Fondements de la Recherche en Histoire Ancienne - Cours Mythologie (PDF)
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K. Mackowiak
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Ce document est un fascicule de cours sur la mythologie grecque, qui aborde les fondements de la recherche en histoire ancienne. Il propose une approche interdisciplinaire de la mythologie, combinant histoire et anthropologie, et explique comment les mythes grecs se sont constitués en fonction du contexte historique et des réalités sociales. Les méthodes et la bibliographie pour étudier les mythes sont également présentées.
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Y4VHI6U3 FONDEMENTS DE LA RECHERCHE EN HISTOIRE ANCIENNE. APPROCHE DES UNIVERS MYTHOLOGIQUES EN GRÈCE ANCIENNE : ENTRE HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE. Partie de cours de Mme K. Mackowiak : Histoire grec...
Y4VHI6U3 FONDEMENTS DE LA RECHERCHE EN HISTOIRE ANCIENNE. APPROCHE DES UNIVERS MYTHOLOGIQUES EN GRÈCE ANCIENNE : ENTRE HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE. Partie de cours de Mme K. Mackowiak : Histoire grecque. Comment travailler ce cours ? Le présent cours est composé d’un fascicule consacré à la thématique et d’un autre regroupant un certain nombre de documents. Le sujet étant évolutif sur un plan thématique (il expose au fur et à mesure les idées-clé), je vous conseille fortement d’assimiler les chapitres dans leur ordre de succession. Il ne vous est pas demandé de retenir les références de toutes les images mais vous devez savoir citer les plus importantes d’entre elles. Par ailleurs, le présent fascicule, s’il est très bien maîtrisé, suffit pour passer les examens. Pour le devoir à domicile à faire au courant du semestre, vous aurez le choix entre un devoir classique (dissertation ou commentaire de document) et un dossier de recherche dont les normes sont expliquées dans le cours (avec des exemples de sujets à la fin du fascicule). Étant donné que vous êtes en L3 et aux portes du Master, tel dossier de recherche peut être une bonne entrée en matière dans la recherche et un travail sérieux de recherche sera particulièrement formateur et apprécié. La bibliographie qui suit vous donne des pistes pour élaborer un dossier mais vous êtes libre également de travailler sur un sujet de votre choix avec d’autres ouvrages d’histoire. Avec mes vœux de succès, Karin Mackowiak 1 Introduction et historiographie. Qui ne connaît la mythologie grecque ? Ses histoires de dieux convoitant des mortelles et n’hésitant pas, pour les enlever, à se transformer en pluie d’or ou en cygne – c’est l’histoire de Zeus engendrant Persée et Hélène. Qui ne connaît l’histoire du Minotaure abattu par Thésée, ou la forme si étrange des Centaures – mi-hommes mi chevaux – ou encore les créatures malfaisantes rencontrées par Ulysse sur la mer dans l’Odyssée d’Homère ? Ces récits frappent par leur étrangeté et leur beauté qui expliquent qu’ils nous soient parvenus, depuis l’époque grecque archaïque (VIIIe-VIe s. av. J.-C.), il y a environ 3000 ans de cela. Mais que savons- nous vraiment de ces récits ? Comment se sont-ils constitués ? Cette dernière question, innocente en apparence, ouvre ses portes sur des questionnements beaucoup plus profonds. C’est l’objectif de ce cours que de vous l’expliquer en prenant quelques exemples mythologiques caractéristiques, et faciles d’accès. Le but n’est pas de vous apprendre la mythologie pour elle-même : pour ce faire, vous avez à votre disposition des dictionnaires et autant de documentaires télévisés dont on citera l’excellence série des Grands mythes de François Busnel1. Le but, en cette dernière année de Licence qui vous encourage, en toute confiance, à continuer vos études en Master de recherche, est de vous former à une méthodologie qui relève à la fois de l’histoire et de l’anthropologie. La mythologie se prête à merveille à cette approche interdisciplinaire : histoire et anthropologie. Cette méthode esquisse déjà une première réponse à la question posée ci-dessus : comment les mythes grecs se sont-ils donc constitués ? L’historien y répondra : par un contexte historique et des réalités sociales qui sont le terreau de toute élaboration imaginaire, dans toutes les civilisations. L’exercice vous est familier depuis la première année de Licence : vous avez appris comment l’histoire, sur le temps long ou sur le temps court, fabrique des sociétés, des systèmes économiques, des religions, qui forment le cadre de l’émergence des représentations mentales des hommes. Seulement, voilà : l’historien étudie en général des realia, des faits concrets et observables, des faits culturels qui s’expriment toujours sur un plan matériel – des textes, des objets artistiques ou archéologiques. L’historien met ces realia en perspective sur le plan évolutif afin de comprendre leur mode de constitution, en fonction de quelle cause concrète et avec quel impact. Mais appliquer ce raisonnement à la mythologie est plus difficile : en effet, les mythes ne sont pas des realia, ils ne sont pas des faits stricto sensu car ils n’appartiennent pas à la réalité tangible. Si tant est qu’ils soient observables, ils ne le sont comme tels que dans les textes ou sur les images – peintures sur vases, mosaïques, sculptures –, autant de documents dont la datation pose parfois problème. S’il est possible de faire l’histoire des mythes, il n’est cependant pas possible de procéder avec les mythes comme on le fait avec