Psychologie du Travail Numérique PDF

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Ce document explore les concepts de technique, de technologie et de TIC-C, en examinant comment les technologies peuvent structurer, affecter et rendre le monde du travail. Il introduit différentes approches sociotechniques de l'étude des technologies dans le contexte du travail.

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1. Quelques repères conceptuels : techniques, technologies et TIC-C Techniques, technologies, technologies de l’information et de la communication et de la connaissance (TIC-C), technologies émergentes ou innovantes… Autant de termes a priori différents pour désigner une même réalité dans le lang...

1. Quelques repères conceptuels : techniques, technologies et TIC-C Techniques, technologies, technologies de l’information et de la communication et de la connaissance (TIC-C), technologies émergentes ou innovantes… Autant de termes a priori différents pour désigner une même réalité dans le langage courant ; celle de dispositifs exécutant des instructions informatiques (programmes) dédiés au traitement et/ou à la diffusion d’informations ou de connaissances. Mais si on y regarde de plus près, chacun de ces termes renvoie à des conceptions très différentes du rôle et de la fonction que tiennent ces objets techniques dans l’activité, et surtout des rapports qui structurent les 1.1 La technique : entre savoir pratique et instrument d’action 1.1.1 La technique comme manifestation/exercice d’une pratique professionnelle Dans son acception générique, la technique fait référence à un ensemble de savoir-faire, d’aptitudes, de méthodes et de procédés qu’un individu déploie au cours de son activité pour agir et modifier son environnement (Leroy-Gourhan, 1988). Mauss (1967) parle d’ailleurs des techniques « comme des actes traditionnels groupés en vue d’un effet mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels » (p. 32). La technique se définit donc comme « la façon dont quelqu’un fait les choses » (Sigaut, 1990, p. 7). Selon cet auteur, une pratique devient technique quand elle est exercée de façon efficace (permet d’atteindre l’objectif), efficiente (permet de s’économiser) et performante (gains divers) par quelqu’un l’ayant apprise ou inventée. La technique relève donc à la fois des habiletés/capacités humaines qu’elle implique, mais aussi des règles de métier qu’elle mobilise (en termes d’histoire, d’identité, de critères de qualité). En effet, toute technique s’inscrit également dans une expérience collective et historique forte – de traditions – nécessaire à sa transmission et à sa diffusion. La technique permet tout autant de se référer à un groupe professionnel donné, à une corporation, à un métier (et à ses règles) que de s’en distinguer (Osty, 2003). En cela, la maîtrise des techniques de travail est des éléments fondateurs de l’identité professionnelle. La technique est alors un attribut/une propriété reconnaissable et reconnue de l’individu et de son travail, comme l’indique d’ailleurs son étymologie grecque qui renvoie au savoir-faire de l’artisan, à son art, mais également aux beaux-arts (Heidegger, 1958). Ne dit-on d’ailleurs pas qu’une personne est très qualifiée, reconnue dans son domaine, car elle est détentrice d’une technique particulière (carreleur, sertisseur, informaticien…). Cependant, de nos jours, la technique est davantage assimilée à un objet technique dans la mesure où elle désigne un outil, un instrument utilisé pour agir (raisonner, travailler, s’informer… comme avec un ordinateur) et interagir avec son environnement (communiquer, collaborer… comme avec un smartphone). De par sa maîtrise et son usage régulier, les techniques deviennent en quelque sorte des extensions naturelles de l’individu. On les emploie pour la rapidité et l’efficience qu’elles procurent : comme le traitement de texte pour la rédaction des documents, de même que la messagerie électronique et les réseaux sociaux pour la facilité de communication qu’ils procurent et qui sont privilégiés par rapport aux modalités traditionnelles d’échange. Ils prolongent et amplifient les conduites et les capacités humaines. 1.1.2 La technique : comme un instrument au service d’une pratique professionnelle La technique vue comme un « objet technique » prend diverses significations selon les perspectives théoriques auxquelles cet objet se réfère et le cadre épistémologique dans lequel il se situe. On distingue ainsi l’artefact de l’instrument technique. L’artefact Norman désigne ainsi la technique comme un « artefact cognitif », c’est-à-dire un « outil artificiel conçu pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle » (Norman, 1994, p. 18). Les techniques usuelles (comme l’ordinateur, les tablettes…), mais aussi certains logiciels et progiciels métiers seraient donc des artefacts au même titre qu’un Post-it, un tableau ou un outil qui stockent, formalisent et rendent accessible l’information. Pour Norman, les artefacts techniques agissent comme des partenaires dans l’activité cognitive de celui qui les utilise. Ils deviennent ainsi des ressources permettant d’alléger les tâches cognitives d’attention, de raisonnement, de mémorisation, de planification chez l’utilisateur. Ces artefacts prennent en charge une partie de l’activité cognitive. Hoc et Darses (2004) précisent d’ailleurs que l’artefact permet « d’améliorer la cognition des agents humains en leur permettant de faire davantage de choses avec lui que sans lui ». Dans une perspective complémentaire, Rabardel (1995) propose d’envisager l’artefact technique comme « une entité intermédiaire, un moyen terme, un univers intermédiaire entre un sujet et un objet sur lequel porte l’action ». Cela a pour effet de modifier non seulement le travail