Cours d'histoire juridique du médicament PDF

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Ce document est un cours d'histoire du droit pharmaceutique, décrivant l'évolution du droit régissant les médicaments, des origines médiévales à l'époque contemporaine. Le cours analyse les pratiques, les institutions et la réglementation qui a façonné le secteur pharmaceutique.

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1 HISTOIRE JURIDIQUE DU MEDICAMENT 2 Abréviations : ACSP : Ancien Code de la santé publique (1953-2000) ADPIC : Aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (1994) AFSSAPS : Agence française de s...

1 HISTOIRE JURIDIQUE DU MEDICAMENT 2 Abréviations : ACSP : Ancien Code de la santé publique (1953-2000) ADPIC : Aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (1994) AFSSAPS : Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (France 1998/2011) AMM : Autorisation de mise sur le marché © : Copyright, ce qui correspond en France au droit d'auteur CA : Cour d’appel Cass. : Cour de cassation (civ. : chambre civile, crim. : chambre criminelle, comm. : chambre commerciale, soc. : chambre sociale) Ch. : chambre C. civil : Code civil C. com. : Code de commerce. C. cons. : Code de la consommation Cdsa : Cahier de droit de la santé (Revue LEH Bordeaux) CE : Conseil d’État ou Communautés européennes ou Conformité européenne CEDH : Cour européenne des droits de l’Homme CJCE : Cour de justice des communautés européennes CJUE : Cour de justice de l’Union européenne (depuis le 1er décembre 2009) CNOP : Conseil national de l’Ordre des pharmaciens C. pén. : Code pénal CSP : Code de la santé publique D. : Décret ou Dalloz. GATT : General Agreement on Tariffs and Trade (en français : accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) 3 INPI : Institut national de la propriété industrielle (France - depuis 1951). JCP : Jurisclasseur périodique (Semaine juridique) LEH : Les Etudes Hospitalières (Bordeaux) LPA : Les Petites Affiches M. : million Mon. Pharm. : Le Moniteur des Pharmacies OMC : Organisation mondiale du commerce. ONPI : Office national de la propriété industrielle (France : 1902/ 1951) PDP : Panorama de droit pharmaceutique (revue LEH Bordeaux) PUAM : Presses Universitaires d’Aix-Marseille ® : registered (marque enregistrée ; on devrait dire en français : Marque déposée). RDSS : Revue de droit sanitaire et social (Dalloz) RHD : Revue historique de droit français et étranger (Dalloz) RGDM : Revue générale de droit médical (LEH). RHP : Revue d’histoire de la pharmacie. TRIPS : Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights (acronyme en langue anglaise d’ADPIC) 4 SOMMAIRE : INTRODUCTION : POURQUOI UN LIVRE D’HISTOIRE ? PARTIE PRELIMINAIRE – LES ORIGINES HISTORIQUES LOINTAINES DES INSTITUTIONS PHARMACEUTIQUES PARTIE 1 – LE DROIT PHARMACEUTIQUE, UNE INVENTION MEDIEVALE Chapitre 1 – L’apothicairerie, un commerce de détail dont l’apparition date du Moyen Âge Chapitre 2 – Le particularisme de l’apothicairerie, un trait juridique dont l’affirmation remonte au Moyen Âge PARTIE 2 – LE DROIT PHARMACEUTIQUE, UNE CONCEPTUALISATION CONTEMPORAINE Chapitre 1 – Un préalable nécessaire : la naissance de la pharmacie au XVIIIème siècle Chapitre 2 – L’affirmation du modèle français de droit pharmaceutique (1803- 1965) Chapitre 3 – La métamorphose européenne et libérale du droit pharmaceutique (depuis 1965) CONCLUSION : 5 LEÇON 1 : INTRODUCTION : POURQUOI UN COURS D’HISTPIRE DU MEDICAMENT ? 01 - Une question légitime - Qu’est-ce que la pharmacie peut bien avoir à faire d’un livre d’histoire ? Malgré les beaux travaux d’O. Lafont 1, une prestigieuse revue2 plus que centenaire et des dizaines de thèses 3, ce n’est pas une matière que le futur « potard »4 rencontrera aisément en faculté de pharmacie, sauf peut-être en master, ici ou là5. N’est ce pas une idée de juriste ? Car l'histoire occupe une place dans la connaissance du droit qu'on ne retrouve pas dans d'autres disciplines, notamment les disciplines scientifiques et singulièrement les « sciences » pharmaceutiques. Tout ceci s’explique par un certain nombre de raisons. Certaines sont excellentes, d’autres le sont moins. L’histoire est très présente dans les cursus juridiques, car la valeur du droit, comme d'ailleurs celle de la littérature, de la peinture ou de la musique ne résulte pas du niveau de la science et des techniques 6. D'ailleurs on ne classe pas les époques juridiques suivant que les juristes s'éclairent à la chandelle, au pétrole, à l'électricité hydraulique, thermique ou nucléaire. Les sciences progressent par approximations et surtout rectifications successives. Ce n'est pas le cas du droit, lorsqu'une règle change, ce qui arrive sans cesse, en général ce n'est pas parce 1 LAFONT (Olivier), Dictionnaire d’histoire de la pharmacie Pharmathèmes, 2004 et Apothicaires et pharmaciens…, John Libbey Eurotext, 2021. 2 Le Bulletin de la Société d'histoire de la pharmacie (fondé en 1913) qui est devenu en 1930 la Revue d’Histoire de la Pharmacie (désormais : RHP). 3 Un état des lieux ancien a été dressé par FLAHAUT (Jean), « Enseignement de l'Histoire dans les Facultés de pharmacie », Revue d’Histoire de la Pharmacie (désormais : RHP) 1996, n°309, pp. 133-142. Malgré la place limitée faite dans l’enseignement dans les 24 facultés métropolitaines, l’auteur rappelait que de 1900 à 1960, 20% des thèses soutenues avaient un objet historique (192 sur 966). La consultation du site : https://bu.univ- nantes.fr/medias/fichier/theses_histoire_pharmacie_1278949529433.pdf?ID_FICHE=400939&INLINE=FALSE en recense 43 soutenues à Nantes de 1977 à 2008. En revanche il ne faut pas accorder de crédit au site : https://www.theses.fr/en?q=*:Histoire%20du%20droit%20pharmaceutique qui mentionne 2128 thèses, dont la plupart n’intéressent pas la discipline. 4 Le terme est un peu désuet. Dans le jargon universitaire, il désignait un étudiant des facultés de pharmacie, en raison des nombreux pots que l'apothicaire possédait pour conserver ses produits (FRANCE (Anatole) : « Elle dit à l'apprenti pharmacien: - Si cette bête vous déplaît, il ne faut pas la battre; il faut me la donner. - Prenez-la, répond le potard ». Par extension le mot en est venu à désigner le pharmacien. 5 Tel est le cas à la faculté de Strasbourg dans le cadre du master « Science du médicament », qui mentionne parmi les matières : « Révolutions thérapeutiques et médicaments miracles : deux siècles d’innovation thérapeutique » et « Histoire de la pharmacie, des pharmaciens et de l’industrie pharmaceutique au XIXe et XXe siècle » (https://dhvs.unistra.fr/enseignement/faculte-de-pharmacie/). A Paris-Saclay, il existe un cours « Histoire de la pharmacie » en première année de PASS (8 heures de cours magistraux) et une UE libre optionnelle « Histoire de la pharmacie et patrimoine pharmaceutique », accessible aux étudiants de 3ème année (21 h de cours magistraux et de visités de sites relevant du patrimoine pharmaceutique). La chose est assez rare pour être soulignée : en effet, rien n’existe de semblable à Bordeaux, Marseille, Montpellier, etc. 6 La genèse du droit , LECA (Antoine), Librairie de l'Université - P.U.A.M., Aix, 3°éd. revue et augmentée, Aix, 2002. 6 qu'elle était fausse, mais parce qu'elle se révèle inadaptée aux nouveaux besoins du temps. Mais la seconde n'est pas plus « scientifique » que la précédente et, compte- tenu de l'inflation et de l’instabilité normatives d’aujourd’hui, on peut même présupposer que sa durée de vie sera plus courte. En revanche l’histoire n’apparaît pas ou peu dans le cursus des études pharmaceutiques, pour une raison objective : les inventions qui se succèdent périment les connaissances antérieures et un abîme croissant sépare l'état actuel de la science des anciens savoirs. Jadis l’art de guérir était l’art d’extraire « le jus des plantes ». Les découvertes issues de la biologie et de la chimie 7 notamment ont complétement métamorphosé les idées et les techniques utilisées pendant des siècles, au point que la connaissance de ceux-ci ne parait plus avoir qu’un intérêt anecdotique. « Avant Pasteur, écrit un savant auteur, il n’y avait rien d’autre que les ténèbres de la terre d’Egypte » 8. L’inculture historique qui prend ses racines à l’école et au lycée a encore aggravé la tendance en faculté de pharmacie. Tout ceci est dommage, car l’histoire du progrès pharmaceutique est inséparable de celle de ses erreurs. Bien souvent ces dernières se sont avérées d'une étonnante fécondité 9, il y a eu parfois des retours en arrière10 et il faudrait absolument apprendre ce relativisme aux futurs pharmaciens. « La science ne pense pas »11 disait le philosophe allemand Martin Heidegger, à une époque pourtant où l'on enseignait la soi-disant Deutsche Physik12 et la prétendue Rassenkunde (science raciale) à l'université13. C'est là une vision bien courte, car l'interprétation des faits suppose toujours une construction intellectuelle et la science est souvent décryptée à travers un prisme idéologique 14. 7 C’est Fourcroy qui a milité pour que la chimie devienne la base de l’enseignement de la pharmacie pour que celle- ci ne soit plus « le seul art d’extraction des jus de plantes » (https://archives.uness.fr/sites/unf3s/media/paces/Grenoble_1112/trouiller_patrice/trouiller_patrice_p02/trouiller_p atrice_p02.pdf) 8 MOULIN (Anne-Marie), Le dernier langage de la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au sida, P.U.F., Paris, 1991, p. 28. 9 ACOT (Pascal), L'histoire des sciences, P.U.F., Paris, 1999, p.7. 10 C’est le cas pour la lutte contre le tabagisme, où l’Allemagne d’avant-guerre était très avancée (PROCTOR (R.- N.), The Nazi War on Cancer, Princeton University Press, 1999, trad. française : Les Belles Lettres, 2004). 11 FOLSCHEID (Dominique), FEUILLET-LE MINTIER (Brigitte), MATTEI (Jean-François), Philosophie, éthique et droit de la médecine, P.U.F., Paris, 1997, p. 3. 12 Ce terme désigne le courant de Physiciens allemands hostile à la théorie quantique et à la « Physique juive» d'Albert Einstein. Certains de ses défenseurs ont bénéficié d'une large reconnaissance internationale, notamment Philipp von Lenard (1862-1947), prix Nobel de Physique en 1905, et Johannes Stark (1874-1957), prix Nobel en 1919 pour sa découverte de la séparation des raies spectrales sous l'influence du champ électrique). 13 LECA (Antoine) « L'Antiquité et la Rassenkunde dans l'idéologie nazie à travers quatre ouvrage de l'Entre-deux- Guerres. Étude d'influences », dans "L'influence de l'Antiquité sur la pensée politique, européenne", P.U.A.M., Aix, 1996, pp. 469-495. Quelques années plus tard, on enseigna la pseudo-génétique « prolétarienne » au lieu et place de la génétique mendélienne, lorsque Staline s’enthousiasma pour les prétendues découvertes de T.-D. Lyssenko (1898- 1976), sur l’hérédité des caractères acquis (ACOT (Pascal), L’histoire des sciences, op. cit., pp. 75-76 qui rappelle que, dans les années 1950, plusieurs scientifiques français défendirent cette théorie inepte). 14 LECA (Antoine), « Le gardien du temple du poison… et les idées politiques », dans Mélanges M. Ganzin, La Mémoire du droit, Paris, 2016 ; LECA (Antoine), « La responsabilité de la médecine dans la construction de l’idée de race et la diffusion du racisme », dans Cdsa n°36, LEH, mars 2024). 7 02 - Le médicament miracle d’aujourd’hui : le poison mortel de demain ? - Le médicament regardé comme innovant est souvent « le poison mortel de demain » 15. Force est de constater que les médicaments ont toujours eu des vices cachés découverts après-coup, car «il demeure toujours une part d’imprévisible dans la rencontre du médicament et de la vie 16». L’histoire de la iatrogénie médicamenteuse est longue et désespérante. Elle a commencé avec des produits toxiques qu’on a durablement regardés comme des remèdes. 