Psychologie du travail digitalisé - PDF

Summary

This document explores the roles and contributions of technologies in the modern workplace, analyzing how technologies are supplanting human intervention within an activity that is now heavily reliant on technology. It delves into the changing nature of work, emphasizing the potential for technologies to enhance human capabilities and the implications of this evolution on the professional landscape.

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1. Rôles et apports des technologies dans l’activité : des contributions contrastées Avec l’arrivée massive des technologies qui touchent toutes les sphères de notre vie et qui s’incrustent dans les domaines de nos activités, vivre et travailler aujourd’hui, ce n’est plus vivre comme avant, c’es...

1. Rôles et apports des technologies dans l’activité : des contributions contrastées Avec l’arrivée massive des technologies qui touchent toutes les sphères de notre vie et qui s’incrustent dans les domaines de nos activités, vivre et travailler aujourd’hui, ce n’est plus vivre comme avant, c’est-à-dire avec l’ordinateur en plus ; c’est bien vivre DANS l’univers des technologies, avec lesquels il faut apprendre à composer et à s’organiser. Du coup, la technologie n’est plus un simple outil au service de l’activité, c’est toute l’activité elle-même qui se trouve intriquée, articulée autour de ces technologies, avec des reconfigurations et des ajustements majeurs. Aussi, dans ce contexte hypermédiatisé, qui devrait s’accroître encore à l’avenir, la question n’est donc pas seulement d’imaginer « ce que peuvent faire (encore de mieux) les technologies », mais plutôt de s’interroger pour savoir « ce que nous pouvons faire de mieux avec l’aide de ces systèmes », c’est-à-dire quels services ces outils doivent-ils rendre pour nous permettre de mieux travailler et de mieux nous accomplir dans l’activité. Dans cette perspective, trois grandes contributions des technologies peuvent se décliner. 1.1 Les technologies supplétives, capacitantes ou habilitantes Les technologies supplétives (Bobillier Chaumon, 2021c), habilitantes (Dubois, 2006) ou encore capacitantes (Falzon, 2013) ont pour vocation de renforcer, compléter, améliorer ou encore augmenter les capacités – cognitives, psychiques, sociales – des individus au travail afin d’optimiser leurs actions et raisonnements en matière de rapidité, de précision, de réactivité ou de fiabilité. Ce sont de véritables partenaires dans le travail (par exemple les cobots) qui permettent de faire PLUS (en matière d’efficacité et d’efficience) et MIEUX (en termes de qualité) avec ces technologies que sans elles. L’activité est réellement « mutualisée » au sens où l’intervention technologique ne se fait pas au détriment de l’action humaine. La coopération entre l’homme et la machine est pensée, organisée et discutée avec le salarié. Le cœur de l’activité, celui qui a du sens pour le sujet et qui donne du sens au travail, reste la prérogative du professionnel. Ces technologies soutiennent le pouvoir d’agir et le geste de métier du salarié. Elles lui permettent d’exprimer ses compétences, de révéler ses talents et d’actualiser ses potentiels. Elles favorisent aussi l’innovation et la créativité dans les pratiques de travail, en reconnaissant les initiatives dans l’activité et en autorisant également les transgressions dans l’usage pour être en mesure de faire autrement et mieux son travail. Ces technologies supplétives ouvrent vers d’autres horizons, apportent d’autres perspectives, en rendant ainsi possibles d’autres potentialités d’actions. Du fait, en octroyant un « rayon d’action effectif » dans l’exercice de l’activité (Clot, 2008, p. 13), les technologies donnent la capacité de (re)créer, de modifier les buts, les moyens et les instruments de l’activité pour les accorder aux contingences de la situation de travail. Quand la téléchirurgie robotisée donne du pouvoir d’agir aux professionnels Dans les opérations chirurgicales assistées par robot, les médecins réalisent leurs