Maalouf: L'ascension et la chute de l'Occident (PDF)
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Summary
Cet ouvrage de Maalouf explore l'histoire complexe de la montée en puissance de l'Occident, des voyages de Zheng He à la Révolution Industrielle. Il analyse les motivations derrière la domination européenne et les conséquences de cette ascension.
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Maalouf Dans les derniers jours de mai 1905, une nouvelle inouïe s’est propagée, en provenance d’Extrême-Orient : la flotte impériale russe, partie en grande pompe de la Baltique, sept mois plus tôt, dans le but d’infliger une correction aux Japonais, aurait...
Maalouf Dans les derniers jours de mai 1905, une nouvelle inouïe s’est propagée, en provenance d’Extrême-Orient : la flotte impériale russe, partie en grande pompe de la Baltique, sept mois plus tôt, dans le but d’infliger une correction aux Japonais, aurait été anéantie ; plus de cinq mille hommes auraient péri en mer, et six mille autres auraient été faits prisonniers, dont le vice-amiral Rojestvenski ; grièvement blessé à la tête, celui-ci serait à présent soigné dans un hôpital de l’île de Kyushu, où son adversaire, l’amiral Togo Heihachiro, artisan de la victoire, serait venu lui rendre une visite de courtoisie et s’enquérir de sa santé. Ce fut, partout dans le monde, l’incrédulité et la stupéfaction. Depuis si longtemps, les puissances européennes pratiquaient, avec rigueur et efficacité, la politique de la canonnière ! Lorsqu’un satrape d’outre-mer, qu’il fût le dey d’Alger, le nawab du Bengale, le sultan de Zanzibar ou même l’empereur de Chine, se montrait récalcitrant, indocile, ou insolent, on dépêchait quelques vaisseaux pour le ramener à de meilleures dispositions. Et là, soudain, dans le détroit de Tsushima, les « canonnières » du tsar ont été irrévérencieusement envoyées par le fond. Sur l’ensemble des bâtiments de la flotte, qui en comptait une trentaine, seulement trois ont pu atteindre Vladivostok. Ceux qui suivaient de près les événements de l’année écoulée n’auraient pas dû être surpris. Depuis le début du conflit, en février 1904, les Russes donnaient des signes de faiblesse, sur terre comme sur mer. Dans les chancelleries, on murmurait que l’empire des tsars, aussi immense fût-il, n’était pas moins malade que celui des sultans ottomans. Mais peu de gens s’attendaient à une telle défaite. À Londres, à Berlin, comme à Paris ou à Vienne, les journaux soulignaient que, pour la première fois, « un peuple de couleur » avait damé le pion à une grande puissance européenne, et ils prévenaient leurs lecteurs contre « le péril jaune ». Aux États-Unis, l’une des rares personnes à se réjouir de l’événement se trouva être, sans surprise, l’universitaire noir W.E.B. Du Bois, qui se dit reconnaissant aux Japonais d’avoir brisé « la stupide magie moderne du mot “Blanc” ». * Cela faisait quasiment un demi-millénaire que « l’homme blanc » avait Maalouf 1 établi sa prééminence dans le monde. Si l’on devait assigner un siècle à son « élévation », ce serait le quinzième. Le « Quattrocento », comme l’appellent les Italiens, avait pourtant débuté sous de tout autres étoiles. À partir de 1405, plusieurs expéditions maritimes avaient été effectuées par une gigantesque flotte chinoise, comprenant parfois vingt-huit mille hommes d’équipage et plus de deux cents navires, dont une soixantaine d’immenses jonques portant, à l’aller comme au retour, de fabuleux trésors. Elle était commandée par un personnage hors du commun, l’amiral Zheng He. Issu d’une famille de hauts fonctionnaires chinois de religion musulmane, sa mission était d’explorer toutes les zones côtières s’étendant des îles de la Sonde jusqu’à la Corne de l’Afrique, en passant par les Indes, la Perse et la péninsule Arabique, pour les décrire et les cartographier, pour tisser avec elles des relations d’échange, pour démontrer par la munificence de la flotte celle du souverain qui l’avait armée, et aussi, chaque fois que la chose paraissait faisable, pour obtenir des vassaux de l’Empire du Milieu les tributs qui marqueraient leur allégeance. Zheng He aurait pu rester dans l’Histoire comme le premier d’une lignée d’explorateurs chinois, mais son septième voyage allait être le dernier. L’avènement d’un nouvel empereur, en 1424, avait changé la donne, et brisé l’élan. On décréta que les expéditions avaient été coûteuses, et superflues. On délaissa la flotte, qui commença à se délabrer. Puis on ordonna de la démolir, en menaçant de punir sévèrement quiconque tenterait de la reconstruire. La Chine se referma alors sur elle-même, s’infligeant une longue stagnation débilitante dont elle mettra des siècles à s’extirper. À la même époque, mais à l’autre bout du monde, s’amorçait le mouvement inverse. Un prince européen, Henri de Portugal, surnommé le Navigateur bien qu’il eût très peu navigué, décida de financer et de parrainer une série d’expéditions côtières vers l’Afrique noire. Elles commencèrent avec la découverte des Açores en 1427 ; se poursuivirent jusqu’au golfe de Guinée, où les Européens ne s’étaient jamais aventurés encore ; puis vers le cap de Bonne-Espérance. Dans les décennies suivantes, tous les océans seraient sillonnés par des capitaines, des aventuriers, des négociants, des botanistes et des missionnaires venus de Gênes, de V enise, de Porto, de Bristol, d’Amsterdam ou de Saint-Malo. Une vaste entreprise d’exploration, de colonisation, d’exploitation et de conquête, qui allait faire de l’Europe occidentale, pour des siècles, le centre politique, économique et intellectuel de la planète. Maalouf 2 L’initiative du prince Henri n’était pas uniquement le fruit de sa passion personnelle pour la découverte de la Terre, de ses peuples et de ses richesses. Elle s’inscrivait dans un vaste mouvement d’éveil culturel et d’épanouissement qui mérite largement le nom qui lui a été donné dans l’Histoire : la Renaissance. Avec elle, l’Occident chrétien commença à sortir du long tunnel que fut pour lui le Moyen Âge, tout un millénaire inauguré par les invasions barbares et conclu par la peste noire et par la guerre de Cent Ans. Conçue comme un retour au temps glorieux de la Grèce et de la Rome antiques, la Renaissance allait être infiniment plus que cela encore. Une civilisation éminemment nouvelle allait naître, et dans cent domaines à la fois, des pratiques commerciales aux techniques artistiques, sans oublier l’imprimerie, invention chinoise reprise et développée par Gutenberg à partir de 1440. Originale et audacieuse, la civilisation européenne issue de la Renaissance allait accomplir ce qu’aucune autre n’avait pu faire avant elle : conquérir la planète entière, au sens propre du terme comme au sens figuré, et par les méthodes les plus raffinées comme les plus brutales. 2. Durant les quatre siècles suivants, du seizième au dix-neuvième, la suprématie de l’Occident ne fit que s’étendre et se consolider. Sur l’ensemble de la planète et dans tous les domaines. Au début, les Ottomans espéraient encore, dans la foulée de leur conquête de Constantinople en 1453, pousser leurs frontières jusqu’à Budapest, et jusqu’aux portes de Vienne. Mais leur élan fut brisé, sur terre comme sur mer. Et si leur empire ne se transforma pas tout de suite en cet « homme malade » qu’il finirait par devenir, ils ne furent plus jamais en mesure de s’imposer. On n’allait plus voir, d’ailleurs, nulle part dans le monde, et pour longtemps, émerger des puissances capables de contester la prééminence de l’Europe. Sans doute y eut-il, çà et là, des dynasties glorieuses, comme les Moghols aux Indes, qui construisirent le Taj Mahal, ou les Séfévides de Perse, qui firent la splendeur d’Ispahan. Mais seuls les Européens nourrissaient encore des ambitions planétaires, eux seuls se taillaient des domaines par-delà les océans et les mers. Les premiers empires à se déployer sur plusieurs continents furent ceux de l’Espagne et du Portugal, qui se partagèrent la majeure partie du Nouveau Monde ; ils furent bientôt rejoints par l’Angleterre, la France, les Pays-Bas ; Maalouf 3 puis, plus tardivement, au dix-neuvième siècle, par trois États nouvellement constitués, et qui voulaient leurs parts du « gâteau » colonial : la Belgique, l’Allemagne et l’Italie. De leur côté, les Russes avaient entrepris de conquérir, par poussées territoriales successives, un gigantesque empire asiatique allant des contreforts de l’Oural aux rives de la mer du Japon, où ils fondèrent Vladivostok sur une péninsule cédée par la Chine. Là où les Européens y ont trouvé un avantage, notamment dans les Amériques ainsi qu’en Australie, ils ont établi des colonies de peuplement ; en se mêlant parfois aux populations locales, mais le plus souvent en les dépossédant de leurs terres, en les chassant ou en les massacrant. Ailleurs, ils se sont contentés d’envoyer leurs soldats et leurs administrateurs. Des générations d’écoliers ont étudié dans des manuels scolaires où l’on voyait, sur les cartes du monde, de larges plages roses, bleues, violettes, jaunes ou vertes, correspondant aux différents empires coloniaux européens. Et ce n’était là qu’un aspect de la réalité. Bien des pays, sans être coloriés de la sorte, étaient soumis à des « capitulations », à des « traités inégaux », ou à des protectorats forcés. Si cette expansion géographique a pu se poursuivre et se perpétuer, c’est parce qu’elle s’accompagnait d’un formidable essor matériel et moral qui allait transformer en profondeur les nations concernées. À partir du dix-huitième siècle, l’Europe occidentale entra dans l’ère de la Révolution industrielle, qui débuta en Angleterre avant de gagner le continent, et qui fut, indéniablement, l’un des tournants les plus décisifs de toute l’aventure humaine. Avec elle s’enclencha un épanouissement vertigineux des sciences, des techniques et des idées, qui ne devait plus jamais se tasser, et qui allait donner naissance à la civilisation la plus avancée, la plus dynamique, la plus ambitieuse de l’Histoire. Une civilisation prométhéenne dont nous sommes tous, aujourd’hui encore, et quelles que soient nos appartenances ou nos croyances, à la fois les héritiers et les créatures. S’agissant d’un mouvement aussi ample