Séquence 1 Partie 2 : L'inconscient - un obstacle à la connaissance de soi PDF

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This document presents the first steps to understanding the topic of consciousness and the unconscious mind, including philosophical questions. The document contains a visual and includes a description of the concepts within.

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SÉQUENCE 1 PARTIE 2 : L’INCONSCIENT EST-IL UN OBSTACLE À LA CONNAISSANCE DE SOI ? Étape 1 : S’étonner (entrée dans le cours/introduction) René Magritte, La reproduction interdite, 1937 Regardez attentivement ce tableau. En quoi évoque-t-il l’impossibilité de se connaître soi-même ? L’artiste...

SÉQUENCE 1 PARTIE 2 : L’INCONSCIENT EST-IL UN OBSTACLE À LA CONNAISSANCE DE SOI ? Étape 1 : S’étonner (entrée dans le cours/introduction) René Magritte, La reproduction interdite, 1937 Regardez attentivement ce tableau. En quoi évoque-t-il l’impossibilité de se connaître soi-même ? L’artiste surréaliste belge René Magritte a peint le portrait d’un homme dont le reflet lui tourne le dos. Alors que le miroir est censé nous renvoyer une image de nous-même, ici, il ne dévoile pas le face à face auquel nous sommes habitués. Le livre qui est présent en bas à droite est un roman d’Edgar Allan Poe intitulé Les aventures d’Arthur Gordon Pym, qui est un récit fantastique, et dont le reflet est au contraire fidèle. L’image de l’homme dans le miroir n’est donc pas une image ressemblante : elle peut être comprise comme la métaphore d’une connaissance impossible de soi. Se pourrait-il qu’à chaque fois que je tente de me connaître, je ne saisisse qu’une image partielle, ou faussée, de moi-même ? Suis-je condamné à « me tourner le dos » en permanence ? Ceci contredirait une intuition première, qui consisterait à croire que nous sommes les mieux placés pour nous connaître. Il faudrait alors reconnaître que nous ne sommes pas maîtres de nos pensées : certaines nous échappent, ou restent obscures. Peut-on, effet, être certain de connaître l’intégralité de ses désirs, ainsi que tous les recoins de notre esprit ? Cette idée peut paraître rebutante, car cela suppose de reconnaître que nous n’avons ni le contrôle sur notre esprit, ni la possibilité de le connaître intégralement. Nous avons en effet tendance à assimiler la pensée et la conscience, au sens où « penser » consiste en même temps à savoir qu’on pense. Cette idée a d’ailleurs été défendue par une certaine tradition philosophique (voir le cours sur la conscience). Or, CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 1 il arrive que certains de nos gestes ou de nos idées soient comme « automatiques », par exemple dans la vie quotidienne. De même, certaines de nos idées semblent parfois s’associer librement à d’autres, comme lorsque nous rêvons. Peut-on appeler ces moments, pendant lesquels la conscience se retire, des « pensées », si nous n’y faisons pas attention ? Si l’on accepte une telle hypothèse, alors l’inconscient serait un mode de la pensée, tout comme la conscience, une autre facette de l’homme. Si la conscience peut être définie comme la connaissance plus ou moins claire qu’un « sujet » possède de lui-même, alors l’inconscient désigne la part inaperçue de notre vie psychologique, et qui pourtant constitue également notre identité. On peut néanmoins distinguer plusieurs formes de l’inconscient : Un inconscient « collectif », qui concentrerait toutes les manières de penser et d’agir que nous repro- duisons en raison de notre culture ou de notre éducation. L’inconscience, au sens d’un manque d’attention au monde extérieur et à nous-même qui peut nous mettre en danger : on se rapproche alors d’une dimension morale de la question. L’inconscient comme principe qui explique certaines de nos actions, paroles, ou pensées. C’est le rôle qui lui est donné dans la psychanalyse, qui va chercher à l’explorer. Un peu de vocabulaire Sujet : ici, la notion de sujet désigne un individu qui a conscience de lui-même et de son identité ; elle s’oppose à celle d’objet, une simple étendue de matière sans conscience d’elle-même. Admettre qu’il y a en nous de la pensée inconsciente, c’est reconnaître qu’il y a des moments pendant lesquels la conscience « s’endort ». Ces moments correspondent-il alors à une perte de contrôle sur nous-mêmes ? Et comment se connaître soi-même si une grande partie de notre vie psychologique nous échappe ? Étape 2 : S’interroger et débattre (la leçon) 1 - La pensée, au-delà de la conscience ? a. Les « petites perceptions » Mise en activité Regardez cette vidéo présentant des œuvres de l’artiste suisse Zimoun (né en 1977) : https://www.youtube. com/watch?v=gpe0frCZ3jc Question Si l’on entend le bruit général qu’émet chaque œuvre, pourquoi n’entend-on pas chacun des bruits particuliers qui les composent ? 2 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE —Éléments de réponse Zimoun associe des bruits et une certaine esthétique visuelle afin de créer des œuvres d’art. Ce que l’on perçoit est alors un ensemble formé par une pluralité de sons et d’images dont aucun des éléments ne peut être saisi à part entière. Ainsi, sous l’ensemble sonore perçu consciemment se trouvent des dizaines de bruits qui ne sont pas perçus. C’est ce que Leibniz nomme des « petites perceptions » dans le texte suivant : ce sont toutes les perceptions qui sont trop petites pour être saisies telles quelles, et qui désignent la partie « inconsciente », et pourtant nécessaire, de la perception des choses qui se trouvent en nous ou qui nous entourent. D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. [… ] Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensembles, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765 Mise en activité Répondez au brouillon aux questions suivantes et comparez votre travail aux éléments de réponse : 1) Pourquoi ne peut-on pas saisir toutes les perceptions qui sont dans notre âme ? 