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I LA « BELLE MORT » DES DJIHADISTES ? .pdf

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I LA « BELLE MORT » DES DJIHADISTES ? Les terroristes djihadistes exaltent leur propre mort. Si, comme dans nos perceptions ordinaires, l’idée de suicide renvoie souvent à un désespoir ou à un dégoût de la vie, rien de comparable n’accompagne la mort au nom d’Allah, jugée belle parce que glorieuse,...

I LA « BELLE MORT » DES DJIHADISTES ? Les terroristes djihadistes exaltent leur propre mort. Si, comme dans nos perceptions ordinaires, l’idée de suicide renvoie souvent à un désespoir ou à un dégoût de la vie, rien de comparable n’accompagne la mort au nom d’Allah, jugée belle parce que glorieuse, admirable. Ce sacrice atteste l’humble abnégation de combattants valeureux, des « martyrs » qui se verront récompensés en trouvant au paradis les soixante-douze vierges et le vin qui n’enivre pas, ces « bienfaits » promis suivant une interprétation littérale du Coran. Cette mort, il faut qu’elle soit choisie et non subie. Le terroriste forcené de Toulouse, en mars 2012, comme les deux frères qui ont massacré la rédaction d’un journal satirique en janvier 2015 ont certes été abattus, mais ce sont eux qui avaient décidé de sortir les armes à la main de la cache où ils étaient reclus et de s’exposer, en toute connaissance de cause, au feu de la police — autrement dit, de mourir en martyrs. La quasi-totalité des auteurs des attentats du 13 novembre 2015 à Paris portaient des ceintures d’explosifs qu’ils étaient censés faire actionner à un moment opportun. Même s’il est impossible pour nous, Occidentaux, de voir la moindre bravoure dans de tels comportements, les intéressés y voient au contraire grandeur et courage. Certains, toutefois, moins conants sans doute dans leurs recruteurs, tels les membres des commandos fauteurs des attentats de Paris en novembre 2015 et de Bruxelles en mars 2016, n’ont pas actionné la ceinture d’explosifs qu’ils portaient : les commanditaires des attaques auxquels ils se sont dérobés en renonçant au « martyre » allaient les considérer comme des « lâches », voire des « traîtres ». Tenir pour déments ou psychopathes ceux qui vont jusqu’au bout serait céder à une forme de paresse intellectuelle. Un bref retour sur l’histoire occidentale du rapport à la mort permet de repérer un élément de parenté : celui de la belle mort antique (kalòs thánatos). Certes dévoyée par les djihadistes, cette notion aide à mieux cerner le sens de leur geste. Dans l’Iliade, on le sait, Ulysse se lance à la recherche d’Achille, qui est caché par sa mère Thétis dans l’île de Skyros. Celle-ci redoute la mort de son ls, qui a été annoncée par un devin. Grâce à un stratagème, Ulysse parvient à le découvrir. La mère persiste à s’opposer à l’engagement d’Achille dans les armées grecques, car elle sait qu’il va mourir devant les murs de Troie. Mais lui fait le choix héroïque d’une vie glorieuse et courte qu’il préfère à une existence longue et obscure, propre à le laisser dans l’anonymat. Ici, le rapport entre temps court et temps long se trouve pour ainsi dire inversé. La vie brève et la mort auréolée d’éclat traduisent paradoxalement le choix du temps long : la célébration immémoriale du héros inscrit d’emblée sa mémoire dans la durée. Au contraire, l’existence paisible et monotone, qui préserve jusqu’à la vieillesse, représente, tout aussi paradoxalement, le choix d’un temps court en regard de l’oubli irrémédiable qui s’attache à une vie sans gloire. L’idéologie de la belle mort traduit en eet une forme de mépris à l’encontre de l’individu de chair, marqué par la peur et cloué à ce bas monde, alors qu’elle idéalise le héros en le hissant au rang de demi-dieu. La propagande djihadiste se nourrit, à sa manière, de ce mode de penser, non seulement pour peupler son Panthéon de pseudo-héros mais encore pour s’attirer de nouvelles recrues avides d’honneur, de gloire, d’éternité. Le départ d’Achille à la guerre révèle par ailleurs la priorité donnée au lien politique sur le lien familial. Thétis a beau être une déesse, c’est aussi une mère de tendresse qui doit céder : à son amour maternel Achille préfère la fraternité des armes, la compagnie des guerriers, une famille « reconstituée » par la vaillance et le sacrice qu’ils ont en partage. La mort d’un ls est scandaleuse pour une mère, elle n’est que larmes, sourance et deuil, elle est irréparable : celle qui a mis au monde ne peut jamais vraiment se