03 - Tabac et vins médicinaux : un long crédit pharmaceutique, parfaitement injustifié - Pendant longtemps on a cru aux vertus thérapeutiques du tabac et de l’alcool distribués en officine. Le tabac est un produit (tiré de la plante du même nom17) qui a d’abord été crédité de propriétés thérapeutiques 18 que l’on sait aujourd’hui parfaitement imaginaires. Celles-ci sont énumérées dans la volumineuse Histoire générale des drogues de Pomet 19. A un moment, on est même allé jusqu’à croire que ses effets asséchants, échauffants et « désinfectants » pouvaient préserver ou guérir de la peste !20 En tous cas le 30 mars 1635 le législateur fit entrer le tabac dans le monopole des apothicaires qui devaient le débiter « par ordonnance du médecin 21 » et ce texte ne fut abrogé qu’en 1720 lorsque la vente de ce produit au détail fut libéralisé22. Mais sa vie en officine ne s’arrêta pas aussi vite, car au XIXe siècle, on imagina des cigarettes médicales comme traitement antiasthmatique. L’Officine de Dorvault en 1844 en mentionnait trois variétés : cigarettes de camphre et cigarettes mercurielles et même cigarettes arsénicales (!)23 Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie louait l’utilisation des fibres minérales d’amiante utilisées alors dans la composition de plusieurs médicaments sans savoir qu’elles étaient 15 MARX (Groucho), Mémoires d’un amant lamentable, Seuil, Paris, 1984. 16 DOUSSET (Jean-Claude), « La part de l’inattendu dans la recherche pharmaceutique », RHP, n° 338, 2e trimestre 2003, p. 195. 17 Il existe 64 espèces du genre Nicotiana. Nicotiana tabacum L. et le tabac commun ou Nicotiana tabacum est l’un d’elles (OCHEM (C.), Le tabac et son usage en médecine traditionnelle amazonienne, Mémoires de fin d’études pour l’obtention du certificat d’herbaliste, Ecole lyonnaise de plantes médicinales, Lyon, 2010, p.14). 18 DUCHESNE (A), VIGARELLO (G.), « Le tabac: Imaginaire d'un ‘excitant’ sous l'Ancien Régime », Ethnologie française, nouvelle série, t. 21, No. 2, avril-juin 1991, P.U.F., p. 117 ; RAYNAL (Cécile), « De la fumée contre l’asthme, histoire d’un paradoxe pharmaceutique », RHP mai 2007, n° 353 ; NIORE (J.). L’histoire de la pharmacie, Thèse Pharmacie, Marseille, 2019. HAL Id: dumas-02294197https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas02294197. 19 POMET (Pierre), Histoire générale des drogues traitant des plantes, des animaux, des minéraux… », chez Estienne Ducastin, 1694, p. 158 sur le tabac (617 pages). Sur cet auteur cf BONNEMAIN (Bruno), « Pierre Pomet (1658-1699) et son Histoire des drogues (1694 et 1735) », R.H.P., n°391 (2016),pp. 433-442. 20 FERLAND (C.), « Mémoires tabagiques. L’usage du tabac, du XVe siècle à nos jours », op. cit., N°20. I 21 SAMBERT , Recueil général des anciennes lois françaises, t. XVI, Paris, 1829, p. 426. 22 LECA (Antoine), « L’herbe à Nicot » : 500 ans d’histoire - De la vente en pharmacie jusqu’à la lutte contre la tabagie, dans CDSA n°35 : Tabac, droit & santé, LEH, Bordeaux, 2023. 23 DORVAULT (François Laurent Marie), L'Officine, ou Répertoire général de pharmacie pratique... Paris, Asselin Librairie de la Faculté de médecine, éd. 1844 (rééd. Hachette BnF 2012). 8 cancérigènes 24. Et certains produits vendus en officine sont encore accusés d’être carcinogènes 25. On pourrait également mentionner le cas de l’alcool médicinal. L’idée de la valeur thérapeutique du vin en particulier est ancienne. Dans son Liber de vinis (1309), le médecin Arnaud de Villeneuve énumère quarante recettes de santé à base de vin. Celui-ci entre dans 31 des 85 recettes de l’Antidotaire Nicolas (1150) hérité de l’École de Salerne. Ces exemples ne sont pas isolés : sur 1 482 recettes présentées dans les antidotaires d’époque, le vin intervient seul ou en association dans 35 à 50 % des cas 26. Contre toute attente, l’idée a été relancée au XIXème siècle27. La 7ème édition de l’Officine de Dorvault (1867) comprenait 41 vins médicinaux simples et 46 vins composés. Leur nombre passe à 154 dans la 10ème (1880). Et jusqu’à la fin du XIXème siècle, le vin était regardé comme une boisson excellente pour la santé. Il en est de même du vin pétillant : le champagne a lui- même été crédité de vertus thérapeutiques 28 et une marque Le Champagne des pharmaciens a même été déposée par le Dr L. -P. Senart à Tours-sur-Marne29. Pasteur écrivait que « le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons » (sans germes, à la différence du lait). C’est la raison pour laquelle certains vins se trouvaient dans les apothicaireries, puis les officines de pharmacie. C’était le cas des « vins médicinaux » 30, comme le célèbre « vin tonique à la coca du Pérou »31 24 BÉRAUD (Claude), Petite encyclopédie critique du médicament, La Mutualité française, 2002, p. 14. 25 Tel est le cas des cigarettes NTB des laboratoires Arkopharma, confectionnées sans tabac et avec diverses plantes (eucalyptus, menthe…), qui sont commercialisées depuis 1980 comme adjuvants des cures de désintoxication tabagique. Curieusement, elles sont référencées dans l’arrêté du 24 décembre 2008 portant homologation des prix de vente au détail… des tabacs manufacturés en France (JO, 4 janvier 2009). Autant dire que c’est un produit marqué du sceau de l’ambiguïté. Un arrêt de 1998 de la Cour de cassation y avait vu des médicaments par présentation (Cass. crim., 11 mars 1998, n° 96-84602). Depuis septembre 2004, ces cigarettes ont le statut de dispositif médical. Pourtant, il semblerait que le simple fait d’inhaler un produit de combustion serait cancérigène (Mon. Pharm., n° 2413, 6 décembre 2003, p. 13). Courant 2004, les tabacologues de l’Office français de prévention du tabagisme ont relancé le débat sur la toxicité des cigarettes sans tabac, en faisant observer qu’elles contenaient des goudrons (3,8 mg) et dégageaient un taux de monoxyde de carbone identique aux cigarettes classiques. L’Ordre des pharmaciens a également fait savoir que « leur vente devrait être purement et simplement interdite ». En 2005, les autorités sanitaires espagnoles ont décidé de ne plus les autoriser à la vente en pharmacie « même si elles sont tellement désagréables qu’elles aident à arrêter de fumer ». La direction générale de la santé s’est rangée à ces avis. Mais, pour les retirer de la vente en pharmacie, elles doivent d’abord être radiées de la liste des marchandises commercialisables en officine (C.S.P., art. L. 5125-24) (Mon. Pharm., n° 2547, septembre 2004). Il semblerait qu’elles aient disparu de fait. Mais on les trouve encore sur le site monégasque www.cphyto.fr comme « Pack Sevrage Tabagique » (consulté le 6 décembre 2019). 26 NOURRISSON (Didier), Une histoire du vin, Perrin, 2017. 27 Pour une étude détaillée, cf BOUREAU (Marie), Les Pharmaciens, la Vigne, et le Vin en France. Étude historique de 1800 à nos jours, Thèse de pharmacie, Bordeaux, 2012 publiée en 2014 (Auto Edition). 28 BONAL (F.) et autres, Les Vertus thérapeutiques du champagne : historique, traditions, biologie, diététique, éd. Sauramps, Montpellier, 2002. 29 FROGERAIS (André), « Les vins médicinaux ou oenolés », 2018 (hal-01906843) reproduit l’étiquette mais ne précise pas l’année. 30 FROGERAIS (André), « Les vins médicinaux ou oenolés », 2018 (hal-01906843). 31 Ce produit fut lancé par le pharmacien Ange Mariani en 1871, puis cette boisson fut commercialisée aux États- Unis par John Pemberton, pharmacien de Géorgie en 1886 comme (French wine of coca ) stimulant et remède contre les maux de tête, cf CHAST (François), Histoire contemporaine des médicaments, La Découverte, Paris, 1995, p. 111 qui précise que la gazéification et le remplacement du vin par l’extrait de noix de cola fut opéré en 1888 par 9 ou le « vin de Bugeaud », un tonique nutritif au quinquina et au cacao. Ceux-ci étaient définis pharmacologiquement, comme des « médicaments qui résultent de l’action dissolvante du vin sur une ou plusieurs substances médicamenteuses » 32. Il a fallu que l’alcoolisme soit appréhendé comme une pathologie33 et le vin, considéré comme un vecteur d’alcoolodépendance34, pour que cette situation cesse. Ce revirement a sonné le glas de certaines spécialités pharmaceutiques 35. Même l’Aphloine P®, solution buvable, dont le titre alcoolique était de 20 % 36 a été supprimé37. Et la teneur alcoolique des médicaments a été très réduite. En effet, un seuil très bas d’éthanolémie a été fixé et ne peut plus être dépassé, à la suite de l’absorption d’une dose unique de médicament contenant de l’alcool 38. Sans remonter si loin, on pourrait citer un très grand nombre de médicaments très innovants qui sont entrés puis sortis du marché avec fracas. 04 - Une histoire sans cesse recommencée - Nombre de produits apparus comme des médicaments se sont avérés des poisons, comme le LSD 39 ou Asa Candler, un autre pharmacien qui donna son nom définitif au produit). L’Orangina a également une origine pharmaceutique (R.H.P., n° 369, avril 2011, p. 152)…ainsi que d’autres réalisations encore plus inattendues (TURBACK (Michael), The Banana Split Book, Incline Village, Camino Books, 2004). 32 L'Officine, ou Répertoire général de pharmacie pratique... par Dorvault, Bechet-Labé, Paris, 1844, pp. 489 et suivantes 33 Certes en 1849, le médecin suédois Magnus Huss a été l'un des premiers à situer l'alcoolisme dans le champ des maladies et à l'extraire de sa connotation de « vice ». Il l'introduit dans la nosographie sous le terme d'« alcoolisme chronique », qui est le nom du livre qui l’a rendu célèbre33. Mais la pathologie était alors mal connue et elle n’a été pleinement reconnue que dans le second tiers du XXème siècle. L’alcohol intoxication apparaît dans l’édition de 1952 de Diagnostic and Statistical Manual Mental Disorders, l’ouvrage de référence de l’American Psychiatric Association. Et ce n’est que depuis 1978 que l'alcoolisme est reconnu comme une maladie par l'OMS (laquelle le classe en deux types : l'alcoolisme aigu et l'alcoolisme chronique correspondant à une consommation excessive régulière. (Cf LECA A., « La prévention et le traitement de l’alcoolisme en France ». Actes du Colloque de Hanoï (10-11 mai 2018), Cdsa n°26 : Alcool, droit et santé, LEH, Bordeaux, 2018. 34 Ce n’était pas évident dans un pays comme la France ayant une forte tradition vini-viticole. L’alcool, en particulier le vin, y est l’un des symboles de la gastronomie et de l’art de vivre, célébré par la littérature (voir par ex. Le vin et l'encre : la littérature française et le vin du XIIIe au XXe siècle, Textes réunis et présentés par GUERMES (S.), Mollat, 1997 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3322391b). Pendant longtemps il a échappé à la condamnation de l’alcoolisme, sur la base de la distinction entre le vin (naturel et bénéfique) et l’alcool (artificiel et nuisible) « Autant l’alcool est les spiritueux artificiels sont dangereux pour la santé publique, autant les boissons naturelles doivent être considérées comme favorables à l’hygiène » (Dr. P.-M. Legrain, cité dans Dr. Ladreit de Lacharrière, Les Boissons. Que doit-on boire ? Paris, Société d’hygiène, 1902. Cf http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6461448b). La Ligue nationale contre l'alcoolisme luttait contre l’alcool mais se refusait à y assimiler le vin : « Nous ne faisons la guerre qu’à l’alcool et aux innombrables liqueurs fabriquées avec lui…Nous défendons le vi n, la bière, le cidre, à la condition que ce ne soient pas de dangereuses falsifications » (Dr. A.