2) En quoi le bruit de la mer illustre-t-il l’existence de ces petites perceptions ? —Éléments de réponse 1) Leibniz met en évidence l’existence d’une « infinité » des petites perceptions qui résistent à une conscience claire de leur présence. Il dit d’ailleurs qu’il y a mille « marques », ou preuves, de leur existence. Mais comment pourrait-on appréhender quelque chose d’infini, à partir de nos capacités perceptives qui sont limitées ou finies ? Selon Leibniz, en effet, la plupart des perceptions nous échappent : je ne peux pas saisir, dans la lumière du soleil, tous les rayons qui la composent. Pourtant, l’ensemble de ces perceptions a un effet sur nous : je sens bien la lumière du soleil. Leibniz nous dit que les petites perceptions font de l’effet, mais cela se fait sans « aperception », c’est-à-dire sans conscience, et sans « réflexion », car nous ne pouvons, par exemple, pas toutes les calculer. De même, lorsque je ressens de la joie, je ne peux pas expliquer ou avoir conscience de tous les facteurs qui l’ont fait apparaître, de même que je ne peux pas remonter l’ensemble des causes qui l’ont produite. Leibniz donne trois raisons pour lesquelles on perçoit toujours de manière limitée ce qui se passe en nous et hors de nous : Les impressions que font les choses sur nous sont « ou trop petites et en trop grand nombre ». Pour les impressions « trop petites », on peut penser aux ultra-sons : ils ont bien une existence à laquelle certains animaux sont sensibles. Mais l’oreille humaine ne peut pas les percevoir, car leur fréquence excède nos capacités d’audition. Concernant les impressions « en trop grand nombre », si j’écoute une CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 3 symphonie pour la première fois la symphonie 40 de Mozart, je ne vais pas pouvoir discerner tous les instruments qui composent la mélodie : le son de certains instruments restera « dans l’ombre ». C’est à force de l’écouter que j’entendrai plus de nuances. Les impressions que font les choses sur nous sont « trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part ». Par exemple, lorsque je bois un verre de vin et que je ne m’y connais pas, je vais sentir une odeur générale, ou éprouver un goût global. À la rigueur, je pourrais dire que j’aime ou non ce vin. Mais l’œnologue aura la capacité de démêler ce qui était trop uni : il arrivera à reconnaître le cépage, à identifier les différentes odeurs qui composent l’odeur générale, etc. Il sera donc capable d’amener à la conscience et à la conscience ce qui n’était pas perçu. Enfin, c’est l’« accoutumance » qui nous empêche de tout percevoir : l’exemple du moulin montre qu’en raison de l’habitude que nous prenons à écouter certains sons (mais cela fonctionnerait avec n’importe lequel des sens), nous finissons par ne plus les entendre : l’esprit a abaissé son niveau d’attention. 2) Le bruit de la mer illustre l’existence des petites perceptions, Les vagues car ce qu’on appelle le bruit « la mer » est composé d’une infinité de petits bruits (les vagues, le vent, etc.). En ce sens, la mer elle-même est un « tout » composé de « parties » (des couleurs, le mouvement des vagues, etc.). Le paradoxe du bruit de la mer, c’est que d’un côté, l’on ne peut pas entendre chacun des bruits des vagues indépendamment de l’ensemble, mais, d’un autre côté, le bruit global de la mer est le résultat d’un ensemble de perceptions. Ce qu’on appelle « la mer » est donc l’unité d’une multiplicité de petites perceptions, ce qui veut également dire que la plupart des éléments qui la composent ne fait pas l’objet d’une perception consciente. En effet, on ne peut pas percevoir, ou isoler chacun des bruits et des mouvements, même si ceux-ci font tout de même « un peu » effet sur nous. En conséquence, la partie « consciente » de cette opération est le résultat de la synthèse d’une multitude de petites perceptions inconscientes. D’ailleurs, Leibniz dit que le tout est « confus », car il est impossible d’y distinguer toutes les parties qui le composent. Un peu de vocabulaire Aperception : Dans les Principes de la Nature et la Grâce (1714), Leibniz explique que l’aperception est « la conscience, ou la connaissance réflexive de (son) état interne ». Il ajoute également que ce « quelque chose n’est pas donné à tous âmes, ni en tout temps, à une âme donnée. » b. La conscience, chose la plus fragile en nous ? Le film de Christopher Nolan Memento (2000) raconte l’histoire d’un personnage qui souffre d’un genre d’amnésie l’empêchant de se souvenir de ce qu’il a vécu la veille (regardez la bande-annonce à partir du lien suivant : https://www.dailymotion.com/video/x4n16wv). Tout se passe comme si, à la fin de chaque journée, sa conscience « s’éteignait » pour repartir à zéro le lendemain. Il sait néanmoins qu’il est à la recherche du meurtrier de sa femme. Cependant, on comprend au fur et à mesure du film qu’il fait peut-être en sorte de se souvenir et de prendre conscience de ce qui l’arrange pour parvenir à son but. En ce sens, la conscience ne semble être qu’un instrument au service d’un désir de vengeance sans fin. N’est-ce pas alors l’inconscient qui dirige notre conscience ? 4 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE Qui s’est tant soit peu fait une représentation du corps, de la multiplicité des systèmes qui y collaborent, de tout ce qu’ils font les uns pour les autres et les uns contre les autres, de la subtilité des compen- sations, etc. : celui-là jugera que, par comparaison, toute conscience est quelque chose de pauvre et d’étroit […]. De combien peu sommes-nous conscients ! Et à combien d’erreurs et de confusions ce peu nous conduit-il ! La conscience n’est qu’un instrument : et eu égard au nombre et à la grandeur de ce qui est produit sans conscience, elle n’est ni le plus nécessaire, ni le plus admirable des instruments. Au contraire : il n’y a peut-être pas d’organe aussi mal développé, aussi multiplement défectueux, bâclant le travail. La conscience est le dernier-né des organes, et donc encore un enfant – pardonnons- lui ses enfantillages ! Parmi nombre d’autres, on y inclura la morale, en tant qu’elle est la somme des jugements de valeurs énoncés jusqu’à présent sur les actions et les manières de penser de l’homme. Nietzsche, Fragments posthumes, 1883 Mise en activité Répondez au brouillon aux questions suivantes et comparez votre travail aux éléments de réponse : 1) En quoi la conscience est-elle « quelque chose de pauvre et d’étroit » en comparaison du corps ? 