et aussi complexe, il serait fastidieux de se lancer dans une étude détaillée de ses origines, de ses étapes ou de ses conséquences. Je me contenterai donc de rappeler ici l’évidence, à savoir que la Révolution industrielle, tout en assurant aux Occidentaux leur prépondérance économique et leur supériorité militaire, a bouleversé en profondeur leurs sociétés ; une métamorphose qui fut souvent traumatisante, mais qui finit par établir leur primauté intellectuelle et morale dans le monde entier. Maalouf 4 Des idées nouvelles prirent corps, concernant les citoyens et leurs droits, les gouvernants et leurs devoirs, la place de la religion et ses limites. De grands soulèvements eurent lieu, notamment la Glorieuse Révolution anglaise en 1688, la guerre d’Indépendance américaine en 1776 et la Révolution française en 1789, qui allaient apporter aux peuples concernés une confiance nouvelle, et identifier l’Occident, aux yeux du monde entier, avec les notions de modernité, de liberté et de progrès. Désormais, il régnerait en maître, par la force du savoir et de la pensée autant que par la force des armes. Les autres branches de l’humanité, même les nations les plus nombreuses, même celles qui avaient bâti par le passé de grandes civilisations et de puissants empires, seraient contraintes de reconnaître sa prééminence. La planète ne vivrait plus qu’au rythme des Occidentaux, de leurs inventions, de leurs rivalités, de leurs utopies, de leurs révolutions, de leurs guerres comme de leurs traités de paix. Eux seuls joueraient encore de vrais rôles sur la scène du monde ; les autres ne seraient plus que des comparses, des supplétifs, des figurants, tout à la fois ébahis, émerveillés, meurtris, frustrés et impuissants ; se pliant de mauvaise grâce à la volonté des vainqueurs, tout en rêvant de revanches et de chamboulements. Tel était l’état du monde à l’aube du vingtième siècle, et l’on pouvait penser qu’il en serait ainsi pour longtemps, peut-être pour toujours. Mais cet agencement des choses fut soudain remis en question par la bataille de Tsushima. * Dans les pays d’Orient, l’allégresse était générale. « La victoire du Japon a diminué le sentiment d’infériorité dont la plupart d’entre nous souffraient, écrira plus tard Jawaharlal Nehru, le futur Premier ministre de l’Inde. Puisqu’une grande puissance européenne avait été vaincue, cela voulait dire que l’Asie pouvait encore vaincre l’Europe comme elle l’avait fait par le passé. » Le Dr Sun Yat-sen, qui allait devenir le premier président de la République chinoise, dira pratiquement la même chose. « Nous avons vu la défaite de la Russie par le Japon comme la défaite de l’Occident par l’Orient. La victoire des Japonais était notre victoire. » Et l’un des grands noms de la littérature arabe contemporaine, l’Irakien Maarouf Al-Rusâfi, dédiera un long poème à la bataille de Tsushima, décrivant les paysages, racontant les péripéties de l’affrontement, et s’émerveillant de l’habileté tactique de l’amiral japonais : « Togo disposa sa flotte tout près de la flotte ennemie, Comme un vêtement peut coller à la peau de celui qui le porte. » Maalouf 5 Avant de conclure par une leçon morale et politique. « L ’être valeureux qui fait de la Raison son arme, mérite de prévaloir. Le souverain qui confie chaque mission à celui qui sait la remplir, mérite de gouverner. » Pour ces hommes, comme pour tous leurs compatriotes, l’événement revêtait une signification précise. Depuis si longtemps, les peuples malmenés par l’Histoire se demandaient avec angoisse comment rattraper leur retard, comment mettre fin au rabaissement et à l’humiliation. Et à présent, ils connaissaient la réponse : entreprendre, coûte que coûte, une modernisation massive et intégrale. Oui, ils pouvaient sortir de l’impasse historique où ils se trouvaient, mais seulement s’ils se montraient audacieux, déterminés, et volontaristes. N’est-ce pas dans cet esprit que les Japonais s’étaient engagés sur la voie qui avait rendu possible leur éclatante victoire sur les Russes ? 3. Tout avait commencé en juillet 1853 lorsqu’un officier de marine américain, le commodore Matthew Perry, s’était présenté devant les côtes de l’Archipel en demandant à être reçu par les plus hautes autorités, à qui il désirait remettre une lettre officielle du président des États-Unis à son « grand et bon ami » l’empereur du Japon. Dès son arrivée, le visiteur s’était montré peu respectueux des règles édictées par ses hôtes. En principe, tout navire voulant accoster devait en demander la permission et attendre en haute mer qu’on lui eût donné le feu vert ; et il devait obligatoirement se rendre à Nagasaki, le seul port prévu pour accueillir les étrangers. Mais Perry avait résolu de se diriger plutôt vers Edo, le siège du pouvoir effectif. La lettre signée par le président Millard Fillmore était courtoise et attentionnée, tout en formulant des demandes précises. « Nous savons que les anciennes lois du gouvernement de V otre Majesté Impériale ne permettent le commerce extérieur qu’avec les Chinois et les Hollandais ; mais à mesure que l’état du monde change et que de nouveaux pays se forment, il semble sage, de temps en temps, de faire de nouvelles lois. » Les États-Unis font partie de ces nouveaux venus sur la scène mondiale, disait la lettre, et ils méritent d’être pris en considération. « Notre territoire s’étend d’un océan à l’autre, notre grand État de Californie est situé juste en face de votre domaine, nos bateaux à vapeur peuvent accomplir la traversée en dix-huit jours. » Les deux nations auraient grand avantage à établir entre elles des relations amicales, fondées sur le respect mutuel, et à échanger leurs marchandises. Maalouf 6 La missive était placée avec solennité dans une boîte en bois de palissandre, ornée d’or. Et elle s’accompagnait d’un « cadeau ». Un rectangle de tissu blanc, que le visiteur déplia sous les yeux de ses hôtes, perplexes, en leur expliquant que son président espérait vivement que l’empereur répondrait positivement à ses demandes ; mais que si, par malheur, la réponse était négative, ce serait la guerre. « Et dans ce cas, ajouta le commodore Perry, vous aurez besoin de ceci pour capituler. » En dépit de ce qu’une telle arrogance pourrait laisser croire, Matthew Perry n’avait pas le profil d’une tête brûlée. Officier supérieur proche de la soixantaine, connu dans la marine pour ses talents d’organisateur, il n’avait pas agi par esprit de provocation, mais en vertu d’une évaluation précise des enjeux et des risques. Avant d’entreprendre ce voyage, il avait soigneusement épluché tout ce qu’il avait trouvé sur le Japon, son histoire, ses lois, ses richesses, ses dirigeants. Et il était arrivé à la conclusion qu’il ne servirait à rien de se montrer docile et révérencieux ; pour se faire respecter, il devait donner l’apparence d’une totale confiance en soi, comme s’il ne craignait rien et que ses hôtes aient tout à craindre s’ils s’avisaient de le contrarier. C’était une approche pour le moins hasardeuse, et elle aurait pu se terminer de manière lamentable. Mais elle se révéla étonnamment efficace. Les autorités japonaises, impressionnées par le personnage, par ses vaisseaux noirs et par son drapeau blanc, hésitèrent à le punir de son effronterie. Sans doute avaient-elles encore à l’esprit l’humiliation infligée à la Chine par les Britanniques, lors de la guerre de l’Opium, quelques années plus tôt. Toujours est-il qu’on préféra temporiser plutôt que de fournir aux Américains un prétexte pour attaquer. On se contenta donc de demander à Perry de partir, et il acquiesça, non sans avoir promis de revenir l’année suivante pour écouter la réponse de ses hôtes. Ce qu’il fit. Et un accord fut alors signé, autorisant le commerce entre les deux nations, et mettant fin, de ce fait, à l’isolement séculaire de l’Archipel. Cette ouverture aux forceps, opérée par l’action téméraire d’un officier de marine, et consentie sans enthousiasme par les autorités, inaugura une longue période de bouleversements qui allait avoir des conséquences majeures pour le Japon, pour les États-Unis, et aussi pour le reste de la planète. * Le président américain se devait d’adresser sa lettre officielle à l’empereur, mais il y avait peu de chances que celui-ci la lise, ou même que quelqu’un songe à la lui montrer. Cela faisait plusieurs siècles que les Maalouf 7 souverains nippons avaient cessé de gouverner. Il y avait même deux capitales : à Kyoto résidait l’empereur, entouré de poètes, de calligraphes, de musiciens, et aussi d’espions qui s’assuraient qu’il ne s’occupait pas des affaires de l’État, fussent-elles étrangères ou internes, militaires ou civiles ; celles-ci étaient toutes du ressort du shogun, « le commandant en chef », qui était le véritable maître du pays, et qui résidait à Edo. Le pouvoir des shoguns prévalait depuis le douzième siècle ; et depuis deux cent cinquante ans, il se transmettait au sein du même clan, celui des Tokugawa. Ils avaient apporté au pays une grande stabilité, et aussi, pour quelque temps, une relative prospérité. Mais, à l’époque où est arrivé l’escadron du commodore Perry, le système était en crise. Même si la population avait peu de contacts avec l’étranger, une partie de l’élite parvenait à suivre ce qui se passait dans le reste du monde. La Chine et la Corée étaient proches, géographiquement et culturellement, et les nouvelles circulaient forcément entre elles et l’archipel nippon. Et il y avait aussi les marchands néerlandais établis à Nagasaki ; sans doute se montraient-ils habituellement discrets pour ne pas compromettre les privilèges qu’on leur avait consentis, mais il leur arrivait quelquefois de parler aux gens du pays, qui étaient à l’affût des bribes d’informations que leurs dirigeants leur cachaient ; c’est grâce à eux, par exemple, que la population avait eu vent de la Révolution française, mais avec quelques années de retard, et dans une version passablement expurgée. Pendant combien de temps encore les shoguns pourraient-ils empêcher les bruits du monde de parvenir aux oreilles de leurs sujets ? Pendant combien de temps pourraient-ils maintenir une hiérarchie sociale où les samouraïs se trouvaient tout en haut de l’échelle, et les marchands tout en bas ? À l’arrivée du « visiteur » américain, ces questions se posaient déjà, et c’est probablement pourquoi les autorités avaient réagi de manière aussi prudente. Mais, au lieu de calmer le débat, cette circonspection l’attisa davantage. Les plus audacieux disaient qu’il ne suffisait pas d’entrouvrir timidement la porte, et qu’il faudrait aller beaucoup plus loin ; les plus frileux trouvaient, à l’inverse, qu’on prenait déjà trop de risque, et que si le pays commençait à s’ouvrir aux vents du monde, une tempête se déchaînerait, que plus personne ne pourrait apaiser, et qui emporterait tout sur son passage. Un grand désarroi se propageait dans toutes les classes de la société, accompagné de récriminations, ainsi que de violence. Des bandes armées de pillards fanatiques et xénophobes se mirent à infester les villes et les Maalouf 8 campagnes. Après quelques années d’instabilité rampante, le pays finit par sombrer dans une guerre civile meurtrière, qui aboutit à la chute du shogunat et à l’instauration, en 1868, d’un tout nouveau régime, présenté comme une « restauration » du pouvoir impérial, et dont la figure emblématique était un jeune souverain de quinze ans, Mutsuhito. Il adopta, pour caractériser son règne, l’appellation de Meiji, « le Gouvernement éclairé ». Et il quitta Kyoto pour s’installer à Edo, rebaptisée Tokyo, « la capitale de l’Est », où il prit possession du château des shoguns, qui devint le Palais impérial. 