-A. Mottet, secrétaire général de la SFT, La Tempérance, 1895, p.205). « Le vin est l’ennemi de l’alcool » (Dr. J. Bertillon, L’Etoile bleue, mars 1912, p. 38). 35 Nombre d’entre elles avaient un fort indice alcoolique : SUEUR (Nicolas), « Les spécialités pharmaceutiques au XIXe siècle : statuts et fondements de l'innovation », Le Mouvement Social 2014/3 (n° 248), pp.27 à 46 36 http://agence-prd.ansm.sante.fr/php/ecodex/rcp/R0193005.htm (17 juin 2011) 37 https://www.vidal.fr/parapharmacie/aphloine-p-sol-buv-confort-circulatoire-112074.html (20 juin 2023) 38 LECA (Antoine), « La prévention et le traitement de l’alcoolisme en France », Cdsa n°26 : Alcool, droit et santé, LEH, Bordeaux, 2018 et du même auteur « Le vin et l’officine, un divorce consommé ? », PDP 2023, LEH, Bordeaux, 2024. 39 Le LSD (diéthylamide de l’acide lysergique), créé par inadvertance par le célèbre chimiste suisse Albert Hoffman (1906-2008), a été d’abord une substance utilisée en psychiatrie et en neurologie, commercialisée sous le nom de Delysid®, à compter de 1947, avant que son détournement comme drogue hallucinogène par les hippies des années 1960 n’oblige le groupe Sandoz à en cesser la production en 1966. 10 l’héroïne40. Et des substances regardées comme des poisons ont un intérêt pharmaceutique avéré, par exemple l’arsenic. Demain peut-être le cannabis41. La liste des médicaments-miracles qui se sont avérés dangereux et ont dû être retirés est longue, (du Stalinon® 42 au Distilbène® 43 en passant par la Thalidomide®44). Un seul exemple suffira. En 2004, l’Agence française alors 40 L’héroïne est en France un stupéfiant illicite et en Suisse, un médicament remboursé par les caisses d'assurances maladie dans sa forme injectable, dispensée sous le nom de Diaphin®… dans le cadre des programmes de substitution destinés à éradiquer la toxicomanie (Mon. Pharm., n° 2449, 15 juin 2002, p. 14). 41 Le cannabis en France est en principe un stupéfiant illicite (L. n° 70-1320 du 31 décembre 1970). C’est ce qu’avait rappelé le tribunal administratif de Paris en 2001. Mais déjà un arrêt de la cour d’appel de Papeete du 27 juin 2002 avait relaxé un paraplégique qui en cultivait pour en user personnellement comme antidouleur (D., 27 février 2003, note GOURDON (Pascal), Il est vrai que la composition du cannabis est très complexe, puisque 60 cannabinoïdes différents ont été recensés (KARILA (L.) et REYNAUD (M.), Le cannabis, Comité d’éducation sanitaire et sociale de la pharmacie française, fiche technique de janvier 2006). D’ailleurs, le décret n° 2013-473 du 5 juin 2013 modifiant en ce qui concerne les spécialités pharmaceutiques les dispositions de l’article R. 5132-86 du Code de la santé publique a autorisé l’ANSM à délivrer des AMM à des produits contenant du cannabis ou ses dérivés. Dans certains pays, il est un produit thérapeutique susceptible d’être utilisé en tant qu’antalgique (sclérose en plaques, arthrose, Sida) et anti-nauséeux (d’autant que son administration perlinguale permet d’éliminer ses effets euphorisants). Depuis septembre 2003, les pharmacies néerlandaises délivrent du Cannabis Flos 5 gr sur prescription médicale comme traitement contre les douleurs chroniques, les nausées et les pertes d’appétit des personnes cancéreuses ou malades du Sida, ou encore pour soulager la douleur liée aux spasmes chez les personnes souffrant de sclérose en plaques (Mon. Pharm., n° 2501, 13 septembre 2003, p. 14). Depuis juin 2005, un spray oral Sativex® a reçu une AMM au Canada pour le traitement des douleurs neuropathiques résistantes dans les scléroses en plaques de l’adulte. L’arrêté du 24 février 2004 a choisi d’assouplir l’arrêté du 22 août 1990 portant application de l’article R. 5132-86 du Code de la santé publique sur le cannabis en autorisant la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale (fibres et graines) des variétés de cannabis sativa L. dont la teneur en delta- 9-tétrahydrocannabinol n’est pas supérieure à 0,20 % (JO n° 69 du 21 mars 2004 p. 5508). Et deux cannabinoïdes de synthèse sont aujourd’hui disponibles sous forme d’ATU : le dronabinol (Marinol®) et la nabilone (Cesamet®), chez des patients atteints de Sida ou de cancer. On pourrait aussi citer l’héroïne, qui est en France un stupéfiant illicite et en Suisse, un médicament remboursé par les caisses d'assurances maladie dans sa forme injectable, dispensée sous le nom de Diaphin®… dans le cadre des programmes de substitution destinés à éradiquer la toxicomanie (Mon. Pharm., n° 2449, 15 juin 2002, p. 14). En ce qui concerne la composition des médicaments, l’hétérogénéité domine, puisqu’ils peuvent aussi bien s’analyser comme des produits synthétiques que des dérivés naturels obtenus à partir d’une ou plusieurs plantes. Contrairement à une idée reçue sur la « médecine douce », bon nombre d’entre elles sont aussi puissantes que des médicaments synthétiques. Les alcaloïdes* (par ex. la morphine, la quinine ou la strychnine) sont d’origine végétale. Tel est le cas de la belladone – dont on tire l’atropine – de la spirée ou « reine-des-prés » – d’où vient l’acide acétylsalicylique, dont la synthèse a été réalisée en 1853, à partir de l’acide salicylique extrait en 1838 de l’écorce de saule dont procède la dénomination d’aspirine, de la digitale pourpre (à partir de laquelle on fabrique la digoxine et la digitaline). Sur près de 3 000 composants présents dans les huiles essentielles, 20 % comporteraient une toxicité orale et dermique (Mon. Pharm., n° 2396 du 28 avril 2001, p. 16). 42 Médicament conçu par G. Feuillet, un officinal de Saint-Mandé, ainsi dénommé car il se présentait sous formes de gouttes (stala en grec) contenant du sel organique d’étain (stannum en latin). Le produit mis sur le marché en 1953 causa rapidement de très graves accidents. À compter de 1954, on a constaté cent deux décès et plus de cent infirmes dus au Stalinon® (CHAUVEAU (Sophie), L’invention pharmaceutique, op. cit., p. 439 ; PIGNARRE (Philippe), Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, La Découverte, Paris, 2003, p. 48 ; LALO (Corinne) et SOLAL (Patrick), Le livre noir du médicament, op. cit., p. 130). 43 Nom commercial du diéthylstilbestrol (DES) qui est un œstrogène synthétique (artificiel). La molécule était censée prévenir les fausses couches. Le médicament a été prescrit à des millions de femmes enceintes à partir des années 1950. Mais ce n’est qu’au début des années 1970 que plusieurs études américaines lui ont attribué la responsabilité de graves transformations constatées chez les enfants des femmes traitées. Finalement, il a été interdit à la vente aux États-Unis en 1971 et en France en 1977. À compter de 1992, un certain nombre de procédures contentieuses ont débuté dans ce pays. La première jugée a donné lieu à une condamnation du laboratoire tenu pour responsable du préjudice (TGI Nanterre, 25 mai 2002, 1re ch. B, 24 mai 2002 ; D., 2002, IR 1885). 44 À partir de 1961, ce tranquillisant, mis pour la première fois sur le marché par le laboratoire allemand Chemie Grünenthal en 1957 en Allemagne, suscita de graves interrogations. On estime à 12 000 le nombre d’enfants nés avec des malformations imputables à ce produit du fait de son utilisation par des femmes enceintes. Le scandale 11 chargée du médicament (l’Afssaps) a annoncé le retrait mondial de tous les lots de la spécialité Vioxx® (apparue en 1999 aux États-Unis et en 2000 en France) au vu d’un essai clinique ayant mis en évidence une augmentation du risque d’événements cardiovasculaires (infarctus du myocarde, accidents vasculaires cérébraux) au-delà de 18 mois de traitement continu. En fait, la spécialité avait causé une véritable hécatombe, qui n’est apparu qu’après-coup : près de 7 500 morts estimés aux États-Unis entre 1999 et 2003 45. Jusqu’aux abords de l’an 2000, on accordait un crédit aveugle aux antioxydants, mais grâce à des méta-analyses récentes, on est en train de découvrir aujourd’hui que des substances comme le bêtacarotène augmentent… la mortalité de 7 % 46 ! 05 - L’art pharmaceutique et les règles juridiques qui l’encadrent ont une histoire qui a de l’intérêt - « L’art pharmaceutique » 47 et les règles juridiques qui l’encadrent ont une histoire et celle-ci a un intérêt majeur : enseigner la relativité, le doute critique et la prudence pharmaceutique. Les meilleurs médicaments ont des effets indésirables et ceux-ci n’apparaissent dans toute leur plénitude qu’après leur mise sur le marché. Cette histoire peut être déclinée à partir de perspectives variées, notamment scientifique. Ce n’est pas ici le propos, car de tels ouvrages existent déjà48. Celui- ci est de retracer la manière dont le droit a saisi cet objet original qu’est le médicament et l’exercice professionnel qui s’y attache. C’est une longue histoire car ces thèmes occupent depuis longtemps 49 les pouvoirs publics et les juristes. international de la Thalidomide® est à l’origine du renforcement des contrôles de toxicité dans tous les pays. En France (où, comme aux États-Unis, le médicament n’avait pas été autorisé), il a conduit à la création de l’AMM (STEPHENS (Trent), BRYNNER (Rock), Dark Remedy. The Impact of Thalidomide and its Revival as a Vital Medicine, Perseus, New-York, 2001 ; DEBARRE (Jean-Michel), Prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM) de médicament : fondements, limites, nécessités et responsabilités, op. cit., p. 41-42). Aujourd’hui, sauf pour les femmes enceintes et avec beaucoup de précautions, le médicament reste utilisé dans des domaines variés, notamment comme immunodilatateur (cf. http://www.mss.qc.ca/intranet/Cours/Chimie/expo_sciences/recherches/thalidomide.html). 45 LALO (Corinne) et SOLAL (Patrick), Le livre noir du médicament, op. cit., p. 135. 46 Cette majoration statistique du risque est de 16 % pour la vitamine A et 4 % pour la vitamine E seules ou combinées (Mon. Pharm., n° 2669, 17 mars 2007, p. 12). 47 Le terme, qui n’apparaît pas dans le Code de la santé publique, a été consacré par le juge disciplinaire (Cons. nat., 18 novembre 2004, aff. Mme V…, AD 2604, Nouv. Pharm., n° 386, avril 2005, p. 29). Il est d’usage ancien, comme d’ailleurs ceux d’art vétérinaire (HUBSCHER (Ronald), Les maîtres des bêtes. Les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle), O. Jacob, Paris, 1999, p. 9) ou d’art dentaire (RANDRIANJANAKA (Irène), Le cadre juridique de l’exercice du chirurgien-dentiste : contribution à l’étude du contrat de soins, thèse Droit privé, Montpellier I, 15 décembre 2010, p. 13). À l’origine, c’était un art au sens où l’entendait l’Encyclopédie de Diderot, un art de type mécanique, bien différent de la science théorique des médecins. L’art pharmaceutique (vétérinaire ou dentaire) était initialement savoir-faire habile plus que savoir scientifique. 48 CHAST (François), Histoire contemporaine des médicaments, La Découverte, Paris, 1995 ; BONAH (Christian), RASMUSSEN (Anne), Histoire et médicament aux XIXe et XXe siècles, éd. Glyphe, 2008 ; LAFONT (Olivier), Apothicaires et pharmaciens…, John Libbey Eurotext, 2021. 49 TRÉBUCHET (Adolphe), Jurisprudence de la médecine, de la chirurgie et de la pharmacie en France, Paris, J.-B. Baillière, 1834. 12 Les maîtres de l’histoire du droit l’ont évoqué 50 et F. Olivier -Martin a même regretté de n'avoir pas assez développé les pages de son célèbre manuel qui en traitent 51. Eu égard à sa technicité, ce droit est souvent perçu comme le siège d’une « réglementation, à la fois indispensable et ennuyeuse, dont la connaissance n’intéresse qu’un cercle restreint de spécialistes et d’usagers. C’est sans doute dommage et le droit de la pharmacie mérite mieux que cette vision étroitement positiviste 52 ». Toutes les institutions juridiques sont porteuses d'une pensée « politique », actuelle ou virtuelle, qui seule permet d'en comprendre l'essence53. Toutes…et même les institutions pharmaceutiques. C’est le but de cet enseignement. 