2) Comment expliquer que la conscience n’est qu’un instrument ? —Éléments de réponse 1) Nietzsche écrit que le corps est caractérisé par une « multiplicité de systèmes » qui collaborent ou s’opposent les uns aux autres. Par-là même, il veut dire que le corps est une machine d’une grande complexité, qui est caractérisée par des fonctions (digestion, effort musculaire, etc.) qui sont en relation les unes avec les autres. Mais il y a un vrai travail du corps pour que celui-ci garde son équilibre (la santé, par exemple : il lutte en permanence contre la maladie pour se maintenir en vie). Lorsque l’on observe cette complexité, selon Nietzsche, la conscience apparaît bien pauvre : pourquoi ? Il semble que Nietzsche critique également l’idée que la plupart des philosophes se font de la conscience : celle-ci apparaît, la plupart du temps, comme une capacité directe et simple de faire passer à la connaissance, de mettre en lumière, des choses qui étaient dans notre esprit. Mais surtout, elle apparaît bien « pauvre et étroite » (l.4) : elle est peu de chose par rapport à l’ensemble des processus inconscients qui prennent place dans notre être. Nietzsche veut dire alors que la part inconsciente de notre vie psychologique est majoritaire. 2) Contrairement aux idées reçues sur la conscience, et contre les préjugés des philosophes, Nietzsche ne fait pas de la conscience ce qu’il y aurait de plus noble en nous. Nous lui avons donné beaucoup de valeur en y cherchant le fondement de la dignité ou de la liberté, en expliquant par exemple qu’elle nous permettait de nous distinguer des animaux. Or, selon Nietzsche, elle n’est qu’un instrument, c’est-à-dire une chose que les forces inconscientes, qu’il appelle aussi les pulsions, vont utiliser pour se diriger. Par exemple, dans le film Memento, les moments de conscience du personnage ne sont pas des moments de connaissance de soi : c’est son instinct de vengeance qui lui fait utiliser sa conscience pour progresser dans son enquête. Ainsi, il ne décide pas consciemment, ou volontairement, de se venger : il ne fait que sélectionner dans la réalité ce qui convient le mieux à son désir de vengeance. C’est aussi de manière provocatrice que Nietzsche dit qu’elle est un « organe », comme le nez ou le bras : il veut mettre fin à l’idée qu’elle serait quelque chose de purement « spirituel », et que nous serions, comme le disaient les philosophes classiques (Descartes, par exemple), une âme immatérielle dans un corps matériel. La conscience est donc un organe comme les autres, c’est-à-dire une partie du corps. Si elle est le « dernier né » des organes, c’est enfin parce que, conformément à la théorie de l’évolution, nous voyons bien que nous sommes l’espèce vivante la plus récente sur terre. En ce sens, la conscience est l’organe le plus récent de notre corps, et le moins développé ou exercé. C’est pour cela que Nietzsche parle de ses « enfantillages » : la conscience doit encore apprendre à se connaître, et surtout à connaître ses limites et ses faiblesses. Elle n’est donc, en dernier lieu, qu’instrument utilisé par l’inconscient. CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 5 RÉSUMÉ/TRANSITION La pensée ne se réduit donc pas à la conscience, qui ne nous donne qu’un aperçu superficiel et limité de celle-ci. Or, dans quelle mesure peut-on considérer que l’inconscient occupe la plus grande partie de notre vie psychologique ? Et peut-on lui accorder le pouvoir d’agir sur nous-même, si par définition il échappe à nos observations ? 2 - A la découverte de l’inconscient : la psychanalyse a. Le « système » de l’inconscient dans la psychanalyse Selon Freud, l’inconscient est un véritable principe d’explication d’un certain nombre de phénomènes, et pas seulement une hypothèse gratuite. Au sein de ses premiers travaux, une attention importante est donnée par exemple aux rêves, qui manifestent en grande partie notre vie psychique inconsciente. Les rêves n’indiquent pas de prémonitions : il ne faut donc pas y chercher de signes annonciateurs du futur comme on pouvait le faire avant. Les interpréter de manière rigoureuse, selon Freud, c’est se donner la possibilité d’apercevoir la présence de l’inconscient en nous. John Henry Fuseli, Le cauchemar, 1781 Le rêve se décompose en deux parties : d’une part, il y a le contenu manifeste, ce dont le rêveur se souvient, et, d’autre part, il y a le contenu latent, qu’il va falloir essayer de retrouver. L’idée latente ne s’exprime pas directement : elle est symbolisée par une image (un cheval, un train, etc.). Le psychanalyste va notamment essayer de déchiffrer le sens du rêve par un travail d’interprétation, qui se distingue du 6 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE travail d’explication que l’on trouve dans les sciences comme le physique, la biologie, etc. Ces sciences essaient de déterminer les causes matérielles des phénomènes (par exemple, l’apparition des arc-en- ciels), mais lorsque l’on a affaire à des phénomènes psychologiques, Freud pense qu’il faut procéder autrement : la vie psychologique inconsciente ne peut pas seulement être expliquée par des facteurs génétiques ou physiques, puisqu’elle traduit des désirs et des motivations. Un peu de vocabulaire Manifeste/Latent : en psychanalyse, à propos du rêve, Freud parle de contenu manifeste à propos de ce qui est immédiatement visible dans le rêve et dont on se souvient au réveil. Ce contenu est souvent confus et absurde. Le sens du contenu manifeste n’apparaît que lorsqu’on l’associe avec un contenu latent caché dont il est la manifestation symbolique. Le contenu latent est ainsi l’ensemble des pensées refoulées qui sont à l’origine du rêve mais dont le rêveur n’a pas immédiatement conscience. L’on trouve également, comme phénomènes qui vont intéresser Freud, les actes manqués : Certains actes en apparence non intentionnels se révèlent, lorsqu’on les livre à l’examen psychanaly- tique, comme parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience… Font partie de cette catégorie les cas d’oubli et les erreurs (qui ne sont pas des effets de l’ignorance), les lapsus linguae et calami, les erreurs de lecture et les actes accidentels. S. Freud, Psycho-pathologie de la vie quotidienne, 1901 Mise en activité Essayez de trouver, au brouillon, un exemple d’acte qui apparaît « non intentionnel », mais qui pourrait en réalité manifester un désir inconscient… Comparez votre travail à ce qui suit… —Éléments de réponse Les actes manqués désignent les gestes ou paroles qui semblent nous échapper en raison d’un défaut d’attention, d’une certaine fatigue, etc. Selon lui, nous sommes même parfois amenés, malgré nous, à faire le contraire de ce que nous devrions (oublier de prendre notre portefeuille alors qu’il faut aller faire les courses). Dans l’Introduction à la psychanalyse (1917), Freud prend l’exemple, pour illustrer les lapsus, d’un président d’une chambre des députés, qui au moment de démarrer une séance, dit que la séance est « close ». On pourrait mettre cela sur le compte d’une erreur. Cependant, pour Freud, ce qui a été dit n’est pas une simple erreur, ou un hasard : il voit dans les lapsus la manifestation d’un désir inconscient, en l’occurrence ici celui de ne pas vouloir rester pour animer la séance. Si cette parole est « parfaitement motivée », nous sommes en revanche incapables d’en comprendre la raison de manière consciente. Comment expliquer alors, à partir de l’inconscient, la formation de phénomènes tels que les rêves ou les actes manqués, et que révèlent-ils de l’organisation de notre vie psychologique ? En 1932, Freud écrira que le système psychique est composé de plusieurs instances, et que son équilibre reste en conséquence toujours précaire. C’est ce que l’on appelle la « seconde topique ». Le « Moi » (Ich) n’est pas la personnalité, puisque celle-ci dépend de l’interaction des différentes instances : le Moi n’est qu’une partie d’un ensemble, qui va notamment s’opposer aux autres instances. En effet, la seconde instance est le Ça (Es), qui est une partie de l’activité inconsciente de l’esprit, qui contient l’ensemble de l’énergie pulsionnelle et la libido. Enfin, le Surmoi (Überich) désigne l’ensemble des représentations héritées des interdits parentaux, et c’est la partie qui va chercher à contenir les débordements du Ça. CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 7 Schéma de S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932) Le sujet est donc toujours le centre de conflits : d’un côté, le Ça va faire pression pour satisfaire des pulsions (de plaisir notamment). En nous, il y a, dès l’enfance, une recherche de satisfaction de nos pulsions (l’enfant qui cherche le sein de sa mère pour se nourrir, par exemple). Cependant, plus l’enfant grandit, plus il doit faire face aux interdits du Surmoi qui vont limiter cette recherche effrénée (le sein de la mère sera progressivement interdit). L’enfant devra donc mettre à l’écart certaines représentations qu’il souhaiterait poursuivre. Mais cette mise à l’écart n’entraîne pas la disparition des pulsions : celles-ci demeurent dans notre esprit, de manière inconsciente. Ce processus est appelé refoulement (die Verdrägung) : c’est l’opération par laquelle nous mettons à distance certaines pulsions que nous avons en nous, mais que nous ne sommes pas autorisés (moralement, ou légalement) à satisfaire. Le Moi se retrouve donc au milieu du Ça et du Surmoi, écartelé entre les pulsions du premier, et les interdits du second, et il essaie de trouver un compromis entre les deux. Ainsi, les rêves ou les actes manqués manifestent la poussée du Ça, que le Surmoi va essayer de contenir. Lorsque l’équilibre entre les différentes instances est rompu, alors on observe l’apparition de pathologies. Vous trouvez cela difficile ? Voici un petit résumé très simple… à écouter cette fois-ci ! https://www.youtube.com/ watch?v=f7E5NQL0_ZM b. Un exemple de psychanalyse « A Dangerous Method » de David Cronenberg (2009) 8 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE Je l’interrogeai donc sur les circonstances et les causes de la première apparition des douleurs. Ses pensées s’attachèrent alors à ses vacances dans la ville d’eaux où elle était allée avant son voyage à Gastein et certaines scènes surgirent, que nous avions déjà plus superficiellement traitées auparavant. Elle parla de son état d’âme à cette époque, de sa lassitude après tous les soucis que lui avaient causés la maladie ophtalmique de sa mère et les soins qu’elle lui avait donnés à l’époque de l’opération ; elle parla enfin de son découragement final, en pensant qu’il lui faudrait, vieille fille solitaire, renoncer à profiter de l’existence et à réaliser quelque chose dans la vie. Jusqu’alors, elle s’était trouvée assez forte pour se passer de l’aide d’un homme ; maintenant, le sentiment de sa faiblesse féminine l’avait envahie, ainsi que le besoin d’amour et alors, suivant ses propres paroles, son être figé commença à fondre. En proie à un pareil état d’âme, l’heureux mariage de sa sœur cadette fit sur elle la plus grande impres- sion ; elle fut témoin de tous les tendres soins dont le beau-frère entourait sa femme, de la façon dont ils se comprenaient d’un seul regard, de leur confiance mutuelle. On pouvait évidemment regretter que la deuxième grossesse succédât aussi rapidement à la première, mais sa sœur qui savait que c’était là la cause de sa maladie supportait allègrement son mal en pensant que l’être aimé en était la cause. Au moment de la promenade qui était étroitement liée aux douleurs d’Élisabeth, le beau-frère avait tout d’abord refusé de sortir, préférant rester auprès de sa femme malade, mais un regard de celle-ci pensant qu’Élisabeth s’en réjouirait, le décida à faire cette excursion. La jeune fille resta tout le temps en compagnie de son beau-frère, ils parlèrent d’une foule de choses intimes et tout ce qu’il lui dit corres- pondait