La Richesse des Nations - Adam Smith PDF

Summary

Ce document est un extrait de "La richesse des nations" d'Adam Smith, présenté dans une version annotée par Courcelle-Seneuil. L'ouvrage explore des aspects fondamentaux de la pensée économique classique et est une analyse historique des concepts clés de la formation et de la distribution des richesses. Une notice biographique sur Adam Smith est également fournie.

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Adam Smith : richesse des nations / Courcelle-Seneuil Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Courcelle-Seneuil, Jean-Gustave (1813-1892). Auteur du texte. Adam Smith : richesse des nations / Courcelle-Seneuil. 1888. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour...

Adam Smith : richesse des nations / Courcelle-Seneuil Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Courcelle-Seneuil, Jean-Gustave (1813-1892). Auteur du texte. Adam Smith : richesse des nations / Courcelle-Seneuil. 1888. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le cadre d’une publication académique ou scientifique est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source des contenus telle que précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ». - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. 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Yves Guyot. Sully, par M. Joseph Ciiailley. Hte Passy, par M. Louis Passy. Schulze'DelitZSCh, par M. Ar. Raffalovich. | 1 01 1-88. — Corbeil. Imprimerie Crète. i COURCELLE-SENEUIL ADAM SMITH RICHESSE DES NATIONS PARIS. – GUILLAUMIN et Cie, 14, rue Richelieu PRÉFACE Notre petit volume est composé d' extraits empruntés aux Recherches et choisis dans la partie de cet ouvrage qui nous a paru la plus instructive et la plus originale. Nous avons laissé de côté les digressions et quelques cha- pitres dont la lecture pourrait fatiguer l' atten- tion du lecteur. Nous nous sommes borné quelquefois à citer des fragments intéressants. Si nous n' avons presque rien emprunté à la dernière partie de l' ouvrage relative à l'exa- men des systèmes d' économie politique et des théories fiscales , c' est parce que cette partie du livre a triomphé définitivement dans l' opinion de tous les hommes éclairés des théories et des pratiques blâmées par l' auteur. Les idées qu' A- dam Smith a victorieusement combattues n' ont plus cours que chez les hommes sans culture et ne sont guère défendues que par les per- sonnes qu'inspire l'intérêt privé. Notre publi- cation ne saurait convaincre ni les uns ni les autres. Nous avons pris pour texte la traduction de Germain Garnier, qui a servi à la publication de plusieurs éditions des Recherches, en ayant soin d' en écarter toutes les notes dont on l' a chargée. Nous n' avons voulu présenter au lecteur que le texte d'Adam Smith. Quant au plan de l' ouvrage, il nous a semblé inutile de l' exposer après l' auteur. Nous avons préféré publier simplement la table des matiè- res telle qu' elle a été rédigée par Joseph Garnier. NOTICE SUR LA VIE ET L' ŒUVRE D' ADAM SMITH. La biographie d' Adam Smith est courte. Fils posthume d'un contrôleur des douanes , il naquit à Kirkaldy en Écosse, le 5 juin 1 7 2 3 , fut élevé par sa mère et destiné à l'état ecclésiastique , dans lequel il refusa de s' engager. Il enseigna les belles-lettres et la rhétorique à Edinbourg, puis la logique et la philosophie morale à Glasgow. En 1 7 59 , à trente-six ans , il publia la Théorie des sentiments moraux dont le grand succès le fit choisir pour conduire sur le conti- nent le jeune duc de Buccleugh. Après un voyage de trois ans environ, il arrivait à Lon- dres en octobre 1 7 6 6 , passait dix ans dans la retraite à Kirkaldy et publiait en 1 7 7 6 , à cin- quante-trois ans , ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Ensuite il entrait dans l'administration des douanes, et mourait en 1 7 90 , âgé de soixante-sept ans. Cet homme , dont la biographie est si courte , la vie si calme , qui n' eut ni passions , ni roman , ni fortune , ni héritiers, a cependant laissé une trace profonde dans l' histoire du genre humain , grâce à l' activité féconde et bienfaisante de sa pensée. Ce n' est pas dans la biographie de l' homme privé qu'il faut étudier Adam Smith , c' est dans ses travaux intellectuels, notamment dans ses deux grands ouvrages et surtout dans le dernier. Remarquons d' abord le caractère encyclopé- dique des études , des goûts et de la pensée d'Ad. Smith. Dès l'enfance il se distingue par une admirable mémoire et par le goût de la lecture. Il étudie les mathématiques, les lettres anciennes, la rhétorique , la théologie , la logique , le droit, l' histoire , la philosophie, la morale et songe à écrire l' histoire de la civilisation. Prend- il une chaire , son enseignement déborde et cap- tive les auditeurs par l' originalité de sa pensée. Toujours heureux , il obtint le succès et ce suc- cès complet n' est jamais supérieur au mérite du professeur et de l' écrivain. Celui-ci est merveilleusement servi par le milieu social. Loin d' être isolé , il travaille en plein courant et trouve ainsi partout des collabo- rateurs. Sa pensée est celle de son temps : chercher dans l' observation scientifique les rè- gles du droit, de la morale , de la politique, les principes de la civilisation. Il n'y a pas lieu d'insister ici sur le premier grand travail d' Adam Smith, la Théorie des sen- timents moraux. Il a été peut-être loué et cri - outre mesure. Son originalité et son mé- tiqué rite consistent en ceci surtout que c' est , à notre connaissance, la première tentative ayant pour but de fonder la morale sur une observation méthodique et scientifique , a posteriori, des ins- tincts humains, en dehors de toute conception religieuse et métaphysique. Que l' auteur n' ait pas réussi pleinement dans cette tentative , il ne faut pas s'en étonner. Nous savons assez au- jourd'hui que c'est par les tâtonnements succes- sifs d' un assez grand nombre de collaborateurs qu' on peut, sinon atteindre le but , au moins en approcher. Au temps d'Adam Smith , la tentative de fonder la morale sur l'observation scienti- fique était très hardie , et aujourd'hui même un grand nombre de nos contemporains n' admet- tent pas qu'elle puisse réussir. C' était sous l'empire de la même pensée ou plutôt du même sentiment qu' Adam Smith con- cevait et écrivait ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations Le sujet. semblait plus restreint, mais au fond c' était toujours le même , considéré dans une de ses parties. Au lieu de porter le regard sur l'en- semble de l' activité humaine , le penseur n' en étudiait qu' une branche, l' activité industrielle et commerciale. Dans ce nouveau champ d' investigations , il rencontrait plus de collaborateurs et d' émules que dans le premier. Déjà les discussions sur la formation et la distribution des richesses reten- tissaient dans toute l' Europe et occupaient les penseurs. Les économistes français tenaient le premier rang et se vantaient même d' être en possession de la vérité , pendant qu'Adam Smith élaborait son grand ouvrage avec une ardeur patiente. Leurs travaux étaient son point de dé- part : il les étudiait avec soin , les critiquait et les surpassait par des études plus larges qui donnaient à l'économie politique une forme nouvelle et beaucoup plus compréhensive. Le succès des Recherches fut immense et du- rable , à ce point qu'on a pu dire sans trop d' exa- gération que ce livre marquait une époque dans l' histoire de la civilisation. En réalité , son éclat avait jeté dans l'ombre tous les travaux anté- rieurs sur le même sujet , tellement qu' on a qua- lifié l' auteur de « père de l' économie politique. » Ses prédécesseurs sont tombés dans l' oubli, et lorsqu' on a voulu donner à l' exposition de la science une forme didactique , on a adopté et conservé les formules d'Adam Smith , même après qu'elles avaient été modifiées, rectifiées et remplacées par les travaux des économistes pos- térieurs. Cette superstition dont les Recherches ont été l' objet pendant trois quarts de siècle au moins a été quelque peu nuisible à la science. A me- sure que les commentateurs multipliaient les réserves , les restrictions, les rectifications et ob- servations de toute sorte , l' exposition devenait moins claire : c'était comme un koran noyé dans une multitude de commentaires, œuvre d'esprits très inégalement élevés et cultivés. C' est ainsi qu'un livre de la plus haute valeur a été pendant un temps un obstacle à l' enseigne- ment de la science dont il avait hâté les pro- grès. Il n' y avait là ni faute de l' auteur , ni faute de l' ouvrage. Le mal tenait à l' idée fausse que des esprits médiocres ou trop peu cultivés se faisaient de la science , en la personnifiant en quelque sorte. La science , quelle qu' elle soit , ne se personnifie point , et il n' y a ni sacrilège ni même injustice à critiquer et rectifier au besoin les formules de ses plus illustres serviteurs , ni à relever en termes formels les erreurs qu'ils peu- vent avoir commises. Mais à mesure que les rectifications se multiplient, il devient néces- saire de substituer aux premières nomenclatu- res des nomenclatures nouvelles , travail consi- dérable, pénible , ingrat , presque toujours con- testé ou négligé , ou mal compris , mais utile et propre entre tous à favoriser les progrès des sciences , particulièrement des sciences sociales. C' était le travail qu' avait fait Adam Smith en subs- tituant des formules nouvelles à celles de nos physiocrates. Nous reviendrons bientôt sur cette partie de son œuvre. Ici nous devons toucher une question peu importante et mal posée , mais qui a été soulevée plus d' une fois , celle de savoir si le livre des Recherches était original, s'il ne devait pas beau- coup , soit à Stewart , soit aux physiocrates , s' il n' était pas jusqu'à un certain point un plagiat. Cette question atteste que ceux qui la posent ou n' ont pas lu les livres dont il s'agit , ou n' ont aucune connaissance des conditions du travail scientifique. L' ouvrage de Stewart, très médio- crement pensé et mal écrit, est un des moins suggestifs qui existent ; ceux des physiocrates, quoique pour la plupart médiocres de forme , ont une tout autre originalité, et il est incon- testable qu'Adam Smith a connu les livres et causé avec leurs auteurs. Il a travaillé sur le même fond d'idées , mais à un point de vue qui lui était propre : la délimitation du sujet et l' ordonnance de son livre lui appartiennent, et son ouvrage est rempli de formules et d'aper- çus qui constituent de véritables découvertes. Nous ne connaissons pas de livre de ce genre 'qui soit plus original et même plus personnel que le sien. Sans doute il a causé et discuté peut-être avec Stewart , Quesnay, Turgot , Mercier de La- rivière ou Dupont de Nemours et il a profité de leurs conversations , de leurs idées , de leurs tra- vaux ; mais il y a son travail propre et donné à la science uneajouté nouvelle forme très dif- férente de la première ; il a conservé leurs décou- vertes, et rectifié leurs erreurs autant qu'il l'a pu , sans pour cela réussir à donner à la science une forme définitive. De nombreux penseurs ont travaillé sur son livre comme il avait tra- vaillé lui-même sur ceux de Stewart ou des physiocrates. Il ne mérite donc à aucun degré l' accusation de plagiat , que personne n' a songé à élever