Introduction Historique aux civilisations extra-européennes : Afrique subsaharienne PDF

Summary

Ce document fournit une introduction historique aux principales civilisations extra-européennes en se concentrant sur l'Afrique subsaharienne. Il explore les sources utilisées pour reconstruire le passé du continent et les difficultés liées à l'utilisation de sources externes, notamment arabes et occidentales. Les questions posées concernent les sources écrites, orales, iconographiques et matérielles, ainsi que la façon dont elles sont interprétées et analysées.

Full Transcript

INTRODUCTION HISTORIQUE AUX PRINCIPALES CIVILISATIONS EXTRA-EUROPÉENNES : PARTIE AFRIQUE SUBSAHARIENNE Introduction : reconstituer le passé du continent africain 1. L’Afrique a-t-elle une histoire ? Cette question en apparence provocatrice a ét...

INTRODUCTION HISTORIQUE AUX PRINCIPALES CIVILISATIONS EXTRA-EUROPÉENNES : PARTIE AFRIQUE SUBSAHARIENNE Introduction : reconstituer le passé du continent africain 1. L’Afrique a-t-elle une histoire ? Cette question en apparence provocatrice a été débattue fort sérieusement jusque dans le courant des années 1960. En effet, de nombreux scientifiques considéraient que le continent africain n’avait pas d’histoire, étant donné la (supposée) absence de documents écrits produits par les sociétés d’Afrique subsaharienne. Cette conception était liée au fait que la science historique avait forgé ses méthodes, ses techniques et ses problématiques au 19e siècle en fonction des sociétés occidentales au sein desquelles elle était née. Ainsi les historiens occidentaux ont pris l’habitude de scinder le passé en préhistoire (sociétés sans écriture), protohistoire (sociétés sans écriture, mais à propos desquelles d’autres sociétés ont consacré des écrits), et histoire (sociétés avec écriture). Ils n’hésitaient donc pas à dire que « l’histoire commence quand l’homme se met à écrire ». De ce fait, la discipline historique s’est avérée inadaptée pour aborder des sociétés davantage basées sur l’oralité. Pourtant le terme « histoire » vient du mot grec « enquête », et donc en histoire « tout est source » (Marc Bloch). En conséquence de l’application de critères occidentaux au passé d’autres continents, les Européens ont classé l’Afrique comme un continent sans histoire (une conception inspirée du philosophe allemand Hegel), et dès lors comme une société immobile, une Afrique « éternelle ». Cette conception a été renforcée par les préjugés nés de la traite esclavagiste atlantique (la conviction de l’inégalité raciale et de l’incapacité des Africains à assurer leur propre développement), puis de la situation coloniale à partir de la fin du XIXe siècle. Le résultat de ce positionnement a relégué le continent africain à une place marginale dans l’historiographie mondiale jusque dans le courant des années 1960. À cette période, plusieurs facteurs ont éveillé l’intérêt des Occidentaux à l’égard du passé africain : la décolonisation et l’émergence d’étudiants et de chercheurs africains en quête de leur passé, la découverte d’objets exceptionnels témoins de civilisations africaines anciennes (Ifè, Nok)... Aujourd’hui, plus aucun scientifique ne met en doute le fait que toute société humaine a une histoire, que celle-ci soit documentée par des écrits ou non. Le monde scientifique s’accorde donc désormais sur le fait que l’Afrique a une histoire (contrairement à certains hommes politiques) et que cette histoire est la plus vieille du monde. Nous verrons aussi que cette histoire n’est pas moins riche ou variée que celle des autres continents. Cette histoire de l’Afrique subsaharienne est caractérisée notamment par : Une très grande diversité, en raison de l’immensité du continent (environ trois fois les États-Unis) et de la variété de ses écosystèmes. Une très longue indépendance, dans la toute grande majorité des territoires, y compris pendant la traite atlantique (jusqu’à la fin du 19e siècle), et une colonisation très tardive par des puissances extérieures au continent (hormis Égypte et côte orientale de l’Afrique). 1 Une connexion très précoce avec le reste du monde. En effet, l’histoire africaine est liée depuis très longtemps au monde musulman de la Méditerranée, ainsi qu’au monde de l’océan Indien : avant l’époque romaine pour la côte orientale (liens avec la Perse, l’Arabie) ; dès le 9e siècle pour l’Afrique occidentale (par les Arabes du Maghreb), puis à partir du 10e siècle pour l’Afrique orientale dans ses contacts avec la Chine et l’Inde. Deux phénomènes communs : traite des esclaves et colonisation européenne Une lecture très différente selon l’origine des historiens : focalisation sur la traite négrière pour les descendants de la diaspora ; sur la colonisation par les historiens issus des anciennes puissances colonisatrices ; sur l’histoire dans la longue durée, et notamment sur l’histoire précoloniale, ainsi que sur l’histoire immédiate, par les historiens travaillant en Afrique. 2. Sur quelles sources reconstruire l’histoire du continent africain ? Contrairement aux idées reçues, les sources documentant le passé du continent sont à la fois très nombreuses et très variées. Rappelons qu’une source est une trace, une preuve que des êtres humains ont laissée de leurs activités passées. Les sources peuvent être écrites, orales, iconographiques, mais aussi matérielles (objets archéologiques) et même paysagères (le paysage étant façonné par l’Homme). Les sources sont dites primaires, c’est-à-dire de première main (par un témoin ou un acteur direct) ou secondaires, c’est-à-dire qu’elles relatent et discutent des informations collectées précédemment par d’autres. Pour l’histoire de l’Afrique subsaharienne, on peut s’appuyer principalement sur des sources écrites, des traditions orales et des vestiges archéologiques. Les sources écrites sont principalement externes : elles sont très majoritairement le fait des Arabes et des Occidentaux, ce qui signifie qu’elles émanent de personnes extérieures aux sociétés concernées, et qu’elles sont par la force des choses partielles et partiales. Elles ont souvent forgé une image tronquée de l’histoire africaine. Il n’en existe pas moins des sources écrites provenant d’Africains, le plus souvent islamisés ou christianisés. Selon les périodes et les régions, le type de sources disponibles varie. L’Antiquité nous est connue à la fois par des sources écrites et archéologiques. L’expansion bantoue (sur laquelle nous reviendrons) est documentée à la fois par l’archéologie, la linguistique, la génétique et l’ethnobotanique (étude des relations entre les hommes et les plantes). Le développement des réseaux commerciaux transsahariens et orientaux, ainsi que des grands empires sahéliens est connu à travers des écrits arabes. Les anciens royaumes de la côte atlantique sont traités par des sources européennes (notamment portugaises). Les royaumes de l’intérieur du bassin du Congo sont étudiés à partir de l’archéologie et de la tradition orale, etc. a. Sources externes Sources écrites Sources antiques (à partir du 5e siècle acn) : Les sources écrites les plus anciennes sur le continent africain remontent à l’Antiquité. Cependant très peu d’auteurs antiques ont voyagé en Afrique. La plupart sont des historiographes qui compilent des récits indirects recueillis auprès de marins, ainsi que des légendes fantastiques. Beaucoup de ces sources ne concernent que le Maghreb. Pour le passé de l’Afrique subsaharienne, les apports de l’Antiquité sont rares. Il s’agit principalement d’informations fournies par 2 Hérodote (Historia, vers 450 acn). De brefs passages de son livre IV (à mi-chemin entre le mythe et la réalité) parlent de tentatives d’exploration en Afrique noire. Cinq siècles plus tard, Pline l’Ancien consacre un livre entier à l’Afrique : il rassemble 3 tout le savoir de l’époque sur le continent, principalement sur le plan géographique et pharmaceutique. Sources arabes (9e – 15e siècle) : Les documents arabes sont beaucoup plus riches et nombreux. En effet, beaucoup de voyageurs, pèlerins, commerçants, géographes et savants en tout genre ont parcouru certaines régions du continent dès le milieu du 8e siècle. L’astronome Al-Fazari, le premier, mentionne un territoire subsaharien (zone du Ghana, « pays de l’or »). Mais le premier voyageur lettré est Ibn Hawkal (10e ). Né en actuelle Turquie, il se rend au sud de la Mauritanie et fournit des informations sur les commerçants, le commerce de l’or… Au 11e siècle, le géographe andalou Al-Bakri rédige le « Livre des itinéraires et des royaumes », qui comprend beaucoup d’informations sur le monde subsaharien. Il inventorie tous les centres urbains d’Afrique noire et fournit des informations sur les groupes ethniques, le commerce, l’histoire (cf. empire du Ghâna). Mais Al-Bakri se base sur des informateurs : il ne s’agit donc pas d’informations de première main. Le 12e siècle, siècle des croisades, a fourni peu de récits de géographes, à l’exception de l’andalou Al-Idrisi, descendant direct du Prophète, qui s’établit auprès du roi Roger II de Sicile (lequel avait regroupé les meilleurs intellectuels musulmans au sein de sa cour). Al-Idrisi réalise une mappemonde en argent et un ouvrage. Mais lui aussi est un compilateur qui n’a pas voyagé au-delà du Maghreb. Sa carte du Maghreb influencera toute la cartographie postérieure. Au 14e siècle, le syrien Al-‘Umari, fonctionnaire érudit de la cour des Mamelouks (milice d’esclaves affranchis) d’Égypte, écrit une encyclopédie qui contient des informations inédites sur le pèlerinage de l’empereur du Mâli Mansa Moussa à la Mecque (notamment sur la quantité énorme d’or qu’il distribua pendant son voyage). Toujours au 14e siècle, Ibn Battuta, né au Maroc et considéré comme le plus grand voyageur du Moyen-Âge, constitue une source essentielle. Un de ses grands voyages le mène successivement à Tanger, à Niani (capitale de l’empire du Mâli où il y réside pendant huit mois, et dont il décrit de manière très précise la ville, les réceptions royales), puis à Tombouctou… En 1400 enfin, il faut compter avec le tunisien Ibn Khaldun, le premier grand historien musulman (au sens actuel du terme, car il fournit ses sources et les critique), qui est considéré comme le père de la critique historique. La géographie et les récits arabes se basaient le plus souvent sur des témoignages (marchands, caravaniers, ces derniers étant parfois de très bons informateurs) plutôt que sur l’observation directe. Pour pallier le manque de données, certains auteurs recouraient aux récits de leurs prédécesseurs. Les textes sont donc marqués à la fois par des informations sorties de leur contexte, associant des régions différentes, ou pleines d’anachronismes. Il est donc souvent difficile d’approcher la réalité historique uniquement à partir de ces sources. En effet, ces récits ne se voulaient pas des ouvrages de science, mais des récits d’agrément. De plus, les auteurs présentaient les informations au travers du filtre de leur propre système de représentation (en fonction de leur milieu, culture et schémas mentaux). 3 Sources occidentales : Les premiers récits occidentaux datent des 15e et 16e siècles, en lien avec l’exploration des côtes africaines et les débuts de la circumnavigation. Le tout premier récit est une chronique du portugais Gomes Eanes de Zurara, historien officiel des rois du Portugal, à propos de la découverte de la Guinée. À la même époque, le vénitien Luiz Alvise Ca’da Mosto réalise quatre expéditions de reconnaissance de l’Afrique pour le compte du prince portugais Henri le Navigateur. Ses mémoires comptent de nombreuses informations ethnographiques sur le Sénégal et d’autres régions (habitat, processions funéraires, nombre d’esclaves sacrifiés, etc.). 