06 - L’objet de ce cours - Il s’adresse juristes curieux, qui attendent une vue d’ensemble. Son propos est de présenter de manière claire, synthétique et (autant que possible) succincte l’histoire du droit pharmaceutique, replacé dans un cadre politique54, économique et prospectif, souvent négligé. À l’heure où l’avenir de la pharmacie est en question avec la revendication libérale à une dérégulation accrue et la formidable pression du secteur de la grande distribution commerciale, notamment des centres Leclerc 55, cet ouvrage entend montrer la pertinence d’un modèle français, qui est toujours à réaménager certes, mais qui doit sagement équilibrer les impératifs commerciaux et les exigences de santé publique. Trop de droit public tuerait l’officine, qui a besoin de dégager des excédents financiers, trop de droit de la concurrence asphyxierait la pharmacie, qui n’est pas qu’une affaire commerciale. 50 OLIVIER-MARTIN (François), Histoire du droit français des origines à la Révolution, Domat Montchrestien, Paris, 1948, n°472. 51 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, Préface d’OLIVIER-MARTIN (François), Sirey, 1940, p.1. 52 DEMICHEL (André), Le droit pharmaceutique, éd. du Papyrus, 1986, p. 11. 53 OURLIAC (Paul), « J. -J. Chevallier, historien de la pensée politique », R. H. D., 1981-4, p. 656. 54 LECA (Antoine), « Le gardien du temple du poison… et les idées politiques », dans Mélanges M. Ganzin, La Mémoire du droit, Paris, 2016. 55 Leurs revendications ont émergé dès la seconde moitié du XXe siècle (http://www.e-leclerc- histoireetarchives.com/thematiques/les-combats-de-l-enseigne/e-leclerc-et-la-parapharmacie-partie-1-1957-1989). 13 PARTIE PRÉLIMINAIRE : LES ORIGINES HISTORIQUES LOINTAINES DES INSTITUTIONS PHARMACEUTIQUES L’univers de l’apothicairerie, avec les électuaires et les juleps, « la drogue orientale, le médicament miellé, l’or potable qui prolonge la vie, et puis aussi le remède mystérieux qui se composait la nuit dans la seconde arrière-boutique, derrière les gros alambics verts et les paquets de baume 56 », trouve ses racines dans l’histoire. Certains médicaments sont connus depuis des milliers d’années, comme la thériacle57 ou l’huile de ricin58. 07 - Des précédents anciens, lointains et obscurs - En cherchant dans le passé, on découvre toujours de lointains précédents 59 et parfois même quelques trésors. C’est le droit romain qui le premier a osé déterminer ce qu’est la maladie60, tâche auquel notre droit français a renoncé61. Le droit romain encore, qui a fourni 56 FLAUBERT (Gustave), Par les champs et par les grèves. Voyage en Bretagne, Charpentier, Paris, 1886, p. 276. 57 KESSEL (Dominique), La thériaque, vingt siècles d’histoire, www.ordre.pharmacien.fr et BONNEMAIN (Bruno), « La thériaque à l’époque moderne », RHP, n° 367, octobre 2010, p. 301-309 ; CHAST (François), « La thériaque à l’époque moderne. Chronique d’une fin annoncée du XVIe au XIXe siècle », RHP, n° 368, février 2011, p. 493-510. 58 C’est le cas de l’huile de ricin qui a des noms divers (huile de Palma Christ, huile de castor, huile de carapate, etc.) connue dans l’Egypte antique mais aussi en médecine ayurvédique en Inde ancienne. La Cooper en assure toujours la distribution et le produit (cosmétique !) se trouve encore en officine (https://www.pharmaciedesdrakkars.com/cooper-huile-de-ricin). 59 Sur l’histoire de la pharmacie, existent des ouvrages généraux, notamment BOUVET (Maurice), Histoire de la pharmacie en France des origines à nos jours, éd. Occitania, Paris, 1937, BOUSSEL (Patrice), Histoire illustrée de la pharmacie, éd. G. Le Prat, Paris, 1949. On y ajoutera volontiers REUTTER DE ROSEMOND (Louis), Histoire de la Pharmacie à travers les âges, éd. Peyronnet, 2 tomes, Paris, 1931, et LAFONT (Olivier), dir., Dictionnaire d’histoire de la pharmacie, éd. Pharmathèmes, Paris, 2003. 60 Digeste, loi 236, lib. L, tit. XVI, De verborum significatione. 61 Aujourd’hui le terme de poison n’est minutieusement défini dans aucun code. Le premier texte français à le mentionner est l’édit du 31 août 1682 qui vise « les « poisons et toutes substances pouvant causer une mort prompte ou lente » et en particulier, l’article 6 de cet édit, qui « après avoir défini ce qu’est un poison, instaure des mesures de contrôle et limite leur accès aux seuls personnes jugées dignes et pour un usage précis et légitime, autrement dit considéré comme justifié » (CALLEMEIN Gwenaëlle, L’empoisonnement devant la justice criminelle sur les empoisonneurs (1682-1789), Thèse Droit, Nice, 2015). Un projet ponctuel de réglementation de la vente des poisons préparé par la Société royale de médecine fut présenté à l’Assemblée nationale en 1790 (VICQ D’AZYR Félix, Nouveau plan de constitution pour la médecine en France, présenté à l’Assemblée nationale par la société Royale de médecine, Paris, 1790, cité dans LECA (Antoine), LUNEL (Alexandre), SANCHEZ (Samuel), Histoire du droit de la santé, LEH, Bordeaux, 2014, p.184) mais ce projet n’a pas abouti). Il est vrai que la différence entre ‘médicament qui soigne’ et ‘poison qui tue’ est insaisissable et dépend en réalité de l’orientation donnée à la composition …et de la dose utilisée. Il est écrit dans le Digeste de Justinien, livre 48, titre 8, 3, Marcien au livre. 14 des Institutes, 2 (voir note ci-après) 14 une définition très moderne du poison 62, qu’on ne trouve pas dans notre droit qui évite d’en donner une spécification précise63. Le terme de pharmacie -qui pourrait être d’origine égyptienne 64- vient du grec pharmakon (φάρμακον) qui désignait le poison ou le remède, car la frontière entre l’un et l’autre est ténue. En effet la différence entre médicament, poison et substance jouant un rôle hormonal ou neuro-humoral n’est pas et n’a jamais été claire. Elle est subjective : elle dépend de l’orientation donnée à la composition et de la dose utilisée. Il est écrit dans le Digeste de Justinien : « celui qui dit poison (venenum) doit ajouter s'il est mauvais ou bon ; car les médicaments (medicamenta) sont aussi des poisons (venena): parce que sous ce nom sont contenus tout ce qui, lorsqu'on en use, change la nature de ce à quoi on l'applique » 65. Les Assises du roi Roger de Sicile (1140) distinguent d’ailleurs très bien les « drogues mauvaises et nocives » (mala et noxia medicamenta) des poisons (venena), qui sont confondues dans la catégorie des « boissons enchantées » (poculum amatorium) 66. Comme le disait jadis Paracelse, « tout est poison, rien n’est poison, seule la dose compte » 67. C’est le sens de l’adage Dosis sola venenum facit (la dose seule fait le poison). On connaît également sur ce registre le mot fameux d’A.-S. Taylor (1806-1880), considéré comme le père de la médecine légale britannique : « a poison in a small dose is a medecine and a medecine in a large dose is a poison ». Le mot latin de venenum (qu’on traduit par poison et qui a servi à dénommer les substances vénéneuses) désigne à la fois le poison et le médicament68. De là, il 62 Digeste, livre XLVIII, titre VIII, 3, Marcien au livre 14 des Institutes, 2: « Venenus contient à la fois ce qui doit être guéri et ce qui est prêt à tuer », ce qui explique le binôme : venenus (poison ou médicament) et venenus malus (poison). Car « celui qui dit poison (venenum) doit ajouter s'il est mauvais ou bon ; car les médicaments (medicamenta) sont aussi des poisons (venena): parce que sous ce nom sont contenus tout ce qui, lorsqu'on en use, change la nature de ce à quoi on l'applique » (Dig. 50, XVI, loi 236). 63 Le droit français définit l’empoisonnement (C. Pén., art. 221-5 : « Le fait d'attenter à la vie d'autrui par l'emploi ou l'administration de substances de nature à entraîner la mort ») - mais pas le poison. Ce dernier renvoie indirectement à la catégorie des « substances de nature à entraîner la mort » employées ou administrées à cet effet. 64 Le terme grec viendrait de l’égyptien ancien : ph-ar-maki, signifiant « qui procure la sécurité » (FAGNARD (Jean- Luc), « La conception des produits pharmaceutiques », dans Mélanges offerts à Marcel Fontaine, Larcier, Bruxelles, 2003, p. 778 ; COTNOIR (Michel), La mise en marché du médicament en droit canadien, thèse Droit, Bordeaux, 1994, éd. Thémis, univ. de Montréal, p. 1). Ou pheret-maki (celui dont les prescriptions protègent), allusion à Thot, le dieu guérisseur (GHALIOUNGUI Paul, La médecine des pharaons, Robert Laffont, Paris, 1983, p.182). 65 Dig. 50, 16, 236 précité. 66 Titres LXVIII et LXX (PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, Sirey, 1940, p. 196) 67 « Die dritte Defension wegen des Schreibens der neuen Rezepte », Septem Defensiones 1538, Werke Bd. 2, Darmstadt 1965, p. 510 68 Le Digeste de Justinien utilise synonymement ces deux termes et croit devoir rappeler que tous les poisons ne sont pas nuisibles, tout dépendant de l’orientation donnée à la substance (Dig., 48, 8, 3, 2 : Adjectio autem ista, veneni mali, ostendit esse quaedam, et non mala venena. Ergo nomen medoium est, et tam id quod al sanandum, quam id quod ad occidendum paratum est, continet). 15 est passé en latin médiéval, puis en français, où le mot farmacie avec un F avait lato sensu le sens de médicament ou de remède, entendus synonymement69. S’agissant du professionnel de la pharmacie, la Bible, dans sa version grecque dite la Septante70, qui mentionne le pharmakeus (φαρμακεύς) 71, personnage inquiétant, distingue clairement le médecin (ἰατρός, iatrós) et le pharmacien (φαρμακός, farmakós) 72, mais on ne sait pas grand-chose sur leurs activités chez les anciens Hébreux. Plus tard, des φαρμακοπώλης (pharmakopolēs) auraient existé dans la Grèce classique 73. Toutefois, il n’est pas certain qu’ils aient exercé un métier séparé de la médecine 74. À Rome certains termes le suggèrent 75. Cependant, les personnes qu’ils désignent 76 évoquent moins des professionnels qualifiés que des vendeurs de 69 Lato sensu, medicamentum et remedium étaient synonymes en latin (BIOUX (Christopher) et DE CHANTAL (Laure), Hocus Pocus. À l’école des sorciers en Grèce et à Rome, L’Antiquité par ses textes, Belles Lettres, 2012, Glossaire magique, v° Remedium, p. 250.)peut désigner le médicament69. En français, la confusion a été fréquente. Cependant dans la langue classique le terme désignait la purgation à l’aide d’une drogue (REY (Alain), dir., Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1998, t. III, v° Pharmacie). Et de nos jours le remède « comprend celui-ci et, de plus, tout ce qui peut combattre la maladie, améliorer l’état du malade, amener la guérison » (DUMAS (J.-B.), préface au Codex, 1866. Voir Cass. crim., 28 mai 1968, D., 1968, note DILLEMANN (G.) et PLAT (M.), p. 746.). La saignée, l’électricité, l’hydrothérapie, les massages ou la diète alimentaire sont des remèdes, ce ne sont évidemment pas des médicaments. Les confusions qui s’opèrent s’expliquent aisément par la sémantique et par l’histoire. 70 Le mot désigne désigne l'ensemble des plus anciennes traductions de la Bible hébraïque en grec, aux IIIe et IIe siècles avant J.