consoler de la mort de son enfant. En revanche, la perte d’un guerrier, bien que douloureuse pour ses frères de combat, galvanise leur détermination, sacralise leur relation par-delà le sacrice de l’un des leurs : elle favorise la constitution d’une communauté indéfectible. Le martyr et le héros se confondent ainsi pour permettre le plein accomplissement d’un attachement politique par-delà la mort. Dans la culture antique, de l’épopée à la tragédie, la mise en tension du lien biologique avec le lien patriotique constitue un ressort dramatique essentiel : l’idéal civique veut que le premier s’eace au bénéce du second. Quand des idéologues, des « législateurs » ou des autorités religieuses obtiennent de leurs adés qu’ils préfèrent la communauté politique au lien familial, c’est-à-dire la fraternité du sang versé à celle du sang reçu, leur ecacité se révèle redoutable. Dans un entretien posté en 2002 sur le site Internet du Hamas, une mère palestinienne dont le ls avait tué deux soldats israéliens en se faisant exploser déclarait que les musulmanes avaient « l’instinct maternel le plus fort », en s’empressant d’ajouter : « Bien que notre amour pour [nos ls] soit plus grand, l’amour que nous portons à notre terre conquise l’est plus encore. » C’est pourquoi elle pouvait se dire « heureuse » à l’annonce de la mort de son propre enfant. Elle évoquait longuement son opposition et sa tristesse quant au choix fait par celui-ci ; puis, dans un saisissant renversement, elle exposait les raisons de son ralliement à la « cause » palestinienne, sa joie et sa erté d’avoir été « désignée » comme celle dont la progéniture serait auréolée de gloire1. À cause de son aspiration à un héroïsme que nous percevons comme vain, ce jeune militant du Hamas, comme tous les djihadistes d’aujourd’hui, nous semble participer d’un monde lointain, archaïque, barbare ; cependant qu’Achille apparaît comme un des nôtres, lui qui nous vient pourtant d’un récit imaginaire deux fois millénaire. Tous, les héros de l’Antiquité comme les djihadistes contemporains, recherchent une forme d’éternité ; tous espèrent rendre impossible à jamais l’oubli de leur sacrice, qui se nourrit de la sublimité de leur mort tragique. Autrefois, le culte de la belle mort s’exprimait dans les oraisons funèbres des soldats grecs tombés au combat. Cette cérémonie représentait un moment important de la vie politique des cités antiques. Les eulogies — celles prononcées par Périclès, Lysias ou Démosthène restent de très belles pages — forment un genre littéraire entièrement centré sur la mort, dont le contenu ne varie qu’à la marge. Elles débutaient par un bref récit de la vie courageuse et des gestes héroïques des défunts ; se poursuivaient par l’évocation de tous les héros morts pour Athènes, qui les avaient précédés, ce rapprochement permettant de renouer la chaîne des temps. L’immédiateté de la mort du soldat se résorbait ainsi, en quelque sorte, dans l’intemporalité des générations de combattants tombés avant lui, comme pour le faire bénécier d’une forme d’éternité sans Dieu, une immortalité politique se confondant avec l’intemporalité de l’État qui lui assure sa pérennité. Venait ensuite le moment de spécier le sens de ce sacrice : on ne mourait pas seulement pour un pays mais pour une cause, des principes, pour quelque chose de plus grand que la cité. Les institutions politiques n’étaient pas, en elles-mêmes, ce pour quoi on devait donner sa vie, il fallait qu’elles fussent le lieu de réalisation d’une « cause » grande et juste : à Athènes, ce fut la démocratie ; de nos jours, les panégyriques des soldats tombés en opération insistent davantage sur les droits de l’homme et la liberté. Dans l’Antiquité, le combattant martyr tombait au service d’un principe admirable. Aussi son éphémère douleur physique et terrestre pouvait-elle se métamorphoser en éternelle félicité morale et métaphysique. « Dulce et decorum est pro patria mori » (Qu’il est doux et honorable de mourir pour la patrie) écrivait Horace2 : la mort violente pouvait procurer douceur et honneur si la causa que l’on avait servie était belle et noble. Ceux qui écoutaient l’éloge funèbre surmontaient progressivement le chagrin de la perte de l’être aimé, le frère de chair et de sang, grâce à l’élévation de celui-ci au rang de héros patriotique. Cette métamorphose était réalisée grâce à la force du verbe de ces acteurs politiques généralement de premier plan. Ces grands rhéteurs réservaient toujours, à la n de leur discours, un temps