interventions sur des patients en manipulant des bras de robot via des joysticks et des pédales. Il visualise par ailleurs l’opération sur un écran de contrôle. Cette extension robotisée amplifie la dextérité et la précision des gestes médicaux et décuple aussi ses capacités physiques. Là où la rotation d’un poignet se limite à 180 degrés (soit un demi-tour), celle du bras robotisé l’ouvre à 540 degrés (soit 1,5 tour). Cette amplitude offre un rayon d’action supplémentaire au médecin qui peut dès lors inventer de nouveaux protocoles chirurgicaux et renouveler ainsi des gestes professionnels qu’il n’aurait pas pu imaginer et faire sans l’aide de cet instrument. Qui plus est, l’individu ne dispose pas seulement d’une capacité à agir, mais aussi d’un droit d’agir, c’est-à-dire que l’organisation lui reconnaît la possibilité de faire autrement, de détourner l’usage des technologies, de (re)concevoir les instruments de son travail, de déterminer aussi librement les temps et fonctions d’usage de cet outil – en s’affranchissant des prescriptions technico- organisationnelles – pour mieux agir et réagir aux fréquents aléas de l’activité. Cela se révèle d’autant plus nécessaire quand les technologies sont imposées pour des raisons de sécurité, de fiabilité ou de performance et que l’usager doit s’efforcer de faire avec. C’est ce que Chang et al. (2010) ont nommé la notion de « Mandatory » : dans un environnement où la technologie est obligatoire, les utilisateurs sont tenus de l’utiliser. Quand les technologie de type « Mandatory » requièrent un « droit d’agir » pour les professionnels Dans une recherche conduite sur les transformations digitales dans le secteur bancaire (Bobillier Chaumon, Dubois et Retour, 2006), nous avions montré comment l’arrivée de nouvelles technologies contribuaient à fragiliser l’expertise et la légitimité professionnelles des conseillers clientèle les plus âgés. Ces derniers éprouvaient de réelles difficultés à instruire à la fois le dossier de crédit en clientèle et l’interaction avec l’outil. Ils peinaient à utiliser le dispositif qui était imposé et se retrouvaient parfois bloqués dans la gestion du dossier. Aussi, pour éviter tout discrédit professionnel qui pouvait saper leur image et la confiance de leur client, il leur avait été laissé la possibilité de mobiliser l’outil à des moments plus opportuns ; hors clientèle, après les phases de rencontre et de négociation. Le conseiller pouvait ainsi davantage se consacrer à l’étude du dossier avec son prospect. Même chose dans des centres d’appels où pour soulager de la charge psychique des conseillers, régulièrement malmenés par les clients qui ont l’impression d’être ignorés par les réponses standardisées prescrites par le script informatisé de dialogue, on avait donné à ces professionnels la possibilité de s’affranchir de ce prescrit et d’exercer enfin leur propre activité, à savoir, conduire librement la discussion, sans s’astreindre à suivre les jalons fixés par le script (Grosjean et Ribert-Van de Weerdt, 2005). C’est alors à ces conditions seulement – un pouvoir et un droit d’agir acquis et reconnus – que LES techniques (sous-entendus les systèmes techniques, les technologies) sont au service de LA technique professionnelle (à savoir les gestes du métier et les pratiques). Les technologies deviennent dès lors une composante à part entière du métier et de ses conditions d’exercice. 1.2 Les technologies substitutives Ces technologies ont pour vocation de remplacer tout ou partie de l’intervention humaine parce qu’elles sont considérées comme étant plus fiables et robustes, plus rigoureuses et puissantes, mais surtout plus économiques et performantes que les capacités humaines. L’individu n’est pas en mesure de rivaliser avec les capacités de calculs et de stockage de tels systèmes. Par ailleurs, la technologie représente un autre intérêt pour l’organisation : celle d’appliquer strictement les consignes et procédures qui lui sont assignées, à la différence d’un salarié qui s’en écarte toujours. L’organisation décide alors de