4 Mais c’est surtout l’ouvrage Description de l’Afrique du diplomate andalou Hassan al-Wazzan, dit Léon l’Africain, écrit en italien à la demande du Pape Léon X, qui devient LA source de référence pour cette époque (jusqu’à aujourd’hui). Tous les récits ultérieurs se baseront sur lui. L’ouvrage de Léon l’Africain inspirera une carte du vénitien Giacomo Gastaldi, la première à peu près correcte de l’Afrique, réalisée en 1564 (l’originale est perdue, mais il en existe une version en couleur réalisée par Ortelius quelques années plus tard). L’immense avantage des écrits de Léon l’Africain est qu’il s’agit principalement de témoignages directs (avec d’occasionnelles informations de deuxième main). Au 17e siècle, les Hollandais deviennent la première puissance commerciale en Afrique de l’Ouest. Deux auteurs marquent particulièrement les récits de l’âge d’or. Le premier est le commerçant et explorateur néerlandais Pieter de Maree, qui propose une carte extrêmement précise des côtes du golfe de Guinée, ainsi qu’un récit illustré très riche sur le plan ethnographique. Il y décrit les habitudes alimentaires, les marchés, les costumes, les rituels (ex. sacrifice de l’éléphant, inhumations, etc.). Il est également le premier à mentionner l’esclavage domestique et à en expliquer les procédés. Le second auteur est le missionnaire capucin italien Giovanni-Antonio Cavazzi da Montecuccolo, dont le manuscrit original (comprenant des dessins) a été retrouvé. Cavazzi effectue son premier voyage en Angola, puis est envoyé dans des terres hors du contrôle portugais (le royaume Kongo). Il y rencontre une reine locale, Nzinga, qu’il accompagne en voyage. Son récit fournit de nombreuses précisions sur la cour de cette reine, la vie quotidienne, les instruments de musique, etc. Aux 18e et 19e siècles, apparaissent les récits d’exploration, d’abord dans une visée commerciale, puis à partir de la seconde moitié du 19e siècle dans la perspective de faire connaître les espaces à conquérir. Les auteurs sont missionnaires, explorateurs, militaires lettrés ou journalistes, qui reviennent avec des récits de voyage. L’année 1900 représente un tournant avec l’arrivée des premiers scientifiques (des militaires). Ces sources sont imprégnées des préjugés coloniaux de l’époque. Par ailleurs, pendant la période coloniale, une énorme masse d’archives administratives, missionnaires et privées a été produite, ainsi que des sources imprimées (presse et périodiques) et des sources iconographiques (photographies, films, cartes postales). Les milliers de cartes postales réalisées notamment par des photographes professionnels qui sillonnaient l’Afrique, recèlent des informations capitales, car elles témoignent d’objets, de situations, de coutumes qui ont disparu dès les années 1920 (techniques, céramiques, costumes…). 4 CONCLUSION : il existe de nombreuses sources externes, qui peuvent être d’un apport précieux pour retracer l’évolution d’une coutume, reconstituer un contexte politique, social, religieux. MAIS il ne faut pas oublier le côté partiel et partial de ces sources, externes aux sociétés décrites et non exemptes de préjugés, qui impose de recourir aux traditions orales. Une source particulière : les cartes géographiques Dans l’Antiquité, le continent africain n’était pas perçu comme un continent. Les premières cartes complètes ont été rendues possibles par la circumnavigation des Portugais à la charnière des 15e -16e siècles. À partir de ce moment, des documents cartographiques sont produits, détaillant d’abord les pourtours côtiers, puis très lentement l’intérieur des terres. Les cartes témoignent de la perception du continent africain, d’abord fantasmé (avec animaux exotiques, royaumes imaginaires comme celui de la reine de Saba ou du Prêtre jean, et êtres fabuleux : cyclopes, monstres), et comprenant de nombreuses inventions (localités imaginaires) et des approximations (localisations et tracés incorrects de fleuves, de lacs et de montagnes), puis vidé de tout ce qui n’était pas vérifié, et progressivement rempli à nouveau au fil des expéditions scientifiques et militaires à partir du 19e siècle. NB : La plupart des cartes encore existantes ont été réalisées en Occident, mais il existe également des cartes issues d’autres continents, par exemple des cartes chinoises ou coréennes. b. Sources internes Il existe plusieurs types de sources produites par les Africains eux-mêmes. Certaines de ces sources sont écrites, mais la plupart sont orales. Les auteurs racontent leur propre histoire et apportent donc un témoignage essentiel sur le passé du continent. Sources écrites Le fait est relativement peu connu du grand public, mais l’Afrique a elle-même produit des documents écrits, certains en arabe, d’autres en langues européennes, d’autres rédigés dans des écritures proprement africaines (par exemple les pictogrammes ashanti ou fon, l’écriture bamoun, les écritures idéographiques dogon ou bambara, etc.), et en langues africaines (y compris le ghèze pour l’Éthiopie chrétienne) Cependant, les sources écrites africaines ont le plus souvent un caractère anecdotique. On peut grosso modo les répartir en deux catégories : les sources épigraphiques et les chroniques historiques. Les sources épigraphiques sont composées d’inscriptions rupestres ou de graffiti en arabe ou berbère (formules magiques, déclarations d’amour et professions de foi), ou encore de stèles funéraires. Certaines inscriptions rupestres sont très anciennes. Par exemple, un relevé graphique d’un abri sous roche en Mauritanie (Aïré Soroba) a révélé des inscriptions arabes qui recouvrent des dessins. Ces inscriptions, qui témoignent des débuts de l’islamisation de la région, sont datées du retour de la Mecque en 1075, ce qui signifie que les peintures sont plus anciennes. Parmi les stèles funéraires, celles du cimetière de Gao en marbre d’Espagne étaient dédiées à des personnages royaux (les Maliks) décédés entre 1100 et 1265. L’Éthiopie chrétienne a produit de nombreux écrits en ghèze et en amharique. Un certain nombre de sociétés africaines islamisées, dans la bande soudanaise et en Afrique orientale, ont produit des textes en arabe ou dans leur propre langue, d’inspiration historique, à fonction administrative, juridique, politique, littéraire ou religieuse. Pour la bande soudanaise, il existe des chroniques historiques (dites tarikhs) écrites en arabe ou en adjami (du peul en caractères 5 arabes) conservées aujourd’hui encore par des particuliers. Ces chroniques ont souvent été recopiées, d’où erreurs, ajouts et modifications. La critique historique est donc très importante. Deux tarikhs célèbres fournissent beaucoup d’informations. Le premier, el-Fettach (16e -17e siècles), très lacunaire, est le plus ancien livre d’histoire écrit en Afrique. Il est dû à Mahmoud Kati, un érudit noir des bords du Niger. La chronique raconte l’histoire de la ville et des puissants de Tekrour, celle de la dynastie des Askias de Gao, les événements concernant le royaume du Ghâna et du Mâli, jusqu’à la conquête marocaine. Il s’agit d’un récit partial en faveur de l’Askia Mohammed. Nous reviendrons sur le Tekrour et les empires sahéliens du Ghâna, Mâli et Songhay. La seconde chronique, dite es-Sudan (17e siècle), a été écrite par l’Africain Abderrahman Es Saâdi, notaire puis imam et secrétaire du gouverneur de Tombouctou. Elle glorifie la ville de Tombouctou durant la période de l’empire songhaï et sous l’occupation marocaine. Ce mélange de traditions locales et de souvenirs personnels donne des informations (la plupart inédites) sur l’organisation militaire et administrative d’une partie de l’Afrique de l’Ouest. Enfin, au 19e siècle, des Tarikhs furent écrits par des lettrés peuls / toucouleurs et rédigés en adjami. Beaucoup sont détenus par des familles qui les gardent jalousement. Il s’agit de codifications des traditions orales par des lettrés de la cour ou par des marabouts. Mais la frontière entre l’écrit ancien recopié et la tradition orale est mince. Ces écrits sont d’ailleurs souvent non datés. Ces documents ont tendance à valoriser tout ce qui était en contact avec la religion et la civilisation musulmanes. Les traditions orales La plupart des sociétés africaines ont été des sociétés de la parole qui ont mis en place des mécanismes leur permettant de conserver la mémoire du passé. La deuxième catégorie de documents historiques sur le passé du continent consiste donc en traditions orales, c’est-à-dire une histoire racontée, transmise de génération en génération. Même si le processus de transmission d’une mémoire collective crée des erreurs et variations d’interprétation, ces traditions sont néanmoins primordiales, car contrairement aux sources écrites, dont la plupart ne proviennent pas des sociétés qu’elles traitent, ces sources orales ont l’immense avantage de provenir des peuples dont on retrace l’histoire. Elles demandent néanmoins qu’on leur applique une méthodologie stricte, une critique serrée, un recoupement des informations et une vérification des traductions, ainsi qu’une attention particulière à l’égard de la fonction qu’elles remplissaient (par ex. la justification de la répartition des pouvoirs et des droits), de l’esprit dans lequel elles étaient conçues (historiciste ou symboliste), des thèmes autour desquels cette mémoire s’organisait, du type d’histoire privilégié par la société dont elles émanaient (histoire politique, sociale, etc.), de l’origine et de la position sociale du traditionaliste, etc. Vansina, chercheur belge émigré aux États-Unis, fut l’un des premiers à mettre au point une méthode permettant d’analyser ces traditions, méthode qui est devenue une référence mondiale. Les traditions orales donc sont capitales pour les peuples sans écriture. Elles contiennent tout ce que la société juge important pour le bon fonctionnement de ses institutions (droits, obligations, statut social de chaque individu, etc.). Leurs fonctions sont très diverses (religieuses, liturgiques, juridiques, historiques, didactiques, etc.). Mais de façon générale, ces traditions sont l’héritage des générations passées, héritage transmis de manière socialement 6 organisée aux générations actuelles. Les traditions orales ne sont donc pas libres dans leur contenu. En revanche, leur forme peut être libre (seule la structure du récit doit être respectée, avec ses acteurs, ses lieux et ses épisodes) ou pas (dans ce cas le texte, le vocabulaire et l’agencement sont restitués intégralement et sans modifications). La tradition orale lègue toutes sortes de contenus et de récits : mythes cosmogoniques, chroniques et récits historiques (histoire royale, villageoise, familiale…), listes généalogiques, contes et fables, textes de jurisprudence, poèmes et chants sacrés ou profanes, proverbes, formules rituelles dont la fonction peut être sociale, politique ou religieuse. Selon le type de message, la transmission est plus ou moins libre. Par exemple, les poèmes et formules (proverbes, prières, listes de succession) doivent être appris par cœur. D’autres, telles les épopées, suivent un canevas précis, mais celui qui raconte a le choix des mots. D’autres encore, telles les narrations, contiennent des informations historiques que le narrateur a la