à faire, mais aussi la façon de faire ce travail ; et donc également de transformer celui qui exécute ce travail par l’intermédiaire de cet artefact. Ces artefacts ne sont donc pas neutres dans l’activité dans la mesure où « ils ne transforment pas seulement les capacités d’un individu, ils changent en même temps la nature de la tâche que la personne accomplit » (Norman, 1994, p. 18). Cette perspective conduit à distinguer deux niveaux d’analyse pour apprécier les répercussions possibles de l’usage de l’artefact technique sur l’individu et l’activité : Soit en partant de l’artefact lui-même qui peut favoriser ou entraver les capacités – fonctionnelles, cognitives, praxiques – de l’utilisateur. On évalue alors la compatibilité du dispositif (l’interface, le programme, sa logique de fonctionnement, les scripts de saisie) avec la logique d’utilisation des utilisateurs ainsi qu’avec les exigences de sa tâche. Chacun a déjà pu en faire l’expérience quand il a l’impression d’être ralenti, voire empêché par un système qui s’oppose au jeu spontané de sa logique ou de sa raison, le système technique réclamant une façon différente de fonctionner. Il faut alors faire l’effort de s’accommoder avec les règles d’usage de l’outil : quand on passe par exemple d’un PC à un Mac. Soit en partant de l’utilisateur lui-même qui est confronté à une tâche différente à réaliser, parce que la nature, le contenu et les repères du travail à faire changent, du fait de passer par une interface technologique. D’autres aptitudes, connaissances et compétences sont alors requises pour exercer cette activité. Ainsi, la procédure de diagnostic effectuée par un mécanicien (les indices de travail qu’il prélève et les gestes professionnels qu’il déploie, la nature et l’organisation des tâches qu’il gère) n’est pas la même selon qu’elle se réalise directement et physiquement sur une machine (sur la base de repères sonores, olfactifs et visuels) ou qu’elle s’effectue face une salle de contrôle informatisée avec des informations symboliques et alphanumériques à gérer délivrées par des écrans d’ordinateur (courbes de valeurs, données chiffrées, histogramme…). Il faut alors confronter, corréler et interpréter ces données. Ce sont d’autres savoir-faire et processus cognitifs à déployer. On voit donc que la position intermédiaire de l’artefact technique en fait donc un médiateur des relations entre le sujet et l’objet de son activité. Rabardel (1995) distingue d’ailleurs trois types de médiation que peut assurer l’artefact technique. 1. Il a d’abord une fonction de médiation pragmatique (dans le sens de sujet vers l’objet) lorsqu’il est le moyen d’une action transformatrice dirigée vers l’objet, et qu’il vise plus précisément à faciliter la manipulation et l’exécution. Par exemple, PowerPoint permet de structurer les informations de façon à les rendre plus accessibles et compréhensibles, et d’augmenter ainsi l’attractivité de la présentation. Le fait d’utiliser ce logiciel a une action transformatrice non seulement sur le texte originel – car il n’est pas l’exacte réplique du document Word qui a servi de trame – mais également dans la façon même de penser et d’argumenter au cours de la présentation, notamment par les niveaux de hiérarchisation symbolisés par le choix des puces qui organisent les idées et leur importance. 2. L’artefact a également fonction de médiation épistémique (dans le sens de l’objet vers le sujet) lorsqu’il permet une meilleure connaissance de l’objet et ses propriétés. Les capteurs et différents traceurs (indicateurs de qualité, de chaleur, de température…) que l’on trouve de plus en plus dans l’industrie du futur fournissent des données numériques sur le déroulement du processus de travail qui permettent au salarié d’ajuster ses protocoles opératoires en conséquence. Plus proches de nous, les objets connectés (comme la montre) ou encore les réseaux sociaux nous fournissent une quantité d’informations sur l’état de notre santé physique (a-t-on réalisé assez de pas ou faut-il en faire plus ?). 3. L’artefact est enfin instrument à médiation heuristique (ou réflexive, dans le sens du sujet vers lui-même) quand l’action transformatrice est dirigée vers l’individu dans le but d’orienter et de contrôler son activité. Le nombre de mails en attente peut ainsi pousser à la replanification de sa journée selon les urgences et les priorités identifiées à traiter. De même que le signalement des fautes en rouge par le correcteur orthographique du traitement de texte va nous conduire à prendre conscience de ces erreurs et améliorer nos compétences grammaticales. Enfin, un pilulier, nous permet de conserver des médicaments et d’avoir connaissance du nombre de pilules déjà prises ou à prendre (fonction épistémique). Il a aussi une fonction heuristique quand sa seule vue nous rappelle de suivre le traitement (observance médicamenteuse). En définitive, l’artefact technique apparaît être à la fois un instrument d’action et de connaissance qui permet d’agir et de transformer son environnement, mais aussi de s’informer et de s’ajuster à celui-ci. Cette vision développementale et constructive de l’individu dans l’interaction avec le système technique a été théorisée par Vygotski (1997) et Rabardel (1995) au travail des notions d’instrument et de genèses instrumentales. L’instrument La fonction psychologique de l’instrument La théorie de l’activité, dont les idées de base ont été formulées au tout début du XXe siècle par L.S. Vygotski (1997), envisage l’activité humaine en tant qu’activité médiatisée par des instruments, qu’ils soient techniques (matériels) ou psychologiques (comme le langage, l’écriture, les schémas, les plans, le calcul…). Cette perspective se veut à la fois systémique, développementale et tributaire d’une histoire. Elle