Révisions Mythologie grecque PDF
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Summary
Ce document explore les sources historiques et culturelles de la mythologie grecque, en se concentrant sur Hérodote et Homère. Il analyse comment les mythes, notamment ceux liés à la cosmologie et à la géographie, reflètent les perceptions du monde à l'époque archaïque et classique. L'Odyssée d'Homère est également étudiée afin d'étudier les descriptions des monstres et de comment les Grecs percevaient la non-civilisation.
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**AUX SOURCES HISTORIQUES ET CULTURELLES DE LA MYTHOLOGIE GRECQUE :** **HÉRODOTE, HOMERE ET LES MONSTRES** **Le grec Hérodote :** Hérodote est « le père de l'histoire » : il a écrit les Histoires ou l'Enquête qui raconte l'histoire des guerres médiques entre les Grecs et les Mèdes dans les années...
**AUX SOURCES HISTORIQUES ET CULTURELLES DE LA MYTHOLOGIE GRECQUE :** **HÉRODOTE, HOMERE ET LES MONSTRES** **Le grec Hérodote :** Hérodote est « le père de l'histoire » : il a écrit les Histoires ou l'Enquête qui raconte l'histoire des guerres médiques entre les Grecs et les Mèdes dans les années 490 et 480 av. J.C. Il était en même temps ethnologue, derrière la description des événements d'une guerre se lit aussi un choc des civilisations (grecque et perse) et un intérêt pour les coutumes des étrangers. Ils sont bien différents des Grecs nous dit Hérodote : ils portent le pantalon et ils se battent de loin, avec des arcs et des flèches. Ils sont tout le contraire des hommes grecs qui portent le chiton court et se battent en hoplites, au corps à corps avec un armement lourd. Voilà déjà une première polarité, une première forme d'opposition intéressante dans cette pensée grecque. à lire Hérodote, il se trouve à côté des batailles médiques et des intrigues diplomatiques réalistes des descriptions surréalistes - ou irréalistes selon les cas. Pourtant Hérodote accorde à ces descriptions fantasmagoriques le même crédit qu'à la réalité. Ainsi peut-on lire un passage du livre IV, 8-11 des Histoires Hérodote nous parle des Scythes, peuplade de l'Ukraine antique, descendante d'Héraclès et d'une femme serpentine qui coucha avec le héros grec pour en avoir des enfants. Les croyances, superstitions ou représentations mythologiques sont partagées par l'ensemble de la société grecque de l'époque classique : des érudits comme Hérodote, qui faisait pourtant partie de l'élite intellectuelle, y croient ; les Grecs en général aussi. Ces mythes sont donc connus et pris au sérieux par toutes les catégories sociales -- il faudra attendre un Socrate, tout à la fin du Ve s. av. J.-C. pour les remettre en cause ; ou Platon, dans une certaine mesure... car Platon, lui aussi, utilisait du mythe -- et en inventait même -- pour étayer ses théories philosophiques. Chez les Grecs, le mythe n'est pas de l'ordre de la bêtise ou de l'ignorance comme le pensaient les érudits européens du XVIIIe s. Hérodote était un homme extrêmement cultivé, qui voyagea dans toute la Méditerranée. S'il racontait avec le plus grand sérieux l'histoire d'Héraclès et de Géryon, c'est que la mythologie constituait une norme de la pensée communément partagée. Le mythe grec est donc bien un type de langage culturel qui décrit le monde à sa façon. Hérodote écrit ses Histoires autour des années -450, à Athènes, lorsque Périclès gouverne la cité. Le « siècle de Périclès » est « l'Âge des Lumières » de la Grèce antique et l'âge d'or d'Athènes, quand la philosophie classique fit son émergence et quand de grands chantiers comme celui de l'Acropole furent construits. C'est donc l'époque des grands techniciens et mathématiciens qui révolutionnèrent la pensée scientifique. Et pourtant, les Géryon, Héraclès et autres monstres continuent de prospérer à la même époque. Nous comprenons donc que l'importante présence d'une mythologie dans une société, quelle qu'elle soit, n'a pas de corrélation avec le recul ou le progrès, en parallèle, d'une pensée rationnelle. Parce que la mythologie relève elle-même d'une forme de rationalité. La mythologie est un langage cohérent et structuré, construit avec logique sur des références culturelles certes subjectives mais auxquelles une société donnée apporte crédit et sérieux. La mythologie relève d'une norme ou d'habitudes de pensée culturelles qui perdurent sur des siècles et qui est profondément ancrée dans les esprits. Si cet érudit grec du Ve s. av. J.-C. utilise lui-même le mythe comme repère logique et culturel, comme socle d'une vision du monde, à quand ce mode de pensée remonte- t-il ? Nous devons aller aux sources de la civilisation grecque du Ier millénaire av. J.-C., remonter le temps depuis l'époque classique vers la période archaïque : il faut étudier la pensée d'Homère. **Aux sources de la vision du monde d'Hérodote : vision et découverte du monde à l'époque archaïque (IXe-VIe s. av. J.-C.)** **Retour en Grèce archaïque (VIIIe-VIe s. av. J.-C.) : Ulysse et les eschatiai.** Avec Hérodote, partons explorer un type de mythe spécifique : les mythes qui se rapportent à la description du monde connu. Nous sommes donc dans des mythes de nature cosmologique (de « cosmos » = le monde ; et « logos » = le discours) ou, si vous préférez, de nature géographique. Mais comme il s'agit d'une géographie très fantaisiste, parlons de « cosmologie » : ce domaine regroupe les mythes qui forment discours sur la forme du monde... Le monde était appelé par les Grecs « œcoumène » (oikoumènè) : ce terme désignait le monde connu. Pour les Grecs, le monde se limitait à la Méditerranée qui ne fut appelée comme telle qu'à partir des Romains. Les Grecs d'avant Alexandre ne sont pas sortis de l'espace méditerranéen. L'extrême ouest, Gibraltar, également dénommé par les Grecs « les colonnes d'Héraclès », faisait donc logiquement partie des confins du monde où l'on ne s'aventurait pas. Les « colonnes d'Héraclès » étaient la limite du monde, faisaient peur et c'est bien pour cette raison (entre autres) qu'Alexandre le Grand, à l'IVe s. av. J.-C., choisit de conquérir l'est, où se trouvaient des terres, plutôt que l'ouest, où se trouvait une mer qui n'attirait pas vraiment\... L'imaginaire cosmologique est sans doute bâti sur le socle d'observations physiques -- des mers, des montagnes etc. -- mais aussi sur des peurs, des fantasmes, des superstitions, des « on dit » qui ont transformé ces réalités et construit une vision du monde bien particulière, et spécifique à la culture grecque. Or, cette vision du monde a commencé à se forger bien avant Hérodote : à l'époque d'Homère. L'époque homérique, rappelons-le, correspond au début de la période grecque archaïque, entre le Xe et le VIIIe s. av. J.-C. L'un des grands poèmes d'Homère, l'Odyssée, est, dans le présent cours, l'œuvre poétique qui nous intéresse le plus. Ce poème, composé par une école d'aèdes (les poètes grecs archaïques) rangée sous le pseudonyme d'« Homère » (poète qui n'a jamais existé) et vraisemblablement daté du VIIIe s. av. J.-C. Autrement dit, l'Odyssée est un poème contemporain d'un phénomène historique majeur dans l'histoire des Grecs : il a été composé à l'époque de l'expansion grecque en Méditerranée, un phénomène historique bien réel également appelé « la colonisation grecque ». L'expansion grecque a consisté à installer sur des nombreux rivages de la Méditerranée et de la Mer Noire, des cités (improprement appelées « colonies ») où les Grecs, quittant le bassin égéen en raison de difficultés politiques et économiques, s'expatrièrent, pour recommencer une nouvelle vie. Les Grecs ont donc dû quitter la Grèce propre et les Cyclades pour naviguer sur des flots méditerranéens totalement inconnus. Le caractère techniquement primitif des bateaux grecs archaïques : ils ne naviguaient pas en haute mer mais seulement au bord des côtes. Les gens rencontraient des populations très différentes d'eux - notamment en Italie du Sud et en Sicile, sans oublier les Gaulois - qui ne parlaient pas le grec, n'avaient pas les mêmes coutumes ni le même régime alimentaire... Or, pour le Grec, qui est autocentré, parler la langue grecque est une preuve de civilisation. Ceux qui ne le parlent pas sont des « barbaroi » par référence à un langage incompréhensible, un gargarisme. Le « barbaros » est le non civilisé. L'imaginaire se met en marche, s'approprie le monde et "greffe" sur des observations réelles des superstitions et représentations culturelles qui créent une vision du monde bien particulière. Or, cette vision grecque du monde est exposée avec précision dans l'Odyssée : Ulysse, navigue sur une coque de noix aux confins de la Méditerranée où personne ne parle le grec... Forcément, il rencontre des primitifs, des non-civilisés. Et ces peuples non-civilisés, dans l'Odyssée, ce sont les monstres. Le monstre n'est rien d'autre qu'une incarnation de la non- civilisation pour le Grec. Derrière son corps difforme et son comportement chaotique, il constitue une image codée restituant ce discours simple : « monstre » = « barbare » = « absence de civilisation »... et l'absence de civilisation se trouve forcément dans les lieux inconnus, aux tréfonds de la Méditerranée, qui est le bout du monde connu, la limite de l'œcoumène pour les Grecs : ce que les Grecs appelaient les eschatiai. Ulysse quitte Troie, sur les rivages de l'Asie mineure, il arrive d'abord au pays des Cicones, en Thrace (actuelle Bulgarie) qui sont des barbares dont Ulysse, en bon guerrier homérique, pille les richesses ; Ulysse s'égare ensuite vers le sud et arrive chez les Lotophages, cette peuplade étrange qui mange le fruit du Lotos qui lui fait perdre la mémoire -- nous sommes sur les côtes libyennes ; après cela, Ulysse dérive vers l'ouest et arrive vers la Sicile où il rencontre... le Cyclope, effrayant, qui mange les hommes qui passent près de son antre -- Ulysse lui crève son unique œil pour se sauver ; il arrive alors dans les îles éoliennes (Lipari) où le dieu des vents, Eole, bienveillant mais étrange, lui donne une outre pleine de vents pour qu'Ulysse puisse retrouver son chemin vers Ithaque... mais les compagnons d'Ulysse ouvre l'outre trop tôt, les vents s'échappent et le navire se perd sur les flots. Mais ce n'est pas tout : après Eole, Ulysse arrive chez les Lestrygons, sur les côtes italiques, des pêcheurs géants anthropophages qui attrapent les hommes de passage avec leurs filets et leurs harpons : Ulysse s'enfuit et arrive chez la magicienne Circé. Nous sommes au nord de la côte italique et l'histoire est connue : la magicienne, avec sa baguette, transforme en porcs tous les compagnons d'Ulysse. Celui-ci parvient à intimider Circé qui rend à tous les hommes leur apparence humaine et la liberté. Sur les conseils de la magicienne, Ulysse se rend au pays des morts (près du lac Averne ?) interroger les défunts pour connaître le chemin du retour mais en quittant la péninsule italique, Ulysse rencontre les Sirènes, ces monstres à corps d'oiseau et à tête de femmes qui séduisent les marins de passage par