-C. 71 Apocalypse, 21-8. Le terme désigne l’enchanteur, le sorcier – car pharmakon signifie aussi (le poison, le médicament et) le philtre magique (BIOUX (Christopher) et DE CHANTAL (Laure), Hocus Pocus. À l’école des sorciers en Grèce et à Rome, op. cit., p. 250). Le Livre de l’Apocalypse voue d’ailleurs cet individu à l’Enfer… 72 38,7 (Livre de l’Ecclésiastique) : si le médecin « en fait usage [de la science] pour soigner et soulager ; le pharmacien en fait des mixtures ». Le premier à avoir découvert ce passage est GONGGRYP (T.), L’exercice de la pharmacie en officine sous l’Ancien Régime, les corporations d’apothicaires à la conquête du monopole pharmaceutique (XIIIe-XVIIIe siècle), mémoire DEA droit de la santé, Aix-en-Provence, 2002, p. 9. Le sens du mot hébreu utilisé dans l’Écriture (rokeah) juxtapose deux racines : rakk, « réduire en poudre », et kah, « prendre ou faire prendre », mentionnées dans le Livre des racines (Sefer ha-shorashim) du rabbin David Kimhi (XIIe s.) et le Thesaurus Linguae Hebraicae de W. Gesenius (1786-1842). La vulgate latine le restitue par le terme d’unguentarius, qui, en latin classique, désignait l’homme qui fabrique et vend des onguents (Sénèque, Quaest nat., 4b 13, 8 : « Unguentarius homo est, qui unguenta conficit et vendit »). 73 HIPPOCRATE, Les airs, les eaux et les lieux. Le serment, introduction d’É. Littré, éd. Arléa, Paris, 1995, p. 23. En fait, on ne sait pas grand-chose sur ces pharmacopoles, hormis qu’ils vendaient des produits toxiques (pharmakon = poison). Voir LAFONT (Olivier), « L’évolution de la législation pharmaceutique des origines à la loi de Germinal an XI », RHP, n° 339, 2003, p. 363. 74 En revanche, il est certain que les médecins préparaient des remèdes, comme le montre un traité du IIe siècle avant J.-C. intitulé De la bienséance (HIPPOCRATE, Connaître, soigner, aimer. Le Serment et autres textes, Paris, Seuil, 1999). À tout prendre, ils représenteraient un ancêtre plus certain que le pharmacopole. 75 Celse, dans son De re medica, au Ier siècle, fait la distinction entre les pratiquants de la pharmaceutique (pharmaceutes), les marchands qui vendent des médicaments tout préparés (pharmacopoles), les pileurs de drogues (pharmaceutribes), les marchands de plantes communes (herbarii) et les droguistes (seplasiarii). Cf. VAN HOOF (Henri), « Notes pour une histoire de la traduction pharmaceutique », Medical translation and documentation, vol. 46, numéro 1, mars 2001. Le Code théodosien (438 ap. J.-C.) évoque le medicamentarius (3, 16, 1), le Digeste de Justinien (533), le pigmentarius (48, 8, 3, 3 De pigmentariis) et des sources littéraires mentionnent les aromatarii (du grec arôma qui désignait initialement une plante aromatique… ou des épices). 76 Pharmacopolæ en latin, pharmacopoles en français. 16 médicaments et de poisons 77 plus ou moins spécialisés 78, voire des colporteurs 79 et des charlatans 80. En effet il n’est pas toujours facile de les distinguer du pigmentarius et de l’unguentarius. En principe le pigmentarius est étymologiquement un vendeur de couleurs (pigmenti). Et l’unguentarius est l’homme qui fabrique et vend des onguents 81. C’est la traduction dans la Vulgate latine (la traduction de la Septante en latin82 du grec φαρμακός. Le droit romain s’est attaché exclusivement à réglementer la vente des poisons 83. Mais l’usage reste confus. Un texte d’Olympiodore au VIe siècle avant notre ère 84 distingue clairement deux professions, puisqu’il mentionne le médecin prescripteur et le pigmentarius 85 chargé d’exécuter l’ordonnance (medicus quidem praescribit ; pigmentarius verò ministrat). Il s’agit là d’une source isolée, sans influence directe attestée sur la création de la pharmacie telle que nous la connaissons. Il n’en est pas de même dans l’Orient musulman au Moyen Âge. LEÇON 2: 08 - Le tournant médiéval : l’apparition de boutiques où l’on vend des drogues et remèdes - La profession d’apothicaire 86, distincte de celle de médecin, 77 Le Digeste de Justinien utilise synonymement ces deux termes et croit devoir rappeler que tous les poisons ne sont pas nuisibles, tout dépendant de l’orientation donnée à la substance (Dig., 48, 8, 3, 2 : Adjectio autem ista, veneni mali, ostendit esse quaedam, et non mala venena. Ergo nomen medoium est, et tam id quod al sanandum, quam id quod ad occidendum paratum est, continet). 78 Les pharmacopolae vendaient sur les marchés des drogues, mais aussi des amulettes et des pierres précieuses (BOUSSEL (Patrice), Histoire illustrée de la pharmacie, éd. G. Le Prat, Paris, 1949, p. 50). Au demeurant, les mots latins medicamen et medicamentum étaient polysémiques puisqu’ils désignaient aussi bien le remède que la matière colorante ou le cosmétique. En tout cas, le mot pharmacopola finit par revêtir une connotation péjorative, synonymement à celui de charlatan (LAFONT (Olivier), L’évolution de la législation pharmaceutique des origines à la loi de Germinal an XI, op. cit., p. 363). 79 Deux vocables sont attestés : sellularius pour le professionnel qui tenait boutique (de sellula, la chaise) et circulator pour celui qui courait foires et marchés (ibid., p. 50). 80 LAFONT (Olivier), « L’évolution de la législation pharmaceutique des origines à la loi de Germinal an XI », RHP, 2003, n° 339 p. 363. S 81 ENEQUE , Quaest nat., 4b 13, 8 : « Unguentarius homo est, qui unguenta conficit et vendit ». 82 La Vulgate est la plus ancienne version latine de la Bible, composée en majorité des traductions faites à la fin du IV siècle par Jérôme de Stridon 83 Dig., loi 3, §.2, liv. 48, tit. VIII, Ad legem Corneliam de sicariis et veneficiis (relatif à la loi Cornelia sur les assassins et les empoisonneurs) et Ulpien, Digeste, loi 236, lib. L, tit. XVI, De verborum significatione, précité supra note n°58. 84 « Le médecin (medicus) prescrit et le pigmentarius exécute l’ordonnance » (BOUSSEL (Patrice), Histoire illustrée de la pharmacie, op. cit., p. 16 ; RENAUT (M.-H.), « De la corporation d’apothicaires à l’Ordre. Un monopole dénoncé, la pharmacie d’officine », RDSS, 1997-4, p. 738). 85 Le mot qui, en latin classique, désigne le marchand de couleurs (pigmenti) peut être traduit ici par épicier. 86 Tiré du grec ἀποθήκη, boutique, entrepôt, le terme apparaît avec l’apothecarius, qui a commencé par désigner, dans les couvents, le moine chargé de la pharmacie (CHERUEL (Adolphe), Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, t. I, Hachette, 1855, réimpr. Genève, Mégariotis Reprints, v° Apothicaire, p. 28). 17 existait bel et bien à Bagdad à compter du IXe siècle 87 et elle est attestée dans l’Espagne musulmane au Xe siècle 88, dans le royaume de Naples au plus tard dans la première moitié du XIIIème siècle89. Dans l’Occident chrétien, après bien des tâtonnements sémantiques 90, la profession s’est individualisée un peu plus tardivement. C’est, dans le sillage de la renaissance des villes et du mouvement communal, l’émergence d’une profession urbaine spécifique. Celle-ci, par sa nature même, manipule des substances vénéneuses et des toxiques, ce qui explique le développement de règles elles- mêmes singulières. Elles se dégagèrent à l’automne du Moyen Âge. Rétrospectivement, elles apparaissent constitutives d’un droit pharmaceutique avant la lettre (partie I). Ce droit pourrait être défini comme l’ensemble des règles qui régissent la mise sur le marché des drogues et remèdes « entrants au corps humain » et auxquels « on doit plus avoir l’œil qu’à nul autre desdits métiers », comme le dit l’édit de 1484 qui entend protéger le public des « graines et substances dangereuses …malfaisantes au corps humain » 91. L’élément central du dispositif est l’encadrement de ces produits dangereux. Toutefois, ces règles ne constituaient ni un corps cohérent ni même un ensemble à l’autonomie reconnue. Il a fallu attendre pour cela une conceptualisation qui s’est opérée dans un second temps et de façon progressive à partir de l’Ancien Régime (partie II). Sa réussite a été telle qu’elle a laissé une empreinte très forte dans l’organisation pharmaceutique jusqu’à l’orée du XXIe siècle. D’ailleurs, en vieux français, apothicaresse dénommait la « religieuse au service des pauvres, qui préparait les remèdes ». Le vocable désigne toujours le pharmacien dans plusieurs langues du nord-est de l’Europe (apotheker en allemand et en néerlandais, apoteker en danois, apotekare en suédois, apteeker en estonien, etc.) 87 HADZOVIĆ (Sabira), «Pharmacy and the great contribution of Arab-Islamic science to its development », Medicinski Arhiv 51 (1–2), 1997, pp.47–50; AL-GHAZAL (Sharif Kaf). «The valuable contributions of Al-Razi (Rhazes) in the history of pharmacy during the Middle Ages», Journal of the International Society for the History of Islamic Medicine, 3(6), 2004, pp. 9-11. Le terme arabe alors usité pour le pharmacien était saydana (sayâdila au pluriel) du mot désignant le santal qui était vendu dans ces officines. Le terme éclaire le titre de l’ouvrage d’Al Biruni (973-1048) : Kitab al-saydana fi al-tibb (Livre de la science des drogues) qui est une pharmacopée. L’antériorité de l’Orient abbasside porte non seulement sur la notion de profession séparée, mais aussi sur l’inspection publique des médicaments et l’institution d’une Pharmacopée (JAZI (Radhi) et SHEADEH (Kemal), « Séparation de la pharmacie et de la médecine », RHP, 1996, 44, n° 312, p. 509-511 ; LAFONT (Olivier), dir., Dictionnaire d’histoire de la pharmacie, éd. Pharmathèmes, Paris, 2003, v° Saydalî, p. 28 et du même auteur, L’évolution de la législation pharmaceutique des origines à la loi de Germinal an XI, op. cit., p. 365). 88 PELLAT (Charles), Édition arabe et traduction française du calendrier de Cordoue de l’an 961, Dozy, Leyde, 1961, p. 108 et 130. 89 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 25. 90 Le terme apparaît dans les sources anciennes à travers les dénominations de pigmentarius, aromatarius, pharmacopola et bien sûr apothecarius (ibid., v° Apothicaire, p. 28). 91 ISAMBERT, Recueil des anciennes lois françaises, t. XI, p. 112-119. 18 PARTIE I : LE DROIT PHARMACEUTIQUE, UNE INVENTION MÉDIÉVALE 92 Le problème de l’origine historique du droit des professions de santé est une énigme dont tous les éléments ne sont pas encore dégagés et qui pose encore un maximum de questions 93. On dispose néanmoins d’un peu de lumière sur les apothicaires, assez en tout cas pour attester tant de l’origine médiévale de ce métier (chapitre I) que des principes les plus caractéristiques du droit français applicables à l’officine pharmaceutique (chapitre II). CHAPITRE I - L’apothicairerie, un commerce de détail dont l’apparition date du Moyen Âge 09 - De nouvelles boutiques - Dans l’Europe chrétienne, les premières boutiques d’apothicaires (apothecae)94 apparaissent entre le XIe et le XIIIe siècle. En France, la première trace qui nous en soit parvenue est un acte du 4 décembre 1093 de Foulque IV, comte d’Anjou, qui concéda au chapitre-cathédral d’Angers le monopole du commerce des drogues (pigmentarius species) 95. Le terme désignait les « marchandises d’épicerie surtout celles qui sont propres à la médecine et à la teinture 96 ». On trouvait en premier lieu des herbes97, mais aussi des matières premières d’origine minérale (sulfure de mercure par exemple), animale (bois de cerf, venins…) ou de provenance humaine (sel volatile de crâne), ainsi que des produits très divers, qu’on classerait aujourd’hui parmi les aliments ou les condiments. Le premier texte officiel à évoquer la profession paraît être les statuts d’Arles - en latin- qui traitent des speciatores dans la seconde moitié du XIIe siècle, puis les 92 Pour plus de détails, cf. LECA (Antoine), « Les origines médiévales du droit pharmaceutique », Mélanges M. Vidal, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010, p. 675-687. 