rend compte des étayages à la fois matériels et symboliques de l’activité, de sa construction dans le temps et dans l’espace et de son ancrage historique et culturel lié à des traditions, des habitudes, des règles. Autant le sujet-acteur s’engage dans une activité, autant les instruments dont il fait usage l’y engagent. L’activité se conçoit et se développe donc par l’intermédiaire de ces instruments qui peuvent être techniques – comme les outils qui prolongent et amplifient l’action et la pensée humaines – que psychologiques ou symboliques – comme les supports de formalisation/symbolisation permettant de penser, raisonner et de s’exprimer. Pour Vygotski, l’instrument psychologique se différencie de l’instrument technique par la direction de son action : alors que les instruments techniques s’apparentent aux outils tournés vers l’objet de travail et sa transformation (activité médiatisée), les instruments symboliques ou psychologiques sont tournés vers autrui et/ou soi- même, en favorisant la construction psychosociale du sujet (activité médiatisante). Rabardel (1995) va proposer d’hybrider ces fonctions psychologiques et technologiques des instruments en un seul objet qu’il appelle « instrument technologique ». Ce dernier aurait alors une double destinée dans l’activité humaine : à la fois productive (d’action et de transformation sur l’objet et l’environnement) et constructive (de transformation et de développement du sujet) (Rabardel et Pastré, 2005). Cette perspective conduit dès lors à considérer que l’introduction de tout instrument technologique dans l’activité a des effets non seulement sur les comportements liés à l’action, mais aussi au niveau des processus psychiques concernant celle-ci. Cette perspective permet dès lors de mieux envisager la fonction psychologique et développementale des instruments technologiques sur l’activité et auprès du sujet. L’instrument : un artefact en devenir Rabardel (1995) propose par ailleurs de distinguer l’artefact de l’instrument. Un artefact « n’est pas un instrument achevé […] Il manque encore à l’artefact de s’inscrire dans des usages, des utilisations, c’est-à-dire des activités où il constitue un moyen mis en œuvre pour atteindre les buts que se fixe l’utilisateur » (p. 74). Cette conception finalisée de l’outil rejoint d’ailleurs celle de Leontiev (1984) pour qui l’instrument se définit en fonction de sa liaison avec le but à atteindre (ce qui doit être réalisé). Sans but, l’instrument resterait une chose abstraite, neutre, qui n’a pas de signification… Un artefact en somme. C’est donc parce que l’individu lui assigne une fonction, un but, une finalité… un sens en somme, que l’artefact prend de la valeur pour le sujet et qu’il devient instrument. Sinon, il demeure un objet matériel dans lequel sont cristallisés précisément les moyens et les opérations prescrites/imposées par l’organisation et non les actions et les buts portés et défendus par le professionnel. Leontiev (1984) ajoute enfin une dimension sociale à la médiation de l’outil : « l’outil médiatise l’activité qui relie un homme non seulement au monde des choses, mais aussi aux autres hommes » (p. 106). La transformation de l’artefact brut en un instrument « signifiant » pour le sujet et son activité passe par ce que Rabardel (1995) nomme la « genèse instrumentale » et qui renvoie à un double processus : l’instrumentation par lequel l’individu va s’ajuster à l’outil en adaptant ou en accommodant – au sens piagétien du terme – ses schèmes d’usage1 ; l’instrumentalisation où l’usager va plutôt chercher à adapter l’instrument à ses propres schèmes d’usage et aux exigences de son activité, en l’assimilant. Cette instrumentation permet dès lors de développer de nouvelles possibilités d’usage et de nouvelles capacités d’action, par la transformation, l’enrichissement ou le détournement du dispositif. C’est ce qu’on appelle la « catachrèse », c’est-à-dire l’usage d’un outil pour un autre emploi que celui pour lequel il a été conçu initialement. Ce détournement d’usage offre ainsi un rayonnement d’action et des capacités d’intervention plus vaste et nombreuse pour faire face aux exigences du réel. Dans l’exemple célèbre d’Ombredame et Faverge (1955), une clef anglaise va ainsi être utilisée en lieu et place d’un marteau, car elle permet au mécanicien d’atteindre une pièce dans l’espace réduit d’un moteur. Des gestionnaires vont utiliser le tableur d’Excel comme un traitement de texte pour composer des formulaires de saisie, réaliser des logigrammes ou des organigrammes avec les cellules déjà structurées. Plus généralement, la genèse instrumentale relève d’un processus d’appropriation et passe par des mécanismes de stylisation ou de personnalisation de la technologie où le sujet doit « faire sien », en le retouchant, un artefact issu d’une démarche de conception ou d’un projet organisationnel auquel il n’a bien souvent pas été associé. Pour sa part, Simondon (1958) voyait déjà l’instrument comme une dynamique d’élaboration du sens qui articule des processus de construction, d’appropriation et de réappropriation : « L’objet technique est ce qui n’est pas antérieur à son devenir, mais présent à chaque étape de ce devenir ; l’objet technique est unité de devenir » (op. cit., p. 22). En ce sens, l’objet technique n’existe que parce qu’il est en genèse constante. Il évolue constamment dans la signification qu’on lui donne, dans la situation dans laquelle son usage s’ancre. Autrement dit, c’est par la pratique et dans l’usage de l’objet technique qu’il est possible de saisir cette dynamique mouvante de l’artefact et de sa création de sens : aux travers de ce que les personnes font de cet objet technique, de ce qu’il va représenter pour eux ou encore de l’impact qu’il va avoir sur la nature de leur activité. L’individu est le chef d’orchestre de la genèse de cet objet : sans lui pas d’instrument, ni pour soi, ni pour les autres. En définitive, l’instrument n’est donc pas un « déjà donné », un préconstruit que l’individu exploite tel quel. Il est élaboré par le sujet dans un processus de genèse instrumentale (d’appropriation) où individu et instrument se coconstruisent mutuellement dans et par l’activité qui se réalise. Comme l’évoque Rabardel (1995, p. 19), « les artefacts techniques ne doivent jamais être analysés pour eux-mêmes et de façon isolée. Ils doivent être analysés dans leurs cadres d’utilisation (use-settings) eux-mêmes non statiques, mais évoluant et développés dans le temps ». 1.2 La technologie, une conception sociotechnique de la technique Étymologiquement, la « technologie » se réfère à la science des techniques qui cherche à clarifier les pratiques empiriques relatives à la technique et à les normaliser, ainsi qu’à découvrir des perfectionnements (Guega, Rosavalon et Troussier, 1987). Une seconde définition, plus proche du sens commun, appréhende la technologie comme une technique moderne et complexe. En cela, les dernières innovations de type réalité immersive, objets connectés, systèmes à base d’intelligence artificielle (reconnaissance faciale, assistants vocaux…) représentent des technologies nouvelles ou émergentes. Pour autant, la sophistication technique d’un objet reste insuffisante si l’on souhaite cerner les implications humaines, organisationnelles et professionnelles que ces instruments peuvent indure sur les milieux où ils sont implantés. Pour mieux sérier ces enjeux sociotechniques, il est nécessaire de comprendre comment sont envisagés les rapports entre, d’une part, le potentiel d’usage de la technologie (ses contingences techniques et fonctionnelles) et, d’autre part, le projet d’usage de cette technologie (c’est-à-dire la façon dont les organisations envisagent le rôle et le statut des technologies) et enfin, la logique sociale de l’usager (c’est-à-dire, les capacités de détournement et d’appropriation de la technologie). Dans la façon dont les technologies peuvent affecter les organisations de travail et dans la manière dont les systèmes sociaux vont également les façonner en retour, plusieurs perspectives d’analyse peuvent se décliner sur un continuum d’usage où l’on trouve : à une extrémité (1) un « déterminisme technologique » absolu, de l’autre (2) une « logique sociale » puissante, et au centre (3), un positionnement intermédiaire que l’on pourrait qualifier de « constructivisme sociotechnique » où la technologie serait aussi « déterminante sur » que « déterminée par » son environnement. Nous allons y revenir plus en détail dans les paragraphes qui suivent. 1.2.1 Le déterminisme technologique : la surdétermination de la technique sur le social Cette approche essentialiste envisage la technologie comme une modalité structurante et déterminante des rapports sociaux, des pratiques professionnelles et plus largement des conduites humaines et organisationnelles. Dobrov (1979) entrevoit la technologie comme « une mise en œuvre réfléchie et organisée de la technique ». La technologie serait ainsi porteuse de moyens techniques (hardware), mais aussi de principes et méthodes (software) et surtout d’organisation spécifique (orgware). Ainsi, les technologies disposeraient d’artefacts susceptibles d’agir sur la structure organisationnelle du contexte de travail où elles sont implantées. En ce sens, introduire une technologie, c’est aussi agir sur un système socio- organisationnel, et pas simplement faire tourner un équipement. Pour Metzger (2010), si les TIC sont introduites dans les entreprises, c’est parce que les directions espèrent grâce à elles augmenter la productivité et accroître la réactivité, ainsi que la traçabilité dans une perspective de qualité totale et de performance accrue. Leur rôle est de fluidifier les échanges d’informations et de contribuer à la standardisation de la communication. Les technologies contribuent à la rationalisation et participent au « travail d’organisation » (de Terssac, Bazet et Rapp, 2007). Des technologies pour imposer le respect de la procédure : l’exemple de progiciels de gestion intégrés (ERP) Dans une recherche portant sur l’impact organisationnel de l’introduction des ERP2, Le Loarne (2005) montre que l’organisation cherche, par la mise en place de ces outils de gestion, à faire respecter les règles et à assurer l’adhésion des salariés autour des bonnes pratiques : ces systèmes techniques structurent les décisions et les actions des utilisateurs. Par exemple, pour effectuer des achats généraux, les utilisateurs doivent respecter une procédure bien définie. Si une des étapes est omise, la commande est suspendue. L’ERP est donc ici un outil de contrôle de conformité de la procédure. Il fournit une garantie du respect des règles édictées par les détenteurs du pouvoir. Pour Dubois (2006), cette conception relève d’une vision fondamentalement essentialiste et performative de la technique, très techno-centrée. L’individu n’a pas de place dans le jeu et les enjeux de la conception et de la diffusion des techniques qui le concernent pourtant en premier lieu : « L’utilisateur des dispositifs techniques n’est perçu qu’au travers de sa confrontation avec les objets : soit il correspond aux hypothèses faites lors de la conception, soit il s’en démarque, mais il n’a jamais la possibilité d’échapper à cette alternative, ce qui signifie qu’il n’est que faiblement acteur », selon Akrich (1993). Ellul (2008) a d’ailleurs été l’un des premiers, dès 1954, a dénoncé l’impact de la technologie sur la société : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine. » Il s’est notamment insurgé contre la neutralité apparente de la