Cours 2024. I- L'existence humaine (1) PDF
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These notes cover the Introduction to the problem of human existence, discussing concepts such as consciousness, time, and the unconscious. The text explores different philosophical viewpoints on human existence, and touches upon the idea of existentialism.
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Chapitre 1 : L'existence humaine Notions : conscience, langage, temps, inconscient, liberté Introduction : Le problème de l'existence D'une certaine façon, on peut dire que « seul l'homme existe ». Cet1te proposition semble provocatrice car beaucoup de choses existent : le monde...
Chapitre 1 : L'existence humaine Notions : conscience, langage, temps, inconscient, liberté Introduction : Le problème de l'existence D'une certaine façon, on peut dire que « seul l'homme existe ». Cet1te proposition semble provocatrice car beaucoup de choses existent : le monde, la matière, les choses, les êtres. L'animal (Les animaux) semble bien exister autant que j'existe moi-même. Pourquoi alors attribuer l'existence à l'homme uniquement ? Pour le sens commun, exister c'est simplement être dans le temps, être pour une certaine durée comprise entre la naissance et la mort. En métaphysique, chez Thomas d'Aquin (1225-1274), l'existence s'oppose à l'essence. L'essence correspond à l'identité des choses (idées) telle qu'on peut la définir par le langage, l'existence au fait qu'elles soient réelles, qu'elles soient dans la réalité. On retrouve ce sens et cette opposition (inversée) dans la célèbre thèse sartrienne : l'existence précède l'essence1. Cela signifie que l'homme est d'abord jeté dans l'existence, dans la réalité, avant de pouvoir se définir, de savoir ce qu'il est (identité de l'essence). Cependant « exister », du latin existere, ex-sistere selon son étymologie comme le rappelle François Jullien dans Dé-coincidence2, signifie aussi : « se tenir hors de soi ». Comment peut-on être à la fois en soi (comme lorsque l'on dit que les choses sont en soi : elles ne sont que ce qu'elles sont, elles n'ont pas d'au-delà) et hors de soi, et surtout comment le sait-on ? Cette situation paradoxale implique d'en avoir conscience. François Jullien précise : d'en « prendre conscience ». Toute conscience est d'abord une prise de conscience, ici de la conscience d'exister, de se tenir hors de soi. La dé-coïncidence de la conscience d'exister implique bien une scission dans la conscience 1 L'existentialisme est un humanisme, 1946. Conférence de 1945. 2 « Exister, ex-ister, ex-sistere : se tenir hors. Déjà dans son étymologie, l’existence nous apparaît à l’opposé de l’adhésion au monde et à sa logique, telle que conçue par les stoïciens. C’est en se tenant hors, en dé-coïncidant, que l’humain prend conscience, car la conscience n’advient qu’« en se désolidarisant de ses adhérences ». C’est aussi par la dé-coïncidence que la promotion du sujet en « je », que la liberté et que l’initiative sont rendues possibles : tout ce qui fait une existence humaine authentique. » Article sur Dé-coïncidence. 1 entre deux pôles : le pole objectif de l'en soi, et le pole subjectif du pour soi3. Cette dé-coïncidence de la conscience puisqu'elle ne coïncide pas avec elle-même (l'en soi n'est pas le pour soi), produit la distinction, division de la conscience en sujet et objet. La conscience est à la fois sujet et objet, mais en elle le sujet et l'objet ne se recouvrent pas : ils ne coïncident pas. Comme François Jullien, on pourrait dire que le sujet dé-coïncide (se sépare) de l'objet. « Je (s) suis moi (o) », qui est précisément la formule de l'identité prend un autre sens, celui de la conscience, lorsque je dis : en ex-istant, je prend conscience de moi, qui serait plutôt la formule de la dé-coïncidence. Du coup, la prise de conscience produit une autre séparation, une autre dé-coïncidence : celle du soi et du monde, de la conscience de soi et la conscience du monde. En effet lorsque l'on prend conscience de soi dans la réflexion, on se retourne sur soi et on se sépare du monde. Cela intervient lorsque l'on constate sa non adaptation au monde (mythe de Prométhée, Caliméro, etc.). Du coup en partant de la conscience de soi dans l'existence, deux problèmes se posent: 1) Cette séparation est-elle réelle (Descartes, distinction substantielle) ou simplement une représentation ( Kant), un rapport (Husserl) ou encore une dé-coïncidence (Jullien) ? 