93 LECA (Antoine), « Une influence abbasside sur l’émergence en France d’un droit des professions de santé ? », études d’histoire du droit privé en souvenir de M. Carlin, éd. La Mémoire du Droit, Paris, 2008, p. 531. 94 Le mot dérive du grec ancien ἀποθήκη (apothḗkē ) «dépôt, entrepôt » via le latin apotheca qui a le même sens. Il a fini par désigner spécialement un dépôt de médicaments. Cette acception figure en 1241 dans les Novae Constitutiones, (livre III, titre 46). 95 PREVET (François), Les statuts et règlements des apothicaires, textes intégraux accompagnés de notes critiques, Paris, Sirey, 1950, t. 5, p. 1171-1172. 96 SAVARY DES BRUSLONS (Jacques), Dictionnaire universel de commerce : d’histoire naturelle, et des arts et métiers, 1723-1730, t. 2, p. 126 (livre numérique Google). 97 Ces marchands (qui pouvaient être ambulants) étaient dénommés herbiers en français (cf RUTEBEUF, Œuvres complètes, « Le Dit de l’herberie » (1258 ?), Livre de Poche Garnier, 2005, pp.764 et suiv. 19 statuts d’Avignon au milieu du XIIIe siècle98. Les statuts de Montpellier -en langue d’oc- dont la datation n’est pas sûre (XIIe) citent les especiadors 99. 10 - De nouveaux professionnels - Au XIIIe siècle, ceux qui entraient à l’université devaient prêter serment de ne pas accomplir de besognes manuelles 100, ce qui excluait la préparation des remèdes au pilon. Il en résulta la séparation définitive des médecins, qui suivaient des études théoriques, et des apothicaires, qui exerçaient un art mécanique. Ceux-ci se formaient alors « sur le tas » et n’étaient que des commerçants, pas très différents des épiciers et des herboristes entre lesquels la distinction était initialement mal aisée, voire impossible. Dans un second temps, les opérations délicates qu’ils devaient mener impliquèrent des acquis intellectuels (et d’abord savoir lire). Dans la péninsule italique, la profession existait peut-être en Sicile sous le règne du roi Roger II, suivant l’interprétation qui peut être donnée de deux passages des Assises d’Ariano en 1140 101. Mais elle n’est attestée incontestablement qu’à partir des Constitutiones Melfiae 102 de Frédéric II en 1231 103 et de ses Novae Constitutiones de 1241, qui traitent des confectionarii, qui composent des remèdes sous le contrôle des médecins et usent du terme apotheca pour désigner le lieu de dépôt des médicaments 104. En France, elle est mentionnée dans le Livre des métiers (de Paris) d’Étienne Boileau105, prévôt des marchands, qui daterait de 1268. Elle est également citée dans plusieurs textes qui ne s’appliquèrent qu’à Paris et dans ses faubourgs. Il s’agit d’abord des statuts de 1271 de la faculté de médecine, complétés le 28 février 1322 106, qui imposent aux apothicaires une surveillance universitaire étroite (notamment la visite/inspection des boutiques par le doyen de la faculté de 98 LAFONT (Olivier), L’évolution de la législation pharmaceutique des origines à la loi de Germinal an XI, op. cit., p. 366. Speciatores, qui est généralement traduit par épiciers, est présent dans les statuts arlésiens établis entre 1162 et 1202, et à Avignon, en 1242. 99 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit. p.546. 100 On cite parfois une décision de la faculté de médecine de Paris de 1453, interdisant aux médecins placés sous sa juridiction de recourir au travail manuel (CADEAU (Emmanuel), « Le droit de la santé n’est pas né au XXe siècle, l’histoire du droit du médicament le prouve », R.G.D.M., n° hors-série, « Pouvoir, santé et société, 1re journées d’histoire du droit de la santé, Paris VIII, 16-17 novembre 2006 », LEH Édition, Bordeaux, 2008, p. 301). 101 Titres LXVIII et LXX (PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 196) 102 Cf. notamment les titres 66 à 70 des Constitutions de Melfi (qui instituent un contrôle des « maîtres en physique » de Salerne). 103 LAFONT (OLIVIER), Dictionnaire d’histoire de la pharmacie, op. cit., v° Constitutions de Melfi, p. 272 et, du même auteur, L’évolution de la législation pharmaceutique des origines à la loi de Germinal an XI, op. cit., p. 366. 104 Novae Constitutiones, livre III, tit. 46. Ce monument législatif a été édicté par l'empereur Frédéric II le 1er septembre 1231 pour son royaume de Sicile. 105 BOILEAU (Etienne), Le Livre des Mestiers et Marchandises, Impr. Nationale, 1879, p. 267. 106 AN, MM/266, p. 24-26 : Ordinationes facultatis medicinae Paris de apothecariis (28 février 1322), cité par LUNEL (Alexandre), L’organisation des professions médicales sous l’Ancien Régime…, thèse Droit (dactyl.), Paris II, 2004, p. 62. 20 médecine 107 accompagné d’un apothicaire) 108 et diverses obligations, comme celles d’avoir un formulaire109 (appelé Codex110 peut-être inspiré d’ouvrages arabes 111), celle d'utiliser des poids et mesures vérifiés112 et l’interdiction de délivrer sans prescription médicale des remèdes, exception des « remèdes vulgaires ». Il faut aussi mentionner l’ordonnance royale du 22 mai 1336, qui donna aux médecins compétence pour contrôler les droguiers 113, plaçant ainsi les apothicaires sous une tutelle qui, plusieurs fois réaffirmée 114, dura quatre siècles. De bonne heure ces professionnels se sont regroupés : en confréries à caractère religieux, puis surtout en communautés 115. 107 La visite des officines par (deux inspecteurs pharmaciens et) un docteur en médecine s’est perpétuée en France jusqu’en 1905 ! (GORIS (Albert) et LIOT (André), Pharmacie galénique. Approche historique, t. 1, Histoire de la pharmacie, Masson, Paris, 1949, p. 49) 108 Cette tutelle fut maintes fois réaffirmée par la suite : en 1336 par lettres patentes de Philippe VI de Valois, en 1437 par celles de Charles VII, en 1631 par un concordat entre la Faculté et les maîtres-apothicaires, confirmé en 1672…PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 33). 109 Les plus anciens formulaires sont ceux qui viennent du monde arabe : le Grabadin (voir note suivante), le Liber Servitoris d’Abulcasis, le Canon de la Médecine d’Avicenne, le Liber de medicinis simplicibus de Sérapion et ceux de la péninsule italique : Circa Instans de Platearius de Salerne (XIIème s.) l’Antidotataire de Nicolas de Salerne (antérieur à 1160), le Synonyma Medicinae de Simon de Gênes (antérieur à 1292), etc. (cf PREVET François, Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., pp. 26-27). 110 Le codex était originellement « une forme nouvelle de présentation des documents » (J. Gaudemet), qui au lieu d'être enroulés étaient cousus feuille à feuille, comme un cahier. En apothicairerie, on a donné ce nom à des recueils de recettes. 111 C’est le précédent des Grabadins, du persan Aqrabadin, mot d'origine grecque, passé ensuite dans la langue arabe. Il signifie l'ouvrage comportant les formules, les modes de préparation, la posologie et la conservation des médicaments (JAZI (Radhi), ASLI (Farouk, Omar), « La pharmacopée d’Avicenne », RHP, 1998, n°317, pp. 8-28). On en connaît plusieurs réalisations. La plus ancienne est celle d’Ibn Sahl Shapur (869) qui était médecin. Elle encadrait les préparations pharmaceutiques des sayadila (les magasins de drogues et remèdes). Al-Biruni (973-1050) est quant à lui l’auteur du fameux Kitab al-Saydalah (« Le Livre des drogues »). Cf BEN AZZOUNA (Rana), HAMDANE (Ridha), Histoire de la pharmacie en Tunisie (VIIIe siècle-1976), L’Harmattan, collection Acteurs de la science, 2011). Le plus utilisé a été le Liber de Complexionibus, proprietatibus, electionibus, operationibus attribué à Yahya ibn Masawaih (Jean de Mesué), médecin perse ou assyrien (chrétien) du IXème siècle. Il s’est répandu dans toute l’Europe sont des noms divers (Voir par ex. VANDEWIELE Léo-J., « Le Grabadin du pseudo-Mesué et son influence dans les Pays-Bas méridionaux » (De Grabadin van Pseudo-Mesues (XIe-XIIe eeuw) en zijn invloed op de oniwikkeling van de farmacie, in de Zuidelijk Nederlanden, RHP, 1962, n°173-174, pp. 294-295). 112 Jusqu’à la Révolution qui a imposé le système métrique, les unités de poids employées par les apothicaires étaient différentes des unités ordinaires du commerce : grain (un grain de blé moyen), obole (12 grains), scrupule (du latin scrupulum, petit caillou) dit aussi denier (24 grains), drachme ou gros (72 grains), once (576 grains) et livre médicinale ou livre légère (12 onces). I 113 SAMBERT , Rec., t. IV, p. 424-425 ; Ordonnances des rois de France, II, p. 116 ; CHÉRUEL (Adolphe), Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, t. I, réimpr. Genève, Mégariotis Reprints, v° Corporations/Apothicaires, p. 233. Un droguier désignait à la fois le cabinet ou l’armoire à drogues et la collection de bocaux contenant les remèdes. 114 Cf. DENIFLE (Henri) et CHATELAIN (Émile), Chartularium universitatis parisiensis, Paris, Ex typis fratrum Delalain (4 vol. parus de 1889 à 1897), vol. III, n° 1215, p. 20 : ordonnance du roi Jean du mois d’août 1353 prescrivant des règlements en sept articles pour les apothicaires. Beaucoup plus tard, un arrêt de règlement du Parlement de Paris (la plus haute juridiction du royaume) reprit la règle et ordonna en outre aux apothicaires de ne composer des médicaments que sur ordonnance d’un médecin (LE VEST (Barnabé), CCXXXVI arrests célèbres et mémorables du Parlement de Paris, Paris, 1612, arrêt CXCXVI, p. 959-964). Dans le Midi, l’approbation de la faculté de médecine figure dans un privilège accordé à cet établissement le 4 janvier 1499 dont le Parlement de Montpellier réaffirma l’existence dans un arrêt de 1663 (DAUCHY (Serge), « Le jurisconsulte et le médecin. La douleur vue à travers les recueils d’arrêts (XVIe-XVIIIe siècles) », in DURAND (Bernard), POIRIER (Jean) et ROYER (Jean-Pierre), dir., La douleur et le droit, P.U.F., Paris, 1997, p. 154-155). 115 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 29. 21 11 - De nouvelles corporations - Durant cette période, l’organisation professionnelle était dominée par le système du métier juré. Chaque profession formait un corps, une corporation comme on le dit plus tard par imitation de l’anglais 116. La communauté détenait un monopole117 sur un champ d’activité. Leur origine est mal connue 118. Toujours est-il que les règlements ou statuts 119 adoptés par chacune réglaient le mode d’accès à la profession 120, les conditions de travail et la vente des produits, avec d’autant plus de rigueur que l’apothicaire figurait parmi les « métiers de danger » 121 et le prix des médicaments 122. Ces statuts, maintes fois modifiés, demeurèrent en vigueur jusqu’au XVIIIe siècle 123. L’apprentissage, qui était fondamentalement pratique, se faisait chez un maître et l’accès à la maîtrise supposait, comme dans les autres métiers, la réalisation d’un 116 Le système corporatif existait dans toute l’Europe. Il a donné lieu en France à un classique (OLIVIER-MARTIN (François), L'organisation corporative de la France d'Ancien Régime, Sirey, Paris, 1938). En Angleterre, par exemple, il donna naissance à trois corporations dans le domaine de la santé : pour les médecins (Royal College of Physicians), les chirurgiens (Company of Surgeons) et, bien sûr, les pharmaciens (Society of Apothecaries). Elles eurent dans ce pays une longévité toute particulière. 117 On use de ce terme usuel par simple commodité. En effet le mot n’est pas issu de la langue juridique. En français il renvoyait anciennement à celui de conjuration et de complot (CHERUEL A., Dictionnaire historique des institutions. Mœurs et coutumes de la France, 2ème partie, éd. 1867, réimpr. Genève Mégariotis Reprints 1978, p. 727), celui de « monopoleur » désignant …un accapareur de denrées (REY A. dir., Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1998, p. 2276.) ou le percepteur d’un impôt onéreux (CHERUEL A., Dictionnaire historique des institutions, op. cit., p. 727.). Ni la loi du 19 ventôse an XI sur la médecine ou celle du 21 germinal an XI sur la pharmacie, ni le code actuel de la santé publique ne recourent jamais à ce vocable. Comme si c’était « un gros mot » (LECA A., Avant-propos dans CDSA n°28, Le monopole médical en question. France, Etats-Unis, Canada, Japon, Brésil, Vietnam, LEH, Bordeaux, 2019). 118 On a d’abord imaginé une influence romaine (MARTIN-SAINT-LÉON (Étienne), Histoire des corporations françaises d’arts et métiers, 2e éd., Paris, Germer, 1878, p. 85 ; ESMEIN (Adhémar), Cours élémentaire d’histoire du droit français, Sirey, 14e éd., 1921, p. 292). Mais cette thèse n’est plus retenue aujourd’hui (GOURON (André), La réglementation des métiers en Languedoc au Moyen Âge, Droz, Paris, 1958, p. 16). Actuellement, on penche plutôt en faveur d’une origine arabe, transmise par la Sicile (GONGGRYP (T.), L’exercice de la pharmacie en officine sous l’Ancien Régime…, op. cit., p. 29 et 36 ; LAFONT (Olivier), Dictionnaire d’histoire de la pharmacie, op. cit., v° Constitutions de Melfi, p. 272 ; LECA (Antoine), « Le monopole médical et la réglementation de la profession pharmaceutique : une influence abbasside sur le droit français ? », dans Études d’histoire du droit privé en souvenir de Maryse Carlin, éd. La Mémoire du Droit, Paris, 2008, p. 521-531. C’est d’ailleurs la voie qu’a prise la diffusion des connaissances scientifiques, accumulées par les Arabes. 119 La totalité des statuts découverts ont été recensés par François Prévet et publiés en 15 volumes sous le titre Les statuts et règlements des apothicaires (Sirey, 1950). 120 Certains statuts (par ex. Marseille en 1574) exigeaient un certificat de catholicité pour l’accès à la maîtrise. Ceux de Montpellier au XVème siècle n’admettaient « ni juif, ni sarrasin, ni marran », c’est-à-dire musulmans et juifs convertis (PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 35). 121 Il s’agissait des apothicaires, des orfèvres, des imprimeurs et des serruriers qui devaient satisfaire à des règles de compétence technique et morale particulières (OLIVIER MARTIN (François), L’organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris, 1938, p. 96 et 100). 122 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 47 en donne de nombreux exemples. Mais il ne faut pas imaginer de règle générale. Certains statuts permettent aux apothicaires de vendre « à bon et raisonnable prix, sans exaction ni excès » (Rouen, 1508, ibid.,, p. 355) ou indiquent qu’ils seront taxés par le médecin qui en aura établi l’ordonnance (Béarn 1551, ibid., p. 356). 123 L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en fait état (t. 1, 1751, v° Apothicaire, qui ne contient aucune critique du système). 22 chef-d’œuvre 124 – en l’espèce cinq compositions à réaliser parmi celles du Codex – précédé par une « lecture » et un acte des herbes 125. De bonne heure, les apothicaires furent dotés de statuts dans différentes villes. La première corporation officiellement désignée comme telle est mentionnée à Naples en 1231 126. En France, réserve faite de l’antériorité de Montpellier (alors possession des rois d’Aragon) les textes sont postérieurs à cette date : Avignon (territoire pontifical), 1242 ; Toulouse, 1309 ; Paris, 1311 ; Bordeaux, 1414…). Dans la péninsule ibérique, les apothicaires formaient un colegio à Valence en 1441 et à Barcelone en 1445 127. Cette chronologie suggère une diffusion d’est en ouest, à partir de l’Italie du Sud et le long de l’arc formé par le littoral nord-méditerranéen, mais c’est là une hypothèse à vérifier de plus près. Suivant les aires territoriales, les apothicaires formaient une communauté seule (à Marseille par exemple) ou avec des professions diverses : médecins 128, chirurgiens, ciriers, merciers, drapiers et autres. A Saint-Lô en Normandie, une seule corporation réunissait apothicaires, droguistes, épiciers et ciriers 129. L’association qui était la plus fréquente concernait les épiciers 130. À Paris notamment, c’est un statut de 1258 et, surtout, un édit de 1484 131, confirmé et modifié à plusieurs reprises (1514, 1520, 1547…), qui consacrèrent l’exercice de la profession d’apothicaire épicier. Il existait des apothicaires épiciers et des épiciers simples « parce que qui est épicier n’est pas apothicaire et qui est apothicaire est épicier » 132. À l’époque, cette liaison, qui nous semble aujourd’hui curieuse, n’était ni absurde, ni infamante. En effet, les épices 133, qui étaient des 124 Le chef-d’œuvre apparaît progressivement vers les XIVe-XVe siècles (GONGGRYP (T.), L’exercice de la pharmacie en officine sous l’Ancien Régime…, op. cit., p. 72). 125 En l’état définitif du système (CHERUEL (Adolphe), op. cit., v° Apothicaire et VERDIER (Jean), Essai sur la Jurisprudence de la médecine en France, Alençon, Prault, 1763, p. 330). 126 GONGGRYP (T.), L’exercice de la pharmacie en officine sous l’Ancien Régime…, op. cit., p. 36. 127 DELON (Michel), Dictionnaire européen des Lumières, P.U.F., Paris, 1997, v° Médicament, p. 696. 128 GONGGRYP (T.), L’exercice de la pharmacie en officine sous l’Ancien Régime…, op. cit., p. 36. À Florence, les apothicaires (speziali) étaient associés aux médecins pour constituer la sixième des guildes majeures : l’Arte dei Medici e Speziali. 129 Notices, mémoires et documents publiés par la Société d'agriculture, d'archéologie et d'histoire naturelle du département de la Manche, Imprimerie d'Elie fils (Saint-Lô), 1927, p. 15. 130 Au XVIIIème siècle encore, un bon observateur notait qu’épiciers, droguistes et confiseurs ne formaient souvent qu’une corporation avec les apothicaires (DELON Michel, Dictionnaire européen des Lumières, P.U.F., Paris, 1997, v° Médicament, p. 337). I 131 SAMBERT , Recueil des anciennes lois françaises, t. XI, p. 112-119. Cet édit, véritable charte fondatrice de la communauté des apothicaires-épiciers de Paris, a été confirmé en juin 1514 et en novembre 1560. 132 Lettres pour la séparation du métier d’apothicaire d’avec celui d’épicier, Vincennes, juin 1514, dans ISAMBERT, Recueil des anciennes lois françaises, t. XI, p. 664. Voir aussi les lettres patentes du 15 juillet 1518 (PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 88). 133 Le vocable, qui dans le français contemporain désigne un aromate utilisé pour la cuisine, a d’abord dénommé toutes sortes de produits exotiques et la plupart n’avaient pas initialement de fonction culinaire, mais un usage thérapeutique (FLANDRIN (Jean-Louis) et MONTANARI (Massimo), dir., Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 1996, p. 493-494). Le terme d’épice est attesté vers 1175 pour désigner une drogue médicinale venant d’Orient (REY (Alain), dir., Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. I, v° Épice. Le mot d’épices (au pluriel) s’employait encore dans ce sens dans la langue du XVIIe siècle. L’édition de 1704 du Dictionnaire de Trévoux 23 produits de luxe et non des denrées communes, avaient souvent un intérêt thérapeutique. Et sans attendre le futur Coca-Cola®, né en pharmacie 134, et le yaourt 135, il faut se souvenir que cannelle 136, sucre 137, poivre 138, thé 139, mentionne les deux acceptions, archaïque et moderne (liant les épices à l’univers de la cuisine) : « Épice, sf. Toute sorte de drogue orientale et aromatique qui a des qualités chaudes et piquantes, comme sont le poivre, la muscade, le gingembre, le macis, la cannelle, le clou de girofle, la maniguette, etc. » utilisé dans la cuisine, concurremment à « Épices, s.f. plur. Se dit aussi des drogues médicinales qui viennent d’Orient, le sené, la casse, l’encens, etc. » 134 Imité du fameux « vin tonique à la coca du Pérou », lancé par le pharmacien Ange Mariani en 1871, cette boisson fut commercialisée aux États-Unis par John Pemberton, pharmacien de Géorgie en 1886 comme French wine of coca stimulant et remède contre les maux de tête (CHAST (François), Histoire contemporaine des médicaments, La Découverte, Paris, 1995, p. 111, qui précise que la gazéification et le remplacement du vin par l’extrait de noix de cola furent opérés en 1888 par Asa Candler, un autre pharmacien qui donna son nom définitif au produit). L’Orangina® a également une origine pharmaceutique (RHP, n° 369, avril 2011, p. 152)… ainsi que d’autres réalisations encore plus inattendues (TURBACK (Michael), The Banana Split Book, Incline Village, Camino Books, 2004). 135 Le yaourt industriel a d’abord été commercialisé en pharmacie (1929) à cause de ses effets intestinaux (« Le yaourt en pharmacie », RHP, 1981, 249, p. 111-112 ; Mon. Pharm., n° 3173, 15 avril 2017). 136 Au VIIIe siècle, son prix était si élevé que cette plante médicinale, rare et précieuse, était réservée aux rois et aux papes (Mon. Pharm., n° 3304, 18 janvier 2020, p. 28). 137 Le sucre – dont la vente était le monopole des apothicaires épiciers (CHÉRUEL (Adolphe), Dictionnaire historique des institutions…, op. cit., v° Corporations/Apothicaires, p. 23) – permettait d’édulcorer la vigueur de certaines substances sans en amoindrir les vertus médicinales. Il était donc incontournable dans la confection de remèdes. Il en reste le vieux dicton « apothicaire sans sucre… » qui se dit d’une personne qui manque des choses les plus indispensables pour exercer sa profession. 138 Le poivre était crédité de vertus diverses (CORBECHON (Jean), De proprietatibus rerum (1372), lib. XVII, cap. CXXVIII, trad. fr. Le livre des propriétés des choses, Stock, Paris, p. 268-269). Le Thresor de santé de 1607 dit encore qu’il « entretient la santé, conforte l’estomac […] dissipe les vents. Il fait uriner […] guérit les frissons des fièvres intermittentes, guérit aussi les morsures de serpents […] » (FLANDRIN (Jean-Louis) et MONTANARI (Massimo), dir., Histoire de l’alimentation, op. cit., p. 494). 139 Le thé, importé de Chine par les Portugais au XVIe siècle, était considéré comme une panacée par Bentekoé au XVIIe siècle (MAX-SIMON (P.), Déontologie médicale. Des devoirs et des droits des médecins dans l’état actuel de la civilisation, Paris, J.-B. Baillière, 1845, p. 464). Ou du moins un bon remède pour faciliter la digestion : dans les années 1820 encore, une des héroïnes de Balzac, dans les Illusions perdues, organise une soirée où cette boisson était servie, « grande innovation dans une ville où le thé se vend encore chez les apothicaires, comme une drogue employée contre les indigestions ». Et certains thés se réclamant de vertus thérapeutiques ont été récemment considérés comme des médicaments par présentation (CA Bordeaux, 30 septembre 2005, arrêt n° 1046, Nouv. Pharm., n° 390, avril 2006, p. 89-90). D’ailleurs, en partenariat avec le laboratoire Famadem-Diafarm, la société Fauchon commercialise en officine (et en parapharmacie) des thés « anti-âge », « belle peau » ou « minceur » suivant un procédé technique… mis au point par un pharmacien (Mon. Pharm., n° 2797, 10 octobre 2009, p. 3). Cf. http://www.famous-cosmetics.com/archives-a-la-une/fauchon-the-thes-beaute 24 chocolat140, café 141, vin 142 , eau minérale143, tabac 144 ou eau-de-vie 145 ont été d’abord des médicaments et qu’ils le sont restés parfois jusqu’au milieu de l’Ancien Régime146, voire plus tard147. Enfin, l’épicier était alors un riche négociant, compte tenu du prix de vente des épices (et de la nécessité de les payer en or aux négociants orientaux qui en faisaient le commerce). 