pour adresser des messages plus politiques aux familles, aux camarades de combat et aux concitoyens. Les parents, les conjoints et les enfants des défunts devaient, malgré la douleur de la perte, s’enorgueillir d’appartenir à la même lignée que ces héros dont le renom immortel rejaillirait sur elle. Les frères d’armes allaient ressentir la erté d’être unis, par le courage et le sens du service, à ces combattants honorés, selon de mot de Démosthène, « comme les dieux3 ». Enn, chaque citoyen devait réveiller en lui le sens du sacrice de sa vie pour la défense de tous. Il fallait se souvenir que tout citoyen devait être prêt à mourir pour ses pairs parce que, à certains égards, il leur devait la vie. Grand admirateur des Anciens, Rousseau fera sienne cette idée en assurant que celui qui « veut conserver sa vie aux dépens des autres doit la donner aussi pour eux quand il le faut ». Mais, tandis que les eulogies antiques en appelaient à l’abnégation du citoyen, le Genevois se montre menaçant : « Quand le Prince lui a dit, il est expédient à l’État que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sûreté jusqu’alors, et que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature mais un don conditionnel de l’État 4. » Avec des nuances, ces discours sur la mort n’ont cessé d’irriguer notre culture politique, de l’Antiquité à nos jours : quand un président de la République rend aujourd’hui un hommage national à des soldats tombés en mission dans la cour des Invalides, son allocution suit exactement le plan qui avait été tracé par les grands orateurs de l’Antiquité. Les djihadistes sont attirés, eux, jusqu’au sacrice de leur vie, par une « rémunération » d’une valeur telle que la mort leur paraît aimable. Et l’on aurait tort d’attribuer une telle conviction à une forme de démence quelconque ; elle n’est pas totalement étrangère à nos traditions occidentales païennes. Si la dimension religieuse est centrale pour comprendre l’attitude des djihadistes, elle n’en épuise pas le sens pour autant. Le goût de la gloire se passe en eet de toute référence à une religion monothéiste. Le terroriste islamiste ne gagne pas seulement son éternité dans l’Au-delà, en accédant au jardin ou au paradis dont les portes lui seraient ouvertes par Dieu ou par celui qui détient le « pouvoir des clefs » ; cette éternité, cette « élection » lui est aussi conférée, comme dans l’Antiquité, par les hommes dès ici-bas. Ce sont les chefs, les frères d’armes, les coreligionnaires qui, par leurs célébrations, leurs évocations, leur propagande en parole et en image, apprécient les mérites du défunt et lui décernent une renommée plus ou moins mémorable. Les eulogies d’hier, comme celles d’aujourd’hui, qu’elles soient prononcées aux Invalides ou dans un camp d’entraînement au Moyen-Orient, n’ont pas au fond d’autre objet. Compte tenu du rapport que les terroristes djihadistes entretiennent avec leur propre mort, on ne saurait assimiler exactement à un suicide l’opération au cours de laquelle ils perdront la vie. L’attentat dit « suicide », une attaque qui se réalise par la mort certaine de son auteur, porte il est vrai assez mal son nom. Le décès du terroriste est une conséquence de son acte, non son objet même, lequel reste celui de tuer d’autres personnes. Son acte n’entre pas, dès lors, dans la célèbre dénition du suicide donnée à la n du XIXe siècle par le grand sociologue Émile Durkheim : à savoir, une mort « qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif accompli par la victime elle-même qu’elle savait devoir produire ce résultat 5 ». Ce n’est pas le dégoût de la vie terrestre qui motive l’auteur d’un attentat entraînant sa propre mort, mais l’espoir, outre celui de voir tomber le plus d’ « indèles » possible, d’un prestige éternel pour lui-même et la volonté d’un monde meilleur pour ses frères survivants. Même si ce peut être le désespoir qui l’anime au plus profond — comment le savoir ? —, le témoignage qu’il laisse, quand tel est le cas, comme le discours des commanditaires se réfèrent à tout autre chose : à l’admirable dignité, à l’éminent courage, à la parfaite humilité avec lesquels il servit une juste cause. Le suicide a longtemps été sanctionné dans nos sociétés autant comme un outrage à Dieu, qui donne la vie, que comme une oense à la société ; car c’est grâce à elle que l’existence terrestre peut s’avérer agréable. Or, à l’évidence, ceux qui louent les attentats provoquant la disparition du terroriste ne considèrent nullement que cette mort