2) Quelle est la nature de cette conscience séparée, dé-coïncidente entre un pôle subjectif et un pôle objectif ? Qu'est-ce finalement qu'être sujet et en quoi la conscience peut-elle aussi être un objet4? 3 Le pour soi, c'est précisément le lieu de la conscience, quand on est hors de soi, hors de l'en soi. 4 Un sujet-objet, ou encore un objet non coïncidant. 2 I. Conscience et langage A) Conscience de soi et conscience du monde Avant de savoir si la séparation entre soi et le monde, entre l'en soi et le pour soi est réelle, demandons-nous à quelle occasion se produit cette séparation qui fait émerger la conscience de soi. Quand prend on finalement conscience que l'on existe ? Tant que l'on est adapté dans le monde, affairé, occupé par ses affaires quotidiennes, on ne se pose pas de questions, on n'a que les problèmes du quotidien qui nous accaparent : acheter le pain, faire des listes (petits problèmes aussi du développement personnel qui nous donnent des méthodes pour fonctionner au mieux dans ce monde, pour nous adapter) ; on ne prend pas conscience de soi. Cette prise de conscience a lieu lorsqu'on ne se sent plus adapté au monde dans lequel on est. Cela peut être lié a un événement, personnel ou collectif, souvent dramatique (un deuil), mais parfois heureux aussi (un mariage, une naissance) dont l'intensité, la déflagration émotionnelle rend le monde tout-à-coup étrange, voire même absurde (Camus, Ionesco), ou bien encore à un long processus de dé-coïncidence, ce que François Jullien appelle une « transformation silencieuse », une évolution imperceptible qui fait que l'on ne se sens plus adapté. Pour Schopenhauer. C'est la « c'est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie », autrement dit la prise de conscience du tragique de la condition humaine qui produit cette séparation ou dé-coïncidence (on ne sait pas encore si elle est réelle ou simple représentation) entre soi et le monde. « Excepté l'homme, aucun être ne s'étonne de sa propre existence ; c'est pour tous une chose si naturelle, qu'ils ne la remarquent même pas. [...] L'homme est un animal métaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s'éveiller, il se figure être intelligible sans effort ; mais cela ne dure pas longtemps : avec la première réflexion, se produit déjà cet étonnement, qui fut pour ainsi dire le père de la métaphysique. […] [De même], avoir l'esprit philosophique, c'est être capable de s'étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'étude ce qu'il y a de plus général et de plus ordinaire ; tandis que l'étonnement du savant ne se produit qu'à propos de phénomènes rares et choisis, et que tout son problème se réduit à ramener ce phénomène à un autre plus connu. Plus un homme est inférieur par l'intelligence, moins l'existence a pour lui de mystères. Toute chose lui paraît porter en elle-même l'explication de son comment et de son pourquoi. Cela vient de ce que son intellect est encore resté fidèle à sa destination originelle, et qu'il est simplement le réservoir des motifs à la disposition de la volonté ; aussi, étroitement uni au monde et à la nature, comme partie intégrante d'eux-mêmes, est-il loin de s'abstraire pour ainsi dire 3 de l'ensemble des choses, pour se poser ensuite en face du monde et l'envisager objectivement, comme si lui-même, pour un moment du moins, existait en soi et pour soi. Au contraire, l'étonnement philosophique, qui résulte du sentiment de cette dualité, suppose dans l'individu un degré supérieur d'intelligence, quoique pourtant ce n'en soit pas là l'unique condition : car, sans aucun doute, c'est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l'explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature particulière ; mais toutes choses se comprendraient d'elles-mêmes. […] Suivant moi, la philosophie naît de notre étonnement au sujet du monde et de notre propre existence, qui s'imposent à notre intellect comme une énigme dont la solution ne cesse dès lors de préoccuper l'humanité. SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Seconde partie, chap. XVII La dé-coïncidence de la prise de conscience. Séparation réelle ou fictive, simple représentation ? Revenons sur cette question de l'adaptation : l'animal est naturellement adapté à son environnement, tandis que l'homme est désadapté, c'est bien pour ça qu'il a besoin d'un monde qu'il construit, pour vivre dans une réalité humaine (une fiction?) plus favorable d'où viennent le langage, l'art, la technique, la culture. C'est ce que racontre Le mythe de Prométhée à propos de l'origine de la technique symbolisée par le feu. Épiméthée, que Zeus a chargé de distribuer des qualités aux animaux pour qu'il puissent survivre, oublie les hommes. Son frère Prométhée vole le feu aux Dieux, et le donne à l'homme qui le maîtrise à partir de la. Prométhée est condamné à se faire dévorer le foie par un vautour. Le mythe dit deux choses : d'une part l'ambivalence de la technique dont le feu est le symbole, car sa maîtrise n'est pas totale ( Les incendies l'été en France, aux Etats-Unis.... La difficile maîtrise du feu nucléaire aussi) ; d'autre part, l'inadaptation initiale de l'homme dans la nature. La genèse dans la Bible dit : « ils virent qu'ils étaient nus... » Autre récit. Récit religieux qui évoque aussi une prise de conscience. La nudité n'est pas un problème au paradis. Après qu'Eve eut croqué la pomme, Adam et Eve s’aperçoivent qu'ils sont nus. Prise de conscience d'une dé- coïncidence ( quelque chose qui ne va plus de soi, la nudité) qui fait sortir l'homme du paradis. Deux mythes, deux récits qui disent l'inadaptation de l'homme dans la nature, et la nécessité 4 de s'adapter. L'adaptation se fera par l'esprit et la conscience. Le langage est l'expression de la conscience et le moyen de cette adaptation. B) Le « je » comme première manifestation de la conscience de soi Si selon Schopenhauer, c'est la connaissance de la mort et de la douleur qui est à l'origine de la conscience, sa manifestation selon Kant se fait dans le langage à la première personne avec l'utilisation du « Je ». « Posséder le « je » dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là , il est une personne; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est à dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement. Il faut remarquer que l'enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard (peut être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir, maintenant il se pense ». Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique. Il y a plusieurs critères de la conscience. L'expérience ou le stade du miroir est l'un de ces critères. Il n'est pas décisif5 car certains animaux proches de l'homme réussissent cette expérience. Le langage conceptuel est le propre de l'homme, « animal logique» dit Aristote dans sa double définition de l'homme : zoon logikon et zoon politikon. Dans le langage qui permet à la conscience de s'exprimer, d'exprimer cette séparation entre soi et le monde, le je est la manifestation décisive de la conscience. C'est la thèse de Kant dans ce texte. L'argumentation passe par plusieurs arguments : 1) Le « je » n'est qu'une représentation et non pas une substance comme Descartes l'affirme dans le Discours de la méthode. 2) Le « je » confère de l'unité, de la dignité (valeur) et donc aussi de la responsabilité à la personne ce qui l'élève au dessus des autres êtres vivants. 3) Le « je » distingue aussi par là l'homme de l'animal. C'est la distinction entre « se sentir » et « se penser ». En tant qu'animal l'homme « se sent », mais en tant qu'homme il « se pense ». Et une fois 5 Contrairement à ce que pensait Lacan qui en a fait la manifestation même du sujet humain (av) 5 qu'il a pris conscience de lui même comme sujet pensant, il ne revient pas en arrière même le sentir renvoie à une conscience et devient sentiment : de la pulsion sexuelle à l'amour par exemple. 6 II. Conscience et temps A. La conscience comme synthèse et rapport (intention) Si pour la conscience, exister, se tenir hors de soi signifie être en prise avec le réel, cette prise de conscience manifeste aussi un rapport paradoxal au temps. Exister, c'est en effet être aussi dans l'espace et dans le temps et avoir conscience de cet espace et de ce temps. Notre corps est situé objectivement dans l'espace et dans le temps. Nous sommes né à telle époque, à tel endroit. Les parcours de notre vie sont plein de repères, situés, datés. Mais notre conscience, où est elle ? La conscience n'est pas le corps, elle ne s'identifie pas à lui, elle dé- coïncide au contraire du corps. Je suis ici et maintenant dans cette classe, je fais cours, vous me voyez (comme une objet dans l'espace) mais en même temps, je regarde par la fenêtre, l'horizon, là- bas, au loin. Paul Valéry dans