technologie ; idée selon laquelle c’est l’usage et son appropriation qui conditionne son devenir et ses effets (comme le soutient le déterminisme social que l’on abordera plus loin). Il pense au contraire que l’outil porte en son sein toutes les conséquences – positives et négatives – qui s’imposeront partout et à tous, quels que soient le contexte et les circonstances de l’usage : « L’homme fait ce que la technique lui permet de faire » soutient aussi Ellul (1998). Latour n’est pas loin de partager cette vision quand il souligne la dimension performative de la technologie dans l’approche qu’il a développée avec Callon en sociologie de la traduction. Pour Latour (1994), les technologies constituent un type d’actant, voire d’acteur. Ils acquièrent une véritable force sociale de par leur capacité d’action autonome, puisqu’ils font « faire des choses ». Ces objets techniques sont en mesure de contraindre les actions humaines bien plus efficacement que les entités traditionnelles, telles que les procédures, les normes ou les règles. Quelles sont dès lors les raisons qui peuvent expliquer le succès toujours aussi vivace du déterminisme technologique dans les approches gestionnaires qui accompagnent les changements techniques ? Dans le déploiement de ces technologies dites push, c’est- à-dire imposées de manière verticale et descendante par les sphères dirigeantes, sans discussion ni concertation avec le monde des professionnels, on peut trouver trois explications. 1. D’abord, ce schéma promeut l’avantage de la simplicité et de l’efficacité du projet de changement technologique. Parce que les organisations sont en capacité de circonscrire précisément quels seront les impacts attendus des technologies (en matière d’efficacité et de performance individuelle et collective), il leur est alors possible de déterminer de manière rationnelle les différentes étapes ainsi que les modalités qui doivent être mises en œuvre pour atteindre les objectifs, sans se soucier des attentes et des réactions des usagers finaux. 2. Ensuite, il y a la croyance vivace parmi les promoteurs de cet absolutisme technologique, que ces outils innovants – comme l’IA, les robots, les objets connectés – induiraient une sorte de fascination anesthésiante chez les usagers. Leur sophistication, leur puissance d’action quasi illimitée, les promesses d’optimisation, auraient un pouvoir d’attraction qui susciterait l’adhésion naturelle des usagers. Dans l’imaginaire social commun3, ces technologies ont d’ailleurs été pensées pour agir pour le bien commun et ne sauraient être remises en cause. Ainsi, la promesse d’un monde meilleur, car optimisé par l’IA permettrait à travers une boucle de « prophéties auto- réalisatrices » (Merton, 1997), d’assurer des avancées significatives par rebonds, dans la performance au travail et sur l’amélioration de notre qualité de vie. Or, face à la puissance de ces technologies qui agissent pour notre bien, nous ne ferions pas le poids. Nous en serions même réduits, dans une sorte de soumission librement consentie, à accepter cette servitude volontaire aux technologies, en devenant les exécutants des machines qui sont censés nous servir. Un exemple va nous le rappeler. La soumission à une autorité technologique En novembre 2004, une personne âgée provoqua un accident causant le décès de trois individus en faisant demi-tour sur l’autoroute Metz-Nancy (Libération, 1er décembre 2004). Interrogé sur les raisons d’un tel comportement, l’automobiliste âgée de 78 ans répondit qu’elle n’avait fait que « suivre les ordres de son GPS » qui lui intimait de « faire demi-tour dès que possible ». Autre exemple, cet automobilisme espagnol décédé pour avoir suivi les indications de son GPS qui l’avait mené jusqu’à un lac artificiel construit depuis peu. Il avait ignoré les panneaux de signalisation qui l’informait pourtant de cet obstacle (El Mondo, 10/2010). Qu’est-ce qui peut donc expliquer qu’à un certain moment, un individu fasse abstraction de ses capacités de jugement et d’évaluation pour accepter une autorité, ici technologique, qu’il va considérer comme plus légitime, plus compétente et/ou mieux informée que lui pour le guider (de manière erronée qui plus est) dans une situation donnée (incertaine, méconnue, préoccupante) ? Ce cas n’est pas sans rappeler l’expérience de Milgram (1974) sur la soumission à l’autorité et plus spécifiquement par rapport à ce qu’il avait nommé l’état agentique : un individu « accepte le contrôle total d’une personne possédant un statut plus élevé. Dans ce cas il ne s’estime plus responsable de ses actes. Il voit en lui un simple instrument destiné à exécuter les volontés d’autrui » (op. cit., p. 167). Cet accident de la route avec le GPS relève bien de cet état agentique puisque la conductrice s’est retrouvée désorientée en loupant la sortie de l’autoroute et a alors suivi aveuglément les directives de son GPS, malgré les risques encourus. Nous avons réalisé plusieurs expériences pour voir comment et pourquoi l’individu pouvait être amené à sacrifier son libre arbitre pour obéir aveuglement aux directives de systèmes techniques comme des systèmes : embarqués (GPS, radar de recul), dormants (correcteur orthographique, convertisseur d’argents) ou supplétifs (système aide à la décision) (Bobillier Chaumon, Besson et Dubois, 2011). Dans tous ces cas, nous avions montré que les personnes s’en remettraient aux décisions et conseils de systèmes techniques qu’ils considéraient comme plus qualifiés, fiables et mieux informés qu’eux, dans des contextes qu’ils maîtrisaient peu ou prou : déplacement à pieds, calcul mental, rédaction informatisée de texte, achat d’un nouvel objet sur un site marchand, garer sa voiture sur une place de parking… Parmi les différents processus en jeu identifiés pour expliquer cette soumission à l’autorité technologique (qui reprennent ceux de Milgram4, 1974), nous en retiendrons plus particulièrement un qui montre bien la construction de cet imaginaire social vis-à-vis de ces dispositifs. Il s’agit de ce que Milgram nomme « l’idéologie dominante » qui prépare et conditionne socialement, culturellement et institutionnellement les personnes à obéir à des systèmes qui représentent le pouvoir et la connaissance (comme l’IA l’incarne d’une certaine façon). Bernanos (2009) apporte d’ailleurs une réflexion éclairante en la matière : « La civilisation des machines et leur multiplication fabriquent des hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent leur donner » (p. 110). Ce que confirme d’une autre manière le P.