volontaire insulte leur Dieu ou oense leur communauté. Bien au contraire : ils la tiennent pour un geste sacré, digne de célébration. Les djihadistes élevés dans des pays occidentaux qui partent combattre au Moyen-Orient sont parfois en rupture avec le milieu familial, social, éducatif, voire religieux auquel ils appartenaient. Sans doute, pour Durkheim, la « désintégration sociale » est-elle la cause commune à tous les suicides. Mais si la rupture des jeunes terroristes avec leurs attaches culturelles et familiales les conduit à la mort volontaire, on ne peut pour autant, je l’ai dit, l’assimiler à un suicide. S’ils meurent, c’est au contraire pour réaliser une intégration totale, par-delà la mort, à une nouvelle communauté, celle des croyants extrémistes, avec laquelle ils ont noué, ou espèrent nouer, un rapport fusionnel. Dans cette « communauté de djihad », la recherche de la célébrité dans la mort ne constitue en rien un signe de désintégration sociale ; elle atteste bien plutôt la volonté de se fondre pleinement dans une nouvelle « société sainte », celle des « martyrs ». C’est paradoxalement en disparaissant qu’ils retrouvent le sens de leur existence. Le suicide est considéré dans tout groupe social avec méance, souvent avec eroi. Autrefois, on ne se contentait pas de condamner l’acte du suicidé ; on allait jusqu’à intenter un procès à son cadavre pour réparer l’oense faite à Dieu et à la société. L’islam interdit aussi le suicide. L’auto-immolation du jeune vendeur de fruits tunisien Mohamed Bouazizi, qui, en 2010, servit d’étincelle au « Printemps arabe », a pu être excusée par certains religieux parce qu’elle aurait été une forme de « djihad » contre l’injustice et la corruption. Aujourd’hui, en Occident, le suicide suscite l’incompréhension morale et, parfois, l’opprobre social : chacun hésite entre rage, pitié et compassion ; en revanche, nul n’éprouve le moindre sentiment à l’égard des terroristes djihadistes morts en action, si ce n’est, peut-être, leurs plus proches. Peut-on raisonnablement rapprocher les interprétations djihadistes de la perte des auteurs d’attentats de l’idéologie de la belle mort ? Il existe de bonnes raisons de répugner à le faire. La belle mort, c’est l’héroïsme célébré dans les récits homériques. L’action excellente (aristeia) du combattant s’illustre tout particulièrement dans le « combat singulier », un duel précédé d’un rituel où chacun des protagonistes se présentait à l’autre. Tenus par un code strict, ils accomplissaient un « haut fait », une prouesse, un geste parfait, à armes égales. Les Grecs de l’Antiquité voyaient de la beauté dans la dépouille du héros mort, lavé, huilé, célébré avant que d’être brûlé. Les djihadistes ne montrent pas un héroïsme de même nature, si tant est qu’ils en montrent un : ils s’en prennent à des personnes désarmées ; ils ne cherchent aucune perfection dans les gestes qu’ils commettent, aucune « beauté » à la mort qu’ils bravent. Ils n’éprouvent enn aucun égard pour le corps sans vie de leurs « martyrs », souvent réduits en lambeaux parce que déchiquetés par les explosifs qu’ils actionnent ; enn, ils réduisent l’« autre », quel qu’il soit, à l’état de mécréant, le privant ainsi, à leurs yeux, de quelque humanité. Il reste que, malgré ces dévoiements, les djihadistes, probablement sans le savoir, « actualisent » en les dégradant des gestes et des comportements enracinés dans une histoire lointaine mais bien présente dans la culture occidentale. Dans leur esprit, les « beaux » morts — héroïques, volontaires, ers — ne sauraient être assimilés aux morts ordinaires, sans vie marquante et sans belle mort, cette cohorte d’anonymes, de sans-noms, d’oubliés indistincts, qui ont certes vécu mais n’ont pas vraiment eu de vie. La belle mort, elle, est une naissance, l’accès à une vie nouvelle, glorieuse, éternelle : une éternité ici-bas, soustraite à toute vision monothéiste de l’Au-delà — la gloire terrestre par excellence. 1. Citée par Catherine Leutcher, « Eden – Hamas. Une idée du paradis », Controverses, no 1, p. 224. 2. Odes, livre III, ode II, v. 13. 3. Éloge funèbre des guerriers athéniens morts à Chéronée en 338 av. J.-C., attribué à Démosthène, dans Discours d’apparat : Epitaphios – Eroticos, texte établi et traduit par R. Clavaud, Paris, Les Belles Lettres, 2002. 4. Du contrat social (1762), livre II, chap. 5 (souligné dans le texte). 5. Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1897, p. 5.

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