le Cimetière Marin (1920) : « O récompense après une pensée qu'un long regard sur le calme des dieux ». Ma conscience est décalée, elle est ici et là-bas, elle a dé-coïncidé du corps : « connaître c'est s'éclater vers » dit Sartre dans Situations (Manuel, p.88). Elle a donc un rapport à l'espace et au temps, mais elle n'est plus seulement dans l'espace et dans le temps, comme le corps objectif. Elle est ouverture à l'espace et au temps, elle est ce qui nous donne l'espace et le temps, elle en est la synthèse. Kant définit la conscience comme synthèse. L'espace et le temps sont considérés comme des formes a priori de la sensibilité. Le processus de connaissance empile trois forme de synthèses. 1) La synthèse de l'appréhension dans l'intuition (sensation) qui correspond à la double synthèse de l'espace et du temps, dans la mesure ou les sensations sont à la fois dans l'espace et dans le temps. 2) La synthèse de la forme dans l'imagination. 3) Synthèse de la reconnaissance, récognition du concept dans l'entendement. 7 Husserl explore ce rapport synthétique dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Exemple du son, puis de la mélodie. La conscience de la mélodie implique le souvenir de la note passée : rétention, la perception de la note présente : attention, et l'anticipation ou l'attente de la note qui doit venir ( selon le schéma tension/détente de l'harmonie) : protention. Dans ces trois cas la conscience établit un rapport au temps et plus généralement un rapport à son objet, c'est ce que Husserl appelle l'intentionnalité de la conscience : elle est toujours conscience de quelque chose, elle vise quelque chose. Le de exprimant le rapport de la conscience à son objet. Ce qui montre bien que la conscience n'est pas une chose, quelque chose de substantiel, mais ce rapport (le de) qui s'établit entre le sujet et l'objet. Elle est plus « entre » que chose. Nous voyons que l'objectivité de la conscience est problématique, mais le temps, en lui- même, est-il quelque chose? Peut-on définir son objectivité ? 8 B. Temps objectif et temps subjectif Augustin, Confessions. Qu'est-ce que le temps ? (Manuel, p.420). L'impossible saisie objective du temps. Texte ? Le passé n'est plus, son être est de ne pas être, le futur n'est pas encore, seul le présent semble avoir une certaine consistance ou réalité. Mais celle-ci est à son tour paradoxale car le temps tombe dans le passé au fur et à mesure qu'il passe, son être paradoxal est donc de ne plus être, nous dit Augustin.. Il n'y a donc pas trois temps, mais trois rapports au temps (trois dimensions) du point de vue de la conscience : le présent du passé (le souvenir), le présent du présent (l'attention), le présent du futur (attente). Le temps est une détente de l'âme (Distentio animi)selon Augustin. Cette image d'un ressort qui se tend et se détend anticipe le rapport au temps de Husserl décrit dans l'analyse de la mélodie. On retrouve un peu ses distinctions dans cette analyse des Confessions (rétention, attention, protention) mais Husserl met plutôt l'accent sur leur continuité. Avec Augustin, on reste dans le temps subjectif, le temps qui se rapporte à la conscience, qui en dépend. Mais qu'en est-il du temps objectif ? Il est un fait que l'on mesure le temps. Nos horloges, depuis les cadrans solaires aux horloges mécaniques et montres modernes opèrent cette mesure du temps. Que mesure-t-on vraiment cependant lorsqu'on croit ainsi mesurer le temps ? Selon Bergson, c'est de l'espace que l'on mesure. Cette mesure du temps par l'espace dénature le temps. Le résultat en est une quantification du temps. Ce que cette mesure laisse de coté, c'est le temps qualitatif de la conscience que Bergson nomme durée. Deleuze analyse deux type de multiplicités chez Bergson: la multiplicité qualitative qui ne se divise pas sans changer de nature, c'est le cas de la durée (temps de la conscience), chaque instant de la durée est une qualité différente (nuance, mais prendre ce terme au sens fort, dans sa singularité) de la vie de la conscience et la multiplicité quantitative qui se divise sans changer de nature, celle du temps mesuré objectivement par l'espace. L'espace est donc le lieu de la quantification et de la mesure. De cette analyse du temps, on peut tirer deux choses. On ne sait pas très bien ce qu'est le 9 temps objectif, ce n'est pas un donné, c'est une construction scientifique complexe 6, mais on sait que le temps subjectif implique un rapport à la conscience, ou plutôt que la conscience semble établir elle même ce rapport et se mouvoir librement dans le temps, en se tournant volontairement au présent vers le passé le présent et l'avenir. Doit-on alors considérer que la liberté est un caractère essentiel de la conscience ? 6 Voir le temps objectif en science, les diverses théories. Cf. Etienne Klein, France Inter avec Patricia Martin 10 III. Conscience, inconscient et liberté A. Le sujet pensant 1) Descartes, la découverte du cogito La découverte du cogito à l'occasion du problème de la connaissance. La connaissance est devenue douteuse à l'époque de Descartes à partir de la révolution astronomique (Galilée, Copernic). L'héliocentrisme remplace le géocentrisme, la terre et l'homme ne sont plus au centre du monde. On passe du « monde clos (des grecs) à l'univers infini » des modernes selon la formule d'Alexandre Koyré dans son ouvrage éponyme. Le problème est alors de savoir comment refonder la science ? Comment trouver une première vérité indubitable pour refonder la science ? La méthode cartésienne : le doute hyperbolique. Le doute s'étend progressivement à toutes les formes de connaissances : les sens, les mathématiques (sciences), la pensée en général. Les sens sont producteurs d'illusion : « Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer.» Descartes, DM, IV). On peut aussi se tromper en faisant des mathématiques car si les mathématiques sont fiables l'erreur est humaine et l'argument du rêve contamine toutes les pensées : il se peut que je rêve alors que je crois penser quelque chose d'objectif. Que reste-t-il lorsque le doute attend la pensée en général? « Mais aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'était pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule comme le principe de la philosophie que je cherchais ». Descartes, Discours de la méthode, IVe partie. Le cogito, que Descartes appelle aussi le « je pense » est donc la première vérité qui résiste au doute. Il fonde la science car il n'y pas de science, ou de connaissance, sans une conscience qui la pense. Enfin le cogito introduit aussi la distinction sujet/objet déjà aperçue chez Schopenhauer. Le paradoxe de l'objectivité L'objectivité repose bien sur un sujet (universel) qui pense mais ne doit pas contenir de subjectivité. Le sujet (individuel) ne doit pas se projeter sur l'objet, au risque de contaminer son 11 objectivité et rendre la connaissance subjective, c'est-à-dire relative, incertaine, au sens commun du terme. Problème déjà rencontré dans les science humaines, en particulier dans l'histoire où il reste toujours une part irréductible de subjectivité de l'historien, par son identité, sa nationalité, sa culture qui risque d'altérer, de parasiter l'objectivité recherchée de son discours. On remarque la spontanéité et l'autonomie du cogito dans la réflexion : le « je pense » pense librement car rien ne l'oblige à penser quoi que ce soi. « Je pense » et « je pense librement » sont donc synonymes. On pourrait contester ce point de vue en disant que le sujet qui pense pense toujours dans une certaine situation qui l'incite à penser (Deleuze, Sartre, Jullien), mais si je sujet est déterminé par la situation ou un autre sujet faisant partie prenante de la situation, dans quelle mesure pourrait-on encore dire que c'est bien « je » qui pense et non pas autrui ou la situation qui pensent à travers moi ? Être sujet et être libre, c'est la même chose : le « je » pense librement, sinon il n'est pas « je » Comment donc penser cette liberté du sujet conscient? 2) La théorie du libre arbitre chez Descartes: liberté d'indifférence et liberté éclairée Le libre arbitre, faculté de choix de la conscience est la pure capacité de choix. Pour révéler le libre arbitre, il faut montrer que l'on peut choisir sans raison, pour que l'on ne puisse soupçonner que la raison détermine le choix. Descartes nomme ce choix sans raison la liberté d'indifférence. La faculté de choix est la volonté, la faculté de la connaissance chez Descartes est l'entendement. Le problème de la liberté réside dans leur rapport dissymétrique. La volonté est absolue et par là l'homme est à l'image de Dieu selon Descartes, tandis que l'entendement est fini (limité). Pour prouver l'existence du libre arbitre il faut donc montrer que la volonté n'est pas contrainte, déterminée par l'entendement