liberté de recombiner Il existe trois grandes catégories de traditions orales : les traditions officielles (concernant les constitutions orales, les règles du mariage, etc.), les traditions privées ou familiales, et enfin les récits secrets (concernant par exemple des cérémonies particulières, ou encore la façon d’introniser le roi). Ces traditions sont prises en charge par des spécialistes : les traditionnalistes et les griots. Les traditionnalistes peuvent être des maîtres initiés dans chaque catégorie sociale particulière (par exemple les forgerons et les chasseurs), des connaisseurs dans le cadre de sociétés secrètes initiatiques (personnes qui connaissent les secrets du monde visible et invisible), ou des généralistes (qui connaissent les sols, les eaux, la psychologie, la cosmogonie, interprètent les rêves, disent l’histoire). Ces trois types de traditionnalistes sont tous des individus doués d’une grande mémoire, mais dont la connaissance est accessible à tous. Ils cherchent toujours un successeur digne et ne transmettent pas ce savoir à n’importe qui. Ce savoir est FIXE. Il s’agit de formules magiques, de connaissances sur les plantes, la société… NB : Les marabouts s’ajoutent souvent aux traditionnalistes ; en effet, l’islam utilise aussi la tradition orale (la transmission du Coran par Mahomet fut d’abord orale). Les griots forment une classe sociale endogame (nous y reviendrons). On trouve parmi eux des musiciens qui transmettent des chansons anciennes ou leurs propres compositions, des ambassadeurs entretenus par les chefs de grandes familles et chargés d’établir des liens entre différentes familles, et des généalogistes, qui sont des poètes, conteurs et historiens attachés à une famille noble dont ils transmettent l’histoire. Dans chaque village, il existe au moins une famille de griots. Dans certaines provinces, il existe de véritables écoles d’initiation. Le griot possède un savoir limité : il ne connaît pas les savoirs des sociétés secrètes. Il se contente généralement de connaître la généalogie de la famille à laquelle il est attaché. Les griots et les traditionnalistes ont une morale de transmission radicalement différente. Les traditionnalistes sont tenus au respect strict de la vérité. Ils font toujours référence à la chaîne de transmission du savoir (en lien avec les ancêtres) dont ils ne sont que les maillons. Le griot, lui, n’est pas astreint à une discipline aussi contraignante : sa fonction est de distraire. Il dispose dès lors d’une grande liberté de parole et peut plaisanter sur tous les sujets. Les sources archéologiques 7 Les fouilles archéologiques renouvellent régulièrement nos connaissances sur l’histoire du continent africain. Des zones entières sont difficiles à explorer, ce qui peut donner l’impression que certaines régions n’ont pas connu d’ensembles structurés politiquement et économiquement. C’est également pour cela que la zone de la savane, beaucoup plus facile à investiguer, a donné des résultats très probants sur lesquels nous reviendrons dans les chapitres consacrés aux ensembles politiques. 8 Chapitre 1 : Peuplement de l’Afrique 1. Introduction Il a été dit que l’histoire du peuplement du sous-continent africain (au sud du Sahara) était « l’aventure démographique la plus incroyable qu’ait jamais portée l’histoire de l’humanité »1. Et c’est vrai ! Vrai depuis le début, puisque l’humanité naît en Afrique, vrai aujourd’hui encore car le continent africain a connu et continue de connaître une histoire démographique qui le distingue des autres continents. Éléments qui font de cette histoire démographique un cas particulier : Les ancêtres de l’homme sont apparus en Afrique il y a plusieurs millions d’années. L’Afrique fut le berceau du peuplement mondial. Tous les sapiens descendraient d’une même population qui prit forme en Afrique orientale. Le fait est confirmé par le matériel génétique des populations africaines, qui est le plus diversifié dans la catégorie homo sapiens. Le facteur le plus important est une tradition très ancienne (qui perdure aujourd’hui) de déplacements de populations. En raison de ces mouvements incessants à l’intérieur du continent, les lieux de vie se sont recomposés en permanence : cela a donc une incidence à la fois sur l’occupation de l’espace et sur l’organisation sociale et politique des sociétés africaines, sur leur économie, et même sur leur vision du monde. Le peuplement de l’ensemble de l’Afrique s’est déroulé de manière beaucoup plus lente que celui de l’Europe ou du Proche-Orient : il ne s’est véritablement achevé que vers 1500 de l’ère chrétienne. Ceci s’explique par le cadre peu favorable à la mobilité et à l’occupation humaine en de nombreuses régions, pour des raisons climatiques, géologiques, nosologiques ou de couvert végétal. Occuper le continent a été une véritable conquête de la nature, qui a marqué le rapport à la terre, la vision du monde et l’organisation de la société. Au moment où les populations africaines achevaient leur conquête du continent, survinrent deux saignées démographiques très importantes provoquées par des facteurs exogènes : les traites négrières et la colonisation. Ces deux facteurs ont eu un impact déterminant sur l’histoire démographique de l’Afrique : de 1500 à 1900, la population mondiale a été multipliée par 3,5, alors que celle de l’Afrique diminuait. On estime que vers 1500, le poids démographique du continent dans la démographie mondiale était de 17%. En 1900, il ne pesait plus que 7%. Le continent africain fut donc très longtemps un continent sous-peuplé. Aujourd’hui, la dynamique s’est inversée et la population croît à une vitesse exponentielle. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, on assiste à ce que les démographes appellent la première phase de transition démographique (brusque chute de la mortalité grâce aux progrès sanitaires et fécondité persistante). En 100 ans (20e siècle), la population a été multipliée par 7. On s’attend à ce que la population actuelle (environ 1,2 milliard en 2016, dont 974 millions au sud du Sahara) atteigne entre 2 et 3 milliards en 2050, et 3,9 milliards en 2100. En effet, il faudra encore attendre au moins 50 ans pour atteindre une seconde phase de transition, celle qui voit les taux de natalité diminuer dans la même proportion que ceux de mortalité. Cela signifie que le continent rattrape son retard démographique et est en passe de dépasser la Chine et l’Inde, 9 même avec l’épidémie du sida. Entre 1960 et 2050, la population aura été multipliée par 10, un phénomène sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Ceci pose de graves problèmes aux autorités publiques (explosion des villes, accès à l’eau, au logement, aux infrastructures de transport, à l’éducation, à la santé, etc.), sans compter les bouleversements que cela implique dans les rapports sociaux et l’économie. Il est donc très important pour comprendre les sociétés africaines, dans le passé comme aujourd’hui, d’appréhender la manière dont les hommes ont « colonisé » leur continent et se sont appropriés les terres et les ressources. 2. Premières régions de peuplement L’homme apparaît en Afrique dans la région du Rift, ce fossé tectonique marquant la fracture de l’écorce terrestre du Nord au Sud dans l’Est du continent africain. L’histoire des débuts de l’humanité dans cette zone n’est pas l’objet de ce cours. Le fait est néanmoins important pour comprendre les mouvements de population et les premières implantations sur le continent. Au cours de centaines de milliers d’années, des hominidés descendent le long du Rift et aboutissent en Afrique du Sud, une région qui bénéficie d’un climat méditerranéen plus propice à la vie humaine. Ils seront suivis par les hommes modernes, rassemblés en petits groupes itinérants de chasseurs-collecteurs, qui remontent le long du Rift et s’installent dans deux zones, d’une part le Sahara (à partir de 20.000 acn) et d’autre part la vallée du Nil (à partir de 12.000 acn), où leur présence s’accompagne de celle de bétail. A partir de -10.000, un épisode de pluies exceptionnellement abondantes provoque un bond démographique considérable dans toute l’Afrique, surtout dans les zones aujourd’hui désertiques. Les hauts plateaux sahariens sont habités, tandis que la vallée du Nil inférieur est inondée. A l’époque, le désert est couvert de savanes, de prairies, de rivières et de forêts, et peuplé d’animaux sauvages et domestiqués. Les populations s’installent dans les plaines environnantes et vivent de pêche et de cueillette. 3. La révolution néolithique Le néolithique est généralement défini par les débuts de l’agriculture. Sur le continent africain toutefois, il constitue une révolution due à la sédentarisation sans impliquer directement l’agriculture. Au Sahara par exemple, il prend d’abord le visage de l’élevage et du fauchage de graminées sauvages. En fonction d’environnements géographiques divers, le néolithique prend en Afrique la forme d’une sédentarisation d’éleveurs, d’agriculteurs ou encore de pêcheurs. On y trouve cinq formes de néolithique : une civilisation de crues (région du Nil et Soudan oriental) ; une culture agro-pastorale (Sahara) ; une culture des fortes pluies (boucle du Niger) ; une culture de l’igname (forêt humide) et une culture pastorale (Afrique orientale). a. La « civilisation des crues » (région du Nil et Soudan oriental) La région du Nil sert de refuge aux populations chassées par la sécheresse à partir de -11.000. Une civilisation basée sur la pêche et la cueillette de tubercules s’y met en place. Cette sécurité alimentaire accrue pousse les populations à se sédentariser. Progressivement, s’y ajoutent des activités pastorales (domestication des bovins, chèvres et moutons), puis la culture de céréales (orge et froment vers -5.000 en Égypte). Mais ce sont les pêcheurs qui ont été les premiers groupes sédentaires, les premiers habitants de villages en Afrique. b. La culture agro-pastorale (hauts plateaux sahariens) 10 Dans le Sahara, le changement climatique qui s’installe vers -8000 transforme le désert en une savane arborée à végétation méditerranéenne. La partie centrale (Tassili, Hoggar, Ennedi, Tibesti) attire une population importante venue des montagnes marocaines et des marécages soudanais. C’est d’abord une civilisation de chasseurs qui s’y développe, aux réalisations artistiques remarquables (fresques et gravures des abris sous roche, Tassili, Hoggar, Fezzan). NB : d’autres régions du continent ont également abrité des ‘écoles’ rupestres en Afrique australe et orientale principalement. Avec le retour de la sécheresse à partir de -6000, les chasseurs sont contraints d’exploiter plus intensivement la faune, puis de la domestiquer pour accumuler des réserves. Les conditions climatiques permettent également la domestication des céréales dans la bande entre le Mali et la vallée du Nil. L’association bétail, céréales et céramique marque le démarrage du néolithique africain sous la forme d’une civilisation pastorale sédentaire. Mais à partir du 3e millénaire, le dessèchement progressif pousse une partie des pasteurs des massifs montagneux du Sahara vers le Sud. Ils prennent la route du lac Tchad et du fleuve Niger où vont s’établir des pêcheurs- agriculteurs. c. La « culture des fortes pluies » (savane, côtes et boucle du Niger) A partir de -8000, outre les hauts plateaux qui verdissent, les pluies plus abondantes créent dans une grande partie du Sahara des zones propices aux pêcheurs. Il s’agit d’un