Psychologie du Travail Digitalisé PDF

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Ce document analyse le statut des technologies dans les transformations sociotechniques du travail. Il explore les technologies itératives et disruptives, leurs effets sur les pratiques professionnelles et l'expérience des employés.

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2. Le statut des technologies dans les transformations sociotechniques du travail Dans le processus de changement technologique, les technologies peuvent provoquer au mieux, de simples transferts d’usage et d’apprentissage ; ce sont alors des « technologies itératives ou incrémentales », car pro...

2. Le statut des technologies dans les transformations sociotechniques du travail Dans le processus de changement technologique, les technologies peuvent provoquer au mieux, de simples transferts d’usage et d’apprentissage ; ce sont alors des « technologies itératives ou incrémentales », car proches des logiques d’utilisation des outils habituellement manipulés par la personne. Au pire, elles vont susciter de véritables ruptures d’usage ; ce sont alors des « technologies disruptives », qui exigent une remise en cause non seulement de l’expérience utilisateur, mais aussi de l’expérience métier. Plus exactement, ce sont d’autres façons de faire, de penser, d’organiser ou encore de collaborer dans le travail qui sont réclamées, voire imposées pour travailler avec ces environnements digitaux : comme le fait de partager un diagnostic médical avec une IA ou d’opérer avec un robot chirurgien. De nouveaux principes d’action et modèles sociocognitifs sont alors requis pour travailler avec ces dispositifs. Revenons sur ces deux dynamiques. 2.1 Les technologies itératives Le choix des technologies itératives (ou incrémentales) est de loin le plus profitable à l’activité parce qu’elles s’inscrivent dans le prolongement des systèmes préexistants. Conçus dans selon une démarche participative et anthropocentrée (centrée utilisateur et activité), ces dispositifs favorisent les transferts d’apprentissage et la réutilisation de schèmes d’usage entre ancien et nouveau dispositifs. Il est ainsi possible de reprendre les expériences d’usage passées tout en développant de nouvelles pratiques et aptitudes avec le nouvel outil. En plus de rassurer les opérateurs dans un processus de changement toujours incertain, ce type de dispositif rend plus efficients les processus d’apprentissage, d’appropriation et d’acceptation. Cela peut par exemple être une nouvelle version d’un logiciel métier qui, tout en offrant davantage de fonctionnalités et de services, conserve malgré tout une ergonomie et une logique d’utilisation semblable à l’ancienne. 2.2 Les technologies disruptives Les technologies disruptives se caractérisent par une véritable rupture d’usage entre l’ancienne et la nouvelle version de l’outil. L’apprentissage ne porte pas seulement sur le système technique lui- même (interface, logique informatique, fonctions…), il implique aussi d’acquérir de nouveaux principes d’action qui accompagnent le déploiement de l’outil. Ce changement nécessite plus largement de revoir toute la gamme des pratiques professionnelles. L’exercice du métier est en effet de plus en plus dépendant de la maîtrise de l’outil. Il n’y a donc pas seulement à se former à une nouvelle technologie, il faut aussi réapprendre une tout autre façon d’organiser son travail, de se coordonner et de collaborer dans l’activité, d’imager et de gérer son travail. Il faut également trouver un sens et une utilité à une technologie qui bien souvent a été conçue sans les salariés. L’étude que nous avions réalisée pour l’APEC indiquait ainsi que plus de 63 % des cadres n’avaient jamais été ni sollicités ni associés à la conception ou au choix du logiciel qui leur était pourtant destiné (Bobillier Chaumon, 2012). Les outils sont déployés automatiquement sur les écrans d’ordinateur des salariés. Charge à ces derniers de s’y former et de les utiliser convenablement. Si auparavant, la maîtrise du métier se manifestait par la capacité à créer ou à adapter des outils pour en faire des instruments au service de son activité, dorénavant, l’exercice du métier dépend de la capacité à maîtriser les technologies/progiciels de métier déployés. Changer de technologie revient donc de plus en plus à changer les façons de faire le métier, à l’instar des ingénieurs industriels dont les modes de représentation et de fabrication des pièces vont changer selon les outils de conception assistée par ordinateur (CAO) utilisés. Même chose pour les informaticiens qui vont conceptualiser différemment les programmes en fonction des environnements de programmation et des langages informatiques utilisés (Bobillier Chaumon, 1999), ou encore des contrôleurs de gestion qui n’auront pas les mêmes conduites professionnelles selon le progiciel de gestion intégré employé (ERP). L’arrivée brutale d’un nouvel outil ou encore sa fréquence de renouvellement a pour conséquence de fragiliser l’expérience et les acquis des salariés. Cela peut conduire à l’obsolescence des compétences (Cros, Bobillier Chaumont et Cuvillier, 2016) et contribuer à des phénomènes de déqualification et de disqualification professionnelle (ce que Bernoux et al. (1987) qualifiaient déjà de processus de polarisation des emplois4), voire de ce que Linhart (2019) désigne par des formes de « précarité subjective » qui placent l’individu dans un état d’incertitude, d’instabilité quant à ses conditions de vie et de travail. L’usager ne peut jamais compter sur ses référentiels de compétences ni sur son capital de savoir-faire professionnels lors d’un changement technologique. Tout peut s’effondrer, tout peut être remis en cause par l’arrivée d’un nouvel outil. Selon Linhart (2019), l’objectif serait de déstabiliser les salariés, qu’ils ne sentent pas en sécurité afin qu’ils « se rabattent sur les procédures, les méthodes standards [fournies par l’organisation, NDA], comme une sorte de bouée de sauvetage » (p. 127). Enfin, parce que les salariés craignent de ne plus être à la hauteur dans leur activité, de ne pas savoir s’approprier ces nouveaux outils ou encore d’être dépassés par les nombreuses innovations à gérer, les individus peuvent manifester des symptômes d’anxiété numérique, de technostress ou encore de charge émotionnelle (Bobillier, Brangier et Fadier, 2015 ; Popma, 2013 ; Weil et Rosen, 1987). Au final, ces changements incessants et pluridimensionnels (d’outil, d’usages, de pratiques professionnelles) se révèlent cognitivement épuisants et professionnellement très déstabilisants, si bien qu’on peut parler de technologies disruptives à effet destructif.

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