-D.G. de Google, Eric Schmidt, quand il affirme que « la plupart des gens ne souhaitent pas que Google réponde à leurs questions. Ils veulent que Google leur dise quelle est la prochaine action qu’ils devraient faire ». 3. Enfin, cette approche valorise la primauté de la science et l’action de la technique sur la logique humaine et les aspirations sociales. Ce que cette maxime citée à l’Exposition universelle de Chicago de 1933 évoque : « La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit. » Ce paradigme qui a largement inspiré les anciens modèles d’organisation du travail taylorien et fordien trouve une nouvelle vigueur dans ces innovations techno-centrées, d’obédience néotaylorienne : à l’instar des worflows, ERP et autres plateformes numériques de travail de type Uber (avec un management par les algorithmes sur lesquels nous reviendrons plus loin). Ces dispositifs technologiques sont chargés d’organiser et d’évaluer le travail selon des standards de qualité et de performance prédéfinis. On attend de l’individu une soumission totale à l’omnipotence technologique. Audétat et al. (2015) pointent d’ailleurs le caractère performatif de cette promesse technologique qui repose sur une représentation biaisée et finalement très marketée des apports potentiels des machines. Ce n’est pas sans rappeler ce qu’Heidegger (1958) avait déjà dénoncé en son temps en alertant sur le risque « d’arraisonnement du monde par la technique, cet outil omniprésent qui devient le maître de celui qu’il est censé servir. Ces objets qui font de nous leur chose » (p. 34). Le déterminisme technologique envisage donc la technologie comme un instrument au service de la stratégie managériale (Valenduc et Vendramin, 2002). Elle représenterait à ce titre le « cheval de Troie » de la rationalisation organisationnelle (Pavé, 1989) : « L’informatisation étant toujours synonyme d’organisation, mettre en place un nouveau système revient à déstabiliser les anciens jeux pour en mettre de nouveaux en place. Le changement est alors une tactique de subordination, temporaire, qui vise à introduire de l’incertitude chez les subordonnés afin de mieux les asservir » (p. 250). En somme, les organisations profiteraient des migrations technologiques pour imposer à leurs salariés des moyens de subordination et de contrôle légitime. Il s’agit aussi pour les entreprises de reprendre la main sur une activité qui leur échappe et de mieux l’encadrer ; comme on a pu le constater lors de la période de confinement quand il a fallu mettre en place des moyens pour maintenir le travail à distance et superviser les tâches et les salariés. Aussi, associer ainsi habilement changement organisationnel et déterminisme technologique présenterait « l’avantage de dissoudre le politique dans le jeu des contraintes techniques et de canaliser l’initiative individuelle en la maintenant à l’intérieur des espaces normés, encadrés par les programmes » (Lacroix et Burnier, 1995, p. 44). Quand les technologies servent de cheval de Troie aux réformes organisationnelles La plateforme Parcoursup est un bon exemple de cette réforme structurelle rendue possible et acceptable par la technologie. L’article du journal Le Monde (daté du 12 septembre 2022), intitulé « Comment, en cinq ans, Parcoursup a instauré la sélection à l’université », montre comment les procédures de sélection à l’université, qui ont pourtant essuyé plusieurs échecs à chaque réforme gouvernementale, a finalement réussi à s’imposer grâce à cette plateforme technologique pour devenir le principal dispositif de présélection et de répartition des élèves dans les établissements postbac : « À bas bruit, Parcoursup a instauré une sélection à l’entrée à l’université sans que jamais la ministre de l’Enseignement supérieur n’assume le terme ». En définitive, les tenants de cette approche déterministe et technocentrée considèrent la technologie comme étant indépendante des forces sociales, organisationnelles et politiques qui pourraient affecter son déploiement et son adoption. Les technologies disposeraient de propriétés intrinsèques suffisantes pour s’imposer d’elles-mêmes et induire les transformations projetées et attendues par leurs promoteurs. En réaction à ce que d’aucuns dénoncent comme un absolutisme technologique, une posture opposée va se développer en insistant sur les logiques sociales à l’œuvre dans les processus d’appropriation technologique. 