si harmonieusement à ses propres sentiments qu’un désir l’envahit alors : celui de posséder un mari ressemblant à celui-là. Puis ce fut le matin qui suivit le départ de la sœur et du beau-frère qu’elle se rendit à ce site, promenade préférée de ceux qui venaient de partir. Là, elle s’assit sur une pierre, et rêva à nouveau d’une vie heureuse comme celle de sa sœur, et d’un homme, comme son beau-frère, qui saurait capter son cœur. En se relevant, elle ressentit une douleur qui disparut cette fois-là encore et ce ne fut que dans l’après-midi qui suivit un bain chaud pris dans cet endroit que les douleurs réapparurent pour ne plus la quitter. J’essayai de savoir quelles pensées l’avaient préoccupée dans son bain ; je ne pus apprendre qu’une seule chose, c’est que l’établissement de bains l’avait fait se souvenir de ce que le jeune ménage y avait habité. J’avais compris depuis longtemps de quoi il s’agissait. La malade, plongée dans ses souvenirs à la fois doux et amers, paraissait ne pas saisir la sorte d’explication qu’elle me suggérait, et continuait à rapporter ses réminiscences. Elle dépeignait son séjour à Gastein et l’état d’anxiété où la plongeait l’arrivée de chacune des lettres ; enfin lui parvint la nouvelle de l’état alarmant de sa sœur, et Élisabeth décrivit la longue attente, le départ du train, le voyage fait dans une angoissante incertitude, la nuit sans sommeil, tout cela accompagné d’une violente recrudescence des douleurs. Je lui demandai si elle s’était représentée pendant le trajet la tragique possibilité qu’elle trouva réalisée à son arrivée. Elle me dit avoir fait l’impossible pour chasser cette idée, mais sa mère, croyait-elle, s’était dès le début attendue au pire. Suivit le récit de son arrivée à Vienne. Elle décrivit l’impression causée par les parents qui les attendaient à la gare, le petit trajet de Vienne à la proche banlieue où habitait sa sœur, l’arrivée le soir, la traversée rapide du jardin jusqu’à la porte du petit pavillon, la maison silencieuse et plongée dans une angoissante obscurité, le fait que le beau-frère ne vint pas à leur rencontre. Puis l’entrée dans la chambre où reposait la morte, et tout à coup, l’horrible certitude que cette sœur bien-aimée était partie sans leur dire adieu, sans que leurs soins eussent pu alléger ses derniers moments. Au même instant une autre pensée avait traversé l’esprit d’Élisabeth, une pensée qui, à la manière d’un éclair rapide, avait traversé les ténèbres : l’idée qu’il était devenu libre et qu’elle pourrait l’épouser. Tout s’éclairait. Les efforts de l’analyste étaient couronnés de succès. À cette minute, ce que j’avais supposé se confirmait à mes yeux, l’idée de la « défense » contre une représentation insupportable, l’apparition des symptômes hystériques par conversion d’une excitation psychique en symptômes somatiques, la formation – par un acte volontaire aboutissant à une défense – d’un groupe psychique isolé. C’était ainsi et non autrement que les choses s’étaient ici passées. Cette jeune fille avait éprouvé pour son beau-frère une tendre inclination, mais toute sa personne morale révoltée avait refusé de prendre conscience de ce sentiment. Enfin, lorsque cette certitude s’était imposée à elle (pendant la promenade faite avec lui, pendant sa rêverie matinale, au bain et devant le lit de sa sœur), elle s’était créé des douleurs par une conversion réussie du psychique en somatique. À l’époque où j’entrepris son traitement, l’isolement du groupe d’associations relatives à cet amour était déjà fait accompli, sans cela, je crois qu’elle ne se serait jamais prêtée au traitement ; la résistance qu’elle opposa maintes fois à la reproduction des scènes trauma- tisantes correspondait réellement à l’énergie mise en œuvre pour rejeter hors des associations l’idée intolérable. CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 9 Toutefois, le thérapeute fut en proie à bien des difficultés dans le temps qui suivit. Pour cette pauvre enfant l’effet de la prise de conscience d’une représentation refoulée fut bouleversante. Elle poussa les hauts cris, lorsqu’en termes précis, je lui exposai les faits en lui montrant que, depuis longtemps, elle était amoureuse de son beau-frère. À cet instant elle se plaignit des plus affreuses douleurs et fit encore un effort désespéré pour rejeter mes explications : « Ce n’était pas vrai, c’était moi qui le lui avais suggéré, c’était impossible, elle n’était pas capable de tant de vilenie, ce serait impardonnable, etc. » Il ne fut pas difficile de lui démontrer que ses propres paroles ne laissaient place à aucune autre interpré- tation, mais il me fallut longtemps pour lui faire accepter mes deux arguments consolateurs, à savoir que l’on n’est pas responsable de ses sentiments et que, dans ces circonstances, son comportement, son attitude, sa maladie, témoignaient suffisamment de sa haute moralité. Freud, Cinq leçons de psychanalyse, 1909 De quoi souffre Elisabeth ? Elisabeth souffre au départ de douleurs physiques, principalement dans les jambes. Il n’y a cependant aucune lésion permettant de faire un diagnostic médical classique. Elle semble également très affectée et triste, ayant renoncé à un certain nombre de plaisirs. Qu’est-ce qui cause cette souffrance, selon Freud ? Il ne faut pas chercher l’explication sur un plan physique, mais bien psychologique : il y a eu un « transfert » des douleurs psychologiques en douleurs physiques (ce que Freud appelle cela une « conversion d’une excitation psychique en symptômes somatiques »). On doit alors comprendre ces symptômes comme la manifestation d’un conflit intérieur. En l’occurrence, Elisabeth est victime d’une grande tension intérieure : on sait qu’elle a passé beaucoup de temps à s’occuper de ses parents, et qu’elle était presque résolue à passer sa vie seule. En outre, sa sœur s’est mariée avec un homme qui ne laissait pas Elisabeth indifférent. Lorsque cette sœur est décédée, Elisabeth a pensé que cet homme était désormais libre, et qu’il aurait pu être un partenaire pour elle. C’est ici le nœud du conflit : Elisabeth a éprouvé un