et que par conséquent elle arbitre ou choisit librement. La liberté d'indifférence (négative, c'est-à-dire sans raison) trouve une illustration dans la légende de l'âne de Buridan7 (Philosophe du XIV e siècle). Un âne, placé entre un seau d'eau et un seau d'avoine, ne pouvant choisir car il ne dispose pas de libre arbitre, se laisse mourir de faim. A sa place, un homme, capable de choix (sans raison, 7 « Qu'il existe une volonté. - Que d'ailleurs l'âme a une telle puissance, bien que n'étant déterminée par aucunes choses extérieures, cela se peut très commodément expliquer par l'exemple de (l'ânesse) de Buridan. Si en effet l'on suppose un homme au lieu d'(une ânesse) dans cette position d'équilibre, cet homme devra être tenu non pour une chose pensante, mais pour l'âne le plus stupide, s'il périt de faim et de soif ». Spinoza, Dans les Principes de la philosophie de Descartes démontrés selon la méthode géométrique, 1663 12 puisque les raisons ou motifs ici sont égaux) pourrait choisir arbitrairement. Le libre arbitre, c'est aussi la capacité d'un choix arbitraire, c'est à dire sans raison. Comme il est sans raison, ce choix est selon Descartes, « le plus bas degré de la liberté » (Méditations Métaphysiques, II), car ce pouvoir de choix tourne à vide, il n'est pas motivé. Il vaut mieux (une fois établi l'existence du libre arbitre) que ce choix soit motivé 8 par des raisons de l'entendement, c'est la liberté éclairée qui consiste à agir en « connaissance de cause » en fonction de la connaissance de la situation du choix. Formule de la liberté éclairée dans les Méditations Métaphysiques, II : « car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrai faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent ». Cependant cette connaissance n'est jamais totale, l'homme n'étant pas omniscient, cela produit deux problèmes : 1) que vaut une liberté qui n'est pas totale, qui est toujours proportionnelle à la connaissance? 2) puisqu'elle n'est pas totale, le choix se fait toujours sur un fond d'obscurité, et l'on retrouve ici une forme d'indifférence (ignorance). On imaginer par expérience de pensée ce qui se passerait si la connaissance totale était possible. La connaissance totale, c'est aussi la connaissance absolue du bien et du mal. Comment dans ce cas, prouver que l'on n'est pas déterminé par la connaissance du bien (absolu) puisque l'on incline naturellement vers le bien. Agir en connaissance de cause, c'est bien normalement choisir le meilleur parti, celui qui tend au bien. La seule possibilité pour être libre dans ce cas serait de choisir le mal en connaissance du bien pour précisément montrer que nous ne sommes pas, des automates moraux (formule de Leibniz) déterminés par le bien ce qui rendrait caduque toute idée de choix. Choisir le mal en connaissance de cause, simplement pour prouver sa liberté, c'est ce que Descartes nomme la liberté d'indifférence positive (c'est le pouvoir de choix, et non le choix qui est positif). Indifférence négative : aucune raison de choisir. Indifférence positive : une raison absolue, possibilité de choisir le mal pour prouver que l'on n'est pas déterminé par le bien C'est juste une possibilité théorique, métaphysique, que Descartes ne préconise évidemment 8 A condition de pouvoir démonter qu'il s'agit bien d'une simple motivation, une influence en quelque sorte et non d'un déterminisme. 13 pas dans la réalité, mais qu'il faut penser pour établir théoriquement la liberté. « Moralement parlant » (dans la réalité) c'est condamnable, mais « absolument parlant » (en théorie) nous le pouvons, ou nous le pourrions puisque ce cas extrême ne se présentera jamais. Les deux formes d'indifférence, négative et positive, sont donc deux cas limites, qu'il faut « penser » mais qui ne correspondent pas à la réalité de la liberté humaine, qui est la liberté (plus ou moins) éclairée. Cette liberté, avons nous vu, se fait sur un fond d'obscurité (on ne sait pas tout). Comment donc savoir si des motifs inconnus ne nous déterminent pas au moment même ou l'on croit choisir librement? C'est bien cette thèse d'un déterminisme inconscient, aperçu par Spinoza dans sa critique du finalisme9 de l'Ethique que Freud va explorer avec sa découverte de l'inconscient. B. La découverte de l'inconscient Freud découvre l'inconscient en cherchant une explication aux rêves qui constituent la « voie royale » pour l'inconscient. La première topique : Ics, Pcs, Cs. (Introduction à la psychanalyse, 1916) La première topique décrit l'appareil psychique en trois instances, l'inconscient, le préconscient et le (ou la) conscient(ce). Le concept de refoulement décrit le mécanisme de l'appareil psychique. « La représentation la plus simple de ce système [le système psychique de l’inconscient] est pour nous la plus commode : c’est la représentation spatiale. Nous assimilons donc le système de l’inconscient à une grande antichambre dans laquelle les tendances psychiques se pressent, telles des êtres vivants. A cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon dans laquelle séjourne la conscience. Mais à l’entrée de l’antichambre, dans le salon, veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l’empêche d’entrer au salon si elle lui déplaît. […]. Les tendances qui se trouvent dans l’antichambre réservée à l’inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont tout d’abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu’au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c’est qu’elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu’elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appellerons donc cette deuxième pièce système de la pré-conscience. […]. L’essence du refoulement consiste en ce qu’une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l’inconscient dans le pré-conscient. 9 Spinoza, Ethique, appendice à la première partie, critique du finalisme : savoir ce que l'on veut, la conscience de l'objet comme finalité, détourne de la recherche des causes réelles. 14 Freud, Introduction à la psychanalyse (1916) Dans la représentation spatiale, « la plus commode », l'inconscient est donc une antichambre et le préconscient un salon. Dans le salon trône la conscience. Dans l'antichambre/inconscient sont les pulsions. Entre les deux se trouve un gardien qui laisse ces tendances psychiques passer ou les refoule, si elles lui déplaisent. L'inconscient est le lieu psychique constitué par ce refoulement. La position du gardien est problématique. S'il est dans le salon, il doit être conscient des tendances qu'il refoule et du coup, elle ne sont plus inconscientes. S'il est dans l'inconscient, n'étant plus conscient, il n'a plus de critères pour les trier. Dans les deux cas, sa position est intenable. De plus, dans la première topique, l'inconscient fonctionne en vase clos, il est solipsiste, il n'a aucun rapport à l'extérieur, à l'altérité, à autrui. C'est pour remédier à ces deux difficultés que Freud remanie sa théorie dans la deuxième topique en 1923 dans Le moi et le ça. La seconde topique : le ça, le moi, le surmoi Les trois instances de la deuxième topique correspondent plus ou moins à celle de la première. L'inconscient est devenu le ça. Le ça indique le lieu impersonnel des pulsions agressives et sexuelles. La conscience (sujet) est devenue le moi (objet). Cette transformation du sujet en objet aura des conséquences sur le plan de la liberté qu'il faudra envisager. Le préconscient et le gardien qui posaient problème ont disparu. La nouveauté de la deuxième topique est l'introduction du surmoi qui contient les lois et les interdits de la société. Il endosse le rôle de la conscience morale des classiques mais son action n'est pas consciente. Que devient le moi, pris entre le ça et le surmoi, entre les pulsions inconscientes et les lois du surmoi ? Comment s'opère le refoulement et peut-on encore parler de la liberté du moi dans un tel système ? C. La liberté entre conscience et inconscient 1. Le déterminisme Inconscient Il résulte de la théorie freudienne, en particulier de la deuxième topique, une forme de déterminisme10 inconscient. Freud affirme dans « une difficulté dans la psychanalyse » (Manuel, 10 En philosophie, le déterminisme s'oppose à la liberté. Lorsqu'on est déterminé par autre chose que soi, on n'est pas libre. Par contre se déterminer soi-même, se donner à soi-même sa propre loi, c'est la liberté morale que Kant nomme autonomie (auto : soi-même, nomos : la loi). 