contre les économistes qui l' ont suivi et qui ont plus ou moins ajouté aux résultats obtenus par lui. Un livre de la nature des Recherches ne s' im- provise pas et ne naît pas spontanément à un jour donné de l'imagination de son auteur. C'est le résultat d'une élaboration lente dont le com- mencement est obscur et le développement ca- pricieux, qui agit sur une masse considérable de matériaux, faits , discours, conversations , ob- servations personnelles , sur lesquels l' auteur établit des réflexions, des comparaisons, et con- clut enfin, lorsqu' il en est capable, par donner à sa pensée une ordonnance et une expression , une forme en un mot. C'est ainsi qu'Adam Smith a tiré son œuvre de ses lectures, de ses conversations, non seulement avec les écono- mistes et les philosophes, mais avec les mar- chands, les gens de métier, apprenant de cha- cun d' eux quelque chose et faisant la grande œuvre qui porte son nom et qui lui appartient bien en propre. On pourrait peut-être reprocher à Adam Smith de n'avoir , dans les pages qu'il a don- nées aux physiocrates , considéré que le côté faible de leur œuvre et d' avoir , comme le vul- gaire , signalé avec trop de soin leur emphase et ces expressions ridicules qui avaient fait craindre à Turgot lui-même d' être pris pour l' un d' eux. Mais, quant au premier point , il est cer- tain qu' Adam Smith , placé en face d'une école accréditée qui professait des erreurs évidentes, a dû être frappé surtout de ces erreurs et les signaler. Dans son temps d' ailleurs, on compre- nait moins qu' aujourd'hui que toute science est une œuvre collective d' une durée très longue , dans laquelle les travaux de chaque ouvrier occupent assez peu de place , et dont personne ne peut se flatter d' avoir dit le dernier mot. Au siècle dernier on aspirait encore à la science finie , et nous sommes porté à croire que cette aspiration ne fut pas étrangère à Smith , lorsque nous considérons le soin avec lequel il veilla à la destruction de ses manuscrits, de ses œuvres imparfaites. Dans les recherches relatives aux sciences so- ciales , l' originalité consiste moins à découvrir des phénomènes nouveaux , chose à peu près impossible , ou à faire des observations qui n'aient jamais été faites qu'à déduire des obser- vations anciennes ou nouvelles les conséquen- ces qu' elles comportent légitimement. Nous trouvons une preuve de cette assertion dans le livre même d' Adam Smith. S' il est un phéno- mène dont on puisse à bon droit lui attribuer la découverte, c' est celui qu' il a lui-même dé- signé sous le nom de « division du travail », et dont il place la description en tête de son œuvre. Eh bien ! ce phénomène avait été vu assez clairement par les physiocrates , par Tur- got , notamment, mais par le côté négatif seule- ment. Ils avaient montré qu' une société s'ap- pauvrirait, si elle réduisait la division du travail qui existe entre ses membres. Était-ce voir que la division du travail est une cause d' accroisse- ment de richesse ? Oui et non ; mais à coup sûr ils n' avaient pas montré cette vérité dans son éclat, comme la montra Adam Smith. Bien d' autres avaient vu avant ce penseur et avant les physiocrates les effets de la division du travail , mais personne ne les avait indiqués aussi clairement et aussi simplement que Pla- ton. Qu'on lise ou qu' on relise le second livre de sa République et on y trouvera les princi- , pales considérations qui ont si justement frappé l' intelligence d' Adam Smith. Comme celui-ci , Platon voit dans la division du travail un moyen d' augmentation de richesse , et le lien qui ratta- che les hommes les uns aux autres , qui établit et conserve la société civile. Est-ce à dire qu'A- dam Smith ait copié Platon ? Non assurément. A - t- il été inspiré par la lecture de Platon ? Rien n'est moins certain, ni même moins probable. En tous cas , l' enseignement qui ressort des deux livres est tout à fait différent. Platon conclut à fonder la division du travail sur un régime de castes , voulant ainsi établir cette division par un acte législatif. Smith , au contraire , voit dans cette division un lien naturel qui rattache en- semble tous les hommes , à quelque race et à quelque nation qu' ils appartiennent , quelque soit le climat sous lequel ils habitent et le gou- vernement sous lequel ils vivent : il conclut , comme les physiocrates , au laisser faire. Il a inventé et donné aux hommes un enseignement d' une utilité incomparable. A - t - il fait œuvre définitive ? Ses contempo- rains l' ont cru et il a pu le croire lui-même. Ce- pendant quelques penseurs relativement obscurs sont venus sur ses traces étudier la division du travail et relever des avantages qu'il avait omis, glaner après la moisson en quelque sorte. L' un de ces glaneurs reprend l' étude entière du sujet, le creuse et constate qu' Adam Smith n' a vu qu' un côté des choses , que les hommes ne divisent pas le travail pour le diviser , que sou- vent , au lieu de partager les professions, ils se réunissent par des arrangements particuliers , qu' il faut , par conséquent, dire coopération là où Adam Smith avait dit « division du tra- vail ». Non seulement ce glaneur , M. Wacke- field , établit sa rectification par des arguments incontestables, mais il en tire une théorie de la colonisation qu' il a le bonheur d' appliquer et dont il fait une démonstration expérimentale. ? Est-ce là une réfutation d'Adam Smith Non , c' est une rectification féconde , et on peut dire une suite , un admirable résultat de ses travaux. En conservant ainsi dans leur cadre , qui est l' histoire de la science , les travaux d' Adam Smith , nous n' ôtons rien à la gloire de ce grand penseur. Mais nous devons , pour être juste , ne pas oublier ses prédécesseurs, les physiocrates , qui , les premiers , avaient vu l' économie poli- tique comme une science nouvelle à élever en appliquant à l' étude des phénomènes sociaux la méthode et les procédés employés avec succès dans les sciences mathématiques et naturelles. Cette science embrassait, dans leur pensée, toute l' activité humaine et devait éclairer tous les arts sociaux. Les travaux entrepris par eux pour la formuler furent imparfaits, hâtifs , peu liés en- semble : on voulait conclure et on courait aux conclusions avec précipitation : on n' en faisait pas moins dans l' étude des phénomènes com- merciaux des découvertes importantes ; ils voyaient très distinctement l' unité du genre hu- main et un droit nouveau. Ces services ne peu- vent être méconnus et nous font considérer Adam Smith , non comme le père de l' écono- mie politique, mais comme le continuateur des physiocrates, qui les a surpassés sans effacer leurs travaux. Lorsque l' on compare le sort de l' économie politique en France et en Angleterre, on est frappé d' un étrange contraste. En France , on débute par un grand succès. On a trouvé la con- clusion de cette philosophie aux travaux de la- quelle l' Europe entière était attentive. On forme , à côté de la cour , qui est tout le pays , un groupe d' hommes distingués par leur posi- tion sociale , leur intelligence, leur caractère et liés ensemble par des doctrines communes, entre lesquels s' élève un homme de génie , Turgot ; et l' école avait à peine vingt ans d'existence lorsque cet homme était appelé à diriger le gouverne- ment , un gouvernement absolu en théorie et en apparence. Là fut l' écueil. L' école était à peine formée : son personnel ne constituait qu' une coterie assez obscure , et elle prétendait défendre l'intérêt public du roi et de l' État contre tous les intérêts privés des courtisans, des trai- tants , des cours souveraines, des corporations investies de monopoles industriels. La dispro- portion des forces était trop considérable dans un pays où les intérêts privés ont la parole haute , tandis que les hommes qui sentent l' intérêt pu- blic osent à peine penser. L' avènement des éco- nomistes au pouvoir n' eut d' autre résultat que de les faire détester et combattre comme un parti politique opposé à toutes les influen- ces régnantes. Ils furent vaincus presque sans combat : l'opinion les abandonna et ils s'effa- cèrent. On ne vit plus en eux que des particu- liers estimables, animés de bonnes intentions , mais incapables de les mettre à exécution. Les premiers d' entre eux moururent et ne furent pas remplacés. Cependant, lorsque la Révolution survint, leurs idées étaient loin d'être effacées : elles régnaient plus ou moins dans un certain nombre d' esprits d'élite sous la protection de la grande mémoire de Turgot. On les vit éclater dans la première déclaration des droits et dans quelques lois fon- damentales. Mais ces idées , que l' étude n' avait pas complétées et mûries, se trouvaient mêlées à des idées contraires , d' une tout autre ori- gine , et aucun homme ne se rencontra qui eût une autorité suffisante pour les formuler nette- ment et les dégager. C' est ainsi que les hommes de la Révolution, animés d' idées contradictoires, furent le jouet des événements dont ils n'avaient pas su prendre la direction. Ils avaient voulu concilier Turgot et J J. Rousseau , le pour et le contre : c' était l' impossible. Ils échouèrent , et leurs successeurs se débattent encore à l' heure présente dans les mêmes difficultés ; ils vantent l' égalité devant la loi et inclinent vers l'égalité des conditions. C' est dire assez que les économistes français ont échoué. Lorsque, après la première tempête, leurs compatriotes se sont timidement aventurés à penser , les travaux des physiocrates étaient oubliés à ce point que l' économie politique se présentait comme une importation de l' étranger, sous le nom d'Adam Smith ! Le sort de la science avait été tout différent en Angleterre. Là elle avait débuté par un livre d' un grand éclat et très estimé , les Recherches. Mais l'auteur occupait dans la société un rang obscur et son caractère était modeste. Le livre se présentait seul , loin de la politique , sans l' appui d' aucun parti , d' aucune coterie : il pouvait donc cheminer sans rencontrer sur son passage les clameurs hostiles et implacables d' intérêts pri- vés menacés. Il put pénétrer lentement les es- prits cultivés , jusqu' au moment où un grand homme d' État , sir Robert Peel , inspiré par un grand apôtre, Cobden , en fit pénétrer dans la politique quelques doctrines seulement, celles relatives à la liberté des échanges. Ce triomphe était obtenu par la discussion publique , grâce aux institutions libres , et le peuple qui avait ac- cepté ces doctrines a réussi à les maintenir jus- qu' à ce jour contre l'énorme réaction amenée dans le monde entier par l' élévation rapide des classes de la société les moins éclairées. Il est vrai que le succès des idées libérales en Angleterre et la vigueur de leur résistance tient aussi beaucoup à ce que les Anglais sont en possession du commerce international, et que les intérêts de ce commerce sont étroitement liés à la liberté. Mais le succès obtenu , tel quel , est dû pour une très grande partie à l' œuvre d' Adam Smith , qui avait déjà fait disparaître les primes, les restitutions de droits , le système colonial et une multitude de combinaisons absurdes con- damnées par les hommes éclairés de tous les pays. Le livre d'Adam Smith a continué les travaux des physiocrates en y ajoutant beaucoup , et comme ces travaux n' étaient concentrés dans aucun ouvrage d'ensemble, ils ne sont arrivés