immense espace aquatique, d’une « ceinture de pêche » qui se compose de fleuves, rivières, lacs, marécages et lagunes permettant une pêche intensive, et donc la vie de communautés humaines importantes et sédentaires. Les populations qui s’y installent vivent aussi de la cueillette de baies sauvages et de la récolte de coquillages terrestres, qui sont séchés et probablement commercialisés (des amas coquilliers importants témoignent de ces activités, ainsi que des fragments d’œufs d’autruche gravés). Sur les côtes, le long des lagunes et des fleuves, une civilisation de pêcheurs sédentaires s’épanouit également. Du Niger au Nil, des campements permanents aux caractéristiques similaires se multiplient à partir de -5500 (outils en os, bois et pierre, pêche, chasse, cueillette, bétail et culture de céréales). Des échanges existent déjà à moyenne distance, empruntant la voie fluviale, moyennant des pirogues creusées dans des troncs : on en a retrouvé des traces archéologiques dès -4400. Les pluies en savane permettent par ailleurs au bétail de se répandre dans la même bande climatique. La période pastorale dure jusque vers -2500. La domestication des céréales se développe en parallèle : les populations passent de la cueillette des céréales sauvages au mil cultivé en Mauritanie. Ailleurs, d’autres céréales se répandent : le sorgho dans la savane humide, et le riz africain dans la vallée du Niger. Des villages néolithiques se structurent en grand nombre. À Dar Tichitt (SE Mauritanie), les archéologues en ont dénombré plus de 400, dont les habitants étaient agriculteurs, pêcheurs et pasteurs. Ces villages en pierre sèche étaient des centres d’activité importants : voies de circulation, ateliers de taille de la pierre, ateliers de céramiques très diversifiées (cannelures, vagues). Avec l’accentuation de la sécheresse, les villages furent abandonnés vers -500, leurs habitants se réfugiant dans les oasis. d. La « culture de l’igname » (régions forestières) Pendant que le néolithique se met en place dans des régions favorisées sur le plan climatique, de petits groupes de population de chasseurs-cueilleurs vivent en îlots isolés dans les régions forestières du Nigeria et du Congo. Ils commencent à cultiver l’igname dans la forêt humide à 11 partir du 5e millénaire, et peut-être même déjà au 6e millénaire. D’abord produit de cueillette extrait avec le bâton à fouir, l’igname est progressivement cultivée, et elle donne naissance à de nombreuses variétés. Elle permet de quitter le stade du recours exclusif à la chassecueillette, le début de l’agriculture en forêt et la constitution de villages. Elle favorise la croissance démographique, provoquant une forte densité de population au Nigeria et le long du golfe de Guinée. L’igname est donc la clé de la première colonisation de la forêt. A partir du 4e millénaire, l’usage de houes et de haches, et celui de la poterie se répandent dans la forêt de l’Est vers l’Ouest. En revanche, l’élevage est impossible dans ces zones où abondent les glossines. e. La pastoralisme (Afrique orientale) Le néolithique apparaît en Afrique orientale à partir de -5000, comme l’attestent des poteries et vases en pierre taillée au Kenya. Aux environs de -2500, le pastoralisme apparaît près du lac Turkana, puis descend vers le Sud au cours d’un lent processus. La présence de bétail n’est cependant pas possible partout, notamment dans les savanes humides où prolifèrent les tsé-tsé. Le matériel archéologique (meules de pierre polie, céramiques, mortiers et pilons) témoigne d’une sédentarisation au moins partielle des chasseurs consommateurs de céréales. 4. En route vers la Grande forêt : dessèchement et nouvelle révolution technique, la métallurgie a. Climat et croissance démographique Vers 2500, la désertification du Sahara, devenue irréversible, entraîne une accélération des migrations des populations sahariennes vers les vallées méridionales où elles trouvent des terres favorables à l’agriculture de décrue (Niger, Sénégal), ou en direction du Nord, vers le Nil. Beaucoup se concentrent dans une bande longue de plusieurs centaines de km entre le lac Tchad et la frontière sud du Niger et du Mali. Elles s’installent dans des villages de pêcheurs- agriculteurs qui domestiquent des plantes sauvages (mil, fonio, riz africain, karité...). Les pasteurs se déplacent vers le sud par divers itinéraires : certains se dirigent vers la vallée du Moyen Sénégal, par l’Est du Mali ou par le Sahara atlantique. D’autres empruntent la bande soudanaise du Sahara. D’autres encore longent les vallées se déversant depuis le Nord-Ouest dans le lac Tchad. Ces pasteurs recherchent d’abord les savanes gagnées sur la forêt par la sécheresse, puis les hauts plateaux qu’ils trouveront en Afrique orientale. Ces populations qui s’installent le long de la bande climatique et écologique favorable (à l’Ouest du lac Tchad) sont techniquement supérieures aux populations paléolithiques qu’elles rencontrent (agriculture et élevage) et connaissent une rapide expansion démographique. Elles se divisent en deux groupes, les uns se dirigeant vers les prairies du Cameroun, les autres vers les Grands Lacs. b. Une révolution technologique : la métallurgie La métallurgie a un impact essentiel sur la colonisation des terres. Véritable révolution, elle permet la fabrication d’outils en fer qui rendent les défrichements plus efficaces. Les populations des savanes du Nigeria pénètrent plus facilement dans la forêt et se lancent à sa conquête par l’Ouest puis le Sud en suivant les fleuves. Les outils en fer facilitent l’avancée des populations d’Afrique occidentale chassées par la sécheresse et la pression des Sahariens venus du Nord. La métallurgie permet également la fabrication d’armes, condamnant les sociétés des 12 premiers occupants (chasseurs-récolteurs restés à l’âge de la pierre) à la disparition ou à la subordination envers les nouveaux arrivants. L’association du travail du métal et de l’agriculture permet enfin un accroissement significatif de la population et donc l’émergence de concentrations humaines sous forme de villages, puis de petites villes. La métallurgie : une invention africaine originale ? L’existence d’une métallurgie africaine autonome a fait couler beaucoup d’encre, un certain nombre d’auteurs se montrant réticents à accepter qu’une telle innovation soit le fait de populations africaines considérées comme arriérées. Pendant longtemps, la thèse diffusionniste a prévalu. Certains auteurs ont attribué la paternité de la métallurgie africaine à l’Asie Mineure, via l’Égypte, la vallée du Nil et la Nubie. D’autres auteurs ont avancé qu’il y avait eu un transfert technologique de l’Afrique du Nord vers l’Afrique de l’Ouest. Ces thèses sont aujourd’hui battues en brèche par de nombreuses découvertes archéologiques. Plusieurs foyers Un premier foyer métallurgique autonome du cuivre apparaît vers -1000 au Niger (Agadès et Termit), dans une région où le minerai est accessible. Il s’agit d’une méthode primitive par martelage, débouchant sur un métal fort malléable. Deux cents ans plus tard, ces zones pratiquent la fonte du cuivre dans des fourneaux : les métallurgistes purifient et réduisent le métal par martelage répété de la loupe (du cuivre fondu mélangé aux scories). Vers -700, la région passe à la métallurgie du fer avec les bas fourneaux de Do Dimini. Plus au Sud, en divers endroits du Nigeria, apparaissent également au 1er millénaire acn d’autres foyers autonomes de métallurgie du cuivre (entre autres Nok). Les métallurgistes y réalisent du bronze (cuivre + étain) et du laiton (cuivre + zinc). Au Mali également, sur l’île du Bani (affluent du Niger), un centre apparaît à Jené-Jeno dans l’une des premières cités découvertes par les archéologues en Afrique occidentale. Un courant de diffusion de la métallurgie part du plateau nigérian (Nok et Taruga), descend vers le Sud et oblique vers la lisière de la forêt dense (Cameroun). Un troisième foyer autonome émerge dans la région des Grands Lacs, où la métallurgie du fer est associée à l’agriculture dès le 9e siècle acn. Elle se diffuse des lacs vers la Tanzanie et le Zimbabwe vers l’an 500 pcn. La technologie se répand aussi au Sud-Ouest de la forêt (Congo), qu’elle atteint vers la même époque, et enfin dans l’Ouest. La propagation de cette technologie a pu se produire sous l’effet de migrations ou par emprunts de voisinages. 5. Les migrations bantoues ou la conquête de l’ensemble du continent Le continent africain fut difficile à coloniser, notamment en raison de la grande forêt aux terres peu fertiles qui rendait les déplacements malaisés, sans compter les maladies endémiques pour l’homme comme pour le bétail (la tsé-tsé forme une véritable barrière au sud du Sahel). On peut donc véritablement dire que les sociétés de langue bantoue sont nées du défrichement de la forêt, que les traditions présentent d’ailleurs comme le lieu des origines. Les premiers défricheurs, les pionniers, sont dès lors devenus des personnages mythiques, des héros civilisateurs qui ont appris aux hommes l’agriculture et la métallurgie du fer. Nous reviendrons sur l’importance de cette forêt dans le chapitre consacré à la cosmogonie africaine et aux pratiques et croyances qui y sont liées. a. Qu’entend-on par « bantu » ? 13 Bantu signifie « peuple » ou « les gens ». Le vocable a été retenu en 1862 par le linguiste allemand Guillaume-Henri Bleek pour manquer la très nette parenté entre tous les dialectes parlés par les populations vivant en Afrique centrale, orientale et australe. Cette parenté se marque également par une série de traits de civilisation communs, notamment le travail du fer. À partir de là, des hypothèses basées sur la linguistique, l’archéologie et la botanique ont suggéré l’existence d’un noyau bantu primitif à partir duquel des populations se seraient dispersées. Selon de nombreux linguistes, ce noyau se situerait au sud-est du Nigeria. Les études linguistiques montrent que les populations de cette région connaissaient l’agriculture, le bétail, les chèvres, la hache, mais qu’elles pratiquaient également la chasse et la pêche, ce qui permit une croissance démographique et une certaine densité de population. b. Histoire des migrations : une hypothèse À partir de ce noyau, il y aurait eu vers le Sud de l’Équateur des migrations de populations supérieures sur les plans technique, culturel et militaire ((agriculture, élevage, poterie, tissage, armes en fer), ces populations imposant leur langue aux populations rencontrées et se métissant avec elles (d’où les différences significatives d’un peuple à l’autre). Ces populations se seraient implantées sur près de la moitié du continent. L’archéologie apporte des arguments en faveur de cette hypothèse : elle démontre une association entre l’apparition de la métallurgie du fer et un nouveau type de poterie (channelled ware). Il semblerait donc que les migrations bantoues se confondent avec la diffusion de la métallurgie. Cette hypothèse est-elle plausible ? Il est certain que la désertification du Sahara a poussé une partie des populations pastorales sahariennes vers le Sud, où elles ont rencontré autour du lac Tchad une population déjà dense grâce aux débuts de l’agriculture (igname) et à la maîtrise de la métallurgie du fer (outils, armes) (le « noyau bantu »). Sous la pression démographique désormais trop importante, certains groupes entament une migration. Une partie prend la direction du Sud-Ouest (prairies du Cameroun). L’autre