désir qu’elle a aussitôt refoulé car il lui paraissait immoral. La tension psychique s’est alors déportée sur le plan somatique : c’est le principe de ce que Freud nommait la « névrose hystérique » dans sa classification des pathologies. En ce sens, le corps et l’âme ne sont pas dissociés : il y a un passage de l’un à l’autre. Quel est le but de la cure (dialogue avec le malade) ? Le but de la cure est de soigner le patient par le dialogue avec l’analyste : en l’occurrence, il s’agit de faire comprendre à Elisabeth le processus qui l’a amenée à éprouver des douleurs physiques, tout en lui faisant prendre conscience de la lutte qui se déroulait alors dans son inconscient. Elisabeth n’est pas tant amoureuse de son beau-frère que de l’idée de celui-ci : elle voit le couple qu’il forme avec sa sœur comme un idéal relationnel. Freud utilise deux arguments pour qu’elle accepte ce désir qu’elle a mis tant d’efforts à refuser : d’une part, elle n’est pas responsable de ses sentiments, et, d’autre part, sa réaction témoigne de sa moralité. Il s’agit donc de réconcilier la malade avec elle-même, en lui faisant accepter ses désirs, ce qui ne signifie évidemment pas que l’analyste l’incite à les réaliser. Grâce à cela, elle comprend davantage ce qui a lieu dans son inconscient, et l’équilibre du Moi avec les autres instances est restauré. Pour autant, la psychanalyse sert davantage à soigner qu’à guérir : tous les individus sont en proie à des conflits intérieurs constants. Il n’y a pas, en ce sens, de psychisme « parfait », libéré de toutes les pressions évoquées ci-dessus. Un peu de vocabulaire Psychisme/Psychique : psychisme, du grec psuché (âme), renvoie à notre vie intérieure, nos états intérieurs, ces phénomènes et processus qui peuvent être aussi bien conscients qu’inconscients… Est ainsi psychique tout ce qui relève de la vie de l’esprit. 10 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE TRANSITION La psychanalyse se fonde donc sur l’existence d’un inconscient, en tant que celui-ci est une structure propre à tous les esprits. Pour autant, l’on peut se demander si ce n’est pas trop accorder à l’hypothèse de Freud que d’en faire un principe d’explication systématique des phénomènes psychiques. L’inconscient, de plus, ne risque-t-il pas de ruiner toute action libre et toute volonté, s’il a une telle influence sur nous ? 3 - Critiques de la psychanalyse a. La critique épistémologique Si Freud insiste pour que l’on tienne la psychanalyse pour une science, c’est parce qu’il est convaincu que l’inconscient possède un pouvoir explicatif fort, capable de donner la raison d’un certain nombre de comportements. N’est-ce pas, en effet, le but de toute science ? On aurait en effet tendance à valoriser une science, dès lors que celle-ci est capable d’expliquer un maximum de phénomènes, à la manière de la loi universelle de la gravitation découverte par Newton. Or, ce critère peut-il être valide pour la psychanalyse ? Dans le texte suivant, Karl Popper affirme que c’est à la fois la force et la faiblesse de la psychanalyse : Les analystes freudiens insistaient sur le fait que leurs théories se trouvaient continuellement vérifiées par leurs « observations cliniques ». […] Or je remarquai que cela n’avait pas grand sens, étant donné que tous les cas imaginables pouvaient recevoir une interprétation dans le cadre de la théorie adlérienne1 ou, tout aussi bien, dans le cadre freudien. J’illustrerai ceci à l’aide de deux exemples, très différents, de comportement : celui de quelqu’un qui pousse à l’eau un enfant dans l’intention de le noyer, et celui d’un individu qui ferait le sacrifice de sa vie pour tenter de sauver l’enfant. On peut rendre compte de ces deux cas, avec une égale facilité, en faisant appel à une explication de type freudien ou de type adlérien. Pour Freud, le premier individu souffre d’un refoulement (affectant, par exemple, l’une des composantes de son complexe d’Œdipe), tandis que, chez le second, la sublimation2 est réussie. Selon Adler, le premier souffre de sentiments d’infériorité (qui font peut-être naître en lui le besoin de se prouver à lui-même qu’il peut oser commettre un crime), tout comme le second (qui éprouve le besoin de se prouver qu’il ose sauver l’enfant). Je ne suis pas parvenu à trouver de comportement humain qui ne se laisse interpréter selon l’une et l’autre de ces théories. Or c’est précisément cette propriété – la théorie opérait dans tous les cas et se trouvait toujours confirmée – qui constituait, aux yeux des admirateurs de Freud et d’Adler, l’argument le plus convaincant en faveur de leurs théories. Et je commençais à soupçonner que cette force apparente représentait en réalité leur point faible. Karl R. Popper (1902-1994), Conjectures et Réfutations, 1953 1 Théorie d’Alfred Adler (18701937), disciple de Freud. Il a construit une théorie qui explique les maladies psychiques par un complexe d’infériorité dont on trouve l’origine dans l’enfance. 2 La sublimation consiste à donner une forme valorisée socialement à une pulsion. Mise en activité Répondez au brouillon à la question suivante et comparez votre travail aux éléments de réponse : Qu’est-ce qui constitue le point faible des théories psychanalytiques, selon Popper ? CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 11 —Éléments de réponse Popper commence par remarquer que ce qui fait la « scientificité » des théories psychanalytiques, pour ceux qui en font usage, est le fait qu’elles s’appuient sur l’expérience (il parle des observations cliniques, à la ligne 2). Popper va montrer qu’elles sont toujours vraies, quel que soit le cas étudié, car elles prétendent toujours en donner une explication. Or, selon lui, ce caractère systématiquement vrai des théories psychanalytiques constitue en réalité leur faiblesse, et nous interdit de les tenir pour de véritables théories scientifiques. Comment peut-il affirmer une chose si paradoxale ? Il prend deux exemples : celui « quelqu’un qui pousse à l’eau un enfant dans l’intention de le noyer », et « celui d’un individu qui ferait le sacrifice de sa vie pour