substituer les modalités d’action humaines (physiques, cognitives, sociales) par des dispositifs techniques, notamment à base d’intelligence artificielle, de robot ou encore d’algorithmes automatisés. À titre d’exemple, près de 90 % des ordres de Bourse dans le monde sont passés par des ordinateurs. C’est ce qu’on appelle le « trading à haute fréquence ». Ces systèmes à base d’IA exécutent plus de 20 millions d’opérations d’achats et de ventes d’actions en moins de deux minutes, à partir de la prise en compte de l’état du monde (actualités, information, catastrophe). De même que dans le domaine de la maintenance (par exemple, les ascenseurs), les techniciens sont prévenus avant que la panne ne survienne par des systèmes de supervision qui évaluent en temps réel l’usure des pièces et la probabilité de dysfonctionnement. Or la diffusion de ce type de système pose bien évidemment la question de l’emploi au travers de ce que l’on appelle la « digitalisation des emplois », à savoir ce que d’aucuns présentent comme une sorte de « grand remplacement » des postes de travail par des technologies. Cette menace avait déjà été identifiée lors des précédentes révolutions technologiques (avec l’automatisation, l’informatisation et la robotisation) qui avaient conduit à la substitution de la force humaine et des gestes répétitifs par des machines (métiers à tisser, machines à vapeur, convoyeurs, machine- outil puis à commandes numériques, robots, salle de contrôle de processus…) (Chevassus-au-Louis, 2006). Ce qui est nouveau avec cette étape du progrès technologique et industriel, c’est que ces innovations touchent cette fois aux activités qui font appel à des processus cognitifs plus profonds et des niveaux élevés d’expertises humaines, dont on pensait qu’elles ne pourraient jamais être reproduites par des machines (malgré de nombreuses tentatives, comme les systèmes experts dans années 1980) (Zouinar, 2020). Or les capacités de calcul et de programmation que procurent ces technologies émergentes – comme on a pu le voir avec l’IA, le big data, les objets connectés… – laissent augurer de modes d’action qui se rapprocheraient des fonctionnements cognitifs humains. Les projections d’économistes (comme Frey et Osborne, 2017) et d’organismes spécialisés (comme le Conseil d’orientation pour l’emploi – COE, 2017 —, l’OCDE, Stratégie, 2015) évoquent des chiffres qui tablent entre 11 % et 47 % des emplois actuels qui seraient voués à disparaître avec l’arrivée de ces technologies. Un consensus ressort cependant entre toutes ces études prospectives : c’est que tous les emplois, quels que soient les secteurs d’activité et les fonctions exercées, seront touchés d’une manière ou d’une autre par cette digitalisation massive. Ce sont aussi tout ou partie des activités (physiques, cognitives, affectives, sociales) qui se verront confiées à des dispositifs technologiques à haut potentiel. Reste à savoir quelle sera la nature des activités qui seront effectivement déléguées à ces systèmes ? Seront-ce les tâches qui sont considérées comme les plus intéressantes et valorisantes par le salarié ? Ou bien celles qui lui paraissent les plus rébarbatives ou insignifiantes ? Déjà l’économiste Schumpeter (1883-1950) avait indiqué ce risque de prédation de l’innovation technique sur l’activité professionnelle, en le nuançant toutefois. Ce qu’il désignait par un processus de « destruction/créatrice » des emplois signifiait que si l’arrivée des innovations sociotechniques au travail conduit effectivement bien à la suppression d’un certain nombre de postes (généralement les moins qualifiés et les plus automatisables), on assiste aussi à la création de nouveaux métiers qui accompagnent le développement et l’intégration de ces outils et qui soutiennent également le déploiement des services dédiés. On peut le constater avec les plateformes numériques de travail qui embauchent massivement du personnel pour le dernier kilomètre de livraison, pour l’entretien des trottinettes et vélos électriques (les juicers), ou encore le recrutement massif d’ingénieurs