se dirige vers l’Est en suivant la lisière nord de la forêt équatoriale et se dirige vers les Grands Lacs d’Afrique orientale. Le courant occidental Le groupe occidental se dirige vers le Cameroun, puis vers les terres au Nord du Gabon, une région où la forêt s’éclaircit à cause du changement du régime des pluies et est donc plus facile à pénétrer. Grâce à leurs technologies agricoles et à la métallurgie, les agriculteurs défrichent des clairières et croisent les premiers occupants, des chasseurs-récolteurs (sans doute pygmées). Ces derniers se déplacent plus loin, ou sont absorbés par les nouveaux arrivants (mariages) et disparaissent, ou encore cohabitent et échangent des produits avec les agriculteurs. A la même époque, les agriculteurs entament la conquête de la forêt guinéenne. Au milieu du 1er millénaire, ils aménagent des clairières dans les zones forestières de l’Afrique centrale qu’ils commencent par longer par l’Ouest avant de remonter les rivières pour atteindre les sources du fleuve Congo vers -400. Progressivement, les groupes initiaux se segmentent en une série de peuples d’agriculteurs doublés de métallurgistes, (vers le 1er siècle acn). Certains descendent vers la Namibie, où ils sont bloqués par le désert du Kalahari. D’autres bifurquent vers l’Est, remontent les rivières, traversent la forêt, rejoignent le Sud-Ouest du Soudan, avant de se diriger vers le lac Tanganyika et le Moyen Zambèze. La segmentation de ces agriculteurs bantu en plusieurs peuples aboutit vers l’an mil de notre ère à l’apparition de chefferies au sud de la grande forêt ; Elles seront à l’origine des futurs 14 royaumes Kuba, Lunda et Luba. Ces chefferies pratiquent la métallurgie et le commerce du cuivre qu’elles transportent sur le fleuve. Par ailleurs, l’arrivée de la banane (originaire d’Indonésie) donne une nouvelle impulsion à la colonisation des terres, car elle permet un saut démographique. Au 13e siècle, les pasteurs bantu atteignent l’Afrique méridionale, chassant les premiers habitants des zones écologiques favorables vers le désert. Le courant oriental Le second courant de migrations bantoues longe la forêt équatoriale par le nord et atteint la région des Grands Lacs. La maîtrise du fer leur permet de défricher les clairières et de cultiver le sorgho et l’igname. Les migrants avancent ensuite dans la savane orientale et australe, après avoir domestiqué les céréales au contact de peuples venus de la vallée du Nil. Vers l’an 0, ils se livrent à de grands défrichages autour des Grands Lacs (la production de trois houes de fer nécessite une tonne de charbon de bois). Sur les hauts plateaux d’Afrique orientale, le bétail devient une donnée essentielle et un moteur de la conquête des terres et de la constitution des futurs royaumes. Le déploiement du bétail est facilité par la déforestation (liée à la métallurgie) qui fait reculer la tsé-tsé. Dans la foulée des migrations bantoues, la métallurgie se répand depuis le Rwanda et le Burundi vers l’Est (Tanzanie) et le Sud (Zimbabwe). c. Profil des migrations Il s’agit d’un processus lent s’étalant sur près de trois millénaires. Vers l’an mil, de nombreuses populations sont déjà installées dans des villes et villages, mais le continent continue d’être parcouru de migrations lentes, processus encore visible au 19e siècle en Afrique australe. Il ne faut donc pas imaginer une migration organisée et structurée ni des invasions massives. Il s’agit plutôt du déplacement de petits groupes s’adaptant aux milieux rencontrés, échangeant leurs technologies et leur production avec les populations locales ou avec d’autres migrants. En bref, le processus s’apparente davantage à de lentes infiltrations et à un brassage de populations aboutissant à une transformation du paysage humain. En outre, les mouvements de population et transferts culturels et technologiques qui les accompagnent sont très complexes et ne concernent pas uniquement des peuples bantouphones, même si ces derniers ont joué le rôle le plus important dans la conquête des terres. Ces migrations sont intimement liées à la maîtrise ou à l’adaptation au milieu de la forêt dense et de la forêt équatoriale, un milieu jusqu’alors fréquenté uniquement par de tout petits groupes de chasseurs-cueilleurs. Les agriculteurs itinérants commençaient par défricher et brûler un pan de forêt, puis ils cultivaient les champs autour des grands arbres jusqu’à ce que la terre soit épuisée. Ils se déplaçaient alors plus loin, laissant le couvert végétal se reconstituer et faire place à une forêt secondaire. C’est ainsi que de proche en proche, les agriculteurs et métallurgistes bantu ont progressé. Les pasteurs procédaient de la même manière, suivant leurs troupeaux dans une quête de bons pâturages. d. Une colonisation des terres variables selon l’environnement Dans les savanes d’Afrique occidentale, les agriculteurs bantu investissent prioritairement les plaines inondables et les collines où ils développent une agriculture intensive à partir du 10e siècle de notre ère. Dans la savane sèche, ils privilégient le mil et le fonio, tandis que dans la savane humide ils développent la culture du sorgho. Dans le delta intérieur du Niger, c’est le riz africain qui prend le dessus. Parmi ces peuples, on peut compter les Tellems du Mali. 15 Contrairement à la savane, la forêt occidentale (Sénégal, Guinée, Liberia, Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigeria) rend la colonisation très difficile. Selon les régions, on y trouve deux biotopes. De la Sénégambie à la Côte d’Ivoire, il n’y a qu’une saison des pluies, et c’est le riz en polders qui est développé. À l’Est de la Côte d’Ivoire s’étend une zone qui connaît deux saisons des pluies. Les migrants bantu y cultivent le yam sur sol vierge (un tubercule très productif qui exige un sol vierge à chaque semaille). Cela entraîne une colonisation très lente puisqu’il faut défricher à chaque saison. La forêt équatoriale est particulièrement difficile à pénétrer et à défricher. Les migrants privilégient donc des micro-environnements tels que les lisières savane-forêt, les marais ou les bords de rivières. Ils y cultivent le yam, le palmier à huile et peut-être la banane plantain. Dans les régions orientales, on trouve une grande diversité de reliefs et de climats. Les migrants s’installent en noyaux dispersés chevauchant plusieurs environnements et demeurent très mobiles. La diversité des milieux entraîne également la cohabitation de pasteurs et d’agriculteurs. Les populations y développent des techniques sophistiquées (aqueducs, terrasses, irrigation artificielle) et multiplient diverses cultures (yam, sorgho et banane d’Asie à partir de 900 de notre ère). L’Afrique australe est investie de manière assez similaire à l’Afrique orientale : des noyaux isolés, dispersés et mobiles privilégient un habitat à cheval sur plusieurs environnements (vallée du Zambèze, partie basse du veld de la côte, hauts plateaux) et font cohabiter pasteurs et agriculteurs. Mais les poches de population sont plus éloignées les unes des autres en raison des grandes étendues sans eau. Ces environnements variés imposent la diversification des cultures (yam, sorgho, millet) et le recours à deux types d’agriculture : soit intensive (ce qui suppose une migration lente), soit par brûlis sur des prairies et des terres sèches boisées (ce qui permet une migration plus rapide). Conclusion Les peuples bantu ont changé de façon radicale le paysage humain de l’Afrique subsaharienne, qui est passé d’un continent peuplé de façon clairsemée par des chasseurs-cueilleurs à un peuplement de fermiers dans des villages ou d’éleveurs dans des kraals. Partout où ils sont allés, ils ont apporté l’art de la fonte et du travail des métaux. Pour certains auteurs, « ces migrations ont constitué une des plus grandes contributions culturelles à l’histoire culturelle de l’humanité » (Gann et Duignan, 2000). 6. Consolidations démographiques (11e -15e siècles) Entre le 11e et le 15e siècle, le continent subsaharien est colonisé presque dans sa totalité par les populations bantu, à l’exception de certaines régions d’Afrique orientale et australe. Mais le peuplement et la consolidation de la conquête des terres diffèrent selon les régions. Dans la savane, l’habitat se structure par regroupements progressifs. Les villages sont établis de manière concentrique. Au centre, un noyau intense : le village proprement dit, portant le nom de son pionnier. Il est entouré d’un second cercle de terres cultivées en permanence par des noyaux plus faibles. Un troisième cercle consiste en des champs temporaires, un quatrième est constitué des bois extérieurs. Enfin, entre les villages, des terrains en friche séparent les groupes. Le paysage social se présente donc comme un filet de pêche, plein de vides inhabités. 16 La multiplication de villages découle de l’essaimage des jeunes. Nous y reviendrons dans le cadre des structures sociales. Dans la forêt occidentale, des concentrations apparaissent dans la région côtière. Les régions boisées sont colonisées par de nouveaux pionniers vers l’an mil, mais la forêt dense est laissée aux premiers habitants. Dans les zones forestières, les structures sont plus fortes qu’en savane, car l’effort commun considérable qui doit être fourni pour la défricher soude le groupe. On y voit donc apparaître des micro-États. L’organisation des villages est concentrique, avec des enceintes séparant le village de la brousse. L’habitat, structuré autour d’une place publique, est entouré de palmiers à huile, puis de terres cultivées. À l’extérieur se trouve l’espace non maîtrisé, appelé la « mauvaise brousse ». Dans la forêt équatoriale, la conquête se termine vers l’an mil, mais il reste de nombreuses zones inoccupées. La population croît fortement grâce à la banane plantain. Les villages, installés en zones de lisière, sont séparés par de vastes étendues. Les barrières naturelles freinent les contacts entre groupes, entraînant la formation de groupes ethniques liés à des environnements spécifiques. Dans le nord-est de la forêt, on trouve des cultivateurs sylvestres ; au Katanga, les cultivateurs exploitent à la fois l’agriculture de forêt et les céréales ; dans la savane angolaise, ce sont principalement les céréales qui sont cultivées. En Afrique orientale, la colonisation des terres n’est pas terminée. De nouveaux migrants venus du Soudan méridional (de langue non bantoue) arrivent dans la région vers l’an mil. La sécheresse qui s’installe pousse les populations à conquérir la savane orientale. Dans le centre et l’ouest de la Tanzanie, l’agriculture se base sur les céréales, tandis que dans les forêts des sommets montagneux, c’est la banane asiatique qui permet le peuplement. En Afrique australe, la colonisation n’est pas terminée au 15e siècle. Les populations vivent d’un pastoralisme extensif et les villages se concentrent autour de parcs à bétail. Les populations poursuivront la conquête des terres vers le Sud depuis le Katanga et la Copper Belt zambienne jusqu’au 19e siècle. 7. Impact arabe et occidental : traites et colonisation Deux césures vont ensuite marquer la démographie et le peuplement du continent africain. Il s’agit des traites esclavagistes et de la colonisation. Ces mécanismes, liés à l’irruption d’acteurs occidentaux et arabes, eurent un impact fondamental sur l’histoire démographique. 