Fiche n° 6 - La Justice Constitutionnelle PDF
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This document is a legal document on constitutional law. It explores the differences between American and European models of constitutional justice. It contains questions about the different types of constitutional guarantees and the limits of these guarantees, as well as a comparison of the theories of Kelsen and Schmitt on constitutional justice.
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Année universitaire 2024-2025, Semestre 1 Licence 1e année Droit et AES/LAS Introduction au droit public Cours de M. Jérôme AUSLENDER, Enseign...
Année universitaire 2024-2025, Semestre 1 Licence 1e année Droit et AES/LAS Introduction au droit public Cours de M. Jérôme AUSLENDER, Enseignant contractuel en droit public Fiche n° 6 : La justice constitutionnelle DOCUMENTS JOINTS : Document n° 1 : Dominique ROUSSEAU, « Les deux modèles de justice constitutionnelle », in La justice constitutionnelle en Europe, Paris, Montchrestien, 1998, p. 13-23. Document n° 2 : Cour suprême des États-Unis, 24 février 1803, Marbury v. Madison, Trad. Élisabeth ZOLLER, in Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Paris, PUF, 2000, p. 100-103 (extraits). Document n° 3 : Hans KELSEN, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle) », Revue de droit public, 1928, p. 199-57 (extraits). Document n° 4 : Nicolò ZANON, « La polémique entre Hans Kelsen et Carl Schmitt sur la justice constitutionnelle », Annuaire international de justice constitutionnelle, 1991, p. 177-189 (extraits). QUESTIONS : Question 1) Quelles sont les principales différences qui distinguent les modèles de justice constitutionnelle américain et européen ? Question 2) Pourquoi les juges de la Cour suprême des États-Unis considèrent-ils que la Constitution est supérieure à la loi ? Quelle conséquence en tirent-ils ? Question 3) Pour Hans KELSEN, quels sont les différents types de garantie constitutionnelle ? Quelles en sont les limites ? Quelle est celle qui représente la garantie principale et la plus efficace de la Constitution ? Question 4) Quelles différences et similitudes peut-on établir entre les théories de KELSEN et de SCHMITT ? DISSERTATION : Les mécanismes de garantie constitutionnelle. Quel est le rôle de la justice constitutionnelle ? 1 Document n° 1 : Dominique ROUSSEAU, « Les deux modèles de justice constitutionnelle », in La justice constitutionnelle en Europe, Paris, Montchrestien, 1998, p. 13-23. Deux types d’organisation de la justice constitutionnelle sont traditionnellement distingués : le modèle américain, décentralisé parce que le contrôle est confié à tous les tribunaux du pays, concret parce que le juge statue par voie d’exception à l’occasion de l’application d’une loi à un cas particulier, et a posteriori parce que le contrôle porte sur une loi déjà promulguée ; le modèle européen, centralisé parce que le contrôle est exercé par un tribunal unique et spécial, abstrait parce que le juge statue par voie d’action dirigée contre la loi en dehors de tout litige, et a priori parce que le contrôle porte sur une loi non encore promulguée. La différence entre ces deux modèles, dont tous les éléments ne se retrouvent pas nécessairement dans la réalité, renvoie à l’histoire politique particulière des deux continents. Le modèle américain L’influence de John Marshall – Elément important souvent oublié, et paradoxe pour un système volontiers cité en modèle, le contrôle de la constitutionnalité des lois n’est pas inscrit dans la Constitution des Etats-Unis d’Amérique. Non que les constituants de 1787 ne le souhaitent pas, mais parce que les circonstances politiques d’alors ne leur permettent pas de l’établir avec clarté et solennité. Le souci majeur et constant des Pères fondateurs est en effet d’obtenir la ratification d’une Constitution où puissent se reconnaître fédéralistes et anti- fédéralistes, esclavagistes et anti-esclavagistes, l’Etat du Massachusetts et celui de Géorgie. Dès lors, pour trouver l’accord, il faut nécessairement des silences, des compromis, des formules vagues donnant à chacun le sentiment que le texte fait droit à sa conception. La volonté – compréhensible – d’aboutir se fait au détriment de la précision constitutionnelle. Ainsi, la Constitution américaine, sur la question du pouvoir judiciaire, est d’une rédaction particulièrement elliptique. La Cour suprême est créée sans doute. Mais le texte ne dit rien sur sa composition, sur le nombre de ses membres, sur la durée de leur mandat et sur les autorités habilitées à les nommer. Le texte n’est pas davantage précis sur la nature des pouvoirs de la cour ; il pose bien le principe de la supériorité du corpus fédéral – Constitution, lois et traités de la Fédération – sur les constitutions et les lois des Etats fédérés, mais il ne détermine pas le mécanisme par lequel sa garantie et son respect sont assurés. Est-ce la Cour de chaque Etat fédéré ou la Cour suprême fédérale qui décidera si une loi fédérée est contraire à la Constitution fédérale ? La Cour suprême fédérale a-t-elle le pouvoir d’imposer ses décisions aux juges des Etats fédérés, de juger les lois votées par le Congrès ? A toutes ces questions, la Constitution des Etats-Unis ne répond pas, les rédacteurs n’ayant « pas osé préciser clairement qui détiendra quel contrôle de constitutionnalité »1. Ce que les constituants n’ont osé faire en 1787, John Marshall le fera en 1803. Alors Président de la Cour suprême, fédéraliste convaincu nommé par un Président des Etats-Unis lui aussi fédéraliste – John Adams – il est confronté au problème suivant : après la victoire de l’anti-fédéraliste Jefferson en 1800, Adams profite des derniers moments de sa présidence pour nommer à des postes de juges, inamovibles, des hommes connus pour leurs convictions fédéralistes ; la précipitation est telle que la décision de nomination de William Marbury n’a pas le temps d’être envoyée à son destinataire ; le nouveau ministre jeffersonien Madison ayant 1 Marie-France Toinet, Le Système politique des Etats-Unis, Paris, PUF, coll. « Thémis », 1987, p. 96. 2 refusé de donner suite à cette décision, Marbury s’adresse à la Cour suprême pour lui demander de contraindre l’administration de l’installer dans ses fonctions, ainsi que la loi judiciaire de 1789 lui en donne le pouvoir. Devant une situation mettant en conflit direct le nouveau Président et la Cour suprême, John Marshall trouve une issue particulièrement habile et astucieuse. Dans sa décision, il déclare que la loi de 1789 accordant à la Cour suprême le droit d’imposer la nomination de juges fédéraux est contraire à la Constitution et que la Cour ne peut en conséquence examiner la demande de Marbury, celui-ci gardant cependant la possibilité d’assigner le Ministre… devant un autre tribunal pour obtenir réparation de son juste grief. Véritable chef-d’œuvre de stratégie constitutionnelle, cette décision est politique en ce que la Cour cède, habillement sur ce qui importe au président Jefferson – le fédéraliste Marbury n’obtient pas sa nomination – en posant le principe du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, dont les jeffersoniens se soucient peu, satisfaits que cette justification ait permis en l’espèce de leur donner raison. L’essentiel pour l’administration présidentielle était la non- attribution du poste à Marbury ; l’essentiel pour la cour était de poser le principe du contrôle… dont la logique est le renforcement du pouvoir fédéral. C’est donc par la Cour suprême qui, par sa décision Marbury v. Madison, s’est attribué la compétence du contrôle de constitutionnalité des lois, que va se construire progressivement, de manière prétorienne, le « modèle américain » de contrôle de constitutionnalité. Les caractères du modèle américain – Le modèle américain se distingue par ses caractères diffus ou décentralisé, concret, principalement incidentiel et a posteriori. Il tient ses qualifications du fait qu’aux Etats-Unis, n’importe quel tribunal est compétent pour apprécier et juger la constitutionnalité des lois. La procédure de contrôle est déclenchée par le citoyen selon trois modalités différentes. Il peut d’abord, lorsqu’il est partie a un procès, contester la constitutionnalité de la loi qu’on veut lui appliquer ; en soulevant comme moyen de défense, l’exception d’inconstitutionnalité, il oblige ainsi le tribunal, avant de juger concrètement l’affaire au fond, à examiner la loi pour décider si elle est ou non constitutionnelle et applicable au cas d’espèce ; le contrôle intervient donc nécessairement après la promulgation et l’entrée en vigueur de la loi – contrôle a posteriori – et la décision qui, par la voie des recours en appel, peut gravir tous les échelons de la hiérarchie judiciaire possède seulement l’autorité relative de la chose jugée, c’est-à-dire ne vaut que pour l’affaire en cause. Il peut ensuite, sans attendre l’occasion d’un procès né de l’application d’une loi, contester directement sa constitutionnalité ; s’il estime la requête fondée, le tribunal prononce une injonction à l’encontre de l’administration lui interdisant d’appliquer la loi. Le citoyen peut enfin, en cas de difficulté d’application d’une loi, demander au tribunal de se prononcer, par un jugement déclaratoire, sur sa constitutionnalité. Ainsi saisis, les tribunaux américains apprécient la