4. À deux reprises, le Japon moderne, issu de « la Restauration Meiji », allait être une source d’inspiration pour une bonne partie de l’humanité, et notamment pour les grandes nations d’Orient : la première, par ses exploits guerriers ; la seconde, par ses exploits économiques. Ce destin est d’autant plus singulier que l’Archipel devait connaître, entre ces deux périodes remarquables, un effondrement politique et moral d’ampleur cataclysmique, le seul dans l’Histoire du monde à avoir été sanctionné par un bombardement nucléaire. La nouvelle ère avait été inaugurée par un « Serment en cinq points », où le jeune empereur s’engageait à mettre en place une Constitution et à établir « des assemblées délibératives » afin que « toutes les décisions soient prises après une discussion ouverte ». Désormais, promit-il, « les gens du commun seront tous autorisés à suivre leurs voies professionnelles, quelles qu’elles soient, comme c’est déjà le cas pour les fonctionnaires civils et militaires » ; « les mauvaises habitudes du passé seront abandonnées » ; et « le savoir sera recherché dans le monde entier, afin de consolider les fondements de l’autorité impériale ». Ce dernier point était compris par la plupart des Japonais dans son sens le plus tangible, celui de la puissance militaire. N’allait-il pas de soi que le pays devait sortir au plus vite de l’état d’affaiblissement qui avait permis aux étrangers, symbolisés par les « vaisseaux noirs » du commodore Perry, de l’humilier et de lui dicter leur loi ? C’était, à l’évidence, une priorité absolue. Mais les réformateurs résolus qui pilotaient le changement savaient aussi que, pour pouvoir se doter de forces armées modernes et pour les entretenir, il fallait que le pays soit prospère et qu’il s’industrialise ; qu’il puisse fabriquer ses armes lui-même, au lieu de les acheter chez les autres ; qu’il ait donc les moyens économiques de les produire, ainsi que les capacités techniques. Maalouf 9 Et la logique de la modernisation devait aller plus loin, beaucoup plus loin encore. Il fallait bâtir une société japonaise capable de produire des ingénieurs, des techniciens, des savants, des industriels, des banquiers, des gestionnaires. Ainsi que des enseignants, des chercheurs, des journalistes, des photographes, des juristes, des sociologues, des philosophes, etc. Soucieux de rattraper le temps perdu, le nouveau régime dépêcha à travers le monde de nombreux émissaires, souvent des jeunes gens qui avaient déjà fait la preuve de leur intelligence et de leur soif d’apprendre, en leur recommandant d’étudier, avec diligence, en profondeur, et dans divers domaines, tout ce que les Occidentaux savaient et qui faisait leur supériorité. En parallèle, et sans attendre le retour de ces « éclaireurs », on entreprit de bâtir les institutions civiles et militaires du nouveau Japon, en se guidant sur les modèles qui paraissaient les plus performants. Pour établir un service postal, par exemple, on prit pour modèle le General Post Office britannique, et pour la marine impériale, la Royal Navy. Incidemment, l’homme qui allait rester dans l’Histoire comme le destructeur de la flotte russe, l’amiral Togo, était parti au préalable vivre et étudier pendant sept ans en Angleterre ; il avait même fait le tour du monde, comme simple matelot, à bord du bateau-école Hampshire. Mais les promoteurs de l’européanisation ne voulaient pas dépendre d’un seul pays étranger. Même pour la marine, on fit construire des bateaux aussi bien en France qu’en Angleterre, tout en accélérant la mise en place de chantiers navals sur l’Archipel. Pour organiser une police moderne, on s’aligna également sur le modèle français. Et l’on avait projeté de faire de même pour l’armée de terre. La France n’avait-elle pas dominé l’Europe, une soixantaine d’années plus tôt, du temps de Napoléon I er? C’est son neveu qui était au pouvoir au début de l’ère Meiji, et l’on espérait établir avec lui des relations constructives. Mais lorsque les émissaires japonais débarquèrent en France à l’automne de 1870, on leur apprit que le pays venait d’être sévèrement battu par la Prusse, et que Napoléon III avait été fait prisonnier ; ils décidèrent de modifier leurs plans, pour se rendre à Berlin. * Afin d’accélérer la modernisation, et d’éviter de longs tâtonnements dans des domaines où la population de l’Archipel avait peu d’expérience, on décida d’encourager la venue d’un certain nombre de professionnels européens, notamment des scientifiques, auxquels on offrit des conditions de vie et de travail confortables et stimulantes. Maalouf 10 L’un des témoignages les plus instructifs sur cette période est celui de Ludovic Savatier, un médecin français natif d’Oléron, qui dirigea pendant plusieurs années le service de santé de Yokosuka, le principal arsenal de la nouvelle marine impériale, situé dans les environs de Tokyo. Botaniste à ses heures, il correspondait régulièrement avec l’un de ses amis parisiens pour lui décrire ses trouvailles et lui raconter sa vie au Japon. À le lire, on a du mal à se rappeler qu’il parle d’un pays qui, jusqu’à une date récente, était fermé aux étrangers, et où les nationaux eux-mêmes étaient parfois punis de mort pour avoir simplement séjourné outre-mer. Plus d’une fois, Savatier évoque ses propres rencontres avec l’empereur Meiji, qui suivait manifestement de près tout ce qui se faisait à l’arsenal. « Sa Majesté a passé la soirée à visiter une partie de nos ateliers : les forges, la chaudronnerie, la fonderie et l’ajustage. Le lendemain à 9 heures, visites de la corderie, voilerie, poulierie, charpentage… » Il est tout fier de raconter qu’il se trouvait « auprès du Mikado, au fond du bassin », quand sa petite fillette, Léontine, se mit à courir vers eux en appelant son papa. Et il se montre émerveillé de tout ce qui se passe autour de lui. « V ous pouvez vous figurer la transformation que subit le Japon depuis deux ans », écrit-il à son correspondant en décembre 1871. « Ces gens marchent plus vite que nous ne l’avons fait depuis deux cents ans ! » Il se dit persuadé que, dans vingt ans, « on aura plus raison d’être fier d’être japonais qu’européen ». La fascination d’un médecin charentais qui se retrouve au milieu de la suite impériale nipponne fait pendant à la fascination constante de ses hôtes pour tout ce qui vient d’Occident. Savatier observe que « seules l’impératrice et ses dames d’honneur portaient le costume national, admirable d’ailleurs » ; le Mikado avait « la tenue de général de division, moins les épaulettes », et tous les hommes de sa suite étaient habillés à l’européenne. Cette propension à imiter l’Europe est allée quelquefois un peu trop loin, au goût des Japonais eux-mêmes. Comme lorsque le Premier ministre Ito Hirobumi, l’un des principaux artisans de la modernisation, organisa dans sa résidence un bal costumé où il se montra déguisé en noble vénitien, dansant au bras de sa fille vêtue en paysanne italienne, tandis que son épouse était drapée dans une mantille venue d’Espagne. La presse, qui était en pleine expansion, et qui goûtait avec délectation à une liberté jusque-là inimaginable, se mit à brocarder le « cabinet dansant » – un sobriquet dont les lecteurs se gaussaient. Dans l’ensemble, toutefois, la ligne de conduite qui prévalait était celle Maalouf 11 qui faisait la part des choses : « technique occidentale et âme japonaise », disait-on. Mais s’il était relativement facile d’identifier la technique, il était plus compliqué de définir l’âme. Qu’est-ce qui en faisait l’essence ? Que fallait-il préserver de la culture japonaise, et de quoi fallait-il se défaire ? Aux yeux d’un étranger, tout ce qui est inhabituel, ou exotique, ou simplement « différent », paraît caractéristique d’une civilisation. Mais ceux qui ont grandi en son sein n’ont pas de tels repères. Et parfois, ils se laissent eux- mêmes guider par le regard des autres. Ainsi, quand les Occidentaux, qui commençaient à découvrir l’Archipel, se montraient ébahis par quelque aspect de sa culture, comme le théâtre nô, le kabuki, les haïkus, le bouddhisme zen ou la morale des samouraïs, les Japonais en étaient flattés, et ils mettaient cet élément à l’honneur. Sans toujours se demander s’ils agissaient de la sorte parce qu’ils voyaient là l’âme véritable de leur pays, ou parce que les Occidentaux, qu’ils admiraient, en avaient été impressionnés. Ces interrogations sur l’identité ne devaient jamais cesser de hanter la nation japonaise, comme en témoignent puissamment son cinéma et sa littérature. Mais à l’aube de l’ère Meiji, la question prioritaire, pour les dirigeants comme pour les étrangers qui les observaient, était celle de savoir si le pays allait réussir sa métamorphose, et même, plus précisément, s’il allait pouvoir acquérir, par