devant le grand public que par la publication des Recherches. C' est à dater de cette publication que tous les hommes éclairés ont eu sur la so- ciété humaine des idées et des sentiments que leurs devanciers ne connaissaient point. Ce livre a été la conclusion et le couronnement de la philosophie du dix-huitième siècle. A - t - il été la dernière expression de la pensée de l' auteur ? On pourrait le croire , lorsque l'on considère qu' il a vécu quatorze ans après cette publication, occupé par ses fonctions de modeste employé de douane , sans entretenir le public de nouvelles études. Cependant il est certain qu' il avait songé autrefois à des travaux plus étendus , notamment sur le droit , et même à une histoire de la civilisation. Peut-être , après avoir conçu l'idée de vastes études sur l' ensemble de l' acti- vité humaine et avoir abordé successivement deux branches , la morale et l' économie poli- tique , avait-il reconnu que ses forces ne lui per- mettraient pas d'aller plus loin et qu'après le grand effort qu' il venait de faire , il fallait pren- dre du repos. Adam Smith a laissé dans les souvenirs de ceux qui l' ont connu une impression profonde. Ils ont admiré l' étendue de ses connaissances, la douceur et le charme de sa conversation : il savait parler et surtout écouter avec modestie et , ses écrits l' attestent , avec une extrême atten- tion. On a remarqué sa bonhomie et ses dis- tractions. Dans sa vie privée , comme dans ses livres , on trouve en lui le penseur. Adam Smith appartenait à cette grande philo- sophie qui étudia pendant la dernière moitié du XVIIIe siècle les conditions de la société humaine. Il en a la hauteur de vues , le calme , la sérénité , le caractère bienveillant, l' absence de préjugés professionnels, nationaux, de secte ou de parti. Il fut un des membres illustres de cette grande école britannique dont John Stuart Mill, nous le craignons, a été le dernier représentant. Il est difficile , lorsqu'on étudie Adam Smith , de ne pas céder à la tentation de le comparer à Turgot. L' un et l'autre ils ont été remarquables par leur grande mémoire , leur passion pour la lecture, leur amour des sciences et des lettres ; tous deux ils ont cherché la haute culture intel- lectuelle , étudiant l' histoire , la philosophie, le droit , l' économie politique ; tous deux aussi ils ont étudié la théologie et refusé de s' engager dans les ordres ; tous deux ils ont conçu l' idée de l'histoire de la civilisation et possédé à un très haut degré l' esprit d' observation et l'aptitude à rattacher les faits sociaux aux lois qui les régis- sent : tous deux vécurent en sages , presque exempts de passion dans les « temples se- reins » du poète , et moururent avant la vieillesse. Peut-être Turgot eut -il un génie naturel supé- rieur, une intelligence plus prompte et plus pé- nétrante, un peu plus de chaleur d' âme ; mais les deux intelligences et les deux caractères sont bien de la même nature et de la même trempe. La différence de leur naissance fit peut-être la différence de leurs destinées. Turgot gaspilla sa vie dans l'exercice des fonctions publiques , tandis qu' Adam Smith concentrait la sienne dans des études qui ont été plus utiles que tous les travaux administratifs et ont élevé à sa mémoire un monument durable. II Occupons-nous maintenant des Recherches , considérées par le côté technique , au point de vue de l'enseignement économique dont ce livre a été la base depuis plus de cent ans. Remarquons d' abord que , dans la pensée de l' auteur, son ouvrage n' avait pas cette destina- tion : il était écrit pour les gens du monde éclai- rés , nombreux en Europe et en Amérique à l'é- poque de sa publication. C' est le simple exposé des résultats d' une étude dont l' objet principal est bien déterminé, mais qui n' a rien de didac- tique ni de rigoureux. On s' en est aperçu lors- qu'il a fallu venir aux définitions, et alors on a blâmé à tort la forme du livre , faute d' en avoir compris le caractère. Adam Smith avait jeté une grande lumière sur une matière très obscure , mais il était encore loin d' avoir pénétré le fond des choses et , à mesure qu'on y a regardé da- vantage , les formules de son exposition ont vieilli. Essayons de le montrer par quelques exemples. Nous avons déjà dit que ce qu'il appelle la « division du travail » n' est autre chose qu' un effet de la coopération du genre humain tout entier, dans l' espace et dans le temps, et que la division du travail n'est qu' une forme de coopé- ration. Adam Smith rattache avec raison la division du travail à l' échange ; mais il semble considérer l' habitude d'échanger comme une habitude pre- mière , un instinct en quelque sorte. L' instinct primitif n' est pas d' échanger, mais de prendre, par la violence ou la ruse , s'il se peut , et par l' échange , si l' échange coûte moins de travail. L' échange est le résultat d' une combinaison rai- sonnée ; l' instinct primitif est le besoin qui pousse l' homme vers l' objet dont la possession peut le satisfaire. L' échange est un moyen de partage entre les hommes des richesses produites par leur indus- trie , et ce moyen de partage n' est pas le seul : l' autorité en est un autre. La nécessité et la fécondité du capital ont été très bien exposées par Adam Smith , et il a mon- tré les phénomènes extérieurs de sa formation. Mais il n' en a pas vu la source , la cause origi- nelle. Aussi , lorsqu'il a dû parler du partage des revenus, n'a - t- il pas essayé de dire pourquoi une part était attribuée au capitaliste proprement dit et au propriétaire foncier. Il n' a pas vu davantage dans le profit de l' entrepreneur la prime pour le risque encouru par la direction donnée à l'entre- prise , le risque de mévente des produits. On peut dire que s' il comprend dans une certaine mesure la mobilité de l'industrie , il n' en a pas le sen- timent. Ces critiques semblent subtiles et les lacunes que nous signalons peu importantes. De là vient cependant qu'une partie de l'exposition de Smith est conçue en termes équivoques et dont se sont prévalus à bon droit ceux qui depuis soixante ans ont attaqué la propriété. C' est à peine si , au temps d' Adam Smith , quel- ques rares écrivains peu accrédités avaient mis en question l' institution de la propriété privée. Les physiocrates ne l'avaient pas discutée et semblaient supposer qu' elle naissait spontané- ment de la liberté du travail. L' auteur des Recher- ches écrivain très circonspect et animé de l'a- , mour des hommes, y avait-il réfléchi ? On peut le croire , on peut penser même qu' il a eu des doutes et que s' il ne les a pas exprimés , c' est qu'il a craint de susciter une cause de discorde en posant un problème redoutable dont il ne pouvait donner la solution. Quoi qu' il en soit, il a énoncé une proposition chère aux socialistes , lorsqu' il a dit que le travail constituait la valeur réelle de toutes les marchan- dises , sans avoir montré d' autre travail que ce- lui des bras. Dans l'échange courant , cette pro- position serait inexacte , même en considérant les travaux de toute sorte. L' échange a lieu « par l' accord de deux volontés », comme l' a- vait dit Turgot, et toute volonté est mobile, dirigée par des désirs changeants, qui varient de nature et d' intensité d' un instant à l' autre. L' échange est l'accord du besoin actuel de ceux qui y concourent , et on pourrait dire à la rigueur que les considérations du travail n' y entrent pour rien. Mais chacun travaille dans l' espoir d'obtenir une certaine rémunération de son travail , un certain prix. Voilà pourquoi la conception du coût de production , tout abstraite qu' elle soit , n'est pas chimérique. Seulement elle ne s' est dégagée et n' a été définie qu'après Adam Smith. La proposition qui fait du travail la mesure de la valeur est inexacte , et elle serait telle , même dans le cas où il n' y aurait au monde que du travail musculaire, qui coûte plus au paresseux et au faible , tandis qu'il coûte moins à l' homme éner- gique et fort. Dans son analyse des éléments du prix des choses, Adam Smith expose comment se perçoi- vent les loyers, les fermages et l' intérêt, sans qu' on puisse supposer en le lisant que ces reve- nus rémunèrent un travail continu , indispensa- ble à l' industrie , qu' on peut obtenir de bon gré ou par contrainte, mais qui ne peut être sus- pendu ni surtout supprimé. Ces rémunérations semblent attribuées à des parasites et sont en l' air en quelque sorte dans son exposition, suivie par la plupart des économistes postérieurs. Dans le chapitre relatif aux salaires , Smith est allé plus loin. Il a constaté qu'à l' origine , l' ou- vrier avait la totalité du produit, que plus tard il avait dû payer un loyer, un fermage , un pro- fit , et que la part du prix du produit qui lui res- tait était chaque jour moindre. Après qu'on à dit que tout ce que les hommes échangent est du travail, sans avoir dit que tout travail n' est pas musculaire, dire que la part de l' ouvrier dans le prix des produits diminue à mesure que l'indus- trie fait des progrès , n' est-ce pas suggérer que l' ouvrier est dépouillé ? On sait combien de fois et en quels termes violents les socialistes, s' auto- risant de l'exposé de l'auteur des Recherches, ont affirmé depuis soixante ans que l'ouvrier était dépouillé de ce qui lui appartenait. Les deux assertions d' Adam Smith sont exac- tes. Malheureusement elles sont incomplètes , et une assertion incomplète est erronée. En effet si on prend l'énonciation partielle d' un phéno- mène comme l' énonciation de tout le phéno- mène on se trompe. Il est bien vrai que tous les produits naissent du travail , mais il y a du travail de plusieurs sortes. Le travail musculaire de l' ouvrier est appelé et dirigé par celui de l' entre- preneur au moyen des capitaux que crée et con- serve le travail d' épargne ; tous ceux qui reçoi- vent une part du prix du produit ont concouru par un effort à sa production. Il est vrai encore que dans l' industrie primitive de la cueillette , il n' y a que du travail musculaire, et que l' ouvrier prend à bon droit la totalité du produit. Il n' est pas moins vrai que , dans cet état d'industrie , l' homme qui a tout le produit est fort exposé à mourir de faim, même lorsqu' il ajoute à ses travaux la chasse et la pêche et se hourrit des ani- maux les plus dégoûtants. Mais dès qu'il invente des engins pour augmenter sa puissance produc- tive et obtenir par l' épargne des moyens d'exis- tence plus abondants et mieux assurés, ses sem- blables viennent dévorer ses provisions et lui enlever ses engins de pêche ou de chasse. Alors il lui faut combattre pour se défendre , et la guerre absorbe une grande partie de son travail. Enfin et probablement après de longs siècles , on aboutit à la création d' un gouvernement chargé de s' opposer par la force aux violences et aux pillages : ce gouvernement doit être payé ; on le paye et la paix entre voisins est établie. L' ouvrier a- t- il perdu quelque chose à cet établissement? Non. Il y a gagné , au contraire , de pouvoir consacrer à l'industrie tout le temps qu'il employait à la guerre : sa condition est devenue plus stable et ses ressources plus abondantes. Alors sa famille augmente en nom- bre, la population se développe et avec elle la division du travail , la coopération, et ainsi de suite jusqu' à nos jours. Pendant ce long développement de la richesse et de la