1.2.2 La logique sociale de l’appropriation des outils Cette perspective, portée notamment par le courant de la sociologie des usages (Akrcih, 1990 ; Denis, 2009 ; Jouët, 2000), s’oppose à une conception figée et statique de l’outil dont on pourrait fixer les propriétés fonctionnelles et les incidences organisationnelles à l’avance et une fois pour toutes. Pour cette approche, il existe une tension fondamentale entre, selon Perriault (1989, p. 18), « d’un côté, les inventeurs, qui poursuivent le rêve de perfectionner une technologie […] ; de l’autre, les profanes, les usagers éventuels, qui reçoivent sans cesse ces offres, qui tentent de les introduire dans leur logique propre, ne partageant que très rarement les fantasmes de ceux qui les proposent ». Cette approche suppose que les usagers ne sont pas passifs face aux outils qu’on leur impose. Mais qu’ils disposent d’une capacité de riposte qui renvoie à des processus de socialisation de la technique, c’est-à- dire à des modalités d’appropriation par lesquels les artefacts techniques deviennent des objets sociaux, support de pratiques sociales nouvelles, à travers les significations que les individus projettent sur leur usage (Jouët, 2000). L’appropriation est à envisager comme une activité à part entière, « qui vise à choisir ou redéfinir les fonctionnalités pour redonner du sens à son usage » (Millerand, 2002, p. 199). Et cela passe nécessairement par une expérimentation physique et concrète du dispositif où sujet et système se jugent et se jaugent mutuellement, se confrontent et se coconstruisent dans un processus d’ajustement et de développement réciproque : des fonctionnalités pour l’outil, des capacités pour le sujet. L’acte d’usage est donc un acte de recréation par l’appropriation. C’est la réinvention de « sa » technologie dans l’usage. Plus précisément, d’après Proulx (2001), l’appropriation combinerait trois conditions : Une maîtrise cognitive et technique minimale de l’objet technique : quand par exemple, on décrit à un collègue la façon de copier/coller du texte dans Word sans avoir l’outil sous la main. Une intégration sociale significative de cette technologie dans la vie quotidienne : l’outil devient une extension naturelle de soi-même, à l’image du smartphone qui est employé pour dialoguer, échanger, s’informer, communiquer, agir à distance. La possibilité qu’un geste de création soit rendu possible par la technologie, « c’est-à-dire que l’usage de l’objet technique fasse émerger de la nouveauté dans la vie de l’usager » (Proulx, 2001). En d’autres termes, quand l’outil permet de faire plus et mieux ou différemment. À l’image de ces outils de conception assistée par ordinateur (CAO) dans le domaine de l’ingénierie et dont les représentations 3D donnent à voir virtuellement et à penser différemment le produit à développer. En somme, le concept d’appropriation repose sur l’idée d’un apprivoisement ou d’une domestication progressive des objets techniques où les individus concernés deviennent aptes à gérer l’usage de la technologie qui leur est transmise, voire d’en assumer eux-mêmes le développement. L’enjeu est crucial, car de cette genèse découle un instrument qui aura du sens pour le sujet (par rapport à ses besoins et spécificités, à ses habitudes et pratiques) et surtout, qui donnera du sens à l’activité qu’il réalise, en lui permettant de faire toujours aussi bien, voire mieux son travail. L’appropriation représente en somme la création d’un sens pour les utilisateurs (Alter, 2000). Si l’on peut légitimement souscrire à cette dynamique d’appropriation sociale de la technique, il faut aussi bien peser les risques d’une telle perspective. Évoquer le rôle puissant de la logique sociale dans le détournement de la technologie présente aussi le piège de surreprésenter la responsabilité des usagers dans les bons, mais aussi – et surtout – dans les mauvais usages de ces outils, au risque d’en atténuer l’imputation à l’organisation. En somme, tout serait la faute des usagers qui n’ont pas su, pu ou voulu développer les usages idoines. Ainsi la déconnexion au travail ne serait ni un problème de technologies (bien que la diffusion massive des ordinateurs et téléphones portables ait permis de ramener du travail à la maison lors du passage aux 35 heures), ni un problème d’organisation du travail (liée à l’intensification du travail), mais relevait de la responsabilité de l’usager qui utilise mal ses instruments. Pour ces raisons, il paraît nécessaire d’élargir le spectre d’analyse de ces dynamiques d’adoption, en l’ouvrant à un cadre plus large ; celui d’un constructivisme sociotechnique. 1.2.3 Le constructivisme sociotechnique : l’articulation de la technique, du social et de l’organisationnel S’il apparaît que la technologie peut contraindre et forcer certaines dimensions de l’activité, elle ne peut toutefois ni la déterminer ni la façonner selon des modèles prédéfinis et attendus. Il n’y a pas de déterminisme technologique au sens strict du terme. En d’autres termes, une technologie n’impose pas en soi un seul type d’organisation ou de modèle d’activité, mais en rend possibles diverses formes. C’est bien l’usage – à savoir les conditions d’utilisation (collective, organisationnelle) de l’outil, le projet et les expériences de l’usager… – et non pas les caractéristiques intrinsèques de la technologie qui vont en déterminer les effets. Pour autant, les capacités d’adoption, d’appropriation et de détournement des technologies dépendent également des projets de rationalisation que vise l’organisation par le déploiement de ces outils (en matière de supervision, de standardisation, etc.). Comme le rappelle Alsène (1990), « si la technologie ne détermine pas grand- chose, elle ne détermine pas rien pour autant. Une certaine logique structurante est à l’œuvre » (p. 326). Chaque technologie véhiculerait ainsi un design organisationnel implicite5 dont la mise en œuvre relèverait de divers enjeux et forces plus ou moins convergents : entre ce que la technologie permet de faire, ce que l’organisation oblige à faire et ce que l’individu souhaite (en) faire. Précisons ces déterminants par des exemples : Ce que la technologie permet de faire → L’emploi d’un ordinateur portable ou d’un smartphone favorise l’hybridation des usages professionnels et personnels ; une même messagerie est ainsi utilisée pour les deux domaines de vie. Tout comme l’ordinateur de l’entreprise