constitutionnalité d’une loi au regard de quatre clauses : celle du « due process of law » définie dans le quatorzième amendement, et qui permet aux tribunaux d’invalider une loi qui, sans la garantie d’une procédure régulière protectrice des droits naturels, porterait atteinte aux libertés fondamentales, aux droits judiciaires ou aux biens des personnes ; la clause de la « rule of reasonableness » qui permet aux tribunaux de vérifier si le législateur a réalisé un équilibre raisonnable entre l’intérêt général 3 et les intérêts particuliers, ou s’il leur a imposé des sacrifices déraisonnables, exagérés ; la clause des contrats qui permet aux tribunaux d’invalider une loi qui porte atteinte aux obligations nées d’un contrat, protégeant ainsi les rapports privés – économiques et sociaux – contre l’intervention des Etats ; la clause d’égalité, déduite du seizième amendement, qui permet aux tribunaux d’écarter toute loi qui n’assure pas à chaque citoyen, quelle que soit sa race, une égale protection. Dans ce mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois par les tribunaux ordinaires, la Cour suprême joue un rôle éminent, puisque placée au sommet de la hiérarchie d’un système judiciaire particulièrement complexe, elle contrôle, régularise et unifie, notamment par la voie d’appel, la jurisprudence des cours inférieures ; pour ce faire elle dispose d’une compétence générale qui se manifeste par le pouvoir de statuer, pour chaque affaire sur les faits et le droit. […] Le modèle européen L’influence de Hans Kelsen – Confronté au problème de la forme de l’organisation du contrôle de constitutionnalité, Hans Kelsen se trouve devant une alternative : « contrôle remis à tous les juges ou à une instance unique ». Le modèle américain du contrôle de constitutionnalité diffus et décentralisé lui parait mériter plusieurs critiques. D’abord, il laisse planer, pendant longtemps, un doute sur la constitutionnalité des lois, préjudiciable à la sécurité juridique : les décisions des tribunaux, y compris celles de la Cour suprême, n’ont qu’une valeur relative, limitée à l’espèce, et la querelle constitutionnelle peut renaître indéfiniment, à l’occasion de tout procès. Ensuite, les juges, en Europe, formés au respect fidèle des lois, sont dans une position politique et institutionnelle de faiblesse et de timidité qui ne leur donne pas l’autorité nécessaire pour assurer la tâche difficile de contrôle des lois. En revanche, la création d’une instance unique et spécialisée dans le contentieux constitutionnel présente, selon Kelsen, des avantages appréciables pour le bon déroulement de la vie juridique. Le système évite, d’une part, les interprétations constitutionnelles divergentes qui peuvent apparaître entre les tribunaux aux différents moments d’un procès obligé de gravir les échelons complexes de la hiérarchie judiciaire ; une juridiction unique permet de donner, immédiatement, la « vérité constitutionnelle » et assure, d’emblée, l’unité jurisprudentielle. Ce système permet, d’autre part, de clarifier définitivement la situation puisque la décision de non- conformité d’une loi à la Constitution a une valeur absolue qui conduit à son rejet définitif de l’ordre juridique ; la loi ne sera pas promulguée, elle ne produira et n’aura produit aucun effet, elle sera censée n’avoir jamais existé. La préférence ainsi donnée à une juridiction constitutionnelle unique entraîne un certain nombre de conséquences. Le contentieux constitutionnel étant spécial et indépendant de tout autre procès, l’objet direct et unique du contrôle est nécessairement la constitutionnalité de la loi. Sa contestation ne se fait pas par exception d’un autre litige porté devant un juge ordinaire, mais par voie d’action, le requérant prenant l’initiative de porter directement la loi devant un tribunal spécial qui a pour mission exclusive de la juger. Dès lors, le juge statuant non pas à propos d’un cas particulier, mais sur la loi prise en elle-même, in abstracto, sa décision ne peut avoir qu’une autorité absolue, s’imposant erga omnes. 4 Tel est le système kelsénien de contrôle de constitutionnalité, opposé point par point au système américain, et que le maitre de l’école de Vienne [Hans Kelsen] eut la possibilité de mettre en œuvre, puisque son influence intellectuelle lui a permis d’obtenir la création, dans la constitution autrichienne du 1er octobre 1920, de la Haute Cour constitutionnelle, premier exemple contemporain d’une juridiction constitutionnelle spéciale. C’est ce modèle-là, et non le modèle américain, qui inspira les constituants européens, à l’exception des grecs, lorsqu’ils décidèrent d’introduire, à des moments différents liés à l’évolution politique de leurs pays respectifs, le contrôle de la constitutionnalité des lois. Qui inspira seulement, car dans la pratique l’opposition nette entre le modèle américain et le modèle kelsénien s’est atténuée. Le développement de la justice constitutionnelle Première étape : au lendemain de la Grande Guerre – La première vague se forme après la première guerre mondiale, et est souvent qualifiée de « période autrichienne », car seule l’Autriche, sous l’influence de Hans Kelsen, adopte en 1920 une Constitution créant une Haute Cour constitutionnelle. Sans doute, à la même époque, d’autres Etats s’inspirent de ce modèle : la Tchécoslovaquie qui crée en 1920, une Cour constitutionnelle de sept membres, l’Espagne de la seconde République institue avec la Constitution du 9 décembre 1931 un tribunal des garanties constitutionnelles. […] Deuxième étape : après 1945 – La seconde vague revient, plus forte, après la seconde guerre mondiale. La raison en est simple et elle est politique. Le cataclysme des régimes nazi et fasciste a ruiné d’un coup les théories constitutionnelles fondées sur l’infaillibilité de la loi, le Parlement protecteur naturel des libertés et la volonté majoritaire assimilée à la volonté générale. Au moment de reconstruire la démocratie, les politiques, les juristes, l’opinion dirigeante cherchent à donner à la société des institutions capables d’empêcher le retour de la « bête immonde ». Et dans cette recherche, le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois s’impose rapidement comme le seul instrument propre à assurer les droits des minorités, à éviter l’oppression d’une majorité politique et à mettre hors d’atteinte du législateur les droits fondamentaux. En Autriche (1945), au Japon (1947), en Italie (1948) et en République fédérale d’Allemagne (1949), les nouveaux constituants adoptent des constitutions où le contrôle de la loi, précisément organisé, joue à la fois comme une réaction contre le passé tragique de leurs pays et comme la garantie d’un avenir démocratique. Le terrain gagné ne sera pas, cette fois, abandonné. Troisième étape : les années 1970 – La troisième vague déferle dans les années 1970. Elle atteint d’abord, pour les mêmes raisons que précédemment, les trois Etats de l’Europe du Sud qui se libèrent de leur dictature et se dotent de nouvelles constitutions où l’énoncé des droits et des libertés est accompagné de leur garantie par l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois : la Grèce dans sa Constitution du 11 juin 1975, le Portugal dans sa Constitution du 2 avril 1976, et l’Espagne dans sa constitution du 27 décembre 1978. Cette période est aussi marquée par une consolidation et un approfondissement des mécanismes de contrôle là où ils existaient déjà : des réformes importantes et favorables au développement du contrôle sont ainsi adoptées en République fédérale d’Allemagne (1969 et 1971), en Autriche (1975), en Suède (1979). Et la France, qui s’est dotée d’un Conseil constitutionnel en 1958, découvre véritablement cette institution dans les années 1970, sous le double effet de la décision du 16 juillet 1971, qui constitutionnalise la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 5 1789 et le préambule de 1946, et de la révision constitutionnelle d’octobre 1974, qui ouvre à soixante députés ou soixante sénateurs le droit de saisir le Conseil. Document n° 2 : Cour suprême des États-Unis, 24 février 1803, Marbury v. Madison, Trad. Élisabeth ZOLLER, in Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Paris, PUF, 2000, p. 100-103 (extraits). (…) Dans ces conditions, il apparaît que le pouvoir d’injonction contre des agents publics qui a été donné à la Cour suprême par la loi établissant les cours judiciaires des Etats- Unis n’est pas prévu par la Constitution. Il devient donc nécessaire de se demander si une compétence ainsi conférée peut être exercée. La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est une question d’intérêt essentiel pour les Etats-Unis ; mais, fort heureusement, dont la difficulté est moindre que celui-ci. Pour la résoudre, il n’est besoin que de rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis. Que le peuple ait le droit originaire d’établir son futur gouvernement sur les principes qui, d’après lui, permettront d’atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La mise en œuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont établis sont-ils considérés comme fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir qu’exceptionnellement, les principes en questions sont conçus pour être permanents. La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs compétences respectives. Elle peut soit