data-scientistes pour programmer ces outils innovants. Ce phénomène de digitalisation menacerait surtout les professions intermédiaires qui manipulent des flux d’informations et traitent des données en grand nombre. Ils réalisent des tâches répétitives, assez routinières et procédurales qui seraient, de fait, plus facilement reproduisibles par des systèmes technologiques. Seraient notamment concernés les employés administratifs, les comptables, les vendeurs, les traducteurs, les conseillers clientèle, les recruteurs. Les banques européennes ont par exemple annoncé la suppression de 44 000 emplois en 2024 en raison de l’automatisation et de l’externalisation des procédures clientèle par les plateformes techniques. À l’inverse, les professions susceptibles d’échapper à cette dématérialisation massive seraient de trois types : 1. Les métiers très qualifiés requérant des raisonnements pointus : ce sont des professions qui exigent un haut niveau d’engagement intellectuel avec des raisonnements de nature créatrice, sociale, émotionnelle ou éthique. Par exemple, un enseignant, un ingénieur, un avocat, un consultant, un chercheur ou encore un médecin qui vont appréhender/diagnostiquer une situation à chaque fois singulière. Ils doivent aussi développer une solution spécifique adaptée au milieu considéré, en tenant compte des contingences émotionnelles et sociales de la situation. C’est ce qui différencie par exemple le fait de « faire le soin » qui relève du cure et de « prendre soin » qui relève du care. La procédure technique du cure est reproductible par la machine, comme ce robot qui prend la tension ou fait un prélèvement nasopharyngé pour le test Covid. En revanche, le care implique un vrai geste professionnel, une réelle empathie et un rapport singulier à l’autre. Autant de paramètres qui ne sauraient être gérés par une simple technologie. 2. Les professions qui impliquent des savoir-faire implicites, dits « incorporés » (Leplat, 1997)1 ; comme des compétences tacites, de nature sensori-motrice ou proprioceptive, qui ne sauraient être répliquées par une technologie innovante. Hans Moravec avait déjà décrit ce phénomène dans les années 1980 sous le nom de « paradoxe de Moravec » : à savoir, ce qui semble aisé, naturel à faire pour tout un chacun serait plus difficilement réplicable par une technologie innovante. C’est, par exemple, la faculté de se mouvoir dans un environnement tridimensionnel (faire du vélo, effectuer un salto arrière, se déplacer dans une rue bondée en slalomant entre les gens) ou encore jongler avec des balles ou un ballon de foot. Ces pratiques non conscientisées et non programmables obéissent souvent à des routines et des automatismes que l’individu peine à formuler quand il faut les transmettre à autrui ou bien les formaliser pour programmer un algorithme. Ce paradoxe de Moravec est pourtant battu en brèche par les récentes innovations en matière de développement robotique. Des machines arrivent ainsi à s’imposer face à des champions de tennis de table. Des robots réalisent des sauts périlleux, se déplacent sur un vélo ou encore jonglent avec des balles. Ces propriétés sensori- motrices singulières ne sont plus l’apanage de l’être humain. Les machines commencent à s’approprier les compétences discrètes du fonctionnement humain. On peut le constater dans la conduite automobile qui réclame pourtant une adaptation constante et une vigilance soutenue face aux nombreux risques et évènements fortuits de la circulation. Or des voitures autonomes (ou automatisées) arrivent pourtant à se mouvoir sur des autoroutes sans faire appel à aucune intervention humaine, en ajustant leur style de conduite aux paramètres environnementaux : que cela soient les conditions de circulation, la vitesse et la trajectoire des voitures avoisinantes, le trajet à réaliser, les vitesses à respecter, ou encore les divers aléas et incidents routiers. La voiture arrive à se débrouiller seule dans un environnement incertain, complexe et infini… Nonobstant, cette capacité artificielle à se déplacer montre