civilisation, ce n'est pas l' ouvrier pri- mitif qui a été dépouillé : c' est lui , au contraire , qui est devenu avec le temps propriétaire, ca- pitaliste , entrepreneur , laissant dans des em- plois inférieurs ceux que les progrès de son industrie lui avaient rendus nécessaires et avaient appelés à l'existence. Avant les progrès de l'industrie , ces collaborateurs inférieurs n' a- vaient pas de place sur la terre : ils n'auraient pu vivre. Ce n' est pas d' eux qu' on peut dire qu' ils ont été dépouillés. Il est incontestable que , grâce aux progrès de la civilisation, le nombre des hommes est devenu plus grand , beaucoup plus grand qu'à l' origine , et que leur condition est très supérieure à celle des indivi- dus qui vivent encore à l' état de peuplades au moyen des industries primitives. Les prélève- ments que les socialistes, abusant des expres- sions d'Adam Smith , présentent comme une di- minution du salaire , sont le prix de services rendus qu'un travail plus fécond permet à l' ou- vrier d' acheter. On ne peut certes pas affirmer que les ou- vriers d' aujourd'hui descendent de ceux qui sont les derniers venus sur la terre , mais il est plus téméraire encore de les faire descendre de l' ouvrier primitif, du premier chef d' industrie ; car ceux qui ont créé et conservé les capitaux ont évidemment précédé sur la terre ceux aux- quels l'existence de ces capitaux a permis de vivre. En fait , des causes qui n'ont rien d'in- dustriel amènent l'extinction d'un très grand nombre de familles riches , tandis que des cau- ses qui , pour la plus grande part, sont indus- trielles, amènent l'avènement à la richesse d'un très grand nombre de familles pauvres. Cette discussion , oiseuse d' ailleurs, nous mon- tre bien le côté faible du début de l'exposition d'Adam Smith , qui a considéré le salarié abs- traitement comme un être immortel qu' il con- sidère non d'après sa condition réelle , mais seulement quant à la quotité qu'il prend dans le prix du produit. Qu' importe cette quotité , fût- elle minime, si elle fait à l' ouvrier une condition supérieure à celle qu'il avait lorsqu'il gardait la totalité du produit ? Si ces ouvriers, aidés de machines et bien conduits, produisent 1 , 0 0 0 et reçoivent 200 , leur condition est meilleure que si , travaillant sans direction et sans machines, ils produisaient et gardaient 1 0 0. L' analyse de la discussion entre patrons et ouvriers pour la fixation des salaires peut don- ner lieu à la même critique. L'auteur met en contraste la situation des patrons, qui peuvent attendre, et celle des ouvriers qui ne le peuvent pas ; puis il montre les premiers comme étant en état constant de coalition contre les seconds. Le tableau est au moins chargé. En supposant même qu' il fût exact, en quoi tout cela impor- terait-il à la science ? Les patrons essayeraient vainement d'abaisser les salaires , s'ils trouvaient sur le marché un nombre d' ouvriers insuffisant , et les ouvriers essayeraient vainement d' élever les salaires s'ils se trouvaient en nombre excessif. Or ce n' est ni la volonté des patrons ni celle des ouvriers qui détermine dans chaque indus- trie l'importance de l' offre et celle de la demande. L' habitude d' employer des personnifications générales dans les discussions sociales est dange- reuse à plusieurs égards : elle dissimule la réalité des phénomènes et les montre sous un aspect qui n'est pas le vrai. On oppose , par exemple , depuis Adam Smith , le travail et le capital , l' ouvrier, le patron , le propriétaire , etc. , abstractions et per- sonnages abstraits. En fait , les salaires , les in- térêts , la rente , ne se discutent pas en même temps sur tout le marché ; ils se discutent dans chaque branche d' industrie , dans chaque loca- lité , dans chaque entreprise et la discussion, toujours dominée par la loi de l' offre et de la demande , est conduite de mille manières, selon le caractère des intéressés et selon qu'ils sont plus ou moins bien informés. Adam Smith le savait et l'a dit , mais il l' a oublié plus d' une fois , parce qu' il mêlait l' exposé des lois scien- tifiques aux études d'application. Il est bien vrai que , dans la suite de son expo- sition , Adam Smith pose et discute des questions nombreuses et curieuses plutôt que scientifi- ques de manière à montrer qu' il avait une con- naissance plus exacte de la matière qu' on ne l' aurait supposé en lisant le commencement. Toutefois l'ensemble manque de précision et de clarté. On peut en dire autant de la partie de son exposition relative à la rente. Dans les longues discussions auxquelles on s' est livré sur cette matière , les partisans des deux opinions oppo- sées ont pu également invoquer l' autorité de l' auteur des Recherches. Ce mélange , inévitable au début , de considé- rations théoriques et de considérations prati- ques a été nuisible au progrès de la science. Celle-ci se constitue par un ensemble de notions abstraites et simples , tandis que l' application s' occupe surtout des personnes, chose très com- plexe. Personnifier des conceptions abstraites , c'est substituer le composé au simple, c' est cou- rir en quelque sorte au-devant de l' erreur et susciter des discussions aussi faciles à soulever que difficiles à clore. Dans toutes les branches de la science sociale les faits sur lesquels porte l'observation sont complexes et ne peuvent être bien étudiés qu' au moyen de l' analyse rationnelle qui les décom- pose , comme l' analyse chimique décompose les corps que la nature présente à notre observa- tion. Or , ni Adam Smith ni la plupart des éco- nomistes qui l' ont pris pour guide ne se sont assez servis de l' analyse rationnelle. En considé- rant les faits sous leur premier aspect , par à peu près , tels que les voit l' homme du monde , ils ont été impuissants à donner à leur exposition la ri- gueur scientifique ; mais leurs travaux ont rendu plus faciles ceux de leurs successeurs et ont ainsi atteint le plus haut degré d' utilité auquel on puisse aspirer. COURCELLE-SENEUIL. RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSES DE LA RICHESSE DES NATIONS INTRODUCTION ET PLAN DE L' OUVRAGE. Le Travail annuel d'une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie ; et ces choses sont toujours ou le produit immédiat de ce travail , ou achetées des autres nations avec ce produit. Ainsi , selon que ce produit , ou ce qui est acheté avec ce produit, se trouvera être dans une proportion plus ou moins grande avec le nombre des consommateurs, la nation sera plus ou moins bien pourvue de toutes les choses né- cessaires ou commodes dont elle éprouvera le besoin. Or , dans toute nation , deux circonstances dif- férentes déterminent cette proportion. Premiè- rement, l' habileté , la dextérité et l' intelligence qu'on y apporte généralement dans l' application du travail ; deuxièmement, la proportion qui s' y trouve entre le nombre de ceux qui sont occu- pés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas. Ainsi , quels que puissent être le sol , le climat et l' étendue du territoire d'une na- tion , nécessairement l' abondance ou la disette de son approvisionnement annuel , relativement à sa situation particulière , dépendra de ces deux circonstances. L' abondance ou l' insuffisance de cet appro- visionnement dépend plus de la première de ces deux circonstances que de la seconde. Chez les nations sauvages qui vivent de la chasse et de la pêche , tout individu en état de travailler est plus ou moins occupé à un travail utile , et tâche de pourvoir, du mieux qu' il peut , à ses besoins et à ceux des individus de sa famille ou de sa tribu qui sont trop jeunes , trop vieux , ou trop infirmes pour aller à la chasse ou à la pêche. Ces nations sont cependant dans un état de pau- vreté suffisant pour les réduire souvent , ou du moins pour qu' elles se croient réduites, à la né- cessité tantôt de détruire elles-mêmes leurs en- fants , leurs vieillards et leurs malades , tantôt de les abandonner aux horreurs de la faim ou à la dent des bêtes féroces. Au contraire, chez les nations civilisées et en progrès , quoiqu'il y ait un grand nombre de gens tout à fait oisifs et beaucoup d' entre eux qui consomment un produit de travail décuple et souvent centuple de ce que consomme la plus grande partie des travailleurs , cependant la somme du produit du travail de la société est si grande , que tout le monde y est souvent pourvu avec abondance, et que l' ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre , s' il est sobre et labo- rieux, peut jouir, en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie , d' une part bien plus grande que celle qu' aucun sauvage pourrait ja- mais se procurer. Les causes qui perfectionnent ainsi le pou- voir productif du travail et l' ordre suivant le- quel ses produits se distribuent naturellement entre les diverses classes de personnes dont se compose la société , feront la matière du premier livre de ces Recherches. Quel que soit , dans une nation , l' état actuel de son habileté, de sa dextérité et de son intel- ligence dans l' application du travail , tant que cet état reste le même , l'abondance ou la disette de sa provision annuelle dépendra nécessaire- ment de la proportion entre le nombre des in- dividus employés à un travail utile , et le nom- bre de ceux qui ne le sont pas. Le nombre des travailleurs utiles et productifs est partout, comme on le verra par la suite , en proportion de la quantité du Capital employé à les mettre en œuvre , et de la manière particulière dont ce capital est employé. Le second livre traite donc de la nature du capital et de la manière dont il s' accumule graduellement , ainsi que des diffé- rentes quantités de travail qu' il met en activité , selon les différentes manières dont il est em- ployé. Des nations qui ont porté assez loin l' habi- leté , la dextérité et l' intelligence dans l' applica- tion du travail , ont suivi des méthodes fort dif- férentes dans la manière de le diriger ou de lui donner une impulsion générale , et ces méthodes n' ont pas toutes été également favorables à l'augmentation de la masse de ses produits. La politique de quelques nations a donné un en- couragement extraordinaire à l' industrie des campagnes ; celle de quelques autres , à l' in- dustrie des villes. Il n' en est presque aucune qui ait traité tous les genres d'industrie avec éga- lité et avec impartialité. Depuis la chute de l'empire romain, la politique de l' Europe a été plus favorable aux arts , aux manufactures et au commerce, qui sont l' industrie des villes qu'à l' agriculture, qui est celle des campagnes. Les circonstances qui semblent avoir introduit et établi cette politique sont exposées dans le troi- sième livre. Quoique ces différentes méthodes aient peut- être dû leur première origine aux préjugés et à l'intérêt privé de quelques classes particulières, qui ne calculaient ni ne prévoyaient les consé- quences qui pourraient en résulter pour le bien- être général de la société , cependant elles ont donné lieu à différentes théories d'Économie politique, dont les unes exagèrent l' importance de l'industrie qui s' exerce dans les villes , et les autres , celle de l'industrie des campagnes. Ces théories ont eu une influence considérable, non seulement sur les opinions des hommes instruits , mais même sur la conduite publique des princes et des États. J' ai tâché , dans le quatrième livre , d' exposer ces différentes théories aussi claire- ment qu' il m'a été possible , ainsi que les divers effets qu' elles ont produits en différents siècles et chez différents peuples. Ces quatre premiers livres traitent donc de ce qui constitue le Revenu de la masse du peuple , ou de la nature de ces Fonds qui , dans les dif- férents âges et chez les différents peuples, ont fourni à leur consommation annuelle. Le cinquième et dernier livre traite du revenu du Souverain ou de la République. J' ai tâché de montrer dans ce livre : – 1° quelles sont les dépenses nécessaires du souverain ou de la ré- publique, lesquelles de ces dépenses doivent être supportées par une contribution générale de toute la société , et lesquelles doivent l' être par une certaine portion seulement ou par quelques membres particuliers de la société ; 2° quelles sont les différentes méthodes de faire – contribuer la société entière à l' acquit des dé- penses qui doivent être supportées par la géné- ralité du peuple , et quels sont les principaux avantages et inconvénients de chacune de ces méthodes ; – 3° enfin , quelles sont les causes qui ont porté presque tous les gouvernements modernes à engager ou à hypothéquer quelque partie de ce revenu , c'est-à - dire à contracter les Dettes, et quels ont été les effets de ces dettes sur la véritable richesse de la société , sur le produit annuel de ses Terres et de son travail. LIVRE PREMIER I DE LA DIVISION DU TRAVAIL. Les plus grandes améliorations dans la puis- sance productive du travail , et la plus grande partie de l'habileté , de l'adresse , de l'intelli- gence avec laquelle il est dirigé ou appliqué , sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail. On se fera plus aisément une idée des effets de la division du travail sur l'industrie géné- rale de la société , si l'on observe comment ces effets opèrent dans quelques manufactures par- ticulières. On suppose communément que cette division est portée le plus loin possible dans quelques-unes des manufactures où se fabri- quent des objets de peu de valeur. Ce n' est pas peut-être que réellement elle y soit portée plus loin que dans des fabriques plus importantes ; mais c' est que, dans les premières , qui sont destinées à de petits objets demandés par un petit nombre de personnes, la totalité des on vriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse, et que ceux qui sont occupés à chaque différente branche de l' ouvrage peuvent souvent être réunis dans un atelier et placés à la fois sous les yeux de l' observateur. Au con- traire , dans ces grandes manufactures destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple , chaque branche de l' ouvrage emploie un si grand nombre d' ouvriers , qu' il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. On ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l' ou- vrage. Ainsi , quoique dans ces manufactures l' ouvrage soit peut-être en réalité divisé en un plus grand nombre de parties que dans celles de la première espèce, cependant la division y est moins sensible et , par cette raison, elle y a été moins bien observée. Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance , mais où la division du travail s' est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles. Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d' ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage , dont l' invention est probablement due encore à la di- vision du travail , cet ouvrier , quelque adroit qu' il fût , pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée , et certainement il n' en ferait pas une vingtaine. Mais de la ma- nière dont cette industrie est maintenant con- duite , non seulement l' ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches , dont la plupart constituent autant de métiers parti- culiers. Un ouvrier tire le fil à la bobille un , autre le dresse, un troisième coupe la dressée , un quatrième empointe, un cinquième est em- ployé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l' objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c' est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d' y bouter les épingles ; enfin l'important travail de faire une épingle, est divisé en dix-huit opérations dis- tinctes ou environ , lesquelles , dans certaines fa- briques , sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d' autres le même ou- vrier en remplisse deux ou trois. J' ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers , et où , par conséquent, quel- ques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais , quoique la fabrique fût fort pauvre et , par cette raison , mal outillée, ce- pendant , quand ils se mettaient en train , ils ve- naient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour ; or , chaque livre con- tient au delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi , ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'é- pingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s' ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assu- rément n' eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule , dans sa journée , c'est - à - dire pas , à coup sûr , la deux cent quarantième partie , et pas peut-être la quatre mille huit centième partie de ce qu' ils sont maintenant en état de faire , en conséquence d' une division et d'une combinai- naison convenables de leurs différentes opéra- tions. Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d' observer dans la fa- brique d'une épingle , quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi sub- divisé ni réduit à des opérations d' une aussi grande simplicité. Toutefois , dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu' elle peut y être portée , amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C' est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers. Aussi , cette séparation est en général poussée plus loin dans les pays qui jouissent du plus haut degré de perfectionnement ; ce qui , dans une société encore un peu grossière , est l' ou- vrage d'un seul homme, devient, dans une société plus avancée, la besogne de plusieurs. Dans toute société avancée, un fermier en général n' est que fermier, un fabricant n' est que fabricant. Le travail nécessaire pour produire complètement un objet manufacturé est aussi presque toujours divisé entre un grand nombre de mains. Que de métiers différents sont employés dans chaque branche des ouvrages manufacturés, de toile ou de laine , depuis l' ouvrier qui travaille à faire croître le lin et la laine , jusqu'à celui qui est employé à blanchir et à tisser la toile ou à teindre et à lustrer le drap ! Il est vrai que la nature de l' agriculture ne comporte pas une aussi grande subdivision de travail que les manufactures, ni une séparation aussi complète des travaux. Cette grande augmentation dans la quantité d' ouvrage qu' un même nombre de bras est en état de fournir, en conséquence de la division du travail , est due à trois circonstances diffé- rentes : – premièrement, à un accroissement d'habileté chez chaque ouvrier individuellement ; – deuxièmement, à l' épargne du temps qui se perd ordinairement quand on passe d' une espèce d'ouvrage à une autre ; – et troisièmement enfin , à l'invention d'un grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail , et qui per- mettent à un homme de remplir la tâche de plusieurs. Premièrement , l' accroissement de l' habileté dans l' ouvrier augmente la quantité d' ouvrage qu'il peut accomplir, et la division du travail, en réduisant la tâche de chaque homme à quel- que opération très simple et en faisant de cette opération la seule occupation de sa vie , lui fait acquérir nécessairement une très grande dex- térité. Un forgeron ordinaire, qui bien habitué à manier le marteau , n'a cependant jamais été habitué à faire des clous, s' il est obligé par hasard de s' essayer à en faire , viendra très dif- ficilement à bout d' en faire deux ou trois cents dans sa journée ; encore seront-ils fort mauvais. Un forgeron qui aura été accoutumé à en faire , mais qui n' en aura pas fait son unique métier , aura peine , avec la plus grande diligence, à en fournir dans un jour plus de huit cents ou d'un millier. Or , j' ai vu des jeunes gens au-dessous de vingt ans , n'ayant jamais exercé d' autre mé- tier que celui de faire des clous , qui , lorsqu'ils étaient en train , pouvaient fournir chacun plus de deux mille trois cents clous par jour. Toute- fois , la façon d' un clou n' est pas une des opé- rations des plus simples. La même personne fait aller les soufflets , attise ou dispose le feu quand il en est besoin , chauffe le fer et forge chaque partie du clou. En forgeant la tête , il faut qu' elle change d'outils. Les différentés opé- rations dans lesquelles se subdivise la façon d' une épingle ou d'un bouton de métal sont toutes beaucoup plus simples , et la dextérité d' une personne qui n'a pas eu dans sa vie d' autres occupations que celles-là est ordinai- rement beaucoup plus grande. La rapidité avec laquelle quelques-unes de ces opérations s'exé- cutent dans les fabriques passe tout ce qu'on pourrait imaginer ; et ceux qui n' en ont pas été témoins ne sauraient croire que la main de l' homme fût capable d' acquérir autant d' agilité. En second lieu , l'avantage qu' on gagne à épargner le temps qui se perd communément en passant d' une sorte d' ouvrage à une autre est beaucoup plus grand que nous ne pourrions le penser au premier coup d'œil. Il est impos- sible de passer très vite d' une espèce de travail à une autre qui exige un changement de place et des outils différents. Un tisserand de la cam- pagne , qui exploite une petite ferme , perd une grande partie de son temps à aller de son mé- tier à son champ , et de son champ à son métier. Quand les deux métiers peuvent être établis dans le même atelier, la perte du temps est sans doute beaucoup moindre ; néanmoins elle ne laisse pas d' être considérable. Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant d'une besogne à une autre. Quand il commence à se mettre à ce nouveau travail , il est rare qu' il soit d' abord bien en train ; il n'a pas, comme on dit, le cœur à l' ouvrage, et pendant quelques moments il niaise plutôt qu' il ne travaille de bon cœur. Cette habitude de flâner et de tra- vailler sans application et avec nonchalance est naturelle à l' ouvrier de la campagne , ou plutôt il la contracte nécessairement, étant obligé de changer d' ouvrage et d' outils à chaque demi- heure , et de mettre la main chaque jour de sa vie à vingt besognes différentes ; elle le rend presque toujours paresseux et incapable d' un travail sérieux et appliqué , même dans les occa- sions où il est le plus pressé d' ouvrage. Ainsi , indé- pendamment de ce qui lui manque en dextérité , cette seule raison diminuera considérablement la quantité d'ouvrage qu' il sera en état d' ac- complir. En troisième et dernier lieu , tout le monde sent combien l'emploi de machines propres à un ouvrage abrège et facilite le travail. Il est inu- tile d'en chercher des exemples. Je ferai remar- quer seulement qu' il semble que c' est à la division du travail qu' est originairement due l' invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail. Quand l' attention d' un homme est toute dirigée vers un objet , il est bien plus propre à découvrir les méthodes les plus promp- tes et les plus aisées pour l'atteindre, que lors- que cette attention embrasse une grande variété de choses. Or , en conséquence de la division du travail , l' attention de chaque homme est natu- rellement fixée tout entière sur un objet très simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu' un de ceux qui sont employés à une branche séparée d' un ouvrage , trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l' espérer. Une grande partie des machines employées dans les manu- factures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ou- vriers qui , naturellement , appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche par- ticulière qui faisait leur seule occupation. Il n' y a personne accoutumée à visiter les manufac- tures , à qui on n'ait fait voir une machine ingé- nieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. Dans les premières machines à vapeur , il y avait un petit garçon occupé à ouvrir et à fermer alternative- ment la communication entre la chaudière et le cylindre , suivant que le piston montait ou des- cendait. L' un de ces petits garçons , qui avait envie de jouer avec un de ses camarades, observa qu'en mettant un cordon au manche de la sou- pape qui ouvrait cette communication, et en at- tachant ce cordon à une autre partie de la ma- chine , cette soupape s' ouvrirait et se fermerait sans lui , et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi , une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de ma- chines depuis leur invention est due à un enfant qui ne cherchait qu' à s' épargner de la peine. Cependant il s'en faut de beaucoup que toutes les découvertes tendant à perfectionner les ma- chines et les outils aient été faites par les hommes destinés à s' en servir personnellement. Un grand nombre est dû à l' industrie des constructeurs de machines, depuis que cette industrie est de- venue l' objet d' une profession particulière , et quelques-unes à l' habileté de ceux qu' on nomme savants ou théoriciens, dont la profession est de ne rien faire , mais de tout observer, et qui , par cette raison , se trouvent souvent en état de combiner les forces des choses les plus éloignées et les plus dissemblables. Dans une société avan- cée , les fonctions philosophiques ou spéculatives deviennent, comme tout autre emploi, la princi- pale ou la seule occupation d'une classe parti- culière de citoyens. Cette occupation, comme toute autre , est aussi subdivisée en un grand nombre de branches différentes, dont chacune occupe une classe particulière de savants , et cette subdivision du travail , dans les sciences comme en toute autre chose , tend à accroître l' habileté et à épargner du temps. Chaque in- dividu acquiert beaucoup plus d'expérience et d' aptitude dans la branche particulière qu'il a adoptée ; il y a au total plus de travail accompli , et la somme des connaissances en est considéra- blement augmentée. Cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers , résultant de la division du travail , est ce qui , dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opu- lence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple. Chaque ouvrier se trouve avoir une grande quantité de son travail dont il peut disposer, outre ce qu'il en applique à ses propres besoins ; et comme les autres ou- vriers sont aussi dans le même cas , il est à même d' échanger une grande quantité des mar- chandises. Il peut fournir abondamment ces autres ouvriers de ce dont ils ont besoin , et il trouve également à s' accommoder auprès d'eux, en sorte qu'il se répand, parmi les différentes classes de la société , une abondance universelle. Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu' est le mobilier d' un simple journalier ou du dernier des manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l' industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mo- bilier, est au delà de tout calcul possible. La veste de laine par exemple , qui couvre ce jour- nalier, toute grossière qu' elle paraît , est le pro- duit du travail réuni d' une innombrable multi- tude d' ouvriers. Le berger , celui qui a trié la laine , celui qui l' a peignée ou cardée , le tein- turier , le fileur, le tisserand, le foulonnier, celui qui adoucit , chardonne et unit le drap , tous ont mis une portion de leur industrie à l' achè- vement de cette œuvre grossière. Combien, d' ailleurs, n' y a - t- il pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers , qui souvent demeurent dans des endroits distants les uns des autres ! Que de commerce et de navigation mis en mouvement ! Que de constructeurs de vaisseaux , de matelots, d' ouvriers en voiles et en cordages , mis en œuvre pour opérer le transport des différentes drogues du teinturier , rapportées souvent des extrémités du monde ! Quelle variété de travail aussi pour produire les outils du moindre de ces ouvriers ! Sans parler des machines les plus compliquées , comme le vaisseau du commer- çant , le moulin du foulonuier ou même le métier du tisserand , considérons seulement quelle multi- tude de travaux exige une des machines les plus simples , les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur , le construc- teur du fourneau où le minerai a été fondu , le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente , le charbon consommé à la fonte , le briquetier , le maçon , les ouvriers qui ont construit le four- neau , la construction du moulin de la forge , le forgeron, le coutelier , aient tous contribué , par la réunion de leur industrie, à la production de cet outil. Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l'habillement de ce même journalier, ou chacun des meubles de son ménage , la grosse chemise de toile qu'il porte sur la peau , les souliers qui chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé ; le gril sur lequel il fait cuire ses aliments , le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de longs trajets sur terre et sur mer , tous ses autres ustensiles de cuisine , ses meubles de table , ses couteaux et ses four- chettes , les assiettes de terre ou d' étain sur les- quelles il sert et coupe ses aliments , les différentes mains qui ont été employées à préparer son pain et sa bière , le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en l' abritant du vent et de la pluie ; l' art et les connais- sances qu' exige la préparation de cette heu- reuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habita- tions supportables ; si nous songions aux nom- breux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités ; si nous examinions en détail toutes ces choses , si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d' elles, nous sen- tirions que , sans l'aide et le concours de plu- sieurs milliers de personnes, le plus petit parti- culier , dans un pays civilisé , ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regar- dons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est vrai que son mobilier paraît extrêmement simple et commun , si on le compare avec le luxe extravagant d'un grand seigneur ; cepen- dant, entre le mobilier d'un prince d' Europe et celui d'un paysan laborieux et rangé , il n' y a peut-être pas autant de différence qu'entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d' Afri- que qui règne sur dix mille sauvages nus et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie. II DU PRINCIPE QUI DONNE LIEU A LA DIVISION DU TRAVAIL. Cette division du travail , de laquelle découlent tant d' avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l'effet d'une sagesse hu- maine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat ; elle est la conséquence nécessaire , quoique lente et gra- duelle , d' un certain penchant naturel à tous les hommes qui ne se proposent pas des vues d' u- tilité aussi étendues : c' est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échan- ges d'une chose pour une autre. Il n' est pas de notre sujet d'examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine dont on ne peut pas rendre compte , ou bien, comme cela paraît plus probable , s' il est une conséquence nécessaire de l' usage de la raison et de la parole. Il est commun à tous les hommes , et on ne l' aperçoit dans aucune autre espèce d' animaux , pour lesquels ce genre de con- trat est aussi inconnu que tous les autres. Deux lévriers qui courent le même lièvre ont quel- quefois l' air d' agir de concert. Chacun d'eux renvoie le gibier vers son compagnon ou bien tâche de le saisir au passage quand il le lui ren- voie. Ce n' est toutefois l' effet d'aucune conven- tion entre ces animaux , mais seulement celui du concours accidentel de leurs passions vers un même objet. On n' a jamais vu de chien faire de propos délibéré l' échange d' un os avec un autre chien. On n' a jamais vu d' animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : l' Ceci est à moi cela est à toi ; je te donnerai un , pour l'autre. Quand un animal veut obtenir quel- que chose d' un autre animal ou d' un homme , il n' a pas d' autre moyen que de chercher à ga- gner la faveur de celui dont il a besoin. Le petit caresse sa mère , et le chien qui assiste au dîner de son maître s' efforce par mille manières d' attirer son attention pour en obtenir à man- ger. L' homme en agit quelquefois de même avec ses semblables, et quand il n' a pas d' autre voie pour les engager à faire ce qu' il souhaite , il tâche de gagner leurs bonnes grâces par des flatteries et des attentions serviles. Il n'a cepen- dant pas toujours le temps de mettre ce moyen en œuvre. Dans une société civilisée , il a besoin à tout moment de l' assistance et du concours d' une multitude d' hommes , tandis que toute sa vie suffirait à peine pour lui gagner l'amitié de quelques personnes. Dans presque toutes les es- pèces d' animaux, chaque individu , quand il est parvenu à sa pleine croissance , est tout à fait indépendant et , tant qu'il reste dans son état na- turel , il peut se passer de l'aide de toute autre créature vivante. Mais l' homme a presque con- tinuellement besoin du secours de ses sembla- bles , et c' est en vain qu' il l' attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s' il s' adresse à leur intérêt personnel et s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. C' est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont fai besoin , et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous- même ; et la plus grande partie de ces bons of- fices qui nous sont nécessaires s' obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher , du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner , mais bien du soin qu' ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n' est jamais de nos besoins que nous leur parlons , c' est toujours de leur avantage. Il n' y a qu'un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d' au- trui ; encore ce mendiant n' en dépend-il pas en tout ; c' est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance ; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d' où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie , cependant ce n'est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu'ils se font sentir. La plus grande partie de ses be- soins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres hommes , par traité , par échange l' et par achat. Avec l' argent que un lui donne , il achète du pain. Les vieux habits qu'il reçoit d' un autre , il les troque contre d'autres vieux habits qui l'accommodent mieux , ou bien contre un logement , contre des aliments, ou enfin con- tre de l' argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin. Comme c' est ainsi par traité , par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires , c' est cette même disposition à tra- fiquer qui a dans l' origine donné lieu à la divi- sion du travail. Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers , un individu fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d' a- dresse qu' un autre. Il troquera facilement ces objets avec ses compagnons contre du bétail ou du gibier , et il ne tarde pas à s' apercevoir que , par ce moyen , il pourra se procurer plus de bé- tail et de gibier que s' il allait lui-même à la chasse. Par calcul d' intérêt donc, il fait sa prin- cipale occupation des arcs et des flèches , et le voilà devenu une espèce d' armurier. Un autre excelle à bâtir et à couvrir les petites huttes ou cabanes mobiles ; ses voisins prennent l'habitude de l' employer à cette besogne, et de lui donner en récompense du bétail ou du gibier, de sorte qu' à la fin il trouve qu' il est de son intérêt de s' adonner exclusivement a cette besogne et de se faire en quelque sorte charpentier et cons- tructeur. Un troisième devient de la même ma- nière forgeron ou chaudronnier ; un quatrième est le tanneur ou le corroyeur des peaux ou cuirs qui forment le principal vêtement des sau- vages. Ainsi , la certitude de pouvoir troquer tout le produit de son travail qui excède sa pro- pre consommation , contre un pareil surplus du produit du travail des autres qui peut lui être nécessaire, porte chaque homme à s' adonner à une occupation particulière , et à cultiver et perfectionner tout ce qu' il peut avoir de talent et d' intelligence pour cette espèce de travail. Dans la réalité , la différence des talents natu- rels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons , et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus à la matu- rité de l' âge , n' est pas tant la cause que l' effet de la division du travail , en beaucoup de cir- constances. La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l' habitude et de l' éducation. Quand ils étaient l' un et l' autre au commencement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie , il y avait peut-être entre eux une telle ressemblance que leurs parents ou camarades n' y auraient pas remarqué de différence sen- sible. Vers cet âge ou bientôt après , ils ont com- mencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès lors a commencé entre eux cette disparité qui s' est augmentée insensiblement , au point qu'aujourd'hui la vanité du philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance. Mais , sans la disposition des hommes à trafiquer et à échanger, chacun aurait. été obligé de se procurer lui-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Chacun au- rait eu la même tâche à remplir et le même ou- vrage à faire , et il n' y aurait pas eu lieu à cette grande différence d'occupations, qui seule peut donner naissance à une grande différence de ta- lents Comme c' est ce penchant à troquer qui donne lieu à cette diversité de talents, si remarquable entre hommes de différentes professions , c' est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beaucoup de races d'animaux, qu' on re- connaît pour être de la même espèce , ont reçu de la nature des caractères distinctifs et des ap- titudes différentes beaucoup plus sensibles que celles qu' on pourrait observer entre les hommes, antérieurement à l' effet des habitudes et de l' éducation. Par nature , un philosophe n' est pas de moitié aussi différent d' un portefaix , en apti- tude et en intelligence , qu' un matin l'est d' un lévrier, un lévrier d' un épagneul , et celui-ci d' un chien de berger. Toutefois , ces différentes races d'animaux , quoique de même espèce , ne sont presque d'aucune utilité les unes pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages de sa force en s' aidant de la légèreté du lévrier , ou de la sagacité de l' épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différentes ap- titudes ou degrés d'intelligence, faute d' une faculté ou d'un penchant au commerce et à l'é- change , ne peuvent être mis en commun , et ne contribuent pas le moins du monde à l' avantage ou à la commodité commune de l'espèce. Cha- que animal est toujours obligé de s' entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendam- ment des autres , et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété d' aptitudes que la nature a réparties entre ses pareils. Parmi les hommes, au contraire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie respective , au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis , pour ainsi dire , en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins , une portion quelconque du produit de l'industrie des autres. III QUE LA DIVISION DU TRAVAIL EST LIMITÉE PAR L' ÉTENDUE DU MARCHÉ. Puisque c' est la faculté d' échanger qui donne lieu à la division du travail , l' accroissement de cette division doit , par conséquent , toujours être limité par l' étendue de la faculté d' échan- ger , ou , en d'autres termes, par l' étendue du marché. Si le marché est très petit , personne ne sera encouragé à s' adonner entièrement à une seule occupation, faute de pouvoir trouver à échanger tout le surplus du produit de son travail qui excédera sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d' autrui qu' il voudrait se procurer. Il y a certains genres d' industrie, même de l' espèce la plus basse , qui ne peuvent s' établir ailleurs que dans une grande ville. Un porte- faix , par exemple, ne pourrait pas trouver ail- leurs d' emploi ni de subsistance. Un village est une sphère trop étroite pour lui ; même une ville ordinaire est à peine assez vaste pour lui fournir constamment de l' occupation. Dans ces maisons isolées et ces petits hameaux qui se trouvent épars dans un pays très peu habité , comme dans les montagnes d' Écosse, il faut que chaque cultivateur soit le boucher , le boulanger et le brasseur de son ménage. Dans ces contrées , il ne faut pas s' attendre à trouver deux forge- rons , deux charpentiers, ou deux maçons qui ne soient pas au moins à vingt milles l' un de l' au- tre. Les familles éparses qui se trouvent à huit ou dix milles du plus proche de ces ouvriers sont obligées d'apprendre à faire elles-mêmes une quantité de menus ouvrages pour lesquels on aurait recours à l' ouvrier dans des pays plus peuplés. Les ouvriers de la campagne sont pres- que partout dans la nécessité de s' adonner à toutes les différentes branches d'industrie qui ont quelque rapport entre elles par l' emploi des mêmes matériaux. Un charpentier de village confectionne tous les ouvrages en bois , et un ser- rurier de village tous les ouvrages en fer. Le premier n' est pas seulement charpentier, il est encore menuisier, ébéniste ; il est sculpteur en bois , en même temps qu' il fait des charrues et des voitures. Les métiers du second sont encore bien plus variés. Il n' y a pas de place pour un cloutier dans ces endroits reculés de l' intérieur des montagnes d' Écosse. A raison d'un millier de clous par jour , et en comptant trois cents jours de travail par année , cet ouvrier pourrait en fournir trois cents milliers. Or , dans une pa- reille localité , il lui serait impossible de trouver le débit d'un seul millier, c'est - à- dire du travail d' une seule journée , dans le cours d'un an. Comme la facilité des transports par eau ouvre un marché plus étendu à chaque espèce d'in- dustrie que ne peut le faire le seul transport par terre , c' est sur les côtes de la mer et le long des rivières navigables que l' industrie de tout genre commence à se subdiviser et à faire des progrès ; et ce n'est ordinairement que longtemps après que ces progrès s' étendent jusqu' aux parties intérieures du pays. Un cha- riot à larges roues, conduit par deux hommes et attelé de huit chevaux, mettra environ six semaines de temps à porter et rapporter de Londres à Édimbourg près de quatre tonneaux pesant de marchandises. Dans le même temps à peu près , un navire de six à huit hommes d'équipage , faisant voile du port de Londres à celui de Leith , porte et rapporte ordinairement le poids de deux cents tonneaux. Ainsi , à l' aide de la navigation , six ou huit hommes pourront conduire et ramener dans le même temps , entre Londres et Édimbourg, la même quantité de marchandises que cinquante chariots à larges roues conduits par cent hommes et traînés par quatre cents chevaux. Par conséquent, deux cents tonneaux de marchandises transportées par terre de Londres à Édimbourg, au meilleur compte possible , auront à supporter la charge de l' entretien de cent hommes pendant trois semaines , et de plus, non seulement de l' entre- tien , mais encore , ce qui est à peu près aussi cher, l' entretien et la diminution de valeur de quatre cents chevaux et de cinquante grands chariots ; tandis que la même quantité de mar- chandises, transportées par eau , se trouvera seulement chargée de l' entretien de six à huit hommes et de la diminution de capital d' un bâtiment du port de deux cents tonneaux, en y ajoutant simplement la valeur du risque un peu plus grand , ou bien la différence de l' assurance entre le transport par eau et celui par terre. S'il n' y avait donc entre ces deux pla- ces d' autre communication que celle de terre , on ne pourrait transporter de l' une à l'autre que des objets d'un prix considérable relativement à leur poids , et elles ne comporteraient ainsi qu' une très petite partie du commerce qui sub- siste présentement entre elles ; par conséquent elles ne se donneraient qu' une très faible partie de l' encouragement qu' elles fournissent réci- proquement à leur industrie. A cette condition , il n' y aurait que peu ou point de commerce entre les parties éloignées du monde. Quelle sorte de marchandise pourrait supporter les frais d' un voyage par terre , de Londres à Cal cutta ? Ou , en supposant qu'il y en eût d'assez précieuses pour valoir une telle dépense , quelle sûreté y aurait-il à la voiturer à tra- vers les territoires de tant de peuples barba- res ? Cependant, ces deux villes entretiennent aujourd'hui entre elles un commerce très con- sidérable ; et par le marché qu'elles s'ouvrent l' une à l' autre , elles donnent un très grand encouragement à leur industrie respective. Puisque le transport par eau offre de si grands avantages , il est naturel que les premiers pro- grès de l'art et de l' industrie se soiont montrés partout où cette facilité ouvre le monde entier pour marché, au produit de chaque espèce de travail , et ces progrès ne s' étendent que beau- coup plus tard dans les parties intérieures du pays. L' intérieur des terres peut n' avoir pen- dant longtemps d' autre marché pour la grande partie de ses marchandises, que le pays qui l' en- vironne et qui le sépare des côtes de la mer ou des rivières navigables. Ainsi , l' étendue de son marché doit, pendant longtemps , être en propor- tion de ce pays et , par conséquent, il ne peut faire de progrès que postérieurement à ceux du pays environnant. Dans nos colonies de l'Amé- rique septentrionale, les plantations ont suivi constamment les côtes de la mer ou les bords des rivières navigables , et elles se sont rare- ment étendues à une distance considérable des unes ou des autres. D' après les témoignages les plus authentiques de l'histoire , il paraît que les nations qui ont été les premières civilisées sont celles qui ont habité autour des côtes de la Méditerranée. Cette mer, sans comparaison la plus grande de toutes les mers intérieures du globe , n' ayant point de marées et , par conséquent , point d' au- tres vagues que celles causées par les vents, était extrêmement favorable à l'enfance de la navigation, tant par la tranquillité de ses eaux que par la multitude de ses îles et par la proxi- mité des rivages qui la bordent, alors que les hommes, ignorant l' usage de la boussole, crai- gnaient de perdre de vue les côtes et que , dans l' état d'imperfection où était l' art de la cons- truction des vaisseaux, ils n'osaient s'abandon- ner aux flots impétueux de l' Océan. Traverser les colonnes d' Hercule , c'est- à - dire naviguer au-delà du détroit de Gibraltar, fut longtemps regardé, dans l' antiquité , comme l' entreprise la plus périlleuse et la plus surprenante. Les Phé- niciens et les Carthaginois, les plus habiles na- vigateurs et les plus savants constructeurs de vaisseaux dans ces anciens temps , ne tentèrent même ce passage que fort tard , et ils furent longtemps les seuls peuples qui l'osèrent. L' Égypte semble avoir été le premier de tous les pays , sur les côtes de la Méditerranée , dans lequel l'agriculture et les métiers aient été cul- tivés et avancés à un degré un peu considé- rable. La haute Égypte ne s' étend qu'à quelques milles de distance du Nil , et dans la basse Égypte , ce grand fleuve se partage en plusieurs canaux qui , à l' aide de très peu d'art , ont fourni des moyens de communication et de transport, non seulement entre toutes les gran- des villes , mais encore entre les villages consi- dérables, et même entre plusieurs établisse- ments agricoles , à peu près de la même manière que font aujourd'hui en Hollande le Rhin et la Meuse. L' étendue et la facilité de cette naviga- tion intérieure furent probablement une des causes principales qui ont amené l'Égypte de si bonne heure à l' état d' opulence. Il paraît aussi que les progrès de l' agriculture et des métiers datent de la plus haute antiquité dans le Bengale et dans quelques-unes des pro- vinces orientales de la Chine , quoique nous ne puissions cependant avoir sur cette partie du monde aucun témoignage bien authentique pour juger de l' étendue de cette antiquité. Au Bengale , le Gange et quelques autres grands fleuves se partagent en plusieurs canaux , comme le Nil en Égypte. Dans les provinces orientales de la Chine , il y a plusieurs grands fleuves qui forment par leurs différentes branches une mul- titude de canaux et qui , communiquant les uns avec les autres, favorisent une navigation inté- rieure bien plus étendue que celle du Nil ou du Gange, ou peut-être que toutes deux en- semble. Il est à remarquer que ni les anciens Égyptiens , ni les Indiens , ni les Chinois , n'ont encouragé le commerce étranger, mais que tous semblent avoir tiré leur grande opulence de leur navigation intérieure. Toute l' Afrique intérieure , et toute cette par- tie de l'Asie qui est située à une assez grande distance au nord du Pont-Euxin et de la mer Caspienne , l'ancienne Scythie , la Tartarie et la Sibérie moderne , semblent , dans tous les temps, avoir été dans cet état de barbarie et de pau- vreté dans lequel nous les voyons à présent. La nier de Tartarie est la mer Glaciale , qui n'est pas navigable ; et quoique ce pays soit arrosé par quelques-uns des plus grands fleuves du monde , cependant ils sont à une trop grande distance l' un de l' autre pour que la majeure partie du pays puisse en profiter pour les com- munications et le commerce. Il n' y a en Afrique aucun de ces grands golfes, comme les mers Baltique et Adriatique en Europe , les mers Noire et Méditerranée en Asie et en Europe , et les golfes Arabique , Persique, ceux de l'Inde , du Bengale et de Siam , en Asie, pour porter le commerce maritime dans les parties intérieures de ce vaste continent ; et les grands fleuves de l' Afrique se trouvent trop éloignés les uns des autres , pour donner lieu à aucune navigation intérieure un peu importante. D'ailleurs, le commerce qu' une nation peut établir par le moyen d' un fleuve qui ne se partage pas en un grand nombre de branches ou de canaux et qui , avant de se jeter dans la mer, traverse un ter- ritoire étranger, ne peut jamais être un com- merce considérable , parce que le peuple qui possède ce territoire étranger est toujours maî- tre d'arrêter la communication entre cette autre nation et la mer. La navigation du Danube est d' une très faible utilité aux différents États qu' il traverse , tels que la Bavière , l' Autriche et la Hongrie, en comparaison de ce qu' elle pourrait être si quelqu' un de ces États possédait la to- talité du cours de ce fleuve jusqu'à son embou- chure dans la mer Noire. IV DE L' ORIGINE ET DE L' USAGE DE LA MONNAIE. La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins. La plus grande partie ne peut être satisfaite que par l' échange du surplus de ce produit qui excède sa consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi , chaque homme subsiste d'échanges et de- vient une espèce de marchand, et la société elle-même est proprement une société com- merçante. Mais dans les commencements de l' établisse- ment de la division du travail , cette faculté d' é- changer dut éprouver de fréquents embarras dans ses opérations. Un homme , je suppose, a plus d' une certaine denrée qu'il ne lui en faut , tandis qu' un autre en manque. En conséquence, le premier serait bien aise d' échanger une par- tie de ce superflu , et le dernier ne demanderait pas mieux que de l' acheter. Mais si par mal- heur celui-ci ne possède rien dont l' autre ait besoin , il ne pourra pas se faire d' échange entre eux. Le boucher a dans sa boutique plus de viande qu'il n' en peut consommer ; le brasseur et le boulanger en achèteraient volontiers une partie , mais ils n' ont pas autre chose à offrir en échange que les différentes denrées de leur négoce , et le boucher est déjà pourvu de tout le pain et de toute la bière dont il a besoin pour le moment. Dans ce cas-là, il ne peut y avoir lieu entre eux à un échange. Il ne peut être leur vendeur, et ils ne peuvent être ses cha- lands ; et tous sont dans l' impossibilité de se rendre mutuellement service. Pour éviter les inconvénients de cette situation , tout homme prévoyant, dans chacune des périodes de la so- ciété qui suivirent le premier établissement de la division du travail , dut naturellement tâcher de s' arranger pour avoir par devers lui , dans dans tous les temps , outre le produit particu- lier de sa propre industrie , une certaine quan- tité de quelque marchandise qui fût , selon lui , de nature à convenir à tant de monde , que peu de gens fussent disposés à la refuser en échange du produit de leur industrie. Il est vraisemblable qu' on songea , pour cette nécessité, à différentes denrées qui furent suc cessivement employées. Dans les âges barbares , on dit que le bétail fut l' instrument ordinaire du commerce ; et quoique ce dût être un des moins commodes , cependant , dans les anciens temps , nous trouvons souvent les choses éva- luées par le nombre de bestiaux donnés en échange pour les obtenir. L'armure de Diomède , dit Homère, ne coûtait que neuf bœufs ; mais celle de Glaucus en valait cent. On dit qu' en Abyssinie le sel est l' instrument ordinaire du commerce et des échanges ; dans quelques con- trées de la côte de l' Inde , c' est une espèce de coquillage ; à Terre-Neuve , c' est de la morue sèche ; en Virginie, du tabac ; dans quelques- unes de nos colonies des Indes occidentales, on emploie le sucre à cet usage , et dans quelques autres pays , des peaux ou du cuir préparé ; enfin , il y a encore aujourd'hui un village en Écosse , où il n' est pas rare , à ce qu' on m'a dit , de voir un ouvrier porter au cabaret ou chez le boulanger des clous au lieu de monnaie. Cependant, des raisons irrésistibles semblent, dans tous les pays , avoir déterminé les hommes à adopter les métaux pour cet usage , par préfé- rence à toute autre denrée. Les métaux non seulement ont l'avantage de pouvoir se garder avec aussi peu de déchet que quelque autre denrée que ce soit , aucune n' étant moins péris- sable qu' eux , mais encore ils peuvent se diviser sans perte en autant de parties qu' on veut , et ces parties, à l' aide de la fusion , peuvent être de nouveau réunies en masse ; qualité que ne possède aucune autre denrée aussi durable qu'eux , et qui , plus que toute autre qualité , en fait les instruments les plus propres au com- merce et à la circulation. Un homme , par exem- ple , qui voulait acheter du sel et qui n'avait que du bétail à donner en échange , était obligé d'en acheter pour toute la valeur d' un bœuf ou d' un mouton à la fois. Il était rare qu'il pût en acheter moins , parce que ce qu'il avait à donner en échange pouvait très rarement se diviser sans perte ; et s'il avait eu envie d'en acheter davantage, il était , par les mêmes raisons, forcé d'en acheter une quantité double ou triple , c'est- à - dire pour la valeur de deux ou trois bœufs ou bien de deux ou trois moutons. Si , au contraire , au lieu de bœufs ou de moutons , il avait eu des métaux à donner en échange , il lui aurait été facile de proportionner la quan- tité du métal à la quantité précise de denrées dont il avait besoin pour le moment , Différentes nations ont adopté pour cet usage différents métaux. Le fer fut l'instrument ordi- naire du commerce chez les Spartiates, le cuivre chez les premiers Romains, l' or et l' argent chez les peuples riches et commerçants. Il paraît que , dans l' origine , ces métaux furent employés à cet usage , en barres informes , sans marque ni empreinte. Aussi Pline ( 1) nous rapporte , d'après l' autorité de Timée , ancien historien, que les Romains , jusqu'au temps de Servius Tullius, n' avaient pas de monnaie frappée, mais qu'ils faisaient usage de barres de cuivre sans empreinte, pour acheter tout ce dont ils avaient besoin. Ces barres faisaient donc alors fonction de monnaie. ( 1) Pline, Histoire naturelle, livre XXXIII , chap. III. L' usage des métaux dans cet état informe en- traînait avec soi deux grands inconvénients : d' abord, l' embarras de les peser, et ensuite celui de les essayer. Dans les métaux précieux, où une petite différence dans la quantité fait une grande différence dans la valeur , le pesage exact exige des poids et des balances fabriqués avec grand soin. C'est, en particulier, une opération assez délicate que de peser de l' or. A la vérité , pour les métaux grossiers , où une petite erreur serait de peu d' importance, il n' est pas besoin d' une aussi grande attention. Cependant, nous trouverions excessivement incommode qu'un pauvre homme fût obligé de peser un liard chaque fois qu' il a besoin d' acheter ou de vendre pour un liard de marchandise. Mais l' opération de l' essai est encore bien plus longue et bien plus difficile ; et à moins de fondre une portion du métal au creuset avec des dissolvants convenables, on ne peut tirer de l' essai que des conclusions fort incertaines. Pourtant, avant l' institution des pi?

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