tenter de sauver l’enfant ». Ce sont donc deux attitudes très différentes l’une de l’autre, et l’on s’attend peut-être à des explications différentes. Il essaie de les expliquer à partir des théories d’Adler et de Freud. Ce dernier, selon Popper, utiliserait la théorie du refoulement et de la sublimation pour expliquer des comportements aussi différents. Cependant, ces deux principes font toutes les deux parties de la théorie psychanalytique globale de Freud : ils se rattachent au même postulat de départ, qui est celui d’un conflit entre les exigences du Moi qui doit composer avec le Ça et le Surmoi. Autrement dit, Freud peut utiliser la même théorie pour expliquer des conduites absolument opposées, et donc tous les cas qui pourraient se présenter à lui. Concernant Adler, le principe reste exactement le même. La théorie adlérienne suppose qu’il existe au fond de chaque être humain un complexe d’infériorité, ce qui lui permet également d’expliquer des conduites absolument divergentes tout en gardant le même cadre théorique. Que ce soit parce que la personne est dépassée par son complexe d’infériorité (elle laisse l’enfant mourir), ou qu’elle cherche à le surmonter (elle sauve l’enfant), le même principe demeure : toutes les actions humaines dépendent originellement d’un complexe d’infériorité. Pourquoi Popper trouve-t-il alors que cette très grande capacité à expliquer des comportements humains est-elle une faiblesse ? C’est parce qu’il défend l’idée qu’une théorie scientifique doit être falsifiable pour être admise comme telle. Par « falsifiabilité », il ne veut évidemment pas dire « fausseté », mais il veut dire qu’une théorie doit pouvoir être réfutée par l’expérience pour être admise par la communauté scientifique. Par exemple, les horoscopes utilisent des « théories » tellement générales qu’on ne peut jamais les réfuter. Un énoncé comme : « Lions, vous pouvez avoir de la chance » est totalement irréfutable (si j’ai de la chance, alors c’est vrai, mais si je n’en ai pas, c’est vrai aussi : l’horoscope disait que je « pouvais » en avoir, pas que j’en aurai certainement). De la même manière, « tous les comportements humains peuvent s’expliquer par un complexe d’infériorité » est une théorie infalsifiable, car l’on peut toujours trouver une explication de ce genre, quitte à tordre la réalité pour qu’elle s’y prête. Un peu de vocabulaire Falsifiabilité : concept de Popper, qui signifie la possibilité qu’il y a de consigner une observation, ou de mener une expérience, qui démontre qu’une affirmation est fausse, en somme, qui la réfute. b. La critique existentialiste Selon Sartre, l’existence humaine est animée par un « projet initial » : nous décidons originellement de la manière dont nous allons vivre, penser, c’est-à-dire de la personne que nous allons être. Cela n’empêche pas des conduites paradoxales : je peux vouloir être un grand artiste et me maintenir dans une forme 12 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE d’infériorité. D’une certaine manière, selon Sartre, nous choisissons aussi nos complexes, et ils ne sont pas le résultat d’une loi psychanalytique (comme le complexe d’Œdipe) à laquelle nous serions tous soumis. À la rigueur, c’est par une sorte de mensonge envers soi-même que l’on peut être amené à se dissimuler ses désirs, qui sont toujours relatifs au projet initial qui gouverne notre existence. Ce mensonge envers soi-même s’appelle la « mauvaise foi », et Sartre montre qu’elle est déjà à l’œuvre dans le fait même d’entamer ou de suspendre une psychanalyse. Nous faisons cette tentative dans l’état d’esprit où sont les malades qui viennent trouver le psycha- nalyste. C’est-à-dire que d’une part nous nous appliquons à une réalisation, que d’autre part nous refusons : ainsi le malade se décide volontairement à venir trouver le psychanalyste pour être guéri de certains troubles qu’il ne peut plus se dissimuler ; et, du seul fait qu’il se remet entre les mains du médecin, il court le risque d’être guéri. Mais d’autre part, s’il court ce risque, c’est pour se persuader à lui-même qu’il a tout fait en vain pour être guéri et, donc, qu’il est inguérissable. Il aborde donc le traite- ment psychanalytique avec mauvaise foi et mauvaise volonté. Sartre, L’être et le néant, 1943 —Comment expliquer que le malade aborde le « traitement psychanalytique avec mauvaise foi et mauvaise volonté » ? Selon Sartre, le fait d’entamer une psychanalyse est marqué par un sentiment ambigu : d’un côté, nous voudrions guérir, et, d’un autre côté, nous « prenons le risque » d’être guéris. Comment comprendre cette étrange affirmation ? En quoi consiste le risque d’être guéri, puisque c’est une libération ? On peut expliquer cela en disant que courir le risque d’être guéri, c’est courir le risque de changer la manière dont on a conduit notre existence jusqu’à maintenant, ce qui supposerait de rompre avec la personne qu’on a été jusqu’à maintenant. Ce risque est donc extrêmement angoissant, car l’on peut trouver une satisfaction à être la personne que l’on est, même avec les complexes qui sont les nôtres. Plus paradoxal encore, le fait même d’entreprendre la psychanalyse pourrait permettre de se prouver à soi-même qu’on est inguérissable. Comment est-ce possible ? On peut démarrer une psychanalyse sans la mener jusqu’au bout, ou en la quittant, sans s’avouer à soi-même que c’était notre désir depuis le début. En conséquence, le fait de débuter la psychanalyse sans qu’elle soit aboutie m’aura permis de me prouver à moi-même que j’ai essayé de dépasser mes complexes, mais qu’ils sont plus forts que moi. D’où la mauvaise foi, ou la mauvaise volonté dont parle Sartre : en réalité, on a déjà décidé de l’issue de l’analyse. En réalité, selon Sartre, l’être humain est fondamentalement libre : il ne peut donc dire qu’il est devenu telle ou telle personne en raison des circonstances ou des déterminismes qui pèsent sur lui (son éducation, sa culture, sa personnalité, etc.), sinon par l’effet de cette mauvaise foi. Cette affirma- tion a pour contrepartie une critique sévère de Freud : il n’y a pas