15 p.167) que « le moi n'est plus de le maître dans sa propre maison » car « les processus psychiques sont essentiellement inconscients » et aussi que les pulsions sexuelles qui viennent du ça, ne sont pas totalement maîtrisables. Ce qui revient à dire que le moi n'est plus libre, mais le résultat d'un rapport de forces entre les pulsions du ça et les lois du surmoi. Pourtant dans le même texte, le discours idéal de la psychanalyse affirme la possibilité de se libérer des conflits psychiques : « entre en toi-même, dans tes profondeurs, et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas devenir malade, et tu éviteras peut-être de le devenir. » Le moi est-il donc prisonnier d'un déterminisme inconscient ou peut-il se libérer par la psychanalyse ? Les deux affirmations semblent contradictoires et Freud ne tranche pas vraiment dans ce texte. 2. La solution Kantienne En fait, ces difficultés de la théorie freudienne viennent de ce que Freud, tout comme Descartes à qui il s'oppose pourtant en affirmant l'existence de l'inconscient, a lié la liberté à la connaissance. Dans la liberté éclairée, Descartes dit en substance : plus je connais, plus suis libre. Mais comme je ne suis pas omniscient, je ne connais pas tout et cette proportionnalité entre liberté et connaissance rend la liberté problématique, voire illusoire. La psychanalyse approfondit encore la formule cartésienne. Elle dit en substance : plus je connais mon inconscient, plus je suis libre, et retombe sur les mêmes difficultés que Descartes, amplifiées même puisque la connaissance de l'inconscient est encore plus inaccessible, pour penser la liberté. Comment en sortir ? Peut-être tout simplement en séparant, la connaissance et la liberté. C'est précisément le geste qu'opère Kant en distinguant la théorie et la pratique. La connaissance relève de la raison théorique, la raison pure. Elle consiste dans la recherche et la découverte des causes qui expliquent les événements et les choses. La liberté est du domaine de la pratique et de l'action. La rabattre sur la connaissance ne peut que la dénaturer. En tant que cause libre, elle n'est pas causée, elle est cause première, elle inaugure une série d'effets. La recherche des causes antérieures ne la concerne plus puisqu'elle pose d'emblée qu'il n'y en a pas. Le problème de la liberté est donc de la penser sans l'insérer dans une ligne de causalité. Comment se la représenter dans le domaine pratique de l'action ? 16 Kant montre que l'on ne peut pas savoir si on est libre ou pas, l'existence de la liberté ou de ses preuves relevant du domaine de la connaissance, mais dans l'action, au présent, on peut toujours faire « comme si » on était libre, ce qui revient à se donner une règle pour l'action. La liberté, dont la réalité pose problème, est finalement chez Kant, la représentation d'une simple règle (agir comme si on était libre), mais dont les effets ont une efficacité indéniable. Je n'aurai pas la même vie si je me crois déterminé par des causes extérieures (fatalisme) ou si je me pense comme libre. De la même façon que la simple représentation du « je » engendre des effets réels dans la vie du sujet ( « Auparavant, il ne faisait que se sentir, maintenant il se pense » dit Kant à propos de l'enfant qui accède à la conscience en disant « je » pour la première fois dans L'anthropologie), la simple hypothèse de la liberté ouvre des possibilités d'action insoupçonnées. Ces deux représentations sont liées. Posséder le « je » dans sa représentation, c'est aussi faire comme si ce « je » était libre, d'où l'importance de cette double représentation du je libre. La liberté n'est donc qu'une représentation, une simple règle que se donne le sujet libre pour régler son action, ce qui explique qu'on ne puisse prouver la liberté, car une fois l'action passée, la recherche des preuves nous fait retomber la connaissance qui cherche et trouve des causes, donc dans le déterminisme sans liberté. Conclusion Nous avons découvert la conscience au cœur de l'existence humaine, à partir d'une séparation représentée entre soi et le monde provoquée par la connaissance des choses de la mort et de la douleur selon Schopenhauer. Nous avons exploré ses pouvoirs de synthèse des sensations, des formes et des concepts qui construisent notre rapport au monde. Nous également vu son rapport privilégié au temps. Si le corps est dans l'espace, la conscience est dans le temps, elle donne l'espace et le temps, elle est le temps. Bergson la nomme durée. Sa liberté ne peut se trouver en articulant le choix à la connaissance consciente ou inconscient comme le font Descartes et Freud. C'est bien en séparant l'action pratique de la connaissance théorique comme le fait Kant que la liberté apparaît comme une simple règle que l'on se donne à soi même pour agir. 17