17 En effet, l’Afrique est le seul continent au monde dont la population n’a pas augmenté entre le 16e et la fin du 19e siècle. Les traites négrières ont opéré des ponctions importantes au sein de la population. On les évalue à environ 50 millions. Elles ont provoqué non pas un recul global de la population, mais une stagnation, en annulant la croissance démographique. Elles ont aussi engendré de vastes mouvements migratoires, liés à l’insécurité qui gagna toute l’Afrique subsaharienne. En effet, comme les chefs ne vendaient pas leur propre population, il y eut une multiplication de guerres entre groupes pour faire des razzias. Le résultat fut une répartition très inégale des populations selon les régions : noyaux surpeuplés dans les zones-refuges difficiles d’accès (par exemple le Rwanda), sous-peuplement dans les zones soumises à une traite continue. La traite a par ailleurs eu un impact sur la colonisation des terres et la production agricole, en puisant dans les forces de travail. A contrario, elle a provoqué une nouvelle révolution agricole 17 par l’introduction de plantes à haut rendement (manioc, maïs, etc.). Le manioc, attesté au Congo à partir de 1600, ne craint ni la sécheresse ni les sols pauvres et fournit trois fois plus de calories que le sorgho. Il se diffuse rapidement dans toute l’Afrique centrale. Le maïs, quant à lui, est adapté à la savane humide ; il procure deux fois plus de calories que le millet. Il se répand à la lisière entre la forêt et la savane, ainsi que dans les bassins fluviaux, et aux points de départ des caravanes de la traite. L’introduction de ces plantes américaines provoque un bond démographique qui compense en partie l’hémorragie de la traite atlantique. Cependant, ces nouvelles plantes facilitent aussi la traite en procurant de quoi nourrir les esclaves sur le chemin vers leur embarquement, dans les camps où ils sont concentrés avant leur embarquement, et sur les bateaux vers le Nouveau monde. La colonisation européenne des 19e et 20e siècles a également un impact sur le peuplement du continent africain, à la fois sur les implantations de populations, les mouvements migratoires, et sur le profil démographique global. En effet, l’arrivée de populations exogènes, l’installation de colonies de peuplement, de grandes plantations et d’industries ou de parcs nationaux, le développement de postes administratifs et économiques, la naissance de villes, etc. ont touché les régions de manière variable. La domination occidentale et les diverses pressions exercées sur les populations en termes de travail forcé, de construction d’infrastructures, d’effort de guerre pendant les conflits mondiaux, de portage, etc., sans compter les guerres coloniales, ont provoqué des migrations d’évitement, affaibli les populations, ce qui les a rendues plus sensibles aux maladies anciennes et nouvelles, et engendré des pertes démographiques. A contrario, les politiques sanitaires ont progressivement diminué la mortalité et permis un accroissement démographique. 8. Afrique contemporaine Aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne compte plus de 970 millions d’habitants (2016), et on estime qu’en 2050, elle en comptera plus du double. Le peuplement est très inégal selon les régions, mais le foyer bantu originel demeure le plus peuplé (le Nigeria comptait en 2016 187 millions d’habitants). L’urbanisation explose au sud du désert et à la lisière de la forêt équatoriale. Les changements climatiques vident certaines régions de leurs populations et provoquent des mouvements migratoires de grande ampleur. Les maladies anciennes ne sont toujours pas éradiquées, tandis que de nouvelles surviennent (sida, ebola, mpox). Il faut encore y ajouter l’insécurité politique et économique (guerres et pauvreté) qui influence le peuplement de zones entières du continent 18 Chapitre 2 : Visions du monde et spiritualités 1. Introduction L’Afrique connaît un grand nombre de croyances liées à la diversité de ses populations. Progressivement, des religions importées (islam et christianisme) sont venues s’y ajouter, sans toutefois les remplacer : en général, divers systèmes cohabitent, parfois de manière tendue, comme l’actualité au Nigeria, au Mali ou au Soudan en témoigne aujourd’hui encore. 2. Systèmes religieux anciens Les idées et pratiques religieuses anciennes sont influencées par l’identité de défricheurs et de pionniers des populations. La nature étant ardue à conquérir, la perception du monde est celle d’un univers intensément vivant, empli de forces difficiles à contrôler qui exercent une influence immédiate sur tous les aspects de la vie quotidienne et sur la société dans son ensemble. Dans un tel monde, qui demande les efforts conjoints de tout un groupe, l’individu ne compte pas : l’important est la transmission et la continuité de la collectivité. Dans un tel monde également, la religion est une affaire collective (et non de foi individuelle) et totalisante, elle imprègne l’ensemble de la vie quotidienne : toute action humaine, individuelle, collective, sociale, économique, culturelle est concernée. a. Comment les dénommer ? Les spiritualités africaines ont reçu diverses dénominations en fonction de la caractéristique retenue par les observateurs. Chacune de ces dénominations éclaire plus particulièrement une facette des systèmes religieux traditionnels. Fétichisme (du portugais feitiçio, image), en lien avec les objets de culte observés par les voyageurs européens, auxquels les Africains attribuent des pouvoirs magiques. Animisme, selon les anthropologues Edward Tylor et Maurice Delafosse, qui se sont focalisés sur le fait que les Africains attribuaient une âme aux phénomènes naturels et qu’ils cherchaient à les rendre favorables grâce aux pratiques magiques. Naturalisme, selon le spécialiste en mythologie comparée Max Müller, qui insiste sur le fait que les religions d’Afrique ont pour fondement la nature. Polythéisme (selon le spécialiste de religions comparées Geoffrey Parrinder), parce que les sociétés africaines semblent croire en plusieurs divinités. Religions traditionnelles africaines (africanistes contemporains), « traditionnel » ne signifiant ni immobilisme ni croyance inchangée depuis le fond des âges. b. Notions essentielles du système de pensée africain traditionnel Les idées et pratiques religieuses sont modelées en fonction des besoins de peuples de pionniers : une exigence de fécondité pour assurer la survie (femmes, récoltes) et un pragmatisme permettant de faire face à la diversité de situations rencontrées par des sociétés mobiles et instables. Ce pragmatisme se caractérise par l’absence de critères d’orthodoxie ou d’hérésie (pas de textes sacrés figeant une fois pour toutes règles et dogmes) ; un grand scepticisme face aux affirmations religieuses ; l’acceptation d’idées et de pratiques extérieures considérées comme 19 efficaces. L’efficacité est la seule exigence incontournable envers les rites et croyances. Ces éléments ont donné naissance à un éventail de religions locales très éclectiques, où emprunts et mutations sont nombreux. Le domaine religieux est l’aspect le plus changeant de la culture africaine. Des notions essentielles imprègnent le système de pensée du monde bantuphone : force vitale ; macrocosme et microcosme ; pureté et souillure ; nature sauvage et civilisation. Force vitale : Pour ces systèmes religieux, il existe depuis la nuit des temps une énergie cosmique commune à tous les éléments de l’univers, énergie qui émane du Créateur et y retourne perpétuellement, dans une circulation incessante. Tout élément (du Créateur au brin d’herbe, en passant par les cailloux, objets, animaux et humains), en particulier la nature sauvage, est un réceptacle de cette énergie. Tout élément possède donc une âme animée par cette force (d’où le terme « animisme »). L’équilibre du cosmos et de la société, qui est vital, dépend des conditions d’accumulation, de répartition et circulation de cette énergie. Des rites permettent de la manipuler, de compenser les manques et excès ou d’obtenir des effets précis. Toute action sur l’univers (par exemple couper un arbre pour fabriquer un tambour) doit dès lors s’accompagner d’un rituel pour rétablir l’équilibre. Donc tout acte est un acte rituel. Similitude entre microcosme et macrocosme : En outre, l’ordre social reproduit le cosmos et le conditionne. Il est vital de maintenir l’ordre de l’univers et celui de la société. Ceci signifie que toute déviation de la norme sociale risque de compromettre l’équilibre du cosmos. Ces déviations peuvent être des innovations, des changements brusques de l’organisation sociale, mais aussi des comportements individuels anticonformistes (non-respect des rites et interdits). Elles représentent un danger pour le groupe et pour l’univers et dépassent de loin la personne. Mais alors, comment intégrer les changements indispensables à la société ? De nombreux groupes ont un personnage mythique incarnant la liberté par la transgression des normes, « le Dérangeur ». Selon les cas, il est le héros prométhéen qui fait entrer les hommes dans la civilisation en leur apportant de nouvelles techniques et connaissances essentielles à la survie, ou celui qui initie le héros pionnier à ces techniques. On retrouve ici les éléments centraux de la colonisation des terres et des innovations techniques qui ont permis sa mise en place. Pureté et souillure : la question des interdits : Puisque la perturbation de l’ordre fait courir un danger au cosmos et à la société, les religions distinguent ce qui est conforme aux normes (pur) de ce qui ne l’est pas (impur). La souillure – volontaire ou non – a des conséquences néfastes sur l’individu et la société. Elle découle souvent de la transgression d’interdits qui ont pour fonction de préserver l’équilibre du monde. Toute rupture a des conséquences sociales en raison de la similitude entre microcosme et macrocosme. Toute transgression, même si elle est le fait d’une seule personne, entraîne donc une sanction généralement collective par le monde invisible. Les événements exceptionnels sont perçus comme le résultat d’une rupture d’interdit. Pour effacer la souillure, il faut trouver le coupable et effectuer une purification (et non un acte de contrition, puisque ce n’est pas une faute morale). Des spécialistes (les devins) sont 20 chargés de découvrir l’origine du déséquilibre et de le résoudre par des sacrifices, ou des sanctions en cas de transgression intentionnelle. Les interdits sont multiples et reconnus collectivement ; ils peuvent concerner la procréation et la sexualité, le respect des objets rituels, les masques, certains noms, ou encore le détenteur du pouvoir (que l’on ne peut voir manger ou marcher par exemple). Ces interdits peuvent être universels ou limités à un groupe social dont ils sont l’insigne (sexe, groupe d’âge, lignage ou clan, métier ou fonction sociale, association cultuelle, nation ou ethnie). Il existe également des interdits liés aux temps forts de l’existence (grossesse, maladie, puberté, guerre, voyage, chasse, initiation, mariage...). Nature sauvage et civilisation (sauvage-cultivé, brousse-village) : Pensée et culture africaines sont fortement influencées par la colonisation des terres : défricher et cultiver la brousse, c’est créer la civilisation. La distinction entre sauvage et cultivé, entre nature et culture est omniprésente dans le cadre de référence mental, tout comme en Europe médiévale ou en Inde traditionnelle. Cette dichotomie se retrouve dans l’art, les mythes fondateurs, les pratiques et croyances religieuses. Elle influence aussi