d’inconscient, au sens d’une partie de notre être qui déciderait en nous et malgré nous de ce que nous allons désirer, entreprendre, ou encore penser. On peut, à la rigueur, choisir de se cacher à nous-mêmes certaines choses qui nous déplaisent, mais il n’y a pas de puissance concurrente à la conscience qui diviserait l’esprit en plusieurs instances, comme dans la topique de Freud qui a été vue plus haut. c. Critique de la psychanalyse par la psychanalyse À la critique épistémologique ou philosophique de la psychanalyse, il faut ajouter la critique que la psychanalyse s’adresse à elle-même. Il s’agit d’une discipline qui n’est pas figée depuis Freud, mais qui interroge ses principes et ses méthodes. CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 13 Tout ce que je connais, mais à quoi je ne pense pas à un moment donné, tout ce dont j’ai eu conscience une fois, mais que j’ai oublié, tout ce qui a été perçu par mes sens, mais que je n’ai pas enregistré dans mon esprit conscient, tout ce que, involontairement et sans y prêter attention (c’est-à-dire inconsciem- ment), je ressens, pense, me rappelle, désire et fais, tout le futur qui se prépare en moi, qui ne deviendra conscient que plus tard, tout cela est le contenu de l’inconscient. À ces contenus viennent s’ajouter les représentations ou impressions pénibles plus ou moins intention- nellement refoulées. J’appelle inconscient personnel l’ensemble de tous ces contenus. Mais, au-delà, nous rencontrons aussi dans l’inconscient des propriétés qui n’ont pas été acquises individuellement ; elles ont été héritées, ainsi les instincts, ainsi les impulsions pour exécuter des actions commandées par une nécessité, mais non par une motivation consciente… (C’est dans cette couche « plus profonde » de la psyché que nous rencontrons aussi les archétypes.) Les instincts et les archétypes constituent ensemble l’inconscient collectif. Je l’appelle collectif parce que, au contraire de l’inconscient personnel, il n’est pas le fait de contenus individuels plus ou moins uniques, ne se reproduisant pas, mais de contenus qui sont universels et qui apparaissent régulièrement. Carl G. Jung, L’homme à la découverte de son âme, 1933 —Quelle différence Jung établit-il entre l’inconscient personnel et l’inconscient collectif ? L’inconscient désigne la zone de l’esprit dans laquelle nous « connaissons » certaines choses, ou ce à quoi nous avons pensé en l’ayant aussi vite oublié. Cependant, de la même manière que l’écrivait Freud, nous n’oublions pas ces éléments, et Jung pense que ces contenus de pensée peuvent ressurgir ou redevenir conscients plus tard. Mais, contre Freud, il pense que le contenu de l’inconscient peut se diviser en deux parties : d’une part, il y a l’inconscient personnel qui recouvre l’ensemble des choses refoulées au sein d’un vécu individuel. D’autre part, il y a l’inconscient collectif, qui va au-delà de notre existence personnelle : il comprend des éléments hérités de notre histoire biologique et psychologique commune. Par exemple, nous conser- vons, dans nos instincts, quelque chose de tous les êtres vivants qui existent (nutrition, reproduction, etc.). Mais notre inconscient collectif est aussi structuré par des « archétypes », qui sont des formes de l’expérience relatives à toutes les cultures humaines, et figurées sous des formes symboliques. Par exemple, l’idée de métamorphose, associée à celle de la renaissance, se trouve dans beaucoup de cultures (grecque, latine, bouddhique). De tels éléments ont également une influence sur notre psychisme individuel, puisque nous ne sommes pas des individus vivants seuls, en dehors de toute influence sociale et culturelle. Ces archétypes vont avoir une influence réelle sur ce que nous sommes, et sur la manière dont nous nous considérons nous-mêmes. Métamorphoses d’Apulée chap 65 (ca. 1345) 14 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE Conclusion L’inconscient doit nécessairement être admis pour que l’on comprenne la dynamique du psychisme humain. Il ne nous dépossède pas radicalement de notre liberté ou de notre volonté, mais il étend l’horizon de notre pensée en montrant que la conscience seule ne suffit pas à comprendre la pensée. La compréhension de l’inconscient permet en conséquence d’approfondir la connaissance que nous avons de nous-mêmes, en nous montrant que la partie « immergée » de notre vie psychologique a une influence importante sur la personne que nous sommes. Pour aller plus loin — Lire Freud est important. On peut commencer très facilement par l’ouvrage court Sur le rêve (Folio- Essais), très accessible, ou encore Ma vie et la psychanalyse, qui dresse un bon panorama du travail de Freud… — On peut aussi regarder le récent documentaire d’Arte sur Freud au lien suivant : https://www.youtube. com/watch?v=Y9rUHx9Th1E — John Huston a réalisé un film qui mérite le détour : Freud, passions secrètes, en DVD — Pour approfondir les critiques de la psychanalyse, le petit livre de Renée et Roland Quilliot, Les critiques de la psychanalyse, aux PUF, est un bon point de départ. CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 15 Crédits Page 1 : René Magritte, La reproduction interdite, 1937 - Huile sur toile, 81.3 x 65 cm - Pays-Bas, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen © Adagp, Paris, 2020 Page 4 : Wangyunfen / CC BY-SA 3.0 Page 6 : Johann Heinrich Füssli, Le cauchemar, 1781 - Huile sur toile, 101,6 x 127 cm - Etats-Unis, Detroit, Institute of Arts Page 8 : Schéma de S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932) : Les diverses instances de la personnalité psychique (3ème conférence). Image tirée du film « A Dangerous Method » de David - Cronenberg (2009) avec Sabina Spielrein (Keira Knightley) et Carl Jung (Michael Fassbender). Photo : D.R. Source : Lemonde.fr, 20/12/2011 Page 12 : Photo : Pixnio Page 14 : Illustration des Métamorphoses d'Apulée, chap. 65. (ca. 1345), Manuscrit Vat. Lat. 2194, Biblioteca Apostolica Vaticana, Rome 16 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE

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