cette modernisation à marche forcée, le statut de grande puissance, au même titre que l’Angleterre, la France, les États-Unis, l’Allemagne ou la Russie. Jusque-là, le pays n’avait pas une grande expérience des conflits extérieurs. À l’exception d’une aventure malheureuse en Corée, dans les dernières années du seizième siècle, il n’avait jamais envoyé ses troupes hors de ses frontières. Et lui-même n’avait jamais été attaqué ; la dernière tentative d’invasion remontait au treizième siècle, lorsque le petit-fils de Gengis Khan, Kubilaï, qui venait de conquérir la Chine à la tête des armées mongoles, avait tenté d’adjoindre l’Archipel à son vaste empire ; il avait rassemblé, sur les côtes coréennes, une flotte de plusieurs milliers d’embarcations. Fort heureusement pour les insulaires, une violente tempête se leva, qui dispersa les envahisseurs. La mythologie nationale attribua ce sauvetage inespéré à un « vent providentiel », en japonais « kami kaze », ce qui donna naissance à une allégorie tenace. Plus personne, depuis, n’avait tenté un assaut similaire, et le Japon était demeuré à l’écart des innombrables conflits de la planète. Mais cela allait bientôt changer, de manière tragique. Sa « sortie dans le monde », après une Maalouf 12 longue vie d’isolement, allait se révéler fracassante et dévastatrice, pour les autres comme pour lui. 5. C’est donc à partir des côtes coréennes qu’avait été lancée la dernière tentative d’invasion. Et même si la frayeur causée par la flotte ennemie remontait à un demi-millénaire, elle n’avait pas disparu des mémoires. Il est vrai que, lorsqu’on regarde une carte, la Corée est la seule terre d’Asie qui soit proche de l’Archipel – tout juste vingt-sept milles marins, à l’endroit le plus étroit, soit cinquante kilomètres. Certains dirigeants n’hésitaient pas à comparer la péninsule voisine à « un poignard pointé vers le cœur du Japon ». Une métaphore qui s’accompagnait d’une analyse stratégique élaborée : un poignard n’est pas dangereux par lui-même, il le devient quand le manche est tenu par une main hostile ; dans ce cas précis, celle de la Chine ou de la Russie. Aux yeux des réformateurs de l’ère Meiji, leur meilleure protection contre un tel risque serait de voir émerger une Corée modernisée, sur le modèle du Japon, et qui considérerait celui-ci comme son mentor et son allié naturel. C’est d’ailleurs ce qui avait commencé à se produire. Encore plus fascinés que le reste de la planète par le miracle qui était en train de s’opérer à quelques encablures de leurs côtes, les Coréens avaient entamé très vite leur propre ouverture. Leur souverain, Gojong, qui avait quasiment le même âge que Mutsuhito, avait dépêché vers l’archipel voisin des émissaires chargés d’étudier ce qui s’y faisait, et de le conseiller sur la conduite à suivre. Il se montrait prêt à sortir son propre royaume de l’isolement, à tisser des relations avec les pays étrangers, et à adopter certaines réformes – en soulignant, lui aussi, qu’il fallait concilier les techniques de l’Occident avec l’esprit de l’Orient. Sur le long terme, la Corée allait y réussir admirablement. Mais dans l’immédiat, son jeune monarque, dont l’entourage était peu favorable au changement, et qui craignait de mécontenter son « protecteur » traditionnel, l’empereur de Chine, perdit peu à peu le contrôle de la situation. En décembre 1884, une tentative de coup d’État eut lieu, menée par des activistes radicaux fascinés par le modèle japonais. Le palais royal fut investi, Gojong fut séquestré pendant trois jours, avant d’être délivré par les troupes chinoises. L’insurrection fut alors écrasée, et plusieurs de ses dirigeants furent exécutés. Mais le plus influent parmi eux, Kim Ok-gyun, qui dirigeait le Gaehwadang, « le Parti des Lumières », réussit à quitter le pays Maalouf 13 pour se réfugier au Japon. Ce personnage, qui avait un grand ascendant sur ses jeunes compatriotes, allait se retrouver, malgré lui, au cœur d’un épisode aussi tragique que rocambolesque, et qui aura des conséquences bien au-delà de sa terre natale. En mars 1894, alors qu’il se trouvait depuis neuf ans sur l’Archipel, occupé à organiser l’opposition au régime coréen, il se laissa convaincre de se rendre en Chine à l’invitation d’un haut dignitaire qui souhaitait s’entretenir avec lui. La plupart de ses amis lui déconseillèrent d’y aller, mais l’exilé estima qu’il ne devait pas ignorer une telle initiative, qui pouvait se révéler déterminante pour l’avenir de son pays. Quelques heures après son arrivée à Shanghai, il fut abattu dans son hôtel, de trois coups de pistolet, par l’un de ses compagnons de voyage, nommé Hong Jong-ou. Celui-ci s’était infiltré dans son entourage quelques mois plus tôt, avec la ferme intention de l’éliminer. Comme l’opposant était constamment protégé au Japon par ses hôtes, son futur meurtrier avait formé le projet de l’entraîner hors de l’Archipel, et c’est probablement lui qui l’avait persuadé de se rendre à Shanghai. Hong a laissé peu de traces dans l’Histoire en dehors de cet assassinat. Pourtant, on aurait pu se souvenir de lui pour de bien meilleures raisons. C’est en tout cas ce qu’ont pensé ceux qui l’avaient connu en France, où il avait vécu pendant deux ans et demi avant d’aller commettre son forfait. Il était arrivé à Paris en décembre 1890, muni de plusieurs lettres de recommandation, et il s’y était fait des amis. Le peintre Félix Régamey, un amoureux de l’Asie et de ses arts, l’avait pris sous son aile et logé quelque temps chez lui ; il l’avait emmené au Collège de France pour le présenter à Ernest Renan ; puis il lui avait trouvé un emploi au musée Guimet, qui venait d’être inauguré, et qui avait besoin d’aide pour archiver ses collections de manuscrits coréens et japonais. En collaboration avec J.-H. Rosny, deux frères écrivains fort renommés à l’époque et qui signaient d’un même pseudonyme, Hong traduisit un texte littéraire coréen, qui fut publié sous le titre de Printemps parfumé. Un autre fut édité après son départ, intitulé Le Bois sec refleuri. D’autres publications devaient suivre, notamment un manuel de divination intitulé Guide pour rendre propice l’étoile qui garde chaque homme et pour connaître les destinées de l’année. Le futur assassin commençait chaque fois par lire attentivement le manuscrit original, puis il en expliquait le contenu, phrase après phrase, à l’un des Rosny, qui le mettait en bon français. Ce travail commun avait pour objectif de faire découvrir et apprécier la culture Maalouf 14 coréenne par un public européen qui ne la connaissait pas. Dans un article publié peu après le crime de Shanghai, les deux frères manifestèrent leur étonnement et leur incrédulité. « Il a été trop notre ami, nous avons été trop puissamment intéressés à la réussite de son œuvre pour ne pas faire une enquête approfondie sur les motifs qui l’ont poussé à ce meurtre… Puisse-t-il être innocent ! Puisse-t-il au moins trouver quelque excuse dans un cas de légitime défense ou d’exaltation patriotique ! » Ils racontèrent que leur ami leur avait parlé quelquefois de sa future victime. Il partageait, disait-il, les aspirations modernistes de Kim Ok-gyun, puisqu’ils avaient milité ensemble au sein du même parti ; mais il le décrivait comme un homme obstiné et violent. L’opposant lui aurait dit un jour : « Si jamais tu changes d’opinion, je te tuerai ! » Hong lui reprochait aussi de s’être « vendu » aux Japonais, qui étaient, aux yeux du futur assassin, tout aussi dangereux pour sa patrie que les Chinois ou les Russes. De ce fait, lorsqu’un émissaire du gouvernement coréen était venu le rencontrer à Paris pour lui demander, au nom du roi Gojong, de partir pour le Japon afin d’éliminer le dissident, il avait accepté avec enthousiasme, semble-t-il, en promettant de consacrer désormais toute son énergie à cette tâche. Et il avait tenu parole. Hong fut appréhendé, le lendemain de l’assassinat, par la police de la Concession internationale de Shanghai, et remis aux autorités chinoises. Qui ordonnèrent, sous prétexte que le meurtrier et sa victime étaient tous deux des ressortissants coréens, de les refouler ensemble vers leur pays d’origine. Ce qui voulait dire que la dépouille de la victime allait être accompagnée par le meurtrier chez le commanditaire du crime ! L’horreur de la situation ne fut apparente que lorsque le bateau arriva à destination, que le tueur y fut accueilli en héros, tandis que le cadavre de l’opposant était démembré sur-le-champ, et ses morceaux envoyés aux quatre coins du pays afin que toutes les provinces soient informées du châtiment subi par le « traître ». Des manifestations tapageuses furent organisées à cette occasion contre les Japonais. Deux mois plus tard, un corps expéditionnaire venu de l’Archipel débarquait en Corée, où se trouvaient déjà des troupes chinoises. La première guerre sino-japonaise venait d’éclater. Elle fut formellement er déclarée le 1 août 1894. * Au commencement du conflit, la plupart des experts étrangers prédisaient Maalouf 15 une victoire certaine de la Chine. Rares étaient ceux qui avaient mesuré l’ampleur des progrès réalisés par le Japon depuis que la modernisation avait été entreprise. Outre la qualité du matériel, en partie importé et en partie fabriqué sur place, les armées nipponnes allaient déployer une habileté tactique et une ardeur combative incomparablement supérieures à celles de l’adversaire. À chaque engagement, sur terre comme sur mer, elles parvenaient immanquablement à prendre l’avantage. Sur le territoire de la Corée, qui fut le premier champ de bataille, leur victoire allait être fulgurante ; ainsi, dans le nord du pays, la ville de Pyongyang, que les Chinois avaient décidé de fortifier pour enrayer l’avance ennemie, capitula après une seule journée de combat. Un traité de paix fut signé en avril 1895, qui accorda aux gagnants des « réparations » financières substantielles ; une « concession » à Shanghai, au même titre que les puissances occidentales ; le statut de « nation la plus favorisée » dans les échanges commerciaux ; et surtout l’île de Taïwan, qui allait demeurer, pendant un demi-siècle, le joyau de l’empire colonial japonais. Pour les dirigeants de la Restauration Meiji, c’était là une avancée majeure. Ayant fait ses preuves sur le terrain, leur pays changeait désormais de statut. Il cessait d’être une proie, pourrait-on dire, pour accéder au rang de prédateur. De ce fait, quand, en réaction aux humiliations successives subies par la Chine et notamment à sa défaite cuisante face à l’archipel voisin, éclata la révolte dite « des Boxers » et que les légations étrangères à Pékin furent assiégées pendant cinquante-cinq jours à l’été 1900, « l’Alliance des huit nations », qui se forma pour résister à l’assaut, comprenait les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Russie, l’Italie, l’Autriche- Hongrie et aussi le Japon – lequel rejoignait ainsi, de manière hautement symbolique, le concert des grandes nations. Cette étonnante mutation avait, en plus de son évidente signification stratégique globale, une signification « intime » dont peu d’observateurs à travers le monde mesuraient l’importance. Pour les Japonais, en effet, la Chine n’a jamais été perçue comme une nation parmi d’autres, mais comme « la génitrice » de leur propre civilisation. C’est de là que leur sont venus l’alphabet, le bouddhisme, le confucianisme ; la culture du riz, comme celle du ver à soie ; et aussi la peinture, la calligraphie ou l’art poétique. De ce fait, les habitants de Maalouf 16 l’Archipel avaient, traditionnellement, beaucoup d’estime pour leur grand et vénérable voisin ; c’est seulement à la fin du dix-neuvième siècle, lorsqu’ils ont découvert à quel point la Chine s’était laissé distancer par l’Occident, qu’ils ont commencé à la regarder de haut. Parallèlement, les Chinois de la même époque ne détestaient pas le Japon. Ils ne le voyaient pas encore comme un ennemi à abattre, mais comme un jeune frère qui serait allé faire des études en ville, et qui serait revenu plus malin et plus fort. Plus arrogant aussi, mais on ne voulait pas le démolir pour autant, on cherchait plutôt à l’imiter. Un peu comme il avait, lui-même, imité les Européens. Beaucoup de futurs dirigeants chinois ont vécu et étudié quelque temps au Japon. Certains, comme Sun Yat-sen, lui en ont toujours gardé de l’affection ; d’autres, comme Zhou Enlai, l’inamovible Premier ministre de Mao Zedong, en ont surtout gardé du ressentiment. Mais ils ont tous vu en lui, pour un temps, un exemple. Sinon à suivre, les yeux fermés, du moins à contempler avec intérêt, et à observer de près. Après avoir infligé une correction sévère à la plus grande nation d’Asie, le Japon de l’ère Meiji allait renouveler son exploit, dix ans plus tard, aux dépens de la grande puissance européenne qu’était alors la Russie tsariste. Celle-ci avait estimé, un peu vite, que l’affaiblissement de la Chine lui offrait une opportunité pour avancer ses pions en Mandchourie et en Corée. Avec le recul, il ne fait aucun doute que la montée en puissance d’un adversaire si énergique et si combatif aurait dû inciter plutôt à la circonspection. Mais, vu l’état d’esprit qui prévalait alors, la victoire d’une armée asiatique sur une autre armée asiatique ne paraissait pas significative pour mesurer ses chances de succès face à des Européens. Nicolas II se montrait confiant, et son « cousin » Guillaume II, empereur d’Allemagne, qui avait ses propres calculs stratégiques, l’encourageait à y aller « afin de défendre notre civilisation contre le péril jaune ». Ils prédisaient, l’un comme l’autre, une campagne facile et brève. Ce ne fut pas le cas. Dès le début du conflit, les nouvelles du front furent alarmantes, et elles provoquèrent dans l’empire des tsars une montée graduelle du mécontentement. Les Japonais progressaient inexorablement, sur mer comme sur terre. Avec beaucoup d’audace, et parfois aussi de la chance. Comme lorsque le cuirassé Petropavlovsk sauta sur une mine, le 13 avril 1904, entraînant la mort de plus de 650 hommes, dont l’amiral Makarov, commandant de la flotte du Pacifique. C’était un océanographe fort respecté, et beaucoup le considéraient comme le meilleur stratège russe de la guerre maritime ; sa disparition, dès les premières escarmouches, fut Maalouf 17 indéniablement un coup dur pour son camp. Comme ils l’avaient fait dans leur conflit avec la Chine, les Japonais s’emparèrent très vite de la péninsule coréenne, avant de s’attaquer à leurs adversaires près du fleuve Yalu, qui marque la frontière avec la Mandchourie. Un combat féroce eut lieu, qui s’acheva le 1 er mai par une défaite cuisante pour les troupes du tsar. Dans un commentaire écrit le jour même où la nouvelle fut connue, la militante marxiste Rosa Luxemburg annonça, comme un fait avéré, « l’effondrement de l’absolutisme russe ». Sans doute était-ce un peu prématuré, mais c’était devenu plausible. De vastes secteurs de la population reprochaient désormais au régime tsariste de mener une guerre coûteuse et mal préparée ; ils lui demandaient, par la même occasion, l’abolition de la censure et l’organisation d’élections libres. En janvier 1905, des dizaines de milliers de manifestants se rassemblèrent à Saint-Pétersbourg, aux abords du palais d’Hiver, avec un chapelet de revendications. L’armée impériale ouvrit le feu, faisant plusieurs centaines de victimes. Un « dimanche rouge » qui entraîna une perte de prestige irréparable pour Nicolas II. C’était d’ailleurs pour prévenir de tels désordres, autant que pour enrayer l’avance des Japonais, que le tsar avait dépêché ses meilleurs vaisseaux de la Baltique vers l’Extrême-Orient ; il se disait qu’une bonne victoire résoudrait tous ses problèmes à la fois. De ce fait, le jour où ses sujets apprirent que cette majestueuse escadre avait été elle-même anéantie avant d’arriver à destination, leur colère fut à son comble. Dans le port d’Odessa, les marins du cuirassé Potemkine entrèrent tout de suite en rébellion – un autre moment emblématique dans l’histoire de la Russie. Le compte à rebours avait incontestablement commencé pour le trône des Romanov. * C’est un euphémisme de dire que les malheurs du tsar ne suscitaient pas partout de la tristesse. Sun Yat-sen raconte qu’en 1905, au retour d’un voyage en Europe, il s’était arrêté à Suez, où « des Arabes, m’ayant pris pour un Japonais, me firent une ovation. “Tes compatriotes, criaient-ils, viennent de couler une flotte russe, que nous avions vue passer par ce canal… Nous aussi nous sommes des Orientaux opprimés par les Occidentaux ! La victoire des Japonais est la nôtre !” L’enthousiasme de ces gens, qui vivent à l’autre bout du continent asiatique, était indescriptible. L’oppression commune avait Maalouf 18 fait de ces Arabes les frères des Japonais… » Ces sentiments, exprimés spontanément dans la rue, se retrouvaient également chez les élites. L’écrivain égyptien Moustafa Kamel, l’un des penseurs politiques les plus brillants et les plus influents de sa génération, publia dès 1904 un ouvrage enthousiaste, intitulé Le Soleil levant, et consacré à la métamorphose du Japon. La préface, écrite au lendemain de la bataille du fleuve Yalu, définit d’emblée l’intention de l’auteur : « La meilleure manière d’instruire les nations et de leur montrer le chemin vers le progrès et la civilisation, c’est de leur expliquer comment ont procédé ceux qui y ont réussi. Nous, les Orientaux, on nous enseigne depuis l’enfance que notre civilisation appartient à un passé révolu, que nous n’avons plus aucun rôle dans le monde d’aujourd’hui, et que nous devons accepter la suprématie de l’Europe. La nation japonaise vient de démentir ces allégations. » Si le livre adopte un ton résolument militant, il n’a rien d’un pamphlet hâtif. Soigneusement documenté et argumenté, il présente à ses lecteurs l’archipel nippon, son passé, sa géographie, sa civilisation. Il s’attarde sur la personnalité de l’empereur Meiji, et consacre des chapitres séparés à chacun de ses cinq principaux collaborateurs, qu’il présente comme les véritables artisans des réformes, et qu’il désigne, comme le font tous les textes de l’époque, par leurs titres de noblesse occidentalisés : le marquis Ito, le comte Inoue, etc. Il s’émerveille de la modernisation accélérée des armées, mais également du nombre de journaux et de magazines fondés dans les dernières années – pas moins de quatre cents, dont une vingtaine de quotidiens dans la seule ville de Tokyo ! Et il déplore qu’il y ait, à côté des publications sérieuses, une presse cancanière, qui ne s’intéresse qu’aux scandales. L’auteur s’efforce d’être rigoureux et fiable dans tout ce qu’il rapporte, sans pour autant prétendre à l’impartialité. « Il est normal que les Égyptiens prennent fait et cause pour les Japonais. Ce sont des Orientaux, comme nous, et qui ont acquis en termes de puissance et d’avancement de quoi leur permettre d’empêcher les empiètements des Occidentaux. De plus, il s’agit d’un pays civilisé, libre, et doté d’un régime constitutionnel. Comment ne pas soutenir un pays où l’orateur peut dire ce qu’il veut, où l’écrivain peut écrire ce qu’il veut, où les humbles et les puissants se sentent égaux devant la loi ? » Au fil des pages, Moustafa Kamel dit parfois « nous, les Égyptiens », « nous, les Orientaux », « nous, les peuples opprimés » ; et parfois il donne l’impression de s’exprimer, plus spécifiquement, au nom des musulmans. Maalouf 19 C’est en tout cas ainsi que l’ont compris certains de ses coreligionnaires en Asie du Sud-Est. Le Soleil levant fut traduit et publié en malais par un éditeur de Singapour, suscitant chez les lecteurs un débat éminemment révélateur. À leurs yeux, en effet, il ne faisait pas de doute que le seul dirigeant au monde qui fût susceptible de les aider à relever la tête, à retrouver leur dignité bafouée, et à prendre leur revanche sur les colonisateurs britanniques ou néerlandais, c’était l’empereur Meiji. Mais pouvaient-ils raisonnablement espérer que le salut de l’islam viendrait d’un chef qui n’était pas musulman lui-même ? C’est alors que l’éditeur singapourien eut l’idée de lancer une souscription afin de financer une mission au Japon ayant pour objectif de convertir la population, et même, pourquoi pas, le Mikado en personne. Depuis quelque temps, en effet, des rumeurs persistantes, alimentées par certains journaux, affirmaient qu’une conférence mondiale allait se tenir à Tokyo en 1906, au cours de laquelle les représentants des grandes religions exposeraient les avantages de leur propre foi comparée aux autres, afin que l’empereur puisse opter pour celle qui lui semblerait la meilleure. C’est là, comme chacun sait, une vieille parabole qu’on a souvent racontée, à propos de divers souverains, tout au long de l’Histoire. Mais le fait qu’elle ait pu réapparaître au commencement du vingtième siècle reflète bien la ferveur quasiment mystique qu’avaient suscitée, dans certains milieux, les succès de l’ère Meiji. Indépendamment de cette vision chimérique, née de la difficulté à concilier les conceptions ancestrales du monde avec les réalités du temps présent, l’attente des peuples musulmans était réelle, et le Japon ne la décourageait pas. Certains de ses dirigeants imaginaient leur pays à la tête d’un vaste mouvement panasiatique, et ils n’étaient pas indifférents au fait qu’il y avait, aux Indes comme dans les îles des mers du Sud, d’importantes populations musulmanes qui supportaient mal la domination des Européens. Dans un journal japonais qu’on disait proche de l’état-major, on pouvait lire, en 1911 : « La manière dont les musulmans de Java et de Sumatra sont traités par les autorités hollandaises est l’une des plus atroces dans les annales de l’humanité. On les surveille comme des criminels, on les malmène comme des brutes, et on leur interdit de communiquer avec le monde extérieur. Nous conseillons aux musulmans, nos frères, de consacrer leurs efforts à la poursuite du savoir, celui du Coran comme celui des sciences modernes, et de ne pas désespérer de l’aide divine. » De tels propos circulaient dans les colonies, et ils confortaient les Maalouf 20 populations concernées dans le sentiment que la jeune puissance asiatique qui avait su vaincre la Chine et la Russie viendrait un jour les délivrer de ceux qui les opprimaient. Et même si certains d’entre eux auraient préféré que le sauveur attendu soit de la même religion qu’eux, l’écrasante majorité des Orientaux, musulmans ou pas, s’accommodait parfaitement du « héros » tel qu’il était, shintoïste et bouddhiste, tant qu’il continuait à tenir tête aux colonisateurs. Restait à savoir si c’était bien son intention… Le pays du Soleil levant s’était-il réellement fixé pour objectif de guider les peuples d’Orient sur la route ascendante qu’il avait lui-même empruntée, ou bien n’était-ce là que le rêve des autres ? Sur ce point essentiel, il y avait un grave malentendu, qui allait finir par compromettre durablement les relations du Japon avec tous ceux qui l’avaient admiré et avaient voulu suivre son exemple. Certains d’entre eux lui en gardent rancune jusqu’à ce jour. 7. Mais on n’en était pas encore à l’heure des bilans, on en était aux espérances. Ou bien aux illusions, selon le point de vue où l’on se place. La victoire du Japon avait fait jaillir des étincelles, et allumé des flammes. Quelquefois éphémères, et quelquefois durables. Ce que le monde entier venait de découvrir, c’est qu’une nation pouvait, en un temps relativement court, celui d’une vie d’homme, rattraper un retard accumulé pendant des siècles, et marcher vers la gloire ; sortir sa culture traditionnelle de la marginalité et de l’insignifiance, pour lui donner du lustre ; arracher ses enfants à l’ignorance et à la pauvreté, pour leur redonner une dignité ; et s’imposer sur la scène internationale comme un acteur que l’on respecte et que l’on craint. Depuis que les Européens avaient établi leur prééminence dans le monde, au quinzième siècle, aucune nation d’Orient n’avait réussi une telle métamorphose. Désormais, elles rêvaient toutes de reproduire le même exploit. On allait donc assister, à partir de la guerre russo-japonaise, à une succession de révolutions, inspirées par l’exemple du vainqueur, et quelquefois provoquées par l’humiliation que celui-ci avait infligée à ses adversaires. Bien entendu, un bouleversement profond des sociétés ne se produit jamais par simple réaction à un événement extérieur, quel qu’il soit. Il y a toujours un long cheminement dans les esprits, une accumulation de tensions sociales ou identitaires, et de problèmes mal résolus. Mais parfois la Maalouf 21 transformation demeure hypothétique en l’absence d’un catalyseur. Et le triomphe du Japon a joué, pour de nombreux pays d’Orient, précisément ce rôle-là. Le premier à avoir été ébranlé fut l’Iran, qu’en ce temps-là on appelait « la Perse ». Il est vrai que ce pays avait lui-même des comptes à régler avec la Russie. Il la soupçonnait de vouloir poursuivre, dans la foulée de ses conquêtes en Asie centrale, des projets d’expansion vers son propre territoire, afin d’avoir accès à la vaste « mer chaude » qu’est l’océan Indien ; et de vouloir annexer Ispahan, Chiraz et Tabriz comme elle l’avait fait pour Boukhara, Khiva et Samarcande. De ce fait, chaque défaite des Russes face aux Japonais enthousiasmait les Iraniens, et stimulait leur combativité. Une circonstance particulière avait enflammé les esprits quelques années plus tôt. Le shah de l’époque, souhaitant se rendre en Europe avec sa suite et ne pouvant assumer les immenses frais qu’occasionnait un tel déplacement, avait décidé d’emprunter de l’argent à Saint-Pétersbourg. Il se doutait bien que son endettement allait donner au tsar un formidable moyen de pression, mais il n’était pas question pour lui de renoncer au voyage. Quand vint le moment de rembourser, et que l’on découvrit, comme on pouvait s’y attendre, que les caisses de l’État étaient vides, on imposa à la population de nouvelles taxes, ce qui suscita une vive indignation dans le pays, notamment chez les commerçants du bazar. Les autorités voulurent réprimer les protestataires, mais le mouvement n’en prit que plus d’ampleur, et quelques éléments d’avant-garde commencèrent à prononcer, à mi-voix, le mot de « révolution ». Au mois de mai 1904, une soixantaine d’intellectuels résolument modernistes se réunirent clandestinement dans un faubourg de Téhéran, se constituèrent en « Comité révolutionnaire », et élaborèrent un projet pour « le renversement du despotisme » et l’établissement du « règne de la loi et de la justice ». Quelques mois plus tard, un autre groupe, se faisant appeler « la Société secrète », moins radical mais à l’assise plus large, publia une série de propositions en affirmant que, si elles étaient adoptées, elles permettraient au pays « de dépasser, en une génération, ce qui a été accompli ailleurs, même au Japon ». En juillet 1905, les protestations s’amplifièrent, les revendications se précisèrent, et le monarque renonça à les contenir. C’est à une vraie révolution qu’on assistait. Elle déboucha sur la proclamation d’une Constitution et la mise en place d’un parlement où seraient représentées « toutes les strates de la société », princes, propriétaires terriens ou Maalouf 22 négociants. L ’un des témoins de ces événements, un Britannique anonyme, probablement un diplomate, observa dans ses notes personnelles, manifestement ébahi : « La victoire du Japon a eu, apparemment, un remarquable impact dans tout l’Orient. Même ici, en Perse… » Comme dans la Russie voisine, expliqua-t-il, un nouvel état d’esprit se propageait dans la population. « Les gens en sont venus à penser qu’il était possible d’avoir un système de gouvernement différent et meilleur. » Un autre observateur, lui aussi britannique, Edward G. Browne, orientaliste éminent et intègre, consacra bientôt un remarquable ouvrage à La Révolution persane de 1905-1909. Il y écrivait, dès les premières pages : « Le réveil du monde musulman, dont on avait observé diverses manifestations politiques et religieuses au cours des trente ou quarante dernières années, en Turquie, en Perse, en Égypte, au Maroc, dans le Caucase, en Crimée et en Inde, a été grandement accéléré et accentué par la victoire japonaise sur la Russie, qui a démontré que les Asiatiques, quand ils ont l’armement et l’équipement adéquats, sont parfaitement capables de tenir tête aux plus formidables armées d’Europe. » * De fait, ce « réveil » des peuples musulmans, qui s’était traduit par une révolution au pays des shahs, allait également déboucher sur une révolution au pays des sultans, naturellement inspirée du Japon, de ses réformes modernisatrices comme de ses exploits guerriers. Les Ottomans avaient, eux aussi, des comptes à régler avec la Russie tsariste, qui avait profité de la proverbiale faiblesse de « l’homme malade » pour lui faire lâcher ses possessions dans les Balkans et au voisinage de la mer Noire. Le sultan Abdülhamid II, le dernier homme fort de la dynastie ottomane, voyait dans les événements d’Extrême-Orient une occasion rêvée de modifier le rapport des forces en sa faveur. Les éléments les plus progressistes de la société partageaient cette analyse, mais en lui donnant une tout autre signification : de leur point de vue, ce qui avait permis au Japon de s’élever, ce n’était pas seulement d’avoir amélioré ses capacités militaires, c’est aussi d’avoir assuré à ses citoyens la liberté d’expression et d’association, de les avoir encouragés à exercer toutes les activités industrielles et commerciales qu’ils souhaitaient. Ne devrait-on pas appliquer ces recettes gagnantes à l’univers ottoman ? Quand éclata, en 1908, la révolution des « Jeunes Turcs », que le sultan Abdülhamid fut mis à l’écart puis formellement destitué, les meneurs du mouvement se réclamèrent explicitement du modèle japonais, se promettant Maalouf 23 de le reproduire. De nombreux ouvrages furent publiés durant les années suivantes, qui vantaient la sagacité du Mikado, le patriotisme de ses sujets, leur assiduité dans les études, leur dévouement aux tâches qu’ils accomplissaient, leur habileté militaire, ainsi que leur rigueur éthique. L ’un de ces ouvrages, publié en 1911, portait un titre qui était lui-même tout un programme : Leçons matérielles et morales tirées de la guerre russo- japonaise et des raisons de la victoire du Japon : quand la bonne fortune d’une nation est dans ses propres mains ! L ’auteur, Pertev Bey, était un officier supérieur ottoman que le sultan lui-même avait dépêché en Extrême- Orient afin de suivre de près les péripéties du conflit et d’en tirer les enseignements ; il en était revenu profondément admiratif