profondément l’organisation sociale. La civilisation, la culture, c’est le « village », c’est-à-dire un ensemble d’êtres humains socialisés, d’êtres non humains appartenant au système social et d’éléments de l’environnement humanisés par le travail. La nature, c’est « la brousse à l’état sauvage », c’est-à-dire le « non-humain » total, c’est-à-dire ce que l’homme ne peut organiser ou commander, donc tout ce qui est extra-social. Puisque la conquête des terres est difficile, les aires cultivées et domptées par l’homme sont très valorisées et les activités humaines essentielles y sont confinées. La forêt en revanche suscite des sentiments ambivalents. D’un côté, c’est la zone de la magie et de la sorcellerie : elle est dangereuse et peut transformer ceux qui la fréquentent en animaux sauvages. Mais c’est aussi un lieu que le courage permet de s’approprier dans un but positif, et donc un révélateur de puissance (le chasseur est précédé d’une réputation de violence et de magie). Le guérisseur connaît et maîtrise lui aussi la nature qu’il utilise pour la guérison en combinant des éléments sauvages et cultivés. Malgré ses dangers, la forêt est aussi une ressource vitale et le lieu des origines avant l’arrivée des ancêtres civilisateurs. Ceci explique l’omniprésence de la nature dans les croyances et pratiques religieuses : les animistes lui rendent hommage en y célébrant les cultes et initiations. Les religions africaines ne rejettent jamais la nature, même si elle est crainte. Elles cherchent plutôt à l’expliquer dans sa totalité et visent un compromis par lequel l’homme ne cherche pas à la dominer, mais à s’adapter et à l’adapter pour assurer sa survie. Enfin, la brousse est perçue différemment selon la relation que les sociétés cherchent à nouer avec elle. Les populations de chasseurs-cueilleurs considèrent que la forêt est bonne par nature, alors que les sociétés qui veulent la dominer la perçoivent comme un danger fragilisant le monde civilisé. Aussi les populations sédentaires établissent-elles souvent des barrières plus ou moins symboliques entre le village et la brousse. 21 c. Les êtres de l’univers L’univers est peuplé de toutes sortes d’êtres, plus ou moins dangereux, humains et non humains. La personne humaine : Sa personnalité se compose de divers éléments : le corps ; l’image corporelle (c’est-à-dire l’apparence, l’ombre, le double qui peut se séparer du corps pendant le sommeil ou après la mort) ; le nom (identité, autorité, honneur) ; la vie ou le souffle ; les âmes, souvent doubles car reçues des deux parents et qui rattachent la personne aux deux lignées (traits de tempérament) ; le symbole (insigne corporel correspondant au rang social, monument funéraire), enfin l’énergie qui assure la cohésion de l’ensemble. Le dieu créateur : La croyance en un Dieu créateur incarnant la force et l’énergie cosmique est quasi universelle en Afrique. Malgré des variantes, ce Créateur a de nombreux traits communs : généralement mâle, il est unique, non humain (pas de corps, d’image corporelle, de nom sauf pour les initiés, de souffle, d’âmes) et non anthropomorphique. C’est la force primordiale qui anime la nature. Maître de l’univers, il ne se soucie pas de punir ni de récompenser les hommes (le problème du mal se pose au niveau humain et non divin). Dans le même ordre d’idée, il n’a généralement pas d’adversaire incarnant le mal : le Diable n’existe pas. Il est souvent associé à un élément (ciel, eau ou terre) et à des divinités subalternes (dieux mineurs responsables de phénomènes naturels). Comme cet être tout puissant est inaccessible, des intermédiaires sont indispensables. Ceux-ci sont soit surnaturels (ancêtres, génies), soit humains (devins, forgerons, griots). Puisque tout ce qui existe dans la nature fait partie d’un cosmos organisé, les hommes intègrent naturel et surnaturel dans leur système de croyances. Les êtres surnaturels : Il existe deux catégories d’êtres surnaturels. La première catégorie compte les ancêtres (soumis à la mort) et les génies. La deuxième catégorie comprend les êtres sauvages surnaturels (animaux, plantes, montagnes) perçus comme dangereux ou incontrôlables et qu’il faut combattre. Les ancêtres Les ancêtres sont les intermédiaires les plus précieux, car ils intercèdent en faveur des humains et sont les vecteurs de la force vitale. Tout animiste se vit d’abord comme le descendant d’un ancêtre. Mais qui sont ces ancêtres ? Pour comprendre, il est nécessaire d’expliquer que les sociétés africaines conçoivent la mort comme un phénomène progressif de disparition (d’abord le souffle, puis le corps, le double, le nom et enfin le symbole qu’est la statue ou le monument funéraire). Ce sont les âmes qui deviennent les ancêtres : elles peuvent subir un sort variable : disparition, possession d’un adulte, incarnation dans un nouveau-né, installation dans un animal, un arbre, une rivière, un rocher… Dans les cas extrêmes, les âmes quittent leur personnalité d’origine (l’ancêtre réel disparaît par oubli ou fusion de lignage) et deviennent un ancêtre divinisé, l’ancêtre civilisateur. Parfois même les ancêtres divinisés d’anciens rois forment une dynastie mythique, un panthéon très important dans les systèmes politiques. Ces ancêtres divinisés permettent la communication du présent vers le passé, vers le héros fondateur, et plus loin encore vers le Créateur. 22 Les ancêtres vivent dans un monde d’ombres reproduisant les conditions terrestres, ce qui explique les rites procurant aux défunts compagnie, vivres, outils et armes. On leur rend un culte domestique à travers masques et statuettes pour obtenir leur intercession. Dans les savanes, ils sont souvent assimilés à un animal bénéfique. Dans les régions forestières, ils sont généralement représentés sous une forme humaine nue, dont les organes sexuels sont mis en évidence pour rappeler qu’ils sont à l’origine de tout un peuple. Les missionnaires en ont beaucoup détruit, car ils y voyaient une représentation du diable. Aujourd’hui encore, l’islamisation du Sahel entraîne la destruction de cimetières riches en représentations d’ancêtres (cfr Boko Haram). Les génies Créés par la Force vitale, les génies sont des intermédiaires, ni dieux ni hommes, qui permettent la communication du passé vers le présent, du Créateur et du héros fondateur vers les humains. Ce sont des esprits, dont certains sont bienveillants. D’autres, redoutables, représentent les forces incontrôlables de la nature (volcans, chutes d’eau, forêts, précipices). Généralement, les génies féminins sont liés à une nature bienveillante (terre nourricière, partie de la brousse qui est source de cueillette et de chasse). Les génies masculins sont davantage liés aux images de pouvoir et de violence. Les esprits de la nature ont le pouvoir de s’incarner dans des statuettes intervenant dans des séances de divination. Pour se les concilier, il est donc important de leur offrir une belle image et de leur faire des offrandes, ou de leur rendre des rites appropriés (par exemple le respect des bois sacrés). Ils peuvent aussi prendre possession d’un être humain et l’utiliser comme médium pour transmettre un message divin. Les esprits se montrent courroucés envers la société lorsque quelqu’un transgresse un interdit. Les êtres surnaturels dangereux ou incontrôlables Ces dangereux êtres de la brousse doivent être combattus. Certains, comme les monstres (goules, géants, ogres et animaux sorciers), sont mortels, mais invulnérables aux armes matérielles ordinaires. D’autres sont des êtres incapables d’achever de mourir, des fantômes hantant les abords des villages : ce sont les morts asociaux. Pour en venir à bout, il faut réaliser des rites purificateurs. Enfin, les esprits ne sont pas humains ; ce sont des lutins ou farfadets généralement plus farceurs qu’hostiles, que la tradition décrit comme des nains rouges et velus habitant sous terre ou dans des troncs, des êtres danseurs, acrobates, archers. d. Pratiques religieuses Face aux êtres surnaturels et à la nécessité de maintenir l’équilibre cosmique malgré les activités humaines, les sociétés traditionnelles ont mis en place un arsenal de pratiques religieuses, ainsi que de lieux et d’objets qui servent d’intermédiaires matériels pour communiquer avec les dieux. Lieux saints (sanctuaires et bois sacrés) : Il existe des sanctuaires : certains concernent toutes les personnes vivant sur un territoire. On y effectue des rituels collectifs servis par les descendants des premiers pionniers. D’autres rassemblent uniquement les descendants d’un ancêtre au sein de la famille, du clan ou du lignage et sont le cadre de rituels domestiques. Les bois sacrés sont consacrés au déroulement de cérémonies (initiations, réunions de sociétés secrètes...). Ces périmètres de protection se situent à 23 mi-chemin entre la vie civilisée (le village) et la vie sauvage (domaine des génies), mais pas en pleine brousse : on y pratique des offrandes et rituels pour éloigner les influences néfastes, ainsi que des purifications rituelles et le nettoyage des plaies. Rituels domestiques et collectifs : Les rituels sont pratiqués au cours de cérémonies domestiques ou collectives. Le culte domestique peut se comparer au culte des Lares de l’Antiquité. La statuette de l’ancêtre est installée dans une case (à l’intérieur ou à l’extérieur). On lui fait des offrandes en nourriture. Lors de fêtes religieuses, l’ancêtre est honoré par toute la famille ou par le lignage. La vie sociale est également rythmée par des cérémonies collectives très importantes : initiations, funérailles, rites de fertilité. Ces cérémonies collectives lient danse, musique et représentation sculptée du génie ou de l’ancêtre civilisateur. Elles rejouent les grands mythes fondateurs de la société pour assurer la cohésion sociale. Initiations Les associations professionnelles, les sociétés secrètes et certains groupes sociaux ou religieux pratiquent des cérémonies visant à initier les novices, sous une forme ritualisée, aux secrets et à les faire accéder à un autre niveau de connaissances. Les initiations plus courantes concernent le passage à l’âge adulte. La forme peut varier, mais le sens et la structure sont à peu près identiques. Elles sont toutes marquées par le symbolisme du passage par la mort et la renaissance et comptent quatre étapes : une mort rituelle à la vie antérieure, suivie d’un passage par un état de non-être, ensuite une renaissance à la vie nouvelle au sein d’un groupe de connivence restreint (celui des nouveaux initiés), pendant laquelle la personne se voit attribuer un secret ou un nouveau nom. La dernière étape consiste en une réintégration dans la société au cours d’une grande fête qui se déroule en dehors du village. Un exemple d’initiation : les adolescents Garçons et filles sont séparés pour le rite de passage qui transforme l’adolescent en adulte avec des droits et devoirs, et qui l’intègre socialement au sein du lignage. Les initiations des garçons sont généralement plus élaborées et ont un caractère politique plus marqué que celles des filles, car celles-ci sont destinées à vivre dans un autre groupe après le mariage. Ces rites d’initiation ont lieu tous les 6 ou 7 ans : les adolescents qui en font partie constituent une classe d’âge, c’est- à-dire une société de connivence qui joue un rôle social très important. La mort rituelle est marquée par la disparition des adolescents du village. Ils sont « dévorés » par un génie de la brousse (un homme portant le masque