s’arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne devront pas dépasser. Le gouvernement des Etats-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du pouvoir législatif sont définies et limitées ; et c’est pour que ces limites ne soient pas ignorées ou oubliées que la Constitution est écrite. A quoi servirait-il que ces pouvoirs soient limités et que ces limites soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout moment, être outrepassées par ceux qu’elles ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites ne s’imposent pas aux personnes qu’elles obligent et lorsque les actes interdits et les actes permis sont également obligatoires, il n’y a plus de différence entre un pouvoir limité et un pouvoir illimité. C’est une proposition trop simple pour être contestée que, soit la Constitution l’emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le pouvoir législatif peut modifier la Constitution au moyen d’une loi ordinaire. Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de troisième voie. Ou la Constitution est un droit supérieur, suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire et, à l’instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la législature. Si c’est la première partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire à la Constitution n’est pas du droit ; si c’est la deuxième qui est vraie, alors les constitutions écrites ne sont que d’absurdes tentatives de la part des peuples de limiter un pouvoir par nature illimité. 6 Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant former le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d’un tel gouvernement est qu’un acte législatif contraire à la Constitution est nul. Ce principe est consubstantiel à toute Constitution écrite et doit, par conséquent, être considéré par cette Cour comme l’un des principes fondamentaux de notre société. Il ne faut donc pas le perdre de vue dans la poursuite de l’examen du sujet. Si un acte du pouvoir législatif, contraire à la Constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa nullité, être considéré comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en d’autres termes, bien qu’il ne soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait en vigueur comme s’il en était ? Ce serait renverser en fait ce qui est établi en théorie ; et cela constituerait, à première vue, une absurdité trop énorme pour qu’on y insistât. Il faut pourtant y consacrer une réflexion plus attentive. C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit. Ceux qui appliquent la règle à des cas particuliers doivent par nécessité expliquer et interpréter cette règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des deux s’applique. Dans ces conditions, si une loi est en opposition avec la Constitution, si la loi et la Constitution s’appliquent toutes les deux à un cas particulier ; de telle sorte que le juge doit, soit décider de l’affaire conformément à la loi et écarter la Constitution, soit décider de l’affaire conformément à la Constitution et écarter la loi ; le juge doit décider laquelle de ces deux règles en conflit gouverne l’affaire. C’est là l’essence même du devoir judiciaire. Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution, et si la Constitution est supérieure à la loi ordinaire, c’est la Constitution, et non pas la loi ordinaire, qui régit l’affaire à laquelle toutes les deux s’appliquent. Ceux qui contestent le principe selon lequel la Constitution doit être tenue par le juge comme une loi suprême en sont réduits à la nécessité de soutenir que les juges doivent ignorer la Constitution et n’appliquer que la loi. Cette doctrine minerait les fondements mêmes de toutes les Constitutions écrites. Elle considérerait qu’un acte qui, selon les principes et la théorie de notre gouvernement, est entièrement nul, est néanmoins, en pratique, obligatoire en tous points. Elle admettrait que, si le pouvoir législatif venait à faire ce qui est expressément défendu, cet acte, nonobstant l’interdiction absolue, serait en réalité effectif. Elle donnerait en pratique au pouvoir législatif une omnipotence considérable tout en prétendant restreindre ses pouvoirs dans d’étroites limites. C’est assigner des limites et déclarer dans le même temps que ces limites peuvent être outrepassées à volonté. (…) 7 Document n° 3 : Hans KELSEN, « La garanties juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle) », Revue de droit public, 1928, p. 199-57 (extraits). 8 9 10 Document n° 4 : Nicolò ZANON, « La polémique entre Hans Kelsen et Carl Schmitt sur la justice constitutionnelle », Annuaire international de justice constitutionnelle, 1991, p. 177-189 (extraits). 11 12