envers la Restauration Meiji, et désireux de voir une métamorphose similaire dans son propre pays. Les partisans de la modernisation au sein du monde musulman n’avaient, jusque-là, aucun autre modèle à suivre que celui de l’Occident. Et cela a toujours posé, hier comme aujourd’hui, des problèmes difficiles à résoudre. Prendre exemple sur ceux contre lesquels on cherche à se protéger, et contre lesquels on va probablement devoir se battre un jour, cela nécessite une acrobatie mentale exténuante, et une certaine duplicité. À l’inverse, prendre exemple sur un pays lointain, avec lequel on n’a pas de contentieux historique, et qui doit faire face, de surcroît, aux mêmes adversaires, cela apporte à l’imitateur une sérénité stimulante. C’est ce qui explique, en partie du moins, la facilité avec laquelle les peuples dominés par les puissances européennes avaient spontanément embrassé la cause du Japon. Pendant des années, chaque mouvement réformiste ou révolutionnaire émergeant au sein des peuples d’Orient s’est référé à l’exemple de l’ère Meiji. Et plusieurs révolutions importantes se sont produites sous cette impulsion. Les exemples sont innombrables, venus d’Afghanistan, du Siam, du Tonkin, de Java ou encore de Birmanie – où le moine bouddhiste U Ottama, figure emblématique de la lutte anticoloniale, décida tout simplement de s’établir au Japon, afin de s’imprégner pleinement de son expérience, avant de revenir chez lui et de se battre contre les Anglais. Il serait fastidieux de multiplier les exemples, mais il en est un que l’on doit obligatoirement mentionner ici : le 1 er janvier 1912, le Dr Sun Yat-sen, déjà cité dans ces pages, et qui fut un grand admirateur du Japon, où il avait longtemps vécu et dont il parlait couramment la langue, proclama à Nankin l’avènement de la République chinoise, mettant fin à un régime impérial dont Maalouf 24 l’histoire remontait à plus de deux millénaires. Le dernier « Fils du Ciel », Pou-Yi, destitué à l’âge de cinq ans, allait bientôt se mettre au service des Japonais, avant de terminer sa vie comme employé subalterne au sein de l’administration communiste. Nul doute que le système archaïque des empereurs de Chine avait été fragilisé par de nombreuses déconvenues. Mais la secousse provoquée par sa défaite face à son jeune voisin nippon, et par la métamorphose de celui-ci, avait été un facteur décisif de son écroulement. Le Japon se trouvait alors à l’apogée de son rayonnement. Mais il était aussi, sans le savoir, au bord du plus vertigineux des précipices. 8. L’empereur Mutsuhito mourut en juillet 1912, à cinquante-neuf ans, et bientôt son pays cessa d’être, pour les peuples d’Orient, le dépositaire des espérances. Pourtant, si l’on s’en tenait à son bilan effectif, le Japon avait indéniablement réussi sa métamorphose : il avait recouvré sa dignité ; ses citoyens étaient plus libres et plus prospères ; et il était désormais reconnu comme l’une des grandes puissances de la planète. Plus personne ne contestait son appartenance à ce « club » si fermé où l’on ne voyait auparavant que des Européens de souche. De ce fait, bien des Orientaux rêvaient toujours de voir leur nation accomplir des exploits similaires. Mais ils étaient de moins en moins nombreux à voir dans le pays du Soleil levant un allié fiable dans leur propre combat. Les dirigeants japonais avaient beau répéter, avec persévérance : « L’Asie aux Asiatiques ! », leur slogan sonnait chaque jour un peu plus creux. Surtout pour leurs voisins les plus proches. Les Coréens n’avaient-ils pas été les premiers à s’émerveiller des progrès accomplis sur l’Archipel, et à vouloir les reproduire chez eux ? Mais ils s’attendaient à être traités en amis, en alliés, en frères, certainement pas à être mis sous tutelle, puis annexés, comme ce fut le cas en 1910. Ils en conçurent, à l’endroit du Japon, une méfiance qui ne s’est plus jamais dissipée. Les Chinois allaient connaître une déception comparable. Au début, ils s’étaient dit que la modernisation radicale pratiquée par l’ère Meiji était la voie à suivre pour eux aussi, s’ils voulaient réparer les affronts successifs que les Occidentaux leur avaient fait subir depuis la guerre de l’Opium. Même leur défaite face à leurs impétueux voisins dans le conflit de 1894- 1895 n’avait pas remis en cause cette conviction ; beaucoup d’entre eux avaient préféré y voir un coup de semonce salutaire, qui pourrait réveiller Maalouf 25 leur grande nation de sa torpeur, et l’aider à se remettre debout. Mais cette attitude bienveillante allait devenir peu à peu intenable. Surtout quand les Japonais se mirent en tête de conquérir l’Empire du Milieu et de s’approprier ses immenses ressources – une entreprise téméraire où ils finirent par embourber leurs armées et leurs âmes. Avec le recul, il apparaît clairement qu’il y avait, concernant le rôle de l’Archipel en Asie comme dans le vaste monde, des contradictions difficiles à surmonter. Pouvait-il se battre contre le colonialisme, tout en cherchant à bâtir son propre empire colonial ? Pouvait-il dénoncer l’arrogance des grandes puissances, tout en aspirant lui-même à rejoindre le rang desdites puissances ? Ces ambiguïtés allaient être illustrées, au lendemain de la Première Guerre mondiale, par un épisode révélateur. Lorsque le conflit avait éclaté en août 1914, le Japon avait décidé d’y prendre part, en se rangeant dans le camp des Britanniques, des Français et des Russes, contre les empires centraux. Sa principale contribution fut d’attaquer les possessions allemandes en Chine et dans le Pacifique, dont il réussit à s’emparer dès les premières semaines ; une excellente opération qui lui permit, à peu de frais, de prendre sa place aux côtés des vainqueurs lorsque la Conférence de la paix se réunit à Paris en 1919. En l’honneur de ce nouvel allié, une importante artère de la ville, le long de la Seine, fut baptisée « avenue de Tokyo » – ou, pour être précis, « Tokio », car telle était la graphie de l’époque ; elle sera débaptisée en 1945, et renommée « avenue de New York » ; mais le musée construit à proximité gardera son appellation initiale, « le palais de Tokyo ». Forts du prestige qui leur était reconnu, les représentants japonais formulèrent deux demandes, très différentes l’une de l’autre, et même carrément opposées. La première, c’est qu’on introduise, dans la charte de la future SDN, la Société des Nations, une « clause d’égalité entre les races » stipulant que les ressortissants des États membres ne devraient plus subir, dorénavant, aucune discrimination du fait de leur couleur ou de leur nationalité. Le chef de la délégation expliqua à ses interlocuteurs qu’une telle prise de position serait conforme aux idéaux de la nouvelle organisation internationale, ce qui était difficile à contester. Néanmoins, la proposition se heurta à des oppositions farouches. Sans doute l’égalité était-elle tout à fait acceptable dans le principe, mais les chancelleries du vieux continent se méfiaient beaucoup de ses implications : si l’on admettait que les peuples d’Asie et d’Afrique étaient les égaux des Européens, au nom de quoi les Maalouf 26 Britanniques, les Français, les Belges ou les Néerlandais pouvaient-ils continuer à les coloniser ? Les Japonais se tournèrent alors vers le président des États-Unis, Woodrow Wilson, qui avait proclamé avec force, lors de son entrée en guerre, le droit des peuples à l’autodétermination. Mais lui non plus n’avait pas envie d’inscrire dans une charte l’égalité des races humaines. En Virginie, dont il était originaire, on ne croyait certainement pas à l’égalité entre Blancs et Noirs, et il semble bien que les opinions personnelles du Président étaient, en la matière, encore plus rétrogrades que celles de ses contemporains. De plus, les États de la côte pacifique, notamment la Californie, connaissaient en ce temps-là une hostilité croissante à la venue d’immigrants asiatiques, constamment décrits, par la presse et par les politiciens, comme un « péril jaune », et tout ce qui tendait à leur reconnaître des droits similaires à ceux des Européens était perçu avec méfiance. Cette attitude rejoignait celle de certains membres du Commonwealth britannique, telle l’Australie, qui était terrorisée à l’idée de voir débarquer sur ses côtes des foules de migrants venus d’Asie. Quand les principaux participants à la Conférence de la paix eurent opposé un refus honteux mais irrévocable à la « clause d’égalité », les représentants de Tokyo formulèrent leur seconde demande : qu’on reconnaisse leur souveraineté sur les anciennes possessions allemandes en Chine, autour de la ville de Tsingtao, dans le Shandong. Le Japon, qui les occupait depuis le début du conflit, souhaitait à présent les garder. Allait-on lui dire « non » une nouvelle fois ? La délégation fit savoir que si on lui faisait un tel affront, elle se retirerait de la conférence et refuserait de signer la charte de la SDN. Le chantage eut l’effet escompté. Une partie importante du Shandong, province natale de Confucius, fut livrée au Japon, malgré les protestations furieuses des délégués chinois. S’était-il agi, dès le début, d’une manœuvre ? Les Japonais avaient-ils présenté l’amendement sur l’égalité des races en sachant à l’avance qu’il serait rejeté, et que les puissances seraient bien obligées, en compensation, de leur concéder autre chose ? Les historiens sont partagés. Ce qui est certain, c’est que la conférence de Paris, qui allait déboucher sur le calamiteux traité de V ersailles, et qui avait multiplié les cafouillages dans diverses régions du monde, allait en commettre un de plus, et pas des moindres, en Asie orientale. En accordant aux Japonais une terre Maalouf 27 incontestablement chinoise, les principaux dirigeants de la planète s’étaient comportés en apprentis sorciers, et même en pyromanes. Dès que la nouvelle de cette « trahison » fut connue à Pékin, les étudiants se rassemblèrent par milliers sur la place Tiananmen, pour hurler leur colère contre le Japon, contre les grandes puissances, ses « complices », et contre leurs propres gouvernants, coupables de corruption et d’incompétence. C’était le 4 mai 1919, une date qui marquera dans l’Histoire le début d’un puissant mouvement à la fois nationaliste, moderniste, communiste et anti- occidental, qui demeure, jusqu’à ce jour, l’une des sources d’inspiration fondamentales de la société chinoise et de ses dirigeants. Assez rapidement, il devint clair, aux yeux d’un grand nombre de Japonais, que l’habileté de leur délégation à la Conférence de la paix n’avait pas apporté à leur pays une victoire, ni un demi-succès, mais la promesse d’un horrible désastre. Sans doute leur avait-on concédé Tsingtao et ses environs, mais cette « prise de guerre » leur avait valu l’hostilité tenace de la plus grande nation d’Asie. Sun Yat-sen fut le dernier grand patriote chinois à conserver de l’amitié pour l’archipel voisin, continuant à le visiter et à converser avec ses dirigeants, malgré le ressentiment qu’éprouvaient désormais ses propres concitoyens. Le 28 novembre 1924, il s’y rendit une dernière fois, pour assister à une rencontre consacrée au « panasianisme », qui se tenait à Kobe. Dans le discours qu’il y prononça, il réaffirma sa foi en la nécessaire union des peuples d’Asie, et adressa à ses hôtes un avertissement ferme mais amical : « Le Japon d’aujourd’hui s’est familiarisé avec la civilisation occidentale du règne de la force, tout en conservant les caractéristiques de la civilisation orientale de la justice. Reste à savoir s’il sera un faucon, à la manière de l’Occident, ou s’il sera la citadelle de l’Orient. Tel est le choix qui se présente aujourd’hui au peuple du Japon. » Tout aussi désastreux pour l’Archipel fut l’effet produit par son comportement à Paris sur les puissances occidentales. Sans doute celles-ci n’avaient-elles aucune leçon à lui donner en termes de rapacité, de cynisme, d’arrogance ou de duplicité. Mais il n’est jamais très habile de faire montre d’un appétit insatiable, ni de tordre les bras de ses interlocuteurs pour arriver à ses fins. Même ceux qui avaient éprouvé de l’admiration pour les exploits de l’ère Meiji se montraient désormais suspicieux. Dans les couloirs, certains délégués avaient trouvé pour les Japonais un surnom qui se murmurait parfois en leur absence : « les Prussiens d’Asie ». Maalouf 28 Se faire accoler un tel sobriquet dans une conférence internationale dont le but était justement de sévir contre le militarisme prussien d’Europe, ce n’était assurément pas un succès diplomatique dont on pouvait se vanter. Et, sur ce plan, les choses n’allaient pas du tout s’améliorer dans les années suivantes. 9. Dans la soirée du 18 septembre 1931, une charge explosive endommagea une section du chemin de fer proche de la ville de Moukden, en Mandchourie. La déflagration s’étant produite à quelques centaines de mètres d’un baraquement de soldats chinois, l’armée japonaise accusa ces derniers d’être à l’origine du sabotage, et lança sur-le-champ une offensive qui s’acheva par l’occupation de la province entière. Celle-ci fut aussitôt détachée de la Chine et érigée en un État fantoche, satellite du Japon, baptisé Mandchoukouo. On n’allait pas tarder à apprendre que l’explosif avait été placé à cet endroit par un lieutenant de l’armée japonaise, afin de provoquer l’invasion. Cet incident n’est pas sans rappeler celui qui allait se produire à l’aube du er1 septembre 1939, lorsqu’un coup de main, faussement attribué à des Polonais, avait servi de prétexte à l’Allemagne pour envahir son voisin et déclencher, de ce fait, la Seconde Guerre mondiale. Un parallèle qui prend tout son sens quand on sait que le Japon allait être, dans ce conflit, le principal allié de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Mais il y avait, entre les deux mystifications, une différence : alors que la mise en scène à la frontière polonaise avait été ordonnée par les plus hauts dirigeants allemands, qui avaient déjà fixé le jour et l’heure du commencement des hostilités, le sabotage en Mandchourie avait été décidé par deux colonels qui n’avaient pas obtenu l’aval de leur hiérarchie, et qui cherchaient justement à lui forcer la main. Ils réussirent parfaitement dans leur entreprise, puisque les autorités politiques, n’osant pas sévir contre les militaires bellicistes, choisirent de réagir exactement comme ces derniers le souhaitaient. Et ce ne fut pas là un cas isolé. Pendant les années cruciales qui allaient conduire leur pays à s’enliser en Chine, puis à s’attaquer aux États-Unis, les dirigeants japonais se sont laissé entraîner de désastre en désastre, de folie en folie, par des factions d’officiers fanatiques, incontrôlables, qui démolissaient à coups de slogans jusqu’au-boutistes toute évaluation rationnelle de la situation, et qui terrorisaient les personnalités les plus pondérées du régime, en les menaçant, et parfois même en les éliminant. Maalouf 29 Ainsi, lorsque le Premier ministre Inukai Tsuyoshi voulut empêcher l’envoi de nouvelles troupes en Chine, onze jeunes officiers de la marine impériale se rendirent à son domicile, le 15 mai 1932, et le criblèrent de balles. La réaction que suscita le crime fut pire encore que l’acte lui-même. Les meurtriers furent considérés comme des héros par une bonne partie de l’opinion, notamment au sein des forces armées, au point que le tribunal chargé de les juger n’osa pas les condamner à mort. Ils reçurent des peines de prison légères, ce qui affaiblit considérablement le prestige des autorités en démontrant qu’on pouvait les défier impunément, même les armes à la main. Yukio Mishima s’inspirera abondamment de cet épisode dans sa grande tétralogie romanesque, La Mer de la fertilité. Il ne fait pas de doute que le pays a connu, dans les années 1930, une période d’égarement politique et moral aussi surprenante que dévastatrice. Aujourd’hui encore, on a du mal à comprendre comment, après avoir fait preuve d’une si remarquable capacité à se fixer des objectifs sainement ambitieux, et à les réaliser avec célérité, rigueur et compétence, le Japon avait pu, à ce point, perdre tous ses repères. Certains historiens expliquent cette dérive par la disparition de la génération des fondateurs et son remplacement par une autre, qui n’avait pas une vision claire de la route à suivre. De fait, au commencement de l’ère Meiji, en 1868, il y avait une sorte d’alchimie qui opérait admirablement : un jeune empereur dynamique, aimé et respecté par son peuple comme par tous ceux qui le croisaient ; avec, autour de lui, une poignée d’hommes intelligents, habiles, déterminés, ouverts sur le monde, et plus ambitieux pour leur pays que pour eux-mêmes. En quelques années, ils avaient réussi une métamorphose que personne ne croyait possible, et qui avait sorti leur nation, une fois pour toutes, de l’ignorance et de la pauvreté. Au bout de quarante ans, la plupart de ces hommes étaient morts, ou bien avaient quitté la vie active, et quand le grand empereur décéda à son tour, il y eut soudain un immense vide. Son fils, Yoshihito, lui succéda, mais il était perclus, depuis l’enfance, de maladies diverses qui affectaient gravement sa santé physique et mentale. Il ne pouvait assumer convenablement ses fonctions de chef d’État, et il pouvait encore moins jouer le rôle d’inspirateur comme l’avait fait son père. Bientôt on fit appel au fils de Yoshihito, le prince héritier Hirohito, qui devint régent à vingt ans pour pallier les déficiences de son père, avant de monter lui-même sur le trône cinq ans plus tard. Il était indéniablement équilibré, calme, et attentif aux événements de la planète. Mais il était Maalouf 30 également timide, réservé et velléitaire. Autour de lui s’agitaient divers personnages, qui cultivaient des opinions et des ambitions diverses, et qui tous cherchaient à obtenir son assentiment pour leurs propres projets. Sans doute chacun d’entre eux avait-il son idée sur l’orientation que leur pays devait suivre, mais il n’y avait aucune vision commune. L ’alchimie qui avait si merveilleusement opéré du temps de Mutsuhito et de son entourage n’a plus été retrouvée. Pire encore : le souvenir de cet âge d’or, où d’excellentes décisions étaient prises sans que l’on sût exactement de qui elles émanaient, donnait aux Japonais comme aux étrangers l’illusion qu’il y avait une instance invisible capable de piloter le navire d’une main sûre en toutes circonstances. Alors qu’il n’y en avait aucune. Plus personne ne tenait le gouvernail, ni l’empereur, ni ses ministres, ni ses conseillers, ni ses généraux. Ce qui était pour le moins paradoxal dans un pays qui venait de démontrer au monde entier les vertus prodigieuses du volontarisme. Ivan Maïski, qui fut l’ambassadeur soviétique à Londres à la veille de la Seconde Guerre mondiale, raconte dans ses Mémoires que son collègue japonais Shigeru Yoshida est venu le voir à l’improviste, en janvier 1937, pour pester contre le comportement des militaires de son propre pays, en prédisant que le peuple japonais finirait par payer très cher « pour leurs stupidités », ce qui en dit long sur l’état d’esprit qui régnait au sein de l’administration impériale quant aux agissements des va-t-en-guerre. * S’il fallait trouver aux dirigeants de l’époque des circonstances atténuantes, elles seraient à chercher dans la logique politique qui régnait de leur temps. Initialement, l’objectif du Japon était de se soustraire à la domination des puissances européennes, et de devenir leur égal plutôt que leur vassal. En cela, la Restauration Meiji avait réussi admirablement, faisant passer le pays, en une génération, de l’arriération à la modernité, et de la dépendance à la souveraineté. Cependant, après s’être hissé au rang de grande puissance, l’Archipel s’était senti obligé de faire ce que faisaient toutes les puissances de son temps : acquérir un empire colonial. Et ce n’était pas seulement affaire de prestige, il éprouvait le besoin d’avoir, pour son industrie comme pour ses forces armées, des ressources abondantes que son propre territoire ne possédait pas. Plus tard, après son amère et traumatisante défaite, le Japon allait démontrer admirablement qu’on pouvait se développer économiquement sans conquérir le territoire des autres ; et qu’on pouvait cesser d’être une proie Maalouf 31 sans se muer en prédateur. Mais rien ne permet d’affirmer qu’une telle voie était envisageable en 1900 ou dans les années 1930. En ce temps-là, la logique des militaris