leurs chants envoûtants... pour les manger. L'équipage se bouche les oreilles avec de la cire et s'enfuit. Mais ce n'était que pour aller « de Charybde en Scylla », une expression française qui décrit l'étape suivante de l'Odyssée : Ulysse arrive au détroit de Messine où un tourbillon géant avale les bateaux qui passent tandis qu'un monstre d'une étrangeté absolue, Scylla, à l'affût dans une grotte surplombant Charybde, monstre femelle à la fois serpentin et chien, attrape les rescapés et les mange tous... sauf Ulysse qui tombe dans la mer et dérive, dérive, dérive très loin vers l'ouest : vers l'île de Calypso. Cette déesse très belle, blonde et séduisante, amoureuse d'Ulysse le garde prisonnier et l'empêche de quitter les lieux. Zeus et Athéna s'en mêlent et forcent Calypso à laisser partir Ulysse car il ne sied pas qu'une déesse vive avec un mortel. Autorisé à se construire un radeau, Ulysse quitte Calypso après plusieurs années de captivité et arrive, avec grande peine, chez les Phéaciens qui accueillent le marin de passage et lui offrent l'hospitalité. Ulysse est arrivé chez un peuple civilisé localisé sur l'île de Corfou, tout à côté d'Ithaque. Et ce sont les Phéaciens qui ramèneront Ulysse chez lui, à l'île d'Ithaque, où se trouvent sa famille, son palais et la civilisation, bien sûr ! Faute d'éléments géographiques réalistes dans l'Odysséen il est difficile de localiser avec exactitude les épisodes odysséens. Mais cette critique historiographique importe peu lorsque nous observons la logique d'ensemble qui se dégage de toutes ces aventures : si vous regardez la carte, les monstres sont localisés aux confins de la Méditerranée : les Sirènes, le Cyclope, les Lestrygons, Charybde et Scylla sont les plus explicites ; mais il y a aussi Circé -- c'est une sorcière qui métamorphose les hommes en animal--, le pays des morts -- effrayant, outre-tombe, là où les morts boivent du sang. Et que dire des Lotophages ? Ils sont monstrueux eux aussi car en mangeant le Lotos ils perdent la mémoire. Or, pour un Grec, perdre la mémoire, c'est perdre son identité et donc sa condition humaine : on bascule en dehors de l'humanité. On devient un monstre... La même ambiguïté se lit chez Calypso : elle est, certes, une déesse mais proche du monstrueux : elle est la fille du géant Atlas qui s'est révolté contre les dieux olympiens et que Zeus a puni en lui faisant porter le monde sur ses épaules. Ainsi, en gardant un humain avec elle, Calypso reproduit ce qu'avait fait son père Atlas : elle dérange l'ordre cosmique qui consiste à bien séparer les immortels d'une part et les mortels de l'autre. Calypso incarne un danger pour l'ordre du monde établi par Zeus : comme les monstres difformes, elle incarne une idée de chaos. Plus on s'éloigne du centre (civilisé) du monde, plus le corps des monstres et difforme et hybride, étrange. Les Lotophages sont monstrueux mais ont encore corps humain par rapport au Cyclope, plus animal, ou à Scylla physiquement chaotique. À l'inverse, au fur et à mesure qu'Ulysse rejoint le centre du monde -- qui est, dans l'Odyssée, Ithaque -- les peuples sont de plus en plus civilisés et leurs formes corporelles aussi : les Phéaciens sont les voisins d'Ithaque ; ils ont forme humaine, vivent dans une ville, avec des institutions et un roi. Ils vivent, en toute logique, presque comme les Grecs d'Ithaque. Une carte du monde remarquablement cohérente se dessine donc : le monde est constitué d'un centre, synonyme de civilisation : c'est là où vivent les Grecs, avec un ordre social (la famille), un ordre moral (offrir l'hospitalité aux passants) et un ordre politique (vivre en cités avec des lois). A l'opposé existent des confins que les Grecs appellent les « eschatiai », littéralement les « bouts-du-monde » : ils sont l'opposé du centre : c'est là que les vivent les monstres qui ne connaissent pas l'ordre social - les Cyclopes vivent chacun seuls-, qui ne connaissent pas l'ordre moral -- le Cyclope Polyphème n'offre pas l'hospitalité et mange ses invités -, et ne connaissent pas l'ordre politique, la cité. Toutes les créatures monstrueuses rejettent "l'ordre à la grecque". Si l'on pousse la logique jusqu'au bout, les monstres construisent alors une carte ou une vision du monde élaboré sur un principe de polarité : les monstres sont les « Autres », les « Différents » perçus par les Grecs comme tels qui les stigmatisent en poussant l'inversion à l'extrême par rapport à eux-mêmes ; de telle sorte que les « Autres » sont totalement et systématiquement à l'opposé du Grec, qui est LA référence. Le monstre, créature anormale dans la pensée grecque archaïque, n'est rien d'autre qu'une justification qui légitime cette vision polarisée du monde. **Autres temps et même mode de pensée**. Un détour par les cartes maritimes des XVIe et XVIIe siècles permet un exercice de comparaison intéressant et des remarques d'ordre anthropologiques. Il y a des permanences dans les modes de pensée des civilisations. Ces cartes maritimes portent elles aussi une image du monde et un discours culturel relatif au monde. Est-il alors surprenant de constater que des Sirènes et des monstres marins soient localisés aux confins du monde ? Ces créatures sont toujours situées près des Antilles, dangereuses en raison des récifs ; ou près des détroits comme celui de Magellan ou le Cap de Bonne Espérance, là où des courants contraires mettaient les navires en péril. Il s'agit ici d'expériences de marins... traduites en figures mythologiques lesquelles viennent élaborer une carte du monde. Les partis-pris culturels : les conquistadors firent des Aztèques ou des Mayas, ces peuples remarquablement organisées et civilisés, des monstres, ou des sauvages primitifs parce que les normes de civilisation des Espagnols n'étaient pas les mêmes que celles des Précolombiens. Les Aztèques devinrent des monstres et ils le devinrent d'autant plus logiquement qu'ils habitaient aux confins non-civilisés du monde. Il fallut donc civiliser ces gens, les exterminer ou les évangéliser suivant la logique des conquistadores. L'idée de « civilisation » est décidément bien subjective. La « civilisation » est portée à la perfection absolue uniquement aux yeux de ceux qui la prônent et la rapportent à eux-mêmes. Les Grecs n'allèrent pas jusqu'à exterminer des peuplades entières ou à les ramener à leur religion, qui était très tolérante. Leur vérité s'exprimait dans les mythes et la poésie. L'imaginaire poétique prit donc le relai et établit des récits peuplés de monstres qui légitimèrent le statut supérieur des Grecs (à leurs propres yeux) et firent perdurer pendant des siècles une vision du monde fondée sur la polarité "Grecs/Barbares". Aussi, la mythologie grecque, à compter d'Homère, ne cessa-t-elle de se développer suivant la même logique de polarité, de description du monde. Cette vision polarisée du monde a un nom : **la « rhétorique de l'altérité » (François Hartog). Il s'agit d'un discours opératoire dans la pensée qui construit « l'Autre », le « Différent » par opposition au « Même »**, et constitue une réalité objective indiscutable aux yeux de celui qui fabrique l'Autre. Nous sommes alors dans une logique culturelle qui constitue un obstacle majeur au dialogue entre civilisations. Créer de la monstruosité dans la mythologie est donc une façon de cartographier le monde, de se l'approprier et de le ranger dans l'échelle de ses valeurs culturelles. La monstruosité est physique, comportementale ou les deux. C'est un signe de civilisation et de moralité que d'offrir l'hospitalité aux étrangers. Les monstres, eux, non seulement refusent l'hospitalité au passant mais en plus le mangent : la monstruosité n'est rien d'autre qu'une inversion de la norme sociale. Voilà ce que signifie « l'Autre » ou le « barbaros ». **La continuité entre la vision homérique et la vision hérodotéenne du monde.** Nous savons que les guerres médiques ont été déclenchées par la répression par les Perses de la révolte des Grecs de Milet, en -499. Hérodote le sait aussi et en parle. Mais ce n'est pas pour lui l'origine absolue du conflit entre les Grecs et les Orientaux. Les causes de la mauvaise entente remontent à bien plus loin et doivent être cherchées au temps de la guerre de Troie... dans les mythes, donc : c'est parce que des Phéniciens enlevèrent la princesse Io -- une figure mythologique, fille du roi d'Argos -- et que, en outre, Pâris de Troie, fils de Priam, enleva Hélène de Sparte, que les Grecs et les Orientaux ont toujours eu par la suite des relations conflictuelles. Autrement dit, les guerres médiques ne sont placées que dans une longue suite d'événements qui s'ancrent tout d'abord dans le mythe lequel a autant de crédit que la réalité. Hérodote ne peut penser sans les mythes traditionnels. Cela est dû au fait qu'Homère, et donc la guerre de Troie, relèvent d'une vérité et d'une autorité indiscutables. M. Detienne a montré combien l'exercice poétique relevait d'un exercice prophétique chez les Grecs. Ce qu'on appelle « poésie » n'a pas le même statut chez nous et chez les Grecs. La poésie chez les Grecs est d'abord une inspiration divine que seuls des initiés, les aèdes, peuvent transmettre aux hommes. Ainsi, chanter l'histoire d'Ulysse et l'histoire ses monstres de la Méditerranée, c'était chanter le passé vrai tel qu'il a existé. Le premier à chanter ce passé était, selon les Grecs, un aède nommé Homère qui avait mis en poésie cette vérité que les Muses lui avaient révélée. Autant dire que le mythe relève d'un respect sacré qui engage la parole des dieux. On peut dire que la poésie avait une dimension sacrée, quasi-religieuse. La critiquer, c'était critiquer l'autorité divine, c'était une impiété, un crime grave - hybris. Lorsque, en -399, Socrate critiqua les dieux, ne fut-il pas condamné à mort ? Les Grecs ont pu voir les Perses de leurs yeux (puisqu'ils envahirent la Grèce à deux reprises). Avec les Égyptiens et les Indiens, nous sommes à une autre échelle : ces peuples, qu'Hérodote n'a sans doute jamais vus, sont « les Autres » imaginaires ; et ils sont polarisés à un tel point qu'Hérodote en vient à les réinventer. Nous connaissons, en effet, le mode de vie des Égyptiens : depuis l'époque pharaonique, les sources ne manquent pas. Nous sommes donc certains que les Égyptiens ne pétrissaient pas la pâte avec les pieds ou que les hommes ne s'accroupissaient pas pour uriner tandis que les femmes seraient censées le faire debout. À lire d'encore plus près le texte d'Hérodote, un constat s'impose : tout est systématiquement inversé. En Grèce, ce sont les hommes qui sortent de la maison et les femmes qui restent chez elles : en Égypte, « les femmes vont au marché » et « les hommes gardent la maison et tissent ». En Grèce, on se coupe les cheveux -- voire on se les arrache -- pour un deuil : les Égyptiens, eux, laissent pousser leurs cheveux. Et les Égyptiens ont « des lois contraires à celles du reste du monde », c'est-à-dire les Grecs, qui servent de référence et de centre de civilisation. Dans la réinvention des Égyptiens, qui sont polarisés ou inversés aux Grecs parce qu'ils habitent les confins du monde, se lit en filigrane la même logique que celle de la construction des monstres dans Homère. Ainsi, les Indiens habitent des confins encore plus éloignés que les Égyptiens. Il ne peut s'agir des Indiens d'Inde que nous connaissons aujourd'hui car Hérodote a vécu avant Alexandre le Grand. Les Indiens d'Hérodote sont peut-être une peuplade arabique ou subsaharienne. À mesure que l'on s'éloigne du centre, l'altérité grandit et cette fois l'inversion ne se limite plus, comme chez les Egyptiens, au mode de vie ou aux mœurs -- cela passait encore pour une curiosité ethnologique : cette fois l'inversion confine au monstrueux. Ainsi, les Indiens ont des fourmis aussi grandes que les renards ; et ils se mangent entre eux ! Ils sont anthropophages et cannibales. Parmi les « Autres » existe donc une **gradation** : plus on s'éloigne de la Grèce, plus l'altérité est étrange et/ou monstrueuse. Les Indiens sont encore plus différents des Grecs que les Égyptiens : autrement dit, **le Grec Hérodote a une vision concentrique et graduée du monde** : il faut imaginer au centre une "zone-cercle" de civilisation --Grèce et bassin égéen) entourée d'un second cercle qui embrasse les "confins proches" -- Égypte, Thrace, Perse, Phénicie etc. -- où se trouvent une altérité "tempérée" ; enfin un troisième cercle renferme les confins les plus éloignés -- Nubie, massif de l'Atlas, Gaule, Arabie, Éthiopie etc. -- où se trouve une altérité extrême. Si vous reprenez la carte des errances d'Ulysse, vous constaterez qu'à mesure que l'on s'éloigne d'Ithaque, les monstres sont de plus en plus dangereux : les plus terribles de tous étaient situés en Sicile, en Italie et dans l'extrême-ouest. **Conclusion** Proposer une histoire de la pensée grecque, des époques classiques à archaïque, c'est faire valoir une logique culturelle spécifique qui allie deux plans de la pensée que nous, Occidentaux modernes, séparons totalement : l'imaginaire et la réalité. Le cycle d'Ulysse, ou celui d'Héraclès, ou la description des peuples mi-étranges mi-monstrueux par Hérodote sont représentatifs d'une manière de créer de la mythologie : ces figures, loin d'être irrationnelles, relèvent d'un discours organisé et d'une certaine manière codée. Le décodage est possible lorsqu'on met ces figures en perspective avec l'histoire -- l'expérience de la colonisation et de l'inconnu géographique -- ou avec les valeurs de la société grecque -- l'importance apportée aux lois, à la morale, à l'hospitalité etc. Le « décodage » consiste alors à découvrir combien les monstres restituent une cartographie du monde et une échelle grecque des valeurs. La même interprétation des mythes homériques ou hérodotéens fait valoir que le Grec est perceptible à la Différence ; mais il ne la décrit pas objectivement. Il fabrique donc des figures d'altérité -- peuples ou monstres -- pour rendre compte de sa perception du monde. Enfin, l'interprétation des mythes que nous venons de faire expose que les monstres, au- delà de leur aspect anecdotique ou poétique, permettent de comprendre l'homme grec lui-même. Au centre de notre propos se trouvent des questions d'identité. Les Grecs parvenaient à dire qui ils étaient eux-mêmes en décrivant les Autres, qui étaient le miroir de tous ce que les Grecs n'étaient pas. L'identité peut se construire à partir d'une mise en relation avec l'Autre rejeté dans le négatif et le primitif : c'est par cette voie logique et culturelle que les Grecs se considéraient comme le peuple le plus civilisé du monde et, clairement, comme un peuple supérieur aux autres. Cette logique est très répandue dans les civilisations : le judaïsme ne dit pas autre chose avec « le peuple élu ». **MYTHOLOGIE, ALTÉRITE ET GENRES : LES FEMMES DANS L'IMAGINAIRE ET LA SOCIÉTÉ HELLÉNIQUES** L'altérité ne se limite pas à l'ailleurs géographique : elle est intégrée dans le champ plus vaste de l'identité et de la perception des genres. Au plan individuel, le centre du monde, la référence et le modèle, c'est l'homme grec. C'est lui qui occupe, sans partage, l'espace de civilisation. Il se confond à la civilisation elle-même. De ce point de vue, authentiquement grec, le point de départ de la description du monde et de l'Autre s'ancre dans le regard du mâle adulte. A partir de là s'ouvre une nouvelle porte pour explorer le mode de pensée hellénique ; car la femme est là, associée au mâle pour fonder une famille et un ordre social donné. Mais, dans le même temps, la femme demeure différente de l'homme. Comment l'homme grec reconstruit-il l'image et l'identité de la femme ? **Construire la femme dans la mythologie : nos sources et les représentations imaginaires constatées.** **La femme re-construite.** **Constats à partir des vases : comment les Grecs définissent-ils le genre féminin ?** La culture grecque est d'abord... masculine : les grands savants, les grands artistes et les grands poètes sont tous des hommes -- à l'exception de Sappho de Mytilène (VIIe s. av. J.-C) et de la poétesse Corinne de Tanagra (Ve s. av. J.-C). Autrement dit, les sources textuelles et iconographiques à notre disposition pour étudier la civilisation grecque ont quasiment toutes été élaborées par des hommes qui, implicitement, ont appliqué une grille de lecture subjective de leur environnement. La femme faisait partie de cet environnement, au quotidien. Nos sources ne sont jamais descriptives, ou objectives, mais subjectives, imprégnées du regard masculin qu'il convient d'expliciter. Travailler sur la femme est particulièrement accessible à partir des sources figurées, notamment les peintures sur vases que les peintres attiques, de la région d'Athènes, ont élaboré au Ve s. av. J.-C. Nous sommes encore une fois à l'époque d'Hérodote et de Périclès ; à l'époque des banquets également : les hommes grecs, seuls admis dans ces rencontres, se font faire de la vaisselle à boire. De nombreuses figures féminines parcourent ces vases à boire. Etablissons alors ce qu'on appelle en recherche « une série d'images », c'est-à-dire un ensemble d'images rassemblées sur la base d'une problématique commune. Un vase s'aborde comme un texte : ce n'est pas un objet isolé mais un objet culturel, immergé dans un milieu culturel et un temps social. Lorsqu'on parle de femmes accompagnées de lierres, l'identification devient vite sûre : il s'agit de Bacchantes, ces femmes qui font les cortèges de Dionysos. Le mythe de Lycurgue, un roi de la cité de Thèbes, en Béotie (carte : annexe 2). Lycurgue ne voulait pas accueillir dans sa cité le nouveau dieu Dionysos : il le chassa de Thèbes. Dionysos se vengea en rendant fou les femmes de sa famille : celles-ci décapitèrent avec Lycurgue le fils de ce dernier, Dryas, croyant qu'il s'agissait d'un pied de vigne. Dans ce mythe très proche de celui de Penthée, une association implicite se dessine : la femme est associée à la folie. Qu'un homme le soit aussi, comme Lycurgue, c'est possible mais anormal : Lycurgue a été rendu fou occasionnellement. Les femmes, elles, le sont régulièrement puisqu'elles participent souvent au cortège de Dionysos qui sont des manifestations désordonnées mais régulières du rite consacré au dieu (les « Bacchanales »). Les femmes ne sont pas toujours représentées ainsi sur les vases grecs, bien sûr, mais elles le sont systématiquement dès lors que le dieu Dionysos intervient : c'est donc une représentation quasiment normée ou qui appartient à une certaine norme rituelle, et exclusivement féminine. Si nous comparons le vase des Bacchantes avec le cratère (vase de banquet où l'on coupait le vin d'eau) du peintre de Nicias (1.b/), qui représente une scène de sacrifice, nous voyons une représentation typique d'un homme : la figure au centre est un athlète qui tient une torche et derrière lequel la déesse Nikè (la Victoire) vient saluer l'exploit : il s'apprête à rendre hommage aux dieux. Malgré sa fatigue et son harassement, le corps de l'homme est posé, digne, calme. Les figures apparaissent tranquillement disposées les unes à côté des autres : une atmosphère d'ordre est ainsi restituée. En un mot : quand l'homme est dans l'ordre, la femme, à l'opposé, est dans le désordre. Les mythes de femmes folles et meurtrières sont nombreux, surtout à Thèbes. La reine Agavé qui tua son fils Penthée, autre roi thébain qui voulut chasser Dionysos, est décrite, avec ses convulsions par le grand tragédien athénien Euripide, au Ve s. av. J.-C.(texte p.36). La folie en Grèce est bien féminine et ressort de l'hystérie ou de la schizophrénie. Elle est du domaine du comportemental autre et d'une altérité sexuée : une rhétorique de l'altérité ne s'imposerait-elle donc pas à la femme ? Or, à comparer les vases 2a/ et 2b/ (p. 37)), un autre type d'opposition est esquissé entre les genres masculin et féminin : entre le cratère attribué au groupe de Polygnotos (un atelier prestigieux de peintre à Athènes dans la seconde moitié du Ve s. av. J.-C.) et le fond de coupe à boire. Le vase 2a/ figure un citoyen-soldat, un hoplite, en pleine action guerrière. Il est nu, signe d'héroïsme et de beauté dans les valeurs grecques. Par opposition à cet homme dénudé, on distingue sur l'image 2b/ une femme qui se fait enlever par un Centaure : il s'agit de Nessos qui fit le rapt de Déjanire, la première femme d'Héraclès qui s'attaque au monstre avec sa massue, à gauche. Le constat est sans appel : dans le regard des peintres, l'homme est fort, vaillant et héroïque ; à l'opposé, la femme est faible. Auparavant exclue du sacrifice civique et de la civilisation, la femme est une nouvelle fois exclue de la valorisation morale : objet de rapt, passive, elle est dénuée de courage, une qualité exclusivement masculine. La gloire et le beau sont masculins et ressortent de l'exposition d'un corps musclé et entièrement montré comme tel. On peut donc raisonnablement affirmer la chose suivante : si l'héroïsme en Grèce est exclusivement masculin, il en va de même pour la beauté. La femme est exclue de l'héroïsme et de la beauté, même Hélène de Troie, pourtant si belle paraît-il. Mais celle-ci ne se traite-t- elle pas elle-même de « chienne » dans Homère. Cause de la ruine de Troie et de tant de morts, Hélène n'est pas « belle » au sens où nous pourrions l'entendre aujourd'hui car la beauté physique, en Grèce ancienne, n'est pas dissociée de la beauté morale. Dans la culture de la cité grecque, la beauté éclot dans l'action réservée aux hommes : celle des champs de bataille où l'hoplite se confond aux héros mythiques et où la bravoure prend sens par rapport à la défense de la communauté. C'est pourquoi le héros ou l'hoplite qui paye de sa personne, physiquement, est beau à regarder et il est aussi beau moralement : son action est noble. Point de place pour la femme dans ces conceptions. L'image de « la belle Hélène » est issue de l'opéra baroque et romantique et s'est transmis jusqu'à nous. Mais les Grecs ignoraient cette façon de voir Hélène car cette femme était immorale. Il n'est pas inutile de rappeler combien le quotidien des femmes et celui des hommes diffère en Grèce antique. Voyons la paire n° 4 (annexe 6) : la célèbre pyxis (vase nuptial) du peintre d'Erétrie montre des femmes au milieu d'un mobilier avec une porte (4a/). Nous sommes dans l'intérieur d'une maison, dans le gynécée, les appartements féminins de la maison aisée. Sur la frise extérieure d'une coupe à boire, en 4b/, on distingue un combat entre des hommes et des créatures mi-homme, mi-cheval : c'est un combat mythique de héros contre des Centaures (une centauromachie). L'opposition construite ici est implicite et requiert un replacement de ces images dans un environnement plus large : notre culture mythologique ou historique nous permet de savoir que les Centaures, ces monstres, vivent dans les espaces de marge, les montagnes et les forêts : ainsi, cette scène se déroule à l'extérieur et y associe l'homme. Pour la femme, c'est l'inverse : occupée à tisser ou à s'occuper de l'intendance dans les maisons prospères, elle reste souvent dans son gynécée et ne sort pas. Le skyphos (gros vase à boire) du peintre de Pénélope en 5a/ montre une servante lavant les pieds d'un homme vêtu comme un voyageur : elle lève la tête vers lui dans un geste de reconnaissance : c'est la vieille nourrice Euryclée qui reconnaît Ulysse rentré chez lui (Odyssée, XIX, 467-502). Que de gravité dans cette scène ! Le roi d'Ithaque, combattant héroïque pendant dix ans devant Troie, errant pendant dix longues années supplémentaires dans toute la Méditerranée, revient chez lui sous les traits d'un mendiant avant de se venger des prétendants qui mangent ses biens et humilient sa famille. L'homme est dépeint dans toute sa responsabilité sociale, son sens de l'honneur, sa beauté morale, sa gravité. Point d'idée de ce genre cependant sur la scène 5b/, un autre skyphos du peintre de Pénélope (annexe 7). Ce vase représente une scène "galante" : un satyre (créature imaginaire) pousse la balançoire d'une jeune fille. Que ces deux vases aient été réalisés par le même peintre est particulièrement intéressant : là où l'homme est perçu par rapport au sens du devoir, la femme est dépeinte dans toute sa frivolité, sa légèreté et son insouciance. La femme est donc exclue de la responsabilité et du devoir ce qui signifie, pour les Grecs, qu'elle peut être exclue de la moralité elle-même. *- Comment construit-on le genre féminin en Grèce ancienne ?* Une **rhétorique de l'altérité** concerne la femme, la re-construit et ce, toujours à partir de l'homme, positivé, donc LA référence. La femme sur les images n'est pas décrite pour ce qu'elle est : son identité est réélaborée : elle est d'abord ce que l'homme n'est pas, ce qui relève d'un mode de lecture éminemment subjectif et qui peut tendre à la dévaloriser. Le genre féminin obéit en cela à la représentation de l'Autre : elle participe d'un **discours de l'altérité**, du différent. **Les femmes peuvent-elles être héroïques ?** *- Les Amazones.* La femme grecque ne combat pas sur les champs de bataille : elle ne peut donc être héroïque. N'y a-t-il cependant pas des exceptions ? Que dire alors des Amazones ? Ces femmes guerrières de la mythologie paraissent vaillantes, ne tremblant pas devant les Achille et les Héraclès. Le fond d'une coupe à boire du peintre d'Erétrie met justement en scène deux Amazones : l'une est vêtue en hoplite, à gauche, l'autre en archer scythe. On se trouve en présence d'une nouvelle projection sur le genre féminin. On sait que les Amazones sont les filles d'Arès, guerrières redoutables donc. Elles sont puissantes, montent des chevaux et massacrent les hommes. Ces actes guerriers, qualités éminentes pour un homme, sont cependant dévalorisés dès lors qu'elles sont attribuées à des femmes. En lieu et place de qualités, ces Amazones n'ont plus que l'apanage de la honte. Les vêtements dont elles sont affublées, surtout l'Amazone habillée en scythe, sont en fait ceux des archers de l'armée perse dont on connaît d'autres images. Les Perses ou les Mèdes, venus envahir la Grèce en -490 et -480 ont été vaincus et l'on se souvient de leur description par Hérodote. Les images représentant des guerriers perses ne les montrent jamais nus : ils ne sont donc pas perçus comme des héros par les Grecs, au contraire. Dans ce cas, affubler de tels vêtements perses les Amazones revient à leur dénier toute renommée guerrière. On se trouve en présence d'un mythe relu à la faveur d'un temps historique, de préoccupations politiques. En tout état de cause, les Amazones apparaissent non pas pour leur panache aux yeux des Grecs mais comme des êtres finalement inférieurs et quelques peu monstrueux, « barbaroi », appartenant aux confins du monde comme les Perses. De plus, les Amazones sont les filles d'Arès : Arès est le dieu de la guerre-massacre, de la folie meurtrière -- tout le contraire d'Athéna, déesse de la guerre intelligente. Arès est un dieu haï de tous, des hommes et des dieux car il est associé à la mort et au sang versé dans la violence. Il faisait si peur aux grecs qu'ils n'osaient prononcer son nom et bien rare sont les temples qui lui étaient consacrés. À l'instar de leur père divin, ces femmes guerrières incarnent donc quelque chose de chaotique... et elles inversent l'ordre social tel qu'il est dans la réalité. Songeons aux Égyptiens et aux Indiens d'Hérodote : du moment où des inversions sont détectables dans la description d'une personne, d'un peuple, cela signifie un rejet dans la non-civilisation et une opposition systématique par rapport à l'homme grec. Nul doute que les Amazones ne sont pas des héroïques. Elles appartiennent au genre féminin, péjoratif, inférieur à celui masculin. *Bacchantes et autres inversions* Ces femmes procèdent à des rites dionysiaques connus : le diasparagmos, déchirement à main nue des chairs de la victime sacrificielle, et l'homophagie, la consommation crue de cette chair. Possédées par Dionysos, ces Bacchantes sont habitées d'une folie furieuse. Les rites de lacération et de consommation de la chair crue n'appartiennent pas à la réalité mais à la mythologie. Or, manger crue est un signe de non-civilisation, de monstruosité. En outre, les Bacchantes, au lieu de s'en prendre à la traditionnelle victime animale, tuent et déchiquètent un homme. Nous ne sommes plus dans le sacrifice religieux mais dans le crime, avec des accents d'anthropophagie. Par son éloignement de la norme du sacrifice civique, la femme est assimilée à un être sauvage. Dans le mythe de Penthée, l'inversion est poussée à son comble. Non seulement les Bacchantes tuent un homme mais, en plus, c'est la propre mère de Penthée qui tua son fils : Agavé est une négation de la maternité, une barbare au sens premier du terme. En « sacrificatrice » (Euripide, Bacchantes, v. 1114), Agavé confond Penthée à l'une des bêtes de la forêt : elle confond le geste du chasseur en milieu sauvage au geste protecteur de la mère. Elle tue son enfant comme s'il était une bête : folie et inversion de l'ordre social. Exclue de l'héroïsme, familière de la sauvagerie, la femme se fait chaotique et meurtrière. Que dire alors de Clytemnestre ? Voilà l'une des figures féminines les plus riches de la mythologie grecque. Clytemnestre, sœur d'Hélène de Sparte, était la femme d'Agamemnon. Clytemnestre est associée au meurtre abject de son mari, victime par excellence d'une monstruosité bestiale féminine. Souvenons-nous : Agamemnon, roi des Grecs partis contre Troie, dans l'Iliade d'Homère, était rentré victorieux de sa campagne, après avoir sacrifié sa fille Iphigénie. En quittant la Grèce, Agamemnon choisit effectivement de faire ce geste pour attirer sur lui des vents favorables avant de prendre la mer. Clytemnestre ne lui pardonna jamais ce geste odieux. Une fois Agamemnon rentré de Troie, Clytemnestre demanda alors à son amant, Egisthe, de l'aider à assassiner son époux. Le tragédien Eschyle (Ve s. av. J.-C), dans sa pièce Agamemnon, nous a décrit le drame : c'est dans son bain, humiliation suprême, que le roi des rois grecs périt, victime des « filets » (v. 1114-1116) que Clytemnestre et Egisthe avait jetés sur lui, baignant dans son propre sang. Son fils, Oreste, voulut venger son père en tuant à son tour sa mère et Egisthe : la piété filiale demandait au fils de venger le père -- c'était les règles de la justice privée remontant à l'époque grecque archaïque. Un vase du peintre de la Docimasie nous montre la scène. Vêtu en hoplite héroïque, Oreste saisit les cheveux d'Egisthe. Mais Clytemnestre accoure, tentant d'empêcher son fils. L'arme qu'elle tient à la main est terrible : une hache, pour tuer son propre fils ! Meurtrière de son époux, capable d'infanticide, Clytemnestre est la femme à la hache sanglante, criminelle assoiffée de couper la vie de son propre fils, telle une bûche. La monstruosité bestiale de Clytemnestre ne réside pas uniquement dans les gestes mais dans l'inversion de l'ordre social et de la civilisation qu'ils incarnent : chaotique, la reine de Mycènes est pire que les femmes thraces : elle a un amant donc elle ne respecte pas la famille et son époux et inverse l'ordre social. Elle tue son époux qui est aussi le roi : elle brise l'ordre politique. Elle s'apprête à tuer son fils pour protéger son amant : elle ne respecte pas la maternité ni les règles de transmissions familiales. Clytemnestre renverse tout : elle bouleverse l'ordre social et l'ordre du monde -- ce qui, pour les Grecs, est la même chose. Aux yeux des Grecs, Agamemnon avait le droit de sacrifier sa fille : il a agi en roi conducteur de ses armées. Clytemnestre n'avait pas le droit de se venger : elle doit respecter son mari quoiqu'il lui en coûte. La femme inférieure, chaotique, irrespectueuse de l'ordre des choses est tout en bas de l'échelle des êtres. Elle est monstrueuse. **La femme marginale.** **Subversive, elle est exclue de la civilisation.** *Dans les mythes d'origine et l'épopée* Une autre figure emblématique de la mythologie vient à notre rencontre : Pandore, la première femme créée par les dieux. Au VIIe s. av. J.-C., le poète Hésiode, dans les Travaux et les Jours, nous décrit en détail comment les dieux de l'Olympe façonnèrent Pandore dans l'argile et la couvrirent de bijoux pour la rendre belle. Pourquoi un piège ? Parce qu'en créant la femme, les dieux créèrent en même temps l'obligation pour les hommes de passer par elle pour se reproduire. Ce n'était pas le cas aux origines du monde dans les croyances grecques : les humains naissaient spontanément de la terre. La femme n'existait pas. La génération des êtres se faisait autrement. Avec la nécessité d'enfanter, de passer par le ventre de la femme, tout change. C'est l'avènement de la souffrance, de la douleur. On se trouve en présence d'une idée remarquablement proche du judaïsme : c'est à la première femme qu'est imputée la souffrance. Telle une Ève grecque, Pandore est liée à une espèce de faute originelle : c'est à cause d'elle que les hommes doivent naître et donc aussi mourir. La femme n'est pas belle, Pandore pas plus qu'Hélène : elle est une source de malheurs. La boîte de Pandore dit tout : irresponsable, légère, Pandore ouvrit le couvercle d'où s'échappèrent tous les maux qui se répandirent sur les hommes. Pandora est source de malheurs ou de chaos mais son corps est séduisant : autrement dit, la femme est subversive. Derrière son charme infini, elle est « face de chienne », comme Hélène. Derrière ses fards, elle est piège invisible. Cette idée d'invisible est intéressante, notamment pour nos images. Car les peintres se sont attachés à rendre ce côté fallacieux, subversif. Mais comment l'image peut-elle montrer ce qui est invisible ? Par un type de codification symbolique, des suggestions, des renvois implicites. Notre Amazone vêtue en Perse participe de ce type de logique iconographique. En effet, associer une femme à un Perse, le vaincu, le lâche par excellence puisqu'il combat avec des armes de jet (arc) et non au corps à corps, c'est extérioriser et rendre visible ce côté subversif et immoral de la femme : lâche, faible, sans courage, sans héroïsme, l'Amazone est une fausse héroïne. Vile comme le Perse, la femme est malhonnête dans son être et elle le cache. Exclue de la beauté morale, elle est exclue de toute admiration. Cette absence d'admiration de la femme dans la culture grecque se voit dans l'absence d'histoire d'amour dans les traditions mythologiques. Le motif indo-européen du prince et de la princesse est absent de la littérature grecque archaïque et classique. L'histoire de Troie, loin d'être une histoire d'amour entre Pâris et Hélène est tout d'abord l'histoire d'un butin : la femme a d'abord un prix. Elle a une valeur marchande qui se manifeste encore dans la dot légale du mariage. Dans le cycle épique de Troie, les grandes princesses comme Hélène, Briséis ou Andromaque sont autant de femmes qui n'existent pas pour ce qu'elles sont mais qui sont absorbées dans le système de valeur de compétition masculin : les femmes sont enlevées (Hélène), rançonnées (Briséis), réduites en esclavage (Andromaque) quand elles appartiennent au camp des vaincus. Il faut attendre l'époque hellénistique pour constater des changements et l'avènement du roman, mais la société grecque d'époque classique reste, dans ce domaine, dans la continuité de l'époque archaïque : depuis Homère et plus encore depuis Hésiode, la femme grecque n'existe qu'à travers l'homme. *- Dans la comédie* Si la femme est à la marge du civilisé dans l'imaginaire, c'est parce qu'elle l'est dans le monde réel. Comment comprendre concrètement cette marginalité ? Par l'exclusion de la femme de l'univers politique. Le statut de citoyenne n'existe pas en Grèce antique, même dans la démocratique Athènes. Or, cette relégation de la femme hors de la vie publique suppose toute une série de conséquences. L'auteur comique Aristophane, qui a vécu à Athènes à la fin du Ve et au début du IVe s. av. J.-C., a écrit une pièce de théâtre instructive sur ce sujet : L'Assemblée des femmes. Derrière l'humour de cette œuvre se dégage une réalité plus dure. Rappelons le récit de cette comédie : les femmes d'Athènes, lassées de la guerre du Péloponnèse qui ravage la Grèce et leur cité depuis de longues années (-431/-404), décident de faire un coup d'État : elles veulent truquer les élections à l'assemblée des citoyens et, pour ce faire, s'y rendent de bon matin, déguisées en hommes, avec des poils et des barbes postiches. La meneuse est **Praxagora**. Le passage où Praxagora explique comment elle et ses amies comptent s'y prendre pour remplacer ces hommes tire-au-flanc ou batailleurs, sans cesse en guerre ou incapables de les empêcher, rappelle clairement que les femmes n'ont pas accès à l'ecclésia, qu'elles n'ont pas non plus accès à la citoyenneté. Un autre témoin de cette non-citoyenneté se révèle dans le passage des vers 152 à 230 quand les femmes entament leur discours contre la guerre, pour s'entraîner chacune devant ses compagnes. On sait que l'action citoyenne à l'ecclésia commence tout d'abord par la maîtrise de l'art oratoire, ce que les Grecs appelaient la rhétorique. Les femmes essaient donc d'imiter les hommes. Le début du discours commence plutôt bien mais ne tarde pas à déraper. « Comme dans le temps » : la "rhétorique" de Praxagora devient ridicule : c'est en fait un charabia maladroit et paysan. Bien que les Thesmophories soient l'écho de l'important rôle des femmes dans certains rites civiques, ces quelques vers achèvent de tourner en dérision l'inculture politique des femmes. Quelles conséquences alors sur le regard jeté sur les femmes ? Elles sont stricto sensu exclues de la cité. En effet, si elles sont exclues de la citoyenneté, cela signifie non seulement qu'elles sont exclues de l'écrasante majorité des manifestations publiques mais aussi de l'éducation à la rhétorique. La femme n'a pas droit à la parole publique ; elle n'est donc pas non plus éduquée en ce sens. En marge du genre humain, considérée comme inférieure à l'homme, cause de désordre amusant -- au mieux -- et de désordre chaotique -- au pire -- la femme oscille entre monstruosité et marginalité au genre humain dans l'imaginaire. Car à observer l'infériorisation dont elle fait l'objet, on peut se demander si les hommes la considéraient comme appartenant au genre humain. **La femme est-elle exclue du genre humain ?** *Le point de vue d'Hésiode et de Sémonide d'Amorgos* L'étudiant aux prises avec les textes poétiques doit être sensible à l'usage de la métaphore : les « frelons » s'opposent aux « abeilles ». C'est une façon pour Hésiode d'affirmer la paresse et ce fléau que représente la femme, par opposition à l'homme travailleur. En plus de la systématique opposition rappelant celle des vases, Hésiode use de figures animales pour appuyer son propos. Or, cette mise en forme métaphorique des genres (hommes et femmes) renvoie à celle d'un autre poète archaïque dont on ne possède plus que quelques fragments : Sémonide d'Amorgos, auteur au VIIe s. av. J.-C. de l'*Iambe* *des femmes*. Ce contemporain d'Hésiode décrit la féminité comme une animalité et en vient à distinguer plusieurs types de femmes. Reprenons les fragments subsistants de ce texte qui constituent, en fait, un mythe d'origine de la femme, différent de la version hésiodique et de Pandore. La femme participe à l'animalité. Il y a la femme-porc, qui est goinfre, la femme-chien, coupable des pires vices : cela ne rappelle-t-il pas Hélène et Clytemnestre, également traitée de « chienne » par Agamemnon ? Ou encore la femme-singe, laide, pernicieuse et souillon. Seule la femme-abeille fait exception dans ce réquisitoire, aimante et travailleuse, mais à Sémonide de préciser, à sa façon, qu'elle est irréelle et n'existe que dans les rêves... *Société grecque et misogynie* Les sources, imprégnées de misogynie, puisent concrètement dans le fonctionnement de la société grecque, tant sur les plans politique qu'économique. Hésiode n'aime pas les femmes car il se place du point de vue de l'agriculteur. La lecture du poème Les Travaux et les Jours, qui conseille les paysans dans leurs travaux aux champs, ne fait quasi jamais allusion aux femmes : ce sont les hommes qui cultivaient et les femmes, vraisemblablement, restaient au village à s'occuper des enfants et de la maison. D'un point de vue économique, l'homme est donc plus rentable et la femme, quoiqu'utile, présente des retombées économiques moindres. Elle est donc moins valorisée que l'homme dans les communautés paysannes, voire considérée comme inutile selon les régions ou les siècles. Nous ne savons pas exactement quelle société était celle du poète Hésiode : celui-ci vivait en Béotie, au VIIe s. av. J.-C., non loin de Thèbes. Il semble que dans la Béotie du VIIe s. av. J.-C. seul l'homme au champ était valorisé. L'infériorisation de la femme dans ce type de société est donc due à des facteurs économiques. Le lien de la mythologie au réel est concret. Mais des paramètres politiques agissent aussi. Sans risquer de se tromper, on peut, dans l'ensemble du monde grec, relier également la misogynie à l'émergence de la cité. Ce nouveau système politique qui voit le jour entre le VIIIe et le VIIe s. av. J.-C., et qui se répand dans toute la Méditerranée par le biais de la "colonisation", a restructuré la société grecque. Il a compartimenté les individus dans des devoirs sociaux précis. L'Iliade (Xe-IXe s. av. J.-C.) et l'Odyssée (VIIIe s. av. J.-C.) d'Homère ont encore une vision positive de la femme : à côté de femmes déjà mal vues comme Hélène ou Clytemnestre subsistent les Pénélope et Nausicaa, modèles de vertu et pourvues d'une relative liberté -- Clytemnestre a eu la possibilité de prendre un amant. La cité grecque n'est pas encore apparue alors ou commence à se mettre en place. Lorsque le système de la cité grecque se met en place, notamment à compter du VIIe s. av. J.-C., des législateurs apparaissent également qui élaborent les codes de lois pour les cités, les permettant de fonctionner et de se doter d'une législation. Or, cette législation ne consiste pas seulement en procédures judiciaires, constitutions politiques : il s'agit aussi, en partie, de codes moraux où la place de la femme est redéfinie. Des cités de Sicile en passant par l'Italie du Sud et Athènes, la liberté des femmes se restreint à mesure que se développe en parallèle le nouveau mode de combat hoplitique : les statuts sociaux sont très marqués et les droits entre hommes et femmes sont inégaux. Dans la mythologie, ce type d'ordre social se répercute de différentes manières : dans l'association de la femme à l'animalité (Sémonide), au sexe (Hélène), au crime (Clytemnestre) ou dans la volonté forcenée d'en faire une espèce de créature différente de l'homme (Pandore). Dans la Théogonie, v. 591, Hésiode parle de la race des femmes, « génos (...) gunaikôn ». Souvenons-nous de l'emploi de « génos » dans certaines versions de mythes des origines: il correspond à une communauté dont les membres sont bien à part et différents, ce que dans notre mode de pensée nous appellerions une « race », non pas au sens scientifique du terme mais avec l'idée qu'un individu appartient à une espèce, ou une famille très éloignée de la vôtre, sans origines communes. Si Hésiode parle de « génos » des femmes, cela signifie que cet être est bien distingué de celui des hommes : la femme appartient à un groupe à part et, en tout état de cause, à un type de génération différent. Les femmes sont toutes descendantes de Pandore, qui a été façonnée dans l'argile par les dieux. Les hommes sont tous descendants de la terre et ne procèdent pas de la même origine. **La femme peut-elle être divine ?** **Les déesses sont-elles des femmes ?** *Qu'est-ce d'abord qu'une « femme » ? Différence entre nous et les Grecs ?* L'historien prend le relai et contextualise les mythes dans le temps social : il relie les mythes à une société donnée. Ainsi, l'animalité ou la monstruosité de la femme s'explique en partie par la misogynie culturelle des Grecs laquelle est à son tour la conséquence d'un système social, économique et politique précis. Appliquer une méthode d'anthropologie historique à la notion de féminité revient donc à circonscrire son originalité, voire son irréductibilité au sein d'une civilisation fondamentalement différente de la nôtre. La Grèce antique comprend-elle la féminité non pas d'une manière strictement opposée à la nôtre mais d'une façon différente, restructurée par une culture matérielle autre. L'historien anthropologue doit non seulement être attentif à la différence du mode de pensée, mais également aux conditions de vie concrètes des personnes de cette époque. À quoi se résume, pour être rapide, la société grecque, dans l'optique des genres qui nous intéresse ? Les hommes et les femmes vivent en cité, depuis le VIIIe/VIIe s. av. J.-C. et cette institution est vénérable voire sacrée : la cité est un repère du monde pour les Grecs, un marqueur de civilisation. L'organisation politique en cité est la source de lecture du monde et du sens des choses. C'est à partir de la cité que se définissent les genres, les conditions sociales et économiques et donc le statut des individus. C'est aussi à partir des échelles de valeurs de la cité que se créent les mythes. À la lecture d'Aristophane et des peintures sur vases, la femme est recluse dans le monde domestique (voir annexe 6, vase 4.a/). Le gynécée, l'espace domestique des femmes dans les maisons, délimite spatialement et socialement toutes les prérogatives des femmes. Loin des assemblées, de la guerre voire même de l'ensemble du monde extérieur -- d'autres documents ne nous rapportent-ils pas que ce sont les hommes qui fréquentent les places de marché ? --, la femme est principalement recluse dans seul un rôle : celui d'enfanter. En Grèce, la femme est d'abord la mère. Le genre féminin fonctionne indissociablement avec cette maternité qu'Hésiode soulignait déjà pour Pandore : la femme n'a d'utilité pour l'homme que par son ventre, pour lui donner des enfants. *Déesses maternelles, déesses vierges et dieux accouchant* Le cas des déesses : sont-elles donc des femmes ? Le panorama mythologique permettrait d'y répondre par l'affirmative : il y a Déméter, la déesse de l'agriculture, qui est mère de Coré-Perséphone, sa non moins célèbre fille avec laquelle elle fonctionne dans bon nombre de cultes et de croyances. Héra, la femme de Zeus, n'est-elle pas la mère d'Arès et d'Héphaïstos ? Mais, à y regarder de plus près, on constate qu'il existe aussi des déesses vierges. Artémis, la sœur jumelle d'Apollon, est la jeune fille par excellence, la « coré », nom que les Grecs utilisent pour désigner la « jeune vierge » au contraire de « gunè » qui qualifie la femme mûre, mariée. Artémis se définit fondamentalement par son statut de coré : les vases la représentent en train de chasser, accompagnée d'une biche ou munie d'armes. Or, nous venons de le mentionner : la chasse, qui prépare à la guerre, est le domaine des jeunes adolescents, des hommes. Louis Gernet l'avait déjà remarqué : dans sa virginité, Artémis participe de cette adolescence masculine qu'elle côtoie d'ailleurs explicitement dans les mythes : elle est partie-intégrante de la chasse comme Athéna dans la guerre. Elle protège les chasseurs comme Hippolyte, le fils de Thésée. Au sens premier du terme, Artémis n'est donc pas une femme : elle est exclue du processus de reproduction sexuée, elle n'enfante pas. Elle fréquente également un milieu sociologique masculin, ce qui est impensable pour une femme dans la cité. Artémis n'obéit absolument pas aux règles qui déterminent la condition féminine dans la société humaine. Et que penser, ensuite, d'Athéna ? La déesse de la guerre intelligente, la déesse de la métis, de la ruse, protège les héros valeureux comme Ulysse ou Héraclès. Elle porte des armes connues entre toutes : le casque, l'égide -- cette cotte de maille qui lui protège la poitrine et finit par des franges de serpents vivants. Sur son bouclier est disposée la tête de la Gorgone afin de mieux terrifier ses adversaires. Cette déesse est différente d'Arès, homologue masculin qui représente le côté chaotique de la guerre. Mais Athéna n'en reste pas moins intégrée dans le monde des hommes. Elle est vierge, autre indice d'une logique intrinsèque de toutes ces représentations imaginaires : guerrière comme Artémis est chasseresse, Athéna est extérieure à ce qui qualifie la femme. On se permettra donc une première conclusion : parmi les déesses se trouvent des "femmes par négation", des "non-femmes". Athéna et Artémis sont-elles des femmes incomplètes ? Non. Dans le polythéisme grec, comme dans tout autre polythéisme, chaque divinité à une fonction qui la fait exister pour ce qu'elle est : Athéna et Artémis ne se jaugent pas par rapport à Déméter et Héra : elles sont différentes, remplissent d'autres fonctions religieuses. Athéna et Artémis sont donc indépendantes des autres déesses-mères et déterminent un type de divinité qui fonctionne sans la féminité. Le moins faux consisterait à dire que ce sont des déesses asexuées qui existent comme telles et qui se comprennent comme telles. Il n'y a pas de femme qui fait la guerre ni de femme qui chasse en Grèce antique : Artémis et Athéna incarnent une manière d'être qui, rapportée à leur sexe, n'existe pas dans la réalité. Nous comprenons que le genre en Grèce antique est défini sur la base du rôle social, ou du statut social. Avec les déesses, nous nous heurtons cependant à une limite : les Grecs utilisent bien le féminin linguistique, « hè théa », pour dire « une déesse » : grammaticalement, le nom commun est au féminin. Mais sur le plan philosophique ou ontologique, relatif à l'essence profonde des êtres ou des choses, les déesses ne sont pas à proprement parler des femmes. Elles sont immortelles donc ne peuvent être comme les mortelles. Du reste, même parmi les déesses qu'on peut qualifier de mère subsiste des ambiguïtés. Héra, si elle est épouse et mère de dieux et aussi éternellement nubile. En effet, la déesse vit un retour quotidien à la virginité d'après certains spécialistes ce qui fait d'Héra l'éternelle jeune épousée. Par ailleurs, elle mit Héphaïstos au monde toute seule), sans l'aide d'une divinité mâle. Héra, bien que mère, n'est donc pas à proprement parler une femme. On touche du doigt une catégorie d'êtres inconcevables pour notre entendement, étrangers à notre compréhension des choses. Cela ne posait pas de problèmes pour les Grecs qui avaient hérité de divinités anciennes de plusieurs siècles et qui admettaient apparemment de fortes nuances dans les genres que nous concevons comme étant simplement masculin ou féminin. Il y a des alternatives de plus et, pour en revenir à l'importance de la langue, songez qu'il existe trois genres dans la langue grecque : le masculin, le féminin et le neutre... Tout est cohérent, de la langue aux représentations imaginaires. Le Grec ne mettait pas la frontière entre les sexes là où nous la mettons. Après avoir avalé la déesse Métis, l'Intelligence, Zeus donna le jour à Athéna qui surgit, adulte, du crâne de son père après qu'Héphaïstos ait assené à Zeus un coup libérateur. Derrière Zeus se trouve Héra dont les textes nous racontent la réaction jalouse. Ayant assisté à cette première parthénogénèse, c'est-à-dire à l'enfantement sans fécondation sexuelle, Héra voulut elle aussi enfanter des enfants sans le secours de son royal époux. Certains textes disent qu'elle accoucha d'Héphaïstos : le chant I de l'Iliade d'Homère nous conte déjà comment Héra a conçu Héphaïstos seule. Mais inférieure en statut par rapport à son mari, le résultat ne pouvait être aussi satisfaisant : Héphaïstos est connu pour sa laideur, ses pieds boiteux et son visage éborgné. Héra fut si frayée de la laideur de son bébé qu'elle poussa un cri et le jeta du haut de l'Olympe duquel l'enfant tomba pendant 9 jours avant de se fracasser sur l'île de Lemnos... La parthénogénèse : ou comment engendrer sans sexe. Non seulement cette forme de génération des êtres est possible dans le monde divin, mais en plus ce sont des divinités mâles qui peuvent accoucher. Le mythe de la naissance de Dionysos : La princesse Sémélé de Thèbes avait été séduite par Zeus et conçut de lui un enfant. Elle avait aussi émis le vœu de voir son royal amant en pleine gloire, régnant dans l'Olympe, vision de feu que les mortels ne peuvent supporter sans mourir... et Sémélé en mourut. Mais Zeus sauva l'enfant qu'elle portait : il plaça l'embryon dans sa cuisse où il acheva sa gestation. Enfin, l'enfant naquit, sortant de la cuisse de Zeus. Voilà donc un dieu mâle par excellence, Zeus, connu pour avoir séduit tant de mortelles et engendré tant de héros : il est capable d'accoucher lui-même. L'univers divin brouille donc les genres sexuels. Le féminin peut y évoluer sans maternité, le masculin y accoucher en toute quiétude. S'il fallait répondre à la question posée plus haut, non, décidément, les déesses ne sont pas réductibles à des femmes autant que les dieux sont capables de se substituer à la maternité. Ces mythes sont porteurs de décalages entre notre vision du monde et celle des Grecs. Les catégories sexuelles et les genres ont d'autres délimitations que les nôtres. Et, s'agissant de mythe, ce mode d'expression d'une autre rationalité et d'autres croyances sert à expliquer ces catégories, à mettre en avant une autre cohérence, une autre hiérarchie des valeurs. Artémis ou Athéna, pour finir avec elles, élevées au rang de déesses, montrent à leur façon que les déesses peuvent être l'éloge de ce que la femme n'est pas. Athéna reste incontestablement la divinité qui explicite le mieux ce brouillage des genres. **La naissance d'Erichthonios : ou comment engendrer sans les femmes ?** Ce mythe a déjà fait l'objet d'une étude exhaustive, celle de Nicole Loraux, intitulée Les enfants d'Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes. Au travers de l'histoire de la naissance du premier roi humain d'Athènes, elle s'est attachée à montrer, d'une part, comment ce récit d'autochtonie faisait la fierté politique des Athéniens, et comment, d'autre part, s'y reflétaient les conceptions athéniennes de la maternité. C'est ce dernier aspect qui nous intéresse ici, ainsi que la définition du genre masculin. Erichthonios est le vénérable ancêtre des Athéniens et des citoyens -- c'est tout un. Comme les genres, les statuts et les êtres sont définis à partir de la cité, des rôles sociaux des individus, le genre humain se confond étroitement au statut juridique : un « homme » est automatiquement un « citoyen » (pour la catégorie juridique des libres) : il combat comme hoplite, il est donc citoyen. À Athènes, les citoyens se réclamaient d'une descendance "génétique" depuis Erichthonios, le né de la terre. Nous revenons à cette croyance selon laquelle les hommes avaient une origine différente de celle des femmes. Avec Erichthonios, nous sommes dans un temps des origines, avant Pandore : il n'existait pas de femmes alors, et on n'avait pas besoins d'elles pour se reproduire. C'est la terre qui tenait ce rôle. Et le premier de tous les hommes, Erichthonios, est né en dehors de toute relation sexuelle : du sperme d'Héphaïstos tombé à terre, fécondant la terre par voie naturelle. Il est donc question de relation sexuelle mais Erichthonios ne nait d'aucun ventre de femme. Revenons alors à Athéna. Cette déesse vierge, semblable à une femme mais sans se confondre au genre féminin, est plus asexuée que jamais dans ce mythe : N. Loraux a remarqué qu'Athéna échangeait en fait sa maternité avec la Terre. C'est cette dernière qui reçoit le sperme à la place d'Athéna et c'est donc la terre qui enfante. Un cratère en calice de Richmond (annexe 15) nous montre, au centre, un couple féminin, préoccupé par un petit enfant : Erichthonios est tenu par Gê (ou Gaia), la terre, qui l'enfante vers la lumière où Athéna s'apprête à le recueillir. Or, ce geste n'est pas anodin : il appartient, dans la réalité, au père, au chef de famille. En effet, lorsqu'un accouchement avait lieu dans une famille, on posait l'enfant à terre près du foyer. Si le père acceptait l'enfant et le reconnaissait comme sien, il le soulevait et le prenait dans ses bras. S'il estimait que l'enfant ne devait pas faire partie de la famille, il le laissait à terre et on l'abandonnait. Le geste de soulèvement de l'enfant est donc un rite juridique. Athéna reproduit ce rituel de **levana** : elle reconnaît donc l'enfant en tant que père de famille. Résumons : une vierge en tant que mâle accepte son enfant qu'une mère a enfanté à sa place... Et Erichthonios, ancêtre humain et premier de tous les citoyens considérait Athéna comme sa protectrice. La femme n'est décidément pas indispensable à la maternité dans l'univers divin. Il y a aussi des accents politiques dans ce mythe : les Athéniens avaient à cœur d'affirmer leur origine chthonienne, leurs origines nées de la terre, pour affirmer que le territoire était le leur et affirmer, en même temps, la pureté de leur origine (« génos... athènaiôn »). Cette pureté se comprend dans le cadre d'un rapport exclusif entre le genre masculin et la terre. Nous retrouvons ici la logique des genres soulignée lors de l'histoire de Pandore : les femmes sont d'une extraction et d'une essence différente de celle des hommes. Le mythe d'Erichthonios est l'histoire de l'absence d'intermédiaire sexuel ordinaire, la femme, et donc d'une césure entre deux "espèces", deux genres dont l'un, masculin, est supérieur à l'autre puisqu'il procède de la Terre qui est une déesse. À Athènes, l'absence du genre féminin dans les origines était nettement appuyée dans la littérature comme dans l'art, signe que les Athéniens tenaient à préciser l'inutilité de la femme dans le processus de génération. L'accouchement par le ventre des femmes n'est qu'une pâle copie d'un accouchement originel, beaucoup plus prestigieux, pur... et purifié de toute reproduction sexuée impliquant la femme. Ainsi, il n'existait pas de relations sexuelles aux temps des origines à Athènes, ni chez les hommes ni chez les dieux. La femme ne peut être divine puisqu'elle est exclue de ce temps où tout était divin et merveilleux. De l'Olympe à Athènes sans oublier Homère, Hésiode et Sémonide, la féminité est constamment contournée ou remise en cause. Ce sont les mythes d'autochtonie comme celui d'Erichthonios qui nous permettent de l'avancer : la terre génère les hommes ; ce n'est que plus tard que les dieux ont façonné la femme. Le sexe, d'abord inutile est ensuite devenu nécessaire. Il l'est plus que jamais dans la cité où chacun doit tenir sa place. Rationnels, les Grecs le sont donc à l'extrême, à leur façon, considérant les êtres et les genres dans une cité où le mariage de raison se substitue au mariage d'amour. La génération obéit à une raison d'État, à la cité qui est protégée par les dieux. L'ordre social et l'ordre religieux sont une seule et même chose. Le genre féminin ne pouvait donc exister que dans la légitimité que lui reconnaissait cette culture sociale et religieuse : dans l'ombre du genre masculin. Intégré dans un ordre du monde, le genre féminin venait à cautionner ce dernier en négatif. La femme grecque, ce mal nécessaire... **Aux sources de la mythologie : réalités sociales.** **Les femmes sortaient-elles de chez elles ? Retour sur l'oikos.** Le domaine public est l'apanage de l'homme, le domaine privé celui de la femme. **La femme est normalement tenue de rester chez elle.** En Grèce ancienne, c'est le mari ou les esclaves qui font les courses sur l'agora, la place du marché : en décrivant la vie quotidienne des Égyptiens dans le livre II de ses Histoires, on comprend mieux pourquoi Hérodote avait inversé ce point pour satisfaire une rhétorique de l'altérité : les Grecs fonctionnant d'une certaine manière, les Égyptiens, « barbares » à l'autre bout du monde, faisaient forcément l'inverse. Une femme vue à l'extérieur avec un homme qui n'est pas de sa famille est aussitôt considérée comme adultère ou comme une putain, encore plus si elle lui parle. C'est en ces termes que s'exprime le philosophe Théophraste dans ses Caractères, au IVe s. av. J.-C. Le simple fait qu'une femme adresse la parole à un étranger à l'entrée de la maison revient à imposer l'humiliation à toute la famille, voire à la cité tout entière d'après Lycurgue, un orateur athénien du IVe s. av. J.-C. Cette anecdote fait référence au désastre de la bataille de Chéronée, en 338 av. J.-C., lorsque Philippe II de Macédoine bat à plate couture les coalisés des cités et Athènes. Qu'une femme vienne s'enquérir de nouvelles de ses proches, peut-être morts, lui semble refusé car elle empiète sur une forme de vie sociale qui n'est pas la sienne. La vie sociale féminine, bien qu'existante évidemment, se limite à des rôles strictement concédés et qui n'échappent pas au contrôle de la collectivité : faire des offrandes aux dieux, participer aux rites féminins en sont les expressions principales. Il en va de même pour les devoirs religieux rendus aux morts : ce sont les femmes qui s'en chargent, dans un contexte ritualisé, celui de la prothésis (exposition du mort et lamentations rituelles), éminemment donc dans le cadre de la vie religieuse de la cité. La ségrégation sexuelle dans la cité exclut donc de facto la femme de l'agora comme des banquets. Il ne sied pas aux femmes honnêtes d'y participer. Pourtant la ségrégation sexuelle n'est pas l'exact synonyme de réclusion ou de clôture des femmes dans l'oikos. C'est ce que démontrent les femmes des catégories sociales les plus modestes pour lesquelles l'interdiction de sortir ne pouvait être suivie : « qui pourrait empêcher une femme pauvre de sortir de chez elle quand elle le souhaite ? » se demande Aristote, Politique, 1300a. De même, dans une autre de ses pièces comiques, Aristophane fait allusion aux joyeuses rencontres des femmes à la fontaine de bon matin (Lysistrata, v. 327-331) et des peintures sur vases en font également état. Il s'agit là des femmes pauvres qui n'ont pas d'esclaves ni de revenus suffisants et pour qui il est obligatoire de sortir. Ces femmes travaillent aux vendanges, sont glaneuses ou vendent leurs produits au marché comme le rapporte encore la comédie Lysistrata, v. 458-460 : Aristophane dit qu'elles sont « marchandes au marché de graines, (vendeuses) de purée et légumes, débitantes d'ail, hôtelières, vendeuses de pain ». Il ne faut donc pas généraliser outre mesure le lieu commun de la femme recluse. Celui-ci n'a pas vraiment de validité. Les restrictions de sortie concernent essentiellement les femmes aisées dont l'oikos se trouve en ville. Qui dit « femme » dit « oikos » et plus particulièrement « gynécée ». Le gynécée était la partie de la maison réservée aux femmes. Seuls les hommes appartenant à la maison -- l'époux ou les fils -- pouvaient y accéder. Là, comme le démontre le vase du peintre d'Erétrie, elles se recevaient entre elles -- puisque les banquets leur étaient fermés -- et les plus fortunées, oisives, occupaient leurs journées à tisser. L'activité du tissage est un marqueur sexuel tout à fait essentiel pour la femme. Les sources, notamment les peintures sur vases, nous permettent de voir comment les femmes les plus riches mettaient personnellement la main au métier à tisser et se faisaient aider par leurs esclaves. Que tissait-on ? La production consistait en pièces carrées, pour les vêtements comme pour la décoration des murs de la maison. Des ouvrages complexes ne posaient pas de problèmes aux femmes : une loi de Solon du VIe s. av. J.-C. imposait d'enseigner le tissage aux filles dès leur plus tendre âge : les enfants pouvaient être placés en apprentissage. L'activité textile domestique nous mène à une autre tâche dévolue aux femmes, et qui est d'ordre moral : la plupart du temps consignée chez elle, la femme était aussi la responsable, la gardienne des biens domestiques. C'est à elle que revenait le soin de la maison et donc aussi celui de la faire prospérer. Voyons cette conversation entre Socrate et Ischomaque rapportée par Xénophon, l'un des disciples de Socrate contemporain de Platon. Deux éléments ressortent de ce texte : la division sexuelle du travail et le rôle moral attachée à la femme dans le cadre domestique. Quand l'homme s'occupe des relations de l'oikos avec l'extérieur -- il s'occupe des provisions, des revenus agricoles ou artisanaux, de la vie citoyenne et de la guerre, des relations entre familles --, la femme s'occupe du cellier, de l'éducation des enfants, de la production textile. C'est pourquoi Ischomaque compare sa femme à une abeille-reine. Peut-être y a-t-il dans cette image un héritage de Sémonide. Dans la réalité, cette opposition est bien marquée dans le mode de vie ce qui n'empêchait pas les hommes, dans la réalité, de valoriser leurs épouses dès lors qu'elles faisaient ce qu'on attendait d'elles : de bonnes gardiennes de l'oikos et de bonnes mères. La femme est la garante des biens matériels et en enfantant, elle est aussi la garante de la transmission des biens d'une génération à la suivante. **Y avaient-ils des métiers de femme ?** La variété des situations sociales et économiques autorisait certains métiers pour les femmes. Des inscriptions athéniennes des VIe et IVe s. av. J.-C. trouvées dans des sanctuaires font mention du métier de certaines dédicantes (fidèles qui faisaient des offrandes aux divinités des sanctuaires) : « Smicythè, une blanchisseuse, a offert une dîme (à la déesse) ». Dans une dédicace aux nymphes, nous constatons que des femmes travaillent avec des hommes dans une maison de blanchissage. Le statut professionnel des blanchisseuses ou lavandières était reconnu à part entière puisque ces inscriptions figurent dans l'espace public du sanctuaire et ne contredisent pas la norme. Mais si ces femmes sont reconnues, c'est parce qu'elles ne défraient pas non plus la norme : elles font à l'extérieur ce qu'elles savent faire chez elles. C'est pourquoi, en toute logique, elles sont encore nourrices ou sages femmes. Mais un cas mérite notre attention. Une inscription du IVe s. fait mention du meilleur métier que l'on connaisse pour la femme à l'époque classique : « Phanostrate, sage-femme et physicienne, repose ici. Elle ne causa de souffrances à personne, et tous pleurèrent sa mort ». (Stèle funéraire, Kaibel 45/ Pleket 1). On se trouve en présence d'une femme médecin. Il n'y a pas moyen de dire si ce genre de profession était répandu parmi les femmes. Peut-être s'agit-il d'une réalité tardive, de l'époque hellénistique ou romaine. Citons également la stèle de : « Mousa fille d'Agathoclès, femme-médecin ». Cette inscription funéraire, trouvée à Byzance et datée du IIe ou Ier s. av. J.-C., était accompagnée d'une très jolie sculpture représentant Mousa. Ce document atteste bien de l'existence de femmes-médecin dont les chercheurs pensent qu'elles devaient bénéficier d'une éducation scientifique au sein de leur famille car les écoles de médecine, comme celle d'Hippocrate, étaient réservées aux hommes. Mousa par exemple était « iatrinè » comme le précise l'inscription, c'est-à-dire gynécologue : elle n'auscultait que les femmes et devait pratiquer chez elle, au sein de son oikos. **Le cas des prostituées.** Si les femmes étaient donc amenées à sortir de chez elles pour exercer des métiers, c'était donc ponctuel et assujetti à la situation économique de l'oikos qui les poussaient ou non à travailler à l'extérieur. La prostitution est l'activité sociale et économique féminine sur laquelle nous avons le plus d'informations. Un fragment d'une pièce comique de Xénarque, Le Pentathlète a le mérite d'être clair. Cet extrait montre l'extrême banalité de l'activité : dans une société de ségrégation sexuelle où les contacts sociaux des hommes avec d'autres femmes, hormis leur épouse, sont rarissimes, les prostituées ont pignon sur rue. Elles exerçaient une activité économique au plein sens du terme puisqu'elle était légale, les prostituées étant astreintes au payement d'une taxe spéciale. À Athènes, elles officiaient surtout dans le port du Pirée et au Céramique, le quartier des artisans. C'est pourquoi les scènes de prostitutions abondent sur l'imagerie des vases classiques. La légalisation des bordels remonte à Solon qui, au VIe s. av. J.-C., voulait ouvrir l'accès aux bordels aux citoyens de tous les niveaux socioéconomiques, favorisant ainsi une activité qui n'avait rien de souterrain. Une femme en présence d'hommes au banquet est forcément une prostituée : une femme honnête et digne ne fréquente pas la pièce de la maison, l'andrôn, réservée aux hommes lorsqu'ils festoient : ces prostituées dansaient, faisaient des acrobaties pornographiques ou jouaient de l'aulos (double-flûte). Si certaines jouaient d'un instrument, cela signifie qu'elles pouvaient aussi avoir accès à une éducation ce qui nous met sur la trace des courtisanes, les prostituées de luxe. L'une de ces figures est particulièrement connue dans l'Athènes du Ve s. av. J.-C. : c'est Aspasie, la maîtresse de Périclès. Plutarque, philosophe et moraliste d'époque romaine conserva, dans la Vie de Périclès, toute une série de témoignages à son propos. Aspasie était une courtisane raffinée et extrêmement cultivée mais évidemment mal vue puisque indépendante, maîtresse de son sort et ouvrant la porte à tous les hommes, surtout les plus influents, qui venaient chez elle. Il est évident qu'elle bénéficia d'une éducation intellectuelle très poussée, capable de faire l'art de la conversation et même d'influencer la politique intérieure ou internationale : par le biais de sa clientèle, Aspasie maîtrisait aussi les réseaux politiques. **De la réalité sociale à la mythologie.** Aussi retrouve-t-on des échos de ces réalités projetées sur des figures féminines bien connues. L'une d'elles est Pénélope, la femme d'Ulysse. L'Odyssée d'Homère nous dépeint la reine d'Ithaque absolument fidèle à son mari, l'attendant pendant vingt ans sans jamais faillir devant les tentations et les menaces des prétendants, ces nobles qui veulent l'épouser. Une peinture sur vase connue représente Pénélope dans son gynécée, en présence de son fils Télémaque (annexe 18). Observons les associations que fait la mythologie avec la figure de Pénélope : elle est dans son gynécée, avec son fils qui lui rend visite. Elle est devant le grand métier à tisser dont Homère nous racontait qu'il servait à achever une grande tapisserie, une tâche au bout de laquelle Pénélope avait juré aux prétendants qu'elle prendrait parmi eux un époux. Mais fidèle à Ulysse, Pénélope défaisait chaque nuit ce tissage pour ne jamais le terminer. Ainsi, Pénélope concentre sur elles toutes les normes sociales attendues d'une femme : elle reste à l'intérieur de l'oikos, refuse toute relation sexuelle hors mariage et tisse en bonne gardienne des biens de la maison. Pénélope est l'archétype de la bonne tisseuse ce qui signifie aussi : la femme morale, exemplaire. La dimension morale de la femme se trouve d'ailleurs toute concentrée dans cet objet, le métier à tisser, dont l'usage, dans la mythologie, évalue la moralité de la femme. D'autres tisseuses sont ainsi connues qui font du métier un usage plus ou moins normé, moral. Au pinacle de la moralité se trouvent aussi les Moires ou Parques, ces déesses qui filent le destin des hommes. Les trois sœurs, déjà connues d'Hésiode, successivement fabriquent le fil de laine -- qui symbolise la naissance --, le dévident -- c'est le cours de la vie -- puis le coupent -- c'est la mort. Les Moires incarnent l'ordre du temps, l'ordre cosmique. C'est le cours normal des choses : elles sont associées à l'ordre du monde comme Pénélope est associée à l'ordre social. D'autres tisseuses pervertissent leur activité. C'est le cas d'Arachné, princesse de Lydie dont Ovide nous raconte le mythe dans ses Métamorphoses, au livre VI (annexe 21). Experte reconnue, elle voulut défier Athéna sur le métier, prétendant qu'elle tisserait mieux que la déesse. Mais se mesurer aux divinités, qui sont incomparablement supérieures à l'être humain, est un crime d'impiété pour les Grecs (hybris). Les dieux gagnent toujours : bien sûr, Arachné perdit la partie et pour la punir, Athéna la condamna à filer toute sa vie, sans arrêt : elle la transforma en araignée. Et c'est pourquoi les araignées existent et filent sans arrêt... Un autre exemple, amusant, se propose à nous sur un skyphos béotien représentant Ulysse et Circé (annexe 19). Cette scène expose le marqueur par excellence de la femme morale : le métier à tisser. Il nous pousse à croire que Circé, sa propriétaire, est une femme moralement exemplaire. Mais un homme, Ulysse, qui n'est pas son mari se trouve à côté du métier, autrement dit : dans le gynécée de Circé. Un homme autre que celui de la famille dans le gynécée ? Mais alors cette femme est vicieuse, ouverte à tous ceux qui viennent frapper à sa porte ! Et si l'on se souvient du texte de Plutarque, Vie de Périclès, 24, 9, telle femme est forcément une prostituée. Ajouter un métier à tisser à côté d'une femme pervertie : c'est une façon de dénoncer sa fausse vertu et d'en faire un individu immoral. Le vase du peintre de la Docimacie (annexe 9), qui figure le meurtre d'Agamemnon par l'amant Egisthe nous précise l'image de Clytemnestre : c'est avec un filet jeté sur Agamemnon et destiné à entraver ses gestes, pour qu'il ne puisse se défendre, que les amants diaboliques tuèrent le roi. Eschyle parlait d'un « vrai filet à poissons » mais c'est une image poétique qui dessine une scène de harponnage : Agamemnon fut surpris dans l'eau de son bain. En réalité, ce « filet » était une trame de vêtement que l'on distingue bien sur le vase : Clytemnestre avait tissé cette pièce dépourvue de col si bien que le roi ne pouvait plus rien voir et n'avait aucune chance d'en réchapper. Clytemnestre est LA tisseuse pervertie. Nous avons déjà dit qu'elle avait un amant donc ne respectait pas l'ordre de la famille ou l'ordre social, qu'elle tuait aussi le roi donc brisait l'ordre politique. Décidément elle renverse tout : ce qui est instrument pacifique et de labeur prospère, le métier à tisser, devient un instrument de mort dans les mains de Clytemnestre. Clytemnestre inverse l'ordre et crée le désordre, le chaos, la non-civilisation. En outre, en essayant de tuer Oreste son fils, elle va à l'encontre de ce qui est attendue de la maîtresse de maison : transmettre les biens à la génération suivante. Elle prend un amant dans son lit : elle est aussi la prostituée. Bref, Clytemnestre cristallise sur elle tous les attributs de l'immoralité. Terminons d'ailleurs avec la Sphinx (annexe 20). Cette figure venue d'Égypte à l'époque d'archaïque est devenue, nous l'avons déjà dit, femelle au passage. Or cette féminisation d'une créature originellement masculine se comprend à l'aune de ce que savons à présent des projections faites sur la femme, notamment en matière de comportement sexuel. Outre les traditions qui racontaient l'anecdote de l'énigme, existaient des récits différents, qui précisaient que la Sphinx, avant de dévorer les hommes, s'accouplait d'abord avec eux. Ce comportement sexuel hors norme rejoint celui de la prostituée, et c'est cohérent avec le reste : en tant que monstre, la Sphinx est en dehors de la norme ou de l'ordre social et incarne la sexualité hors mariage. Le sexe hors mariage, c'est animal. Par rapport aux Égyptiens, qui faisait du sphinx une créature solaire et de puissance, les Grecs ont lu d'une toute autre façon le corps hybride de la Sphinx qui est devenu, suivant la vision grecque du monde, un symbole d'animalité sexuelle. D'ailleurs, l'image d'une femelle qui aborde le passant au seuil de son antre, comme J.D. Ingres l'a si bien représenté au XIXe s., évoque la façon dont les prostituées halent le passant, comme nous pouvons le voir dans l'annexe 17. Pourquoi ces polarisations ? Sans doute parce que dans la réalité sociale elle-même seules deux alternatives s'offraient aux femmes : ou bien elles respectaient l'ordre social et elles étaient soumises, non sans supporter une pression sociale énorme -- et elles faisaient l'objet de louanges ; ou bien elles s'en affranchissaient et tombaient dans les marges sociales et la prostitution -- et elles étaient rejetées. La mythologie qui fabrique des tisseuses exemplaires ou des tisseuses perverties et des prostituées ne dit pas autre chose : elle s'ancre directement dans les mentalités et la culture matérielle, socle de compréhension de la pensée grecque et de leur imaginaire. **Conclusion** C'est l'homme grec qui, dans les sources à notre disposition, a édifié une identité féminine à la place des femmes elles-mêmes, c'est-à-dire une identité fondée sur l'exclusion des qualités qui faisaient l'homme. En Grèce classique, ce sont les hommes qui ont le pouvoir politique et intellectuel et qui placent la cité au centre du monde. Les femmes, exclues de la vie politique, évoluent donc logiquement à la marge d'un certain sens de la civilisation même si, dans la réalité, elles étaient une charnière indispensable au maintien de l'ordre social.