des événements. Car le mythe est une représentation imaginaire, impalpable, abstraite. Il est cependant une production de l’histoire, lui aussi : une production dictée par les sociétés humaines mais sur le temps long, et dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Prenons l’exemple d’une figure mythologique connue pour étayer ces propos : le roi Agamemnon, héros de l’Iliade d’Homère, chef de l’expédition partie contre Troie. Le cadre historique de cet “événement” est plus que flou : la guerre de Troie, conflit cataclysmique, mit fin à « l’âge des héros » : tous les Achille, Ajax et autres furent la dernière génération héroïque. Nous savons que cet “événement” (a-t-il vraiment existé ?) est quasi impossible à situer dans le temps historique. Nous avons en notre possession des bribes de réalités historiques : nous savons, par exemple, qu’Agamemnon est roi de Mycènes et d’Argos d’après Homère. Ce héros est une relique mythologique déjà ancienne quand Homère chante l’Iliade, quelque part entre le Xe et le VIIIe s. av. J.-C. ; car Agamemnon puise directement dans la civilisation mycénienne, ces ancêtres 1 DVD, Arte Éditions, 2016. 2 des Grecs qui développèrent une civilisation brillante entre les XVIe et XIIe s. av. J.-C. En effet, Mycènes et Argos formaient alors un royaume mycénien ; et le nom d’« Aga-memnon » puise son étymologie dans « Wa-nax » qui signifie « roi » en langue mycénienne. Cette figure mythologique puise donc, de quelque façon, son origine dans l’histoire. Mais laquelle exactement ? Une histoire qui a réellement existé par le passé ? Ou une histoire inventée ? Ou une histoire brodée à la fois du tissu de l’histoire et de celui de l’imaginaire ? Lorsque le tragédien Eschyle écrit ses pièces de théâtre, dans l’Athènes du Ve s. av. J.-C., il reprend la figure d’Agamemnon bien après Homère et la réactualise : la figure mythologique acquiert un sens nouveau, différent de celle qu’il avait dans l’Iliade. En bref, cette figure mythologique s’est sans cesse adaptée aux valeurs sociales, idéologiques et culturelles des périodes qu’elle a traversées. Nous le comprenons : Agamemnon est une figure mythologique qui, comme toutes les autres, s’est formée à une période dont on détermine mal les siècles – ne parlons pas de dates ! – et qui a la faculté, comme figure imaginaire, de se réinventer sans cesse en fonction des auteurs ou des artistes qui s’emparent de lui. Un regard bienveillant vous fait comprendre alors que l’absence de dates dans un raisonnement scientifique constitue une logique peu commune comme exercice historien. La mythologie grecque cependant nous force à épouser cette démarche historienne peu classique laquelle n’est pourtant pas dénuée de rigueur et de précisions. La mythologie grecque nous amène tout simplement vers un exercice à la fois historien – qui consiste à comprendre l’émergence des mythes dans une mise en perspective avec les sociétés grecques, en fonction des sources disponibles – et vers un exercice anthropologique : l’anthropologie place l’homme grec dans une perspective universelle et a pour but de repérer des permanences et d’expliquer le fonctionnement de la pensée humaine. En matière de mythologie grecque, le but sera donc de comprendre le mode de pensée grec, dans ce qu’il a à la fois d’universel et de spécifique au plan culturel. Votre immersion dans la méthode d’anthropologie historienne commence : vous allez apprendre comment, à partir de sources textuelles et iconographiques, bien datées et bien positionnées dans le temps, nous pouvons malgré tout faire une histoire de la mythologie. Cette histoire est d’abord ancrée dans celle de la pensée grecque. « Histoire de la mythologie » et « histoire de la pensée grecque » sont donc une seule et même chose. La mythologie est une vision du monde qui s’ancre dans les expériences que les Grecs avaient du réel – comment ils voyaient les horizons lointains, comme ceux de la Méditerranée, comment ils voyaient leur environnement immédiat aussi. En tant que telle, la mythologie n’est rien d’autre qu’une traduction en termes poétiques et imaginaires d’une réalité que l’on retrouve en substrat dans les figures mythologiques. Parmi ces figures, les plus connues sont celles des monstres : les Centaures, Cyclopes, Minotaure et autres Sphinx et Sirènes… : d’où viennent-ils ? Que veulent-ils dire ? Et quelles expériences du monde et de la société amènent-ils avec eux ? C’est ce que je vous propose d’étudier dans un premier chapitre d’une manière directe et concrète : en s’intéressant à la pensée de l’historien grec Hérodote qui nous mènera vers des horizons insoupçonnés. Remarques historiographiques : pour quelques lectures : L’école de Paris, c’est-à-dire Louis Gernet et ses élèves parmi lesquels Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, ont profondément renouvelé l’étude de la mythologie grecque au niveau international. Jusqu’au XVIIIe siècle, la mythologie grecque était au mieux considérée sous des aspects esthétiques et ludiques – les belles histoires de dieux qui peuplaient les théâtres et opéras baroques –, au pire comme le produit d’une civilisation irrationnelle, voire d’esprits malades… 3 Il faut attendre le XIXe s. pour voir se constituer une science mythologique : la figure du mythologue apparaît, c’est-à-dire le spécialiste des mythes, qui analyse la façon dont ces récits sont construits. Mais la science mythologique prit du temps à se constituer comme le rappelle Marcel Detienne dans L’invