités d’engagement subjectif dans l’activité. On notera aussi que selon les contextes de travail, d’après les activités à réaliser et en fonction des profils utilisateurs (experts, novices, intermédiaires), certaines catégories de technologies paraissent plus adaptées que d’autres pour répondre à ces besoins professionnels. Ainsi, dans un univers professionnel très sécurisé, avec des risques (sanitaires, financiers et sociétaux) majeurs et une quantité importante de variables à traiter, les technologies prescriptives paraissent être davantage appropriées : par exemple, des systèmes de contrôle automatisés qui supervisent des centrales nucléaires ou des installations sensibles, le dispositif de pilote automatique des avions… À l’inverse, dans les situations qui réclament davantage de souplesse, de réactivité, d’innovation et pour faire face à des aléas et des imprévus – comme dans les services de réanimation, des pratiques artisanales ou dans le domaine de l’ingénierie, du conseil, de la formation —, des technologies flexibles se révèlent les plus appropriées. Le tableau 3.1 fait le point sur les diverses incidences relevées, selon le type de technologies considérées. Technologies prescriptives Exemples de technologies : Worklow, ERP, GED, environnement de programmation centralisé, certains progiciels métiers, etc. Modèle d’organisation en œuvre : Organisation structurante. Modèle d’activité déployé : Prescription de la rationalité : activité formalisable et hiérarchisable. Compétences mises en œuvre : Savoir-faire limité, qualifications, respect de la règle… Rôle dévolu à l’individu : Exécutant, au service de la technologie (qui s’adapte aux TIC). Logique sous-jacente dévolue aux TIC : Logique disciplinaire : respect des règles, rationalisation, contrôle, supervision, centralisation, régulation… Secteurs/domaines d’activité concernés : Activités à risques, dangereuses (contrôle de processus, salle de commande). Technologies discrétionnaires Exemples de technologies : Web 2.0 ; KM, Intranet, IA, progiciel d’aide à la publication (PowerPoint), etc. Modèle d’organisation en œuvre : Organisation à rationalité limitée : trouver une solution qui paraît la plus acceptable dans la situation considérée, parmi un ensemble de solutions disponibles. Modèle d’activité déployé : Trouver un aménagement concerté de l’activité (entre jalons à respecter et initiatives à prendre). Décloisonnement. Compétences mises en œuvre : Compétences réflexives et adaptatives : réutiliser et innover à partir de connaissances préexistantes et de « bonnes pratiques ». Rôle dévolu à l’individu : Producteur et consommateur de connaissances (qui se sert opportunément des outils). Logique sous-jacente dévolue aux TIC : Logique de l’adhésion : faire en sorte que l’individu adhère librement aux contraintes qu’il s’est lui-même fixées/ou que les autres ont fixées. Secteurs/domaines d’activité concernés : Activités requérant une certaine autonomie dans un cadre prédéterminé (monde hospitalier). Technologies flexibles Exemples de technologies : Environnement internet, logiciels de conception ouverts, logiciel Pack-Office… Modèle d’organisation en œuvre : Organisation qualifiante. Modèle d’activité déployé : Prescription de la subjectivité : activité opportuniste et située. Compétences mises en œuvre : Compétences, aptitudes, potentiels, créativité, imagination, réactivité… Rôle dévolu à l’individu : Acteur, artisan de sa propre démarche (qui adapte les TIC pour travailler). Logique sous-jacente dévolue aux TIC : Logique de l’initiative : susciter la créativité, l’autonomie, la responsabilité, l’engagement de l’individu, favoriser la décentralisation, le développement de l’activité et des compétences… Secteurs/domaines d’activité concernés : Activité de conception, de création (artisanat, conception informatique, architecture…). Venant d’exposer les propriétés organisationnelles de ces technologies, nous allons à présent porter notre attention sur la manière dont ces dispositifs peuvent impacter concrètement l’activité et ses conditions de réalisation. C’est la deuxième perspective « compréhensive » de la clinique des usages.

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