sera utilisé indifféremment pour le visionnage de films, le stockage de photos personnelles et l’environnement de travail. Cette mixité contribue à la porosité des frontières entre vie au travail/hors travail, davantage en tout cas que ne pouvaient le faire les ordinateurs fixes de bureau ou encore les téléphones filaires qu’on ne pouvait ramener à la maison. Ce que l’organisation oblige à en faire, à savoir le projet managérial et stratégique derrière l’implantation de l’outil → une entreprise qui avait été inquiétée lors du passage aux 35 heures avait demandé à tous ses salariés de rentrer à la maison après les horaires légaux, en prenant soin toutefois de leur distribuer des ordinateurs et téléphones portables. Ce que l’individu souhaite (en) faire → lorsque l’usager au lieu de subir l’outil va le détourner pour se protéger des intrusions dans sa vie personnelle. Le téléphone est ainsi paramétré de telle sorte qu’il signale par des sonneries différentes les appels d’origine professionnelle versus personnelle ; idem pour la messagerie avec deux adresses mail différentes ou par des redirections automatiques de messages. D’objet frontière (favorisant la porosité des systèmes de vie), la technologie devient garde-frontière. En définitive, à rebours des approches déterministes et sociales, cette perspective co-évolutionniste suppose que les objets techniques, les usagers et les formes organisationnelles s’influencent réciproquement. La technologie peut donc être source de contrainte ou d’opportunité, au gré des besoins individuels, des contingences organisationnelles et des circonstances d’action qui émergent. Il y a donc toujours un caractère dual, indéterminé et ambivalent lié à l’usage et aux incidences des technologies ; ces impacts ne peuvent s’apprécier que dans le contexte réel du système d’activité à l’œuvre (Bobillier Chaumon, Delgoulet, Lemonie et al., 2022). C’est pourquoi aussi l’usage ne peut s’entendre que comme un processus dynamique en évolution permanente : l’usage est un construit et non un donné. 1.3 Les technologies de l’information, de la communication et de la connaissance (TIC-C) Les technologies de l’information et de la communication fédèrent l’ensemble des outils et des ressources qui permettent de recevoir, d’émettre, de stocker, d’échanger et de traiter différentes informations entre les individus. Ces systèmes proposent de puissants moyens d’action qui peuvent soutenir, renforcer, voire compenser la perte des grandes fonctions humaines (mémoriser, récupérer, traiter, transmettre de l’information, prendre des décisions…). La performance de ces dispositifs (en termes de rapidité, de stockage et d’analyse…) semble sans limite et surtout très supérieure à celles de leurs utilisateurs. On estime ainsi que chaque jour, ce sont près de 2,5 exaoctets6 d’informations qui sont publiés dans le monde via les réseaux, soit l’équivalent de toute l’information produite depuis la naissance de l’écriture jusqu’à 2003. En outre, ces technologies de l’information et de la communication (TIC) ne transmettent pas seulement des données, comme du son, du texte ou de l’image. Elles traitent aussi de la connaissance, c’est-à-dire une information qui va être analysée, interprétée, enrichie et qualifiée selon les contextes, les destinataires et les finalités d’usage. C’est la raison pour laquelle, on parlera davantage des technologies de l’information, de la communication et de la connaissance (TIC-C). Une autre propriété notable de ces dispositifs techniques est que leur mode de fonctionnement se rapproche de celui des humains. En effet, ces systèmes émettent, stockent et traitent de l’information et des connaissances et peuvent prendre des décisions. Fort de ces capacités, ils vont alors assister, suppléer ou prendre en charge une partie plus ou moins grande des activités professionnelles dans le cadre de la collaboration personne-machine. Ce partenariat reste acceptable, tant que le cœur du métier reste du côté du professionnel, qui peut toujours exercer son art et manifester son talent. Cette cohabitation va se révéler menaçante lorsque le salarié se retrouve en situation de coopétition avec le dispositif technologique, c’est-à-dire quand il doit à la fois collaborer avec le système tout en étant en concurrence avec lui. C’est le cas quand l’organisation décide de confier les tâches nobles et à plus hautes valeurs ajoutées au système parce qu’elle fait davantage confiance à l’expertise technique qu’à l’expérience humaine ; si bien que l’individu va se retrouver en situation de déclassement professionnel, comme simple assistant d’un dispositif technique (qui devait pourtant le servir). Quand la technologie dépossède le salarie de ses prérogatives et de son coeur de métier Lors d’une intervention menée auprès de « liquidateurs de retraites » confrontés au changement technologique de leur environnement de travail, nous avons montré que ces gestionnaires étaient devenus des opérateurs de saisie qui alimentaient les systèmes informatiques en données brutes. Ces dispositifs réalisaient alors les actes essentiels du métier (de mise en correspondance des carrières, de calcul de prestations, de rattrapage des annuités…). Les gestionnaires quant à eux, étaient dépossédés de ces pratiques. Ils s’activaient à répondre aux sollicitations de la machine. Pour redonner du sens à leur travail et démontrer aussi leur utilité face à ce rival technique, les gestionnaires ont créé de nouvelles tâches afin de repérer les calculs erronés du système ou encore les approximations dans les mises en correspondances entre carrières. Ces contre- vérifications ont eu pour conséquence de rallonger d’autant plus le temps de traitement des dossiers au lieu de le réduire.

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