d’un ancêtre fondateur), avant d’être pris en charge dans un camp à l’écart du village sous l’autorité du chef de l’initiation. La dichotomie sauvage-cultivé est présente au cœur de ces rites : en effet, l’enfant et l’adolescent sont perçus comme étant à mi-chemin entre le monde animal et le monde humain. Pendant le temps de réclusion hors du village, l’enfant prend les habits de la brousse. C’est l’époque de la mort sociale, du non-être où le jeune est placé sous la protection de bons génies. Il y subit une mutilation sexuelle généralement pratiquée par le forgeron en raison de la proximité de ce dernier avec les ancêtres civilisateurs. La mutilation a pour but de parfaire la masculinité de l’homme et la féminité de la femme, car le sexe des enfants est considéré comme non déterminé. Elle fait entrer l’adolescent dans une identité sexuelle claire et achève la construction de sa personne. Elle confirme l’individu dans l’appartenance au groupe des adultes, payée par une souffrance physique. La déformation artificielle souligne aussi 24 l’opposition entre monde sauvage et humanité. Autrefois, l’appartenance des initiés à leur communauté pouvait aussi être marquée par des incisives limées ou des scarifications. Aujourd’hui on se contente généralement de simuler ces épreuves. L’initiation est aussi un temps d’apprentissage. L’enseignement a souvent lieu la nuit, sous la forme de contes joués par des adultes portant de grands masques. On révèle aux adolescents des secrets concernant le fonctionnement de la société, ses traditions, ce que sont les masques (des images de génies portées par des hommes du village), la sexualité et la reproduction. On leur enseigne ce qu’il faut savoir sur la brousse et les animaux, ainsi que les techniques utiles (ex. la chasse). Vient ensuite le rituel de renaissance aux symboles souvent très explicites : passage dans un tunnel végétal sous les cris des mauvais génies, changement de nom, danse spectaculaire du serpent (symbole de renaissance). Puis vient la réintégration sociale. La veille de leur retour au village, les jeunes s’échappent, signifiant qu’ils ne veulent pas vivre dans la brousse, mais dans la société civilisée de leurs ancêtres. Les habits de brousse sont brûlés. Les parents rachètent rituellement leurs enfants au maître de l’initiation. Ils les habillent de neuf et consentent des dépenses importantes affichant leur statut social. Les initiés font publiquement état de leurs nouvelles connaissances en exécutant les danses qu’ils viennent d’apprendre. Ils sont désormais admis aux activités sociales des adultes. Les filles sont souvent mariées aussitôt après l’initiation et les garçons incorporés dans des groupes armés. Tous les initiés d’un même groupe se considèrent comme frères ou sœurs : ils seront solidaires entre eux toute leur vie (classes d’âge). Bien que beaucoup moins pratiqués aujourd’hui, à la suite de l’urbanisation et des migrations, ces rites n’ont pas entièrement disparu. L’excision et la circoncision subsistent comme de simples coutumes et perdent leur signification première. Si l’excision est remise en question, elle est encore pratiquée en brousse (et même parfois en ville, en Afrique comme en Europe). L’ONU a ainsi estimé en 2016 que 200 millions de femmes et de filles étaient victimes de l’excision ou d’autres mutilations génitales dans le monde (dont 500 000 en Europe). Funérailles Les funérailles sont capitales, car seule l’enveloppe charnelle disparaît. Il est donc vital que les morts ne reviennent pas tourmenter les vivants : la société veille à leur intégration dans leur nouveau rôle social, celui d’ancêtres, par un rituel de passage qui prépare les âmes errantes à leur accès au royaume des ancêtres. La danse des masques permet de capter la force vitale des morts et de la canaliser au profit des vivants. Le mort est interrogé pour connaître la cause du décès, réparer une rupture d’interdit et sanctionner le coupable. Il n’est pas enterré immédiatement : son corps est lavé, massé et embaumé avant la fumigation. Il est ensuite mis en terre. Plus le personnage est important, plus la société est impliquée dans son enterrement : la vie sociale s’arrête et les funérailles sont somptuaires. Rites agraires Ces rites ont lieu à la fin des récoltes ou pour appeler les pluies. Il s’agit de demander aux esprits d’accorder aux agriculteurs une descendance et de favoriser cultures et bétail. Ce type de cérémonie collective existe surtout dans la savane. Les rites mettent en scène soit des masques agraires, soit des bâtons de champions (pour les jeunes agriculteurs les plus doués). 25 Objets rituels et protections corporelles : De nombreux objets et matériaux sont utilisés lors des rituels : calebasses, perles, coquillages, grigris, drogues (dont la noix de kola), décorations, statuettes et masques. Beaucoup ont une forte charge symbolique. Par exemple les perles servent d’amulettes ; elles protègent les individus des mauvaises influences et sont symboles de vitalité sexuelle. Les coquillages jouent un rôle prophylactique. On les trouve dans les ceintures protectrices des femmes et jeunes filles, ainsi que dans de très nombreux masques. Les grigris, portés sur soi, sont des talismans qui peuvent servir de protection ou d’agression. Ils ont des formes multiples : dent de lion, bracelet en poil d’éléphant, ceintures ornées de cauris (coquillages de l’océan Indien), pendentifs divers dont certains en forme de masque. Beaucoup sont aujourd’hui influencés par les religions importées (textes sacrés, plaques métalliques avec sourate). Pour donner la parole à l’invisible incarné dans les masques, les tambours animent les danses qui incarnent la vitalité des génies de la nature et des ancêtres. Le matériel de divination mobilise toutes sortes d’objets : noix de kola, boîtes à souris, plateaux, tablettes de divination... Les protections du corps et de la nature humanisée ont aussi beaucoup d’importance. Le corps est protégé des génies par des bijoux, peintures corporelles et scarifications. Maisons et greniers, lieux de culte et autels familiaux le sont par des décorations sculptées ou peintes. Les portes de greniers font l’objet d’une attention particulière. Il existe également des objets très chargés en force : les statuettes et reliquaires. Les reliquaires unissent des vestiges humains (dents, cheveux, crâne et ou ossements de l’ancêtre) et une statuette ou une tête sculptée. Les ancêtres restent ainsi doublement présents (sur le plan matériel et mythique). Ces reliquaires ne cherchent pas être réalistes : ils mettent en scène un être irréel souvent proche du fantôme et offrent un réceptacle pour l’esprit du défunt. Les statuettes servent aux cultes ancestraux. Généralement, ce sont des statues d’ancêtres et de chefs de lignage défunts, mais certaines représentent des esprits de la nature ou des divinités secondaires. Il existe également des statuettes servant à manipuler la force cosmique (par exemple les nkonde ou nkisi du Bas-Congo autrefois appelés « fétiches à clous »). Ces objets, toujours agressifs, peuvent infliger la maladie ou la mort, mais aussi protéger les innocents. Ils ont toujours une boîte centrale contenant des médecines qui leur confèrent une puissance surnaturelle (graines, argile, plumes, morceaux de coquillage...). Les masques marquent les temps forts de la vie sociale. Leur fonction peut être de divertir lors des fêtes, de redonner vie aux anciens contes et hauts faits, ou encore de ridiculiser des personnages du village. Ils jouent également un rôle dans le maintien de l’ordre social intérieur et extérieur (police, collecte de l’impôt, justice, guerre, discipline des jeunes lors des initiations). Ils permettent la transmission des lois qu’ils personnifient et transfigurent dans un monde surnaturel qui les rend encore plus contraignantes. Par le jeu des masques, les lois prennent aussi un aspect plus ludique, ce qui rend leur acceptation plus facile par la collectivité. Le masque rend l’au-delà visible et règle l’existence des individus. L’esprit qui trouve un support dans le masque animé peut agir dans différents registres, par exemple punir ceux qui ne se plient pas 26 aux lois coutumières. Les masques des sociétés secrètes par exemple sont très actifs dans le maintien de l’ordre social. Chaque masque est destiné à montrer la vitalité du génie qu’il incarne. Le masque dépersonnalise son porteur, afin qu’on ne puisse le reconnaître : il s’agit d’un processus proche de la possession. Le danseur manipule la vitalité cosmique. Il doit donc être toujours en mouvement, puisqu’il incarne la vie du monde de la brousse avec son énergie animale et végétale, et qu’il est la manifestation vivante des esprits. Indissociables d’un costume, de musiques, chants, danses et sacrifices, les masques sont souvent juchés sur des échasses qui les hissent dans une vie hors normes. Ils laissent l’esprit parler par le tambour : les masques sont en effet en mouvement mais toujours muets. Le masque donne forme à des forces psychologiques informes, terrifiantes parce que mystérieuses. Il catalyse les terreurs immémoriales face à la nature. Il perpétue aussi le récit historique en donnant vie aux mythes fondateurs du groupe et aux mythes de la vie quotidienne qu’il insère dans la réalité des vivants. C’est une représentation symbolique des ancêtres qui ont fondé la civilisation. Sur le plan formel, le masque permet des variations à l’infini. Les masques des régions forestières sont généralement massifs, figuratifs et parfois inquiétants avec l’utilisation du kaolin. Ceux de la savane ont souvent une structure plus légère et élancée qui recourt aux décorations géométriques et à la polychromie. Les masques unissent très souvent l’humain et l’animal, donnant naissance à un être hybride qui allie à l’humain la force vitale de l’animal représenté. Le masque relie alors le danseur à tout ce qui est vivant dans le monde. e. Intervenants Comme les populations ont un pouvoir limité sur un environnement durement conquis, elles cherchent généralement des explications et modes de soulagement dans des forces invisibles ou dans la peur de la méchanceté humaine (sorcellerie). Puisque le Créateur est un esprit lointain, ce sont les esprits des ancêtres et de la nature qu’il faut se concilier. Pour entrer en relation avec eux, l’intercession de spécialistes est nécessaire. En effet, seules les personnes ayant suivi une ascèse et reçu un enseignement ou subi une initiation sous la conduite d’un maître sont en mesure d’interpréter les signes de l’au-delà ou de pratiquer les rituels appropriés pour retenir l’attention des forces invisibles. Ces intercesseurs sont à la fois craints et respectés. Pour communiquer avec l’au-delà, ils recourent à des pratiques magiques, utilisant parfois des racines et herbes hallucinogènes. Les Occidentaux les ont souvent appelés féticheurs ou sorciers. En réalité, il s’agit plutôt de devins, de prêtres et de guérisseurs. Devins et guérisseurs Les devins sont chargés de maintenir ou de rétablir l’équilibre cosmique en faisant appel aux ancêtres et aux dieux. Ils font passer les innovations en les insérant dans le système existant sans en désintégrer les structures. Ils se chargent aussi de trouver les responsables des transgressions d’interdits. Ils sont nécessaires pour comprendre les intentions des forces invisibles, chercher les causes du mal (maladie, mort), choisir un 27 remède. Ils répondent à l

Use Quizgecko on...
Browser
Browser