140 Le chocolat, « découvert » par les Espagnols au Mexique, donna l’idée à l’apothicaire de Caylus de créer en 1720 les fameux chocolats médicinaux. Ce produit fut par la suite durablement utilisé comme médicament, auréolé par ailleurs de vertus aphrodisiaques. En 1732, Nicolas Lemery le présentait comme « un fortifiant de l’estomac et de la poitrine […] qui calme la toux » (PATERNOTTE (Stéphanie) et LABRUDE (Pierre), « Le chocolat dans quelques ouvrages français de pharmacie et de médecine des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles », Revue d'histoire de la pharmacie, 2003, p. 199 ; LEPAREUR (D.), « Le chocolat retrouve son cachet », Mon. Pharm., 15 septembre 2001, p. 18). En 1866, il entra dans la Pharmacopée française, dont il ne disparut qu’en 1908. À cette époque, nombre de produits chocolatés à visée thérapeutique étaient encore vendus en pharmacie : chocolats analeptiques au salep contre les maladies chroniques accompagnées d’une grande fatigue physique, chocolats au cachou à finalité stomachique, chocolats vermifuges à l’ambre gris, purgatifs à la poudre de Jalap, ferrugineux à la limaille de fer porphyrisée… et même antivénérien au chlorure mercurique ! L’homme qui démocratisa la consommation de chocolat en France fut le pharmacien Émile-Justin Menier (1826-1881) dont le père avait fondé la chocolaterie Menier (Mon. Pharm., n° 2953, 20 octobre 2012, p. 28). Les chocolats Dardenne, qui existent toujours aujourd’hui, doivent leur nom à un officinal de Luchon qui avait déposé un brevet en 1910 pour un produit sans effets secondaires indésirables supposés, c’est-à-dire digestifs, hépatiques… (https://chocolatdardenne.com/informations/6-l-histoire- de-dardenne). 141 DUFOUR (Philippe Syulvestre), Traitez nouveaux et curieux du café, du thé et du chocolate. Ouvrage également nécessaire aux médecins, et à tous ceux qui aiment leur santé, éd. J. Girin & B. Rivière, Lyon, 1685. 142 Supra §.003. 143 C’est au XVIIIème siècle que le développement de l’hydrologie médicale imposera l’idée des vertus curatives de ces eaux, ce qui conduisit à leur débit par les pharmaciens (RAYNAL Cécile, « La vente des eaux minérales par les pharmaciens », RHP 2004, n°344, pp. 587-606). Elles ne sont sorti du monopole qu’en 1954. Cependant Évian® demeura en vente exclusive en pharmacie jusqu’en 1960 (ibid., p. 596). Certaines restent commercialisées en officine. Tel est le cas de l’eau de Miers-Alvignac (http://www.miers.org/ : « Ses effets thérapeutiques sont tellement particuliers qu’elle en devient plus un médicament qu’une eau minérale ordinaire. Pour ces raisons vous ne la trouverez que dans les pharmacies, parapharmacies et magasins de produits diététiques ». On peut mentionner aussi l’Hydroxydase®, distribuée par Omega Pharma, qui revendique « action digestive – action antifatigue » en vente en pharmacie (https://www.pharmacie-cap3000.com/magnesium/16021-hydroxydase-eau-minrale-naturelle-gazeuse- 20-bouteilles-3595892583627.html)… et sur Amazon. 144 Supra §.003. 145 L’eau-de-vie (ou esprit-de-vin), dont la découverte est communément attribuée au médecin montpelliérain Arnaud de Villeneuve auteur d’un Traité sur la conservation de la jeunesse au XIIIe siècle, fut longtemps regardée comme une panacée, qui « prolonge la santé, dissipe les humeurs superflues, ranime le cœur et conserve la jeunesse, etc. » (CHÉRUEL (Adolphe), Dictionnaire historique des institutions…, op. cit., v° Eau-de-vie, p. 309). Elle demeura une « médecine » monopolisée jusqu’au XVIe siècle (ibid., v° Corporations/Apothicaires, p. 234.). En effet, lorsqu’en 1514, Louis XII eut réuni en corporation les vinaigriers, il leur accorda le monopole de la distillation de l’eau-de-vie (ibid., v° Eau-de-vie, p. 309), la faisant échapper aux apothicaires. Par la suite, en 1537, les distillateurs furent séparés des vinaigriers-moutardiers et formèrent une corporation distincte (ibid., v° Corporations/distillateurs, p. 239). 146 FLANDRIN (Jean-Louis) et MONTANARI (Massimo), dir., Histoire de l’alimentation, op. cit., p. 494. En 1763, les apothicaires pouvaient encore vendre en gros ou au détail le café en fèves non brûlées, le thé en feuilles et le chocolat « en tablettes, pains, tourteaux et rouleaux » qu’ils pouvaient d’ailleurs confectionner (VERDIER (Jean), La Jurisprudence de la Médecine, op. cit., p. 348). 147 La canne à sucre est décrite sous le nom de Saccharum officinarum par L. Reutter de Rosemont (1876-1921), dans son Traité de matière médicale et de chimie végétale, Paris, J.-B. Baillière, 1923. En 1918, pendant l’épidémie de grippe espagnole, la faculté de médecine recommandait la pratique des groggs et, dans ce but, plusieurs centaines d’hectolitres de rhum furent mises à la disposition des pharmaciens habilités à le délivrer sur ordonnance (14-18. Le Magazine de la Grande Guerre, n° 9, août-septembre 2002, p. 54). Il y a aussi une longue tradition de confiserie pharmaceutique, illustrée par la pastille de Vichy (à l’eau thermale riche en bicarbonate de soude, censée faciliter la digestion) brevetée au milieu du XIXe siècle et vendue en officine, ou les cachous Lajoinie, qui ont vu le jour en 1880 à Toulouse chez le pharmacien Léon Lajaunie (FROGERAIS (Andre), « La confiserie pharmaceutique », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01526222v1). 25 Lorsque les professions étaient séparées, les statuts locaux précisaient le périmètre de compétence des uns et des autres. C'est ainsi que le commerce des bougies communes et de la chandelle était réservé aux chandeliers, mais c’était souvent l'apothicaire qui était chargé de purifier la cire pour la fabrication des bougies et des cierges destinés au culte 148. Partout les statuts réglèrent le mode d’accès à la profession, les conditions de travail et la vente des produits. L’apprentissage, par exemple, était fondamentalement pratique : il se faisait chez un maître et l’accès à la maîtrise supposait, comme dans les autres métiers, la réalisation d’un chef-d’œuvre 149. Ces textes, maintes fois modifiés, demeurèrent en vigueur jusqu’au XVIIIe siècle. De prime abord, ils ne reflètent pas de particularisme pharmaceutique ou même sanitaire. Mais il s’agit là d’une impression superficielle qui ne résiste pas à l’analyse. Leçon 3 : Chapitre 2 - Le particularisme de l’apothicairerie, un trait juridique dont l’affirmation remonte au Moyen Âge Dès le Moyen Âge, émerge l’idée que l’art de l’apothicairerie, touchant de près à la santé humaine « à laquelle on doit plus avoir l’œil qu’à nul autre desdits métiers 150 », nécessite un encadrement spécifique strict : un monopole réservant le débit des drogues à des professionnels qualifiés, un contrôle médical sur celles-ci et des mesures préventives destinées à éviter de dangereuses connivences entre médecins et apothicaires, trop bien placés pour exploiter les peurs de leur clientèle. 12 - L’apothicairerie, siège d’un interventionnisme public précoce justifié par la dangerosité de ce qu’on y vend - Les motifs qui guidèrent les pouvoirs publics tenaient à la préservation de la santé. Dès 1312, Philippe IV ordonna à tous les apothicaires-épiciers-ciriers d'avoir des poids et mesures pour la vente « afin d'oster et faire cesser les grands barrais, fraudes et tricheries » 151. L'ordonnance de Philippe VI, en 1336, enjoignit aux 148 Notices, mémoires et documents publiés par la Société d'agriculture, d'archéologie et d'histoire naturelle du département de la Manche, Imprimerie d'Elie fils (Saint-Lô), 1927, p.3. 149 Le chef-d’œuvre apparaît progressivement vers les XIVe-XVe siècles (GONGGRYP (T.), L’exercice de la pharmacie en officine sous l’Ancien Régime…, op. cit., p. 72). 150 Edit (de Charles VIII) « concernant l’exercice de la profession d’apothicaire à Paris » d’août 1484 (ISAMBERT, Rec., op. cit., t. XI, p. 113). 151 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p.273 26 apothicaires de savoir lire et écrire. Une autre du roi Jean, en 1353, leur défendit de délivrer « aucune médecine venimeuse, périlleuse ou qui puisse faire abortir, simple ou composée. » Elle exigeait en outre de chacun d'eux, de posséder et entendre l'Antidotaire de Nicolas 152. A partir du XIVème siècle, la pratique de l’empoisonnement se diffuse. Cela explique ces réactions préventives des pouvoirs publics 153. On citera également au XIVème siècle l’obligation des apothicaires de se soumettre à la visite-inspection de leurs boutiques par le doyen de la faculté de médecine et de permettre le contrôle de leurs drogues, celle d’avoir un formulaire, d’utiliser des poids et mesures vérifiés, l’interdiction de délivrer sans prescription médicale des remèdes, exception des « remèdes vulgaires » et celle de la dichotomie qu’on retrouve déjà dans les statuts d’Arles de 1202 154, d'Avignon de 1243 (avec la règle Quod speciatores non faciant societatem cum medicis), de Nice de 1274155, de Bâle (1271-1322) 156, ou l’obligation de s’en tenir aux substitutions de matières premières autorisées (les fameux qui pro quo)157. D’où également l’interdiction ordinairement faite aux apothicaires d’avoir plus d’une boutique158 et de faire colporter leurs remèdes sans précaution. Des règles comparables existaient parfois pour… les pâtissiers 159. L’édit de 1484 précise d’ailleurs qu’il intervient « pour ce que la plupart de ladite marchandise, comme poudres, confitures de sucre, toute apothicairerie et plusieurs autres marchandises dépendant dudit métier s’y vendent et distribuent pour l’usage des corps humains et très souvent pour user à faire receptes, breuvages et autres compositions pour recouvrer la santé des créatures humaines… à laquelle on doit plus avoir l’œil qu’à nul autre desdits métiers 160 ». 152 Notices, mémoires et documents publiés par la Société d'agriculture, d'archéologie et d'histoire naturelle du département de la Manche, Imprimerie d'Elie fils (Saint-Lô), 1927. 153 COLLARD (Franck), Le crime de poison au moyen âge, P.U.F., 2003, pp. 40-48. 154 Antiqua Statuta Arelat. tit. 130 : « Speciatores non faciant societatem cum medicis nec accipiant ab eis de cibo et potu » cité dans PREVET (FRANÇOIS), Les statuts et règlements des apothicaires, textes intégraux accompagnés de notes critiques, Paris, Sirey, 1950, t.V, p. 1215. 155 PREVET (François), Histoire de l'organisation sociale en pharmacie, op. cit., p. 785 : « medici non habeant societatem cum ypothecariis nec ypothecarii cum medicis » 156 Ibid., p. 202 157 LECA A., « Les origines médiévales du droit pharmaceutique », dans Histoire, théorie et pratique du droit. Etudes offertes à M. Vidal, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010, pp.675-687. 158 L’édit d’août 1484 interdit à un épicier de faire un tel commerce « sous ombre d'avoir serviteur apothicaire qu'il voudrait tenir dans sa maison, si ledit épicier n'est pas lui-même apothicaire connaissant et approuvé audit métier et qu'il eut lui demeuré et servi en celui métier d''apothicaire, l'espace de quatre ans et fait les services et gardé les solennités ci-dessus requises ». Cet édit applicable à Paris fut confirmé et amplifié en juin 1514, le 12 avril 1520, le 20 novembre 1594 et ainsi généralisé et étendu à tout le pays. La règle, qui figure dans des lettres patentes de 1610 et 1638, la déclaration royale de 1777, la loi de germinal an XI et l’acte de 1941 est connue sous le nom de principe d’indivisibilité entre la propriété et l’exploitation. 159 RIGAUDIÈRE (Albert), « Les ordonnances de police à la fin du Moyen Âge », dans Penser et construire l’État dans la France du Moyen Âge, Paris, 2003, p. 331, notes n° 225-226. I 160 SAMBERT , Rec., op. cit., t. XI, p. 113. 27 Les statuts de 1271 édictés par l’université de Paris et applicables dans

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