aussi ses limites quand il s’agit de circuler, non plus sur axe autoroutier maîtrisable (sens unique de circulation, débarrassé de piétons et de divers obstacles), mais dans un milieu urbain saturé. L’intelligence humaine reste alors prédominante pour évaluer et anticiper les risques : vélos, trottinettes, piétons, refus de priorités… 3. Un dernier secteur d’activité qui se verrait booster par l’arrivée de ces technologies émergentes recouvre les emplois très peu qualifiés qui interviennent pour soutenir cette économie immatérielle. Ce sont « les tâcherons du Net, les doigts d’œuvre de seconde ligne » que nous avions déjà mentionnés dans la partie sur l’IA et les technologies émergentes. Ils se retrouvent en bout de chaîne pour la livraison du dernier kilomètre des plateformes numériques (livreurs) (Leblanc, Rouat et Sarnin, 2023). Ils assurent aussi la maintenance/réparation des objets gérés par ces plateformes : comme les juicers, ces travailleurs invisibles, qui se déplacent la nuit pour entretenir le parc des vélos, scooters ou trottinettes électroniques. D’autres interviennent dans les processus d’entraînement des algorithmes de programmation de l’IA. Cette main-d’œuvre est payée à la tâche quelques euros pour apprendre aux systèmes à devenir intelligents (différencier entre un feu vert d’un feu rouge dans différents contextes urbains) ou encore à reconnaître des requêtes vocales exprimées de différentes manières (avec différents accents, prononciations, vitesses…). D’autres personnes interviennent pour permettre à ces systèmes de continuer à fonctionner malgré tout, en mode dégradé, lorsque le dispositif ne reconnaît pas la requête d’un usager ou ne sait pas répondre à un ordre vocal. Ce sont ces travailleurs du clic (Casilli, 2019) qui vont prendre en charge ces demandes singulières et réapprendre à la machine à fournir la bonne réponse. Enfin, il y a tous ceux qui travaillent dans des fermes à cliques (pour valoriser artificiellement des sites internet avec des faux comptes et des avis/commentaires laudateurs). On les retrouve aussi dans des forums et réseaux sociaux (Facebook, YouTube) pour modérer les propos injurieux ou attentatoires à la dignité des personnes, que les robots ne savent pas filtrer. Ce sont des tâches répétitives, très exigeantes sur le plan émotionnel (du fait des images visualisées) qui exposent les salariés à de graves risques pour leur santé mentale avec des syndromes de stress post-traumatique. En somme, la digitalisation implique paradoxalement une main- d’œuvre humaine, à bas niveaux de qualification, pour faire fonctionner ces environnements technologiques très perfectionnés. 1.3 Les technologies palliatives Cette troisième catégorie de technologies vise à compenser des déficits ou fragilités de l’individu qui peuvent subvenir pour des raisons diverses : par des dégradations d’origine naturelle ou accidentelle de l’état physique, perceptif ou cognitif du sujet, provoquées par le vieillissement, des handicaps innés ou acquis, des incidents divers. Ces fragilités peuvent aussi être causées par les contraintes de l’activité et les conditions excessives de travail, l’amplification des rythmes de travail, l’intensification de la charge de travail, les réorganisations délétères du travail. Cela induit alors une usure prématurée2 du sujet. L’individu n’est alors plus en mesure d’assumer aussi parfaitement que nécessaire son activité et va se faire aider par le système technique qui prend en charge ou l’assiste dans son activité. C’est par exemple le cas de ces lecteurs d’écran vocaux (par ex. : Jaws) ou de ces plages Braille qui permettent à des personnes déficientes visuelles d’interagir avec une interface de logiciel (Bobillier Chaumon et Sandoz-Guermond, 2006). Même chose pour des capteurs tactiles ou commandés par la direction du regard (eye-tracking) qui donnent la possibilité à des personnes tétraplégiques d’agir sur leur environnement de vie et d’être plus autonome (Brangier et Pino, 2000). Ces dispositifs d’assistance n’ont pas seulement une fonction palliative. Ils peuvent également avoir une vocation préventive qui va retarder l’apparition de certaines astreintes (comme les troubles musculo-squelettiques) en déchargeant le salarié de tâches trop contraignantes. On peut évoquer des exosquelettes dont on équipe certains salariés d’usines pour les soulager de la charge physique liée aux gestes répétitifs et aux déplacements de produits lourds et en hauteur. Pour autant, l’intérêt que représentent ces dispositifs ne peut cacher les questions que pose leur usage. D’abord, l’utilisation de cet artefact technique transforme l’activité et modifie le geste de métier. En effet, si l’utilisation de l’exosquelette ou d’un gant bionique avec retour de force3 va délester le professionnel d’un certain coût physique, sa manipulation s’accompagne aussi d’une perte de sensibilité dans le toucher et une baisse de dextérité du mouvement qui se répercutent sur la précision du geste professionnel déployé. Il convient alors de vérifier si ces nouvelles pratiques médiatisées restent conformes aux critères de qualité du professionnel. Un autre problème concerne le fait que tout nouvel instrument technique bouleverse l’environnement social et organisationnel de l’usager, et plus généralement le système d’activité (ou l’écosystème) auquel il est rattaché. Déployer une technologie n’impacte pas seulement les pratiques du salarié lui-même, mais affecte aussi l’activité de tous ceux avec lesquels il se trouve en relation. Il faut donc élargir le spectre de l’investigation et s’intéresser aux effets rebonds des technologies pour y inclure l’environnement professionnel et social élargi. Ainsi, dans l’atelier d’une usine où était implanté un exosquelette, l’étude a montré que son installation/désinstallation par un ouvrier (qui pouvait arriver à différents moments de la journée au gré de besoins de l’activité) réclamait l’assistance d’un à deux autres collègues pour l’épauler dans cette tâche. Ce qui n’avait pas du tout été anticipé par les concepteurs. Le salarié devait dès lors interrompre l’activité de ses proches pour lui permettre de mieux faire le sien ; avec des répercussions potentielles sur l’ambiance de travail et la cohésion d’équipe. Une conséquence plutôt inattendue de l’usage de ces technologies palliatives est celle paradoxalement d’accentuer la fragilité du salarié, au lieu de le soulager. Ainsi, dans le cadre d’exosquelettes robotisés qui amplifient la force physique des salariés pour leur permettre de déplacer des choses volumineuses, on observe que les mouvements du corps ne peuvent s’accomplir de manière naturelle, car ils sont encastrés dans ce corset technologique. Les actions vont s’ajuster au rythme imposé par le dispositif mécanisé. C’est donc un geste contraint, réfréné et sous emprise qui s’oppose à l’expression spontanée des mouvements du corps en action. À terme, ces gestes empêchés, tout en retenue, ne peuvent qu’ankyloser le fonctionnement du professionnel en activité. Le choix d’équiper les salariés avec des technologies palliatives s’oppose également à la logique ergonomique qui vise à adapter l’environnement de travail à l’individu, et non le contraire. Or, en instrumentant le sujet par des artefacts techniques pour qu’il puisse réaliser son travail sans peine, on cherche justement à ajuster, voire à asservir l’individu aux exigences de sa situation de travail. Ce qui nous amène à émettre une dernière critique sur le risque de faire de ces technologies palliatives des sortes de « pis-aller » qui éviteraient à l’entreprise de s’interroger sur les causes organisationnelles réelles de la défaillance de ses salariés. En effet, en proposant ces prothèses technologiques, on individualise la problématique de la pénibilité et on évite de porter les critiques sur l’organisation de travail qui sollicite l’individu de manière inappropriée, excessive ou insuffisante. Dit autrement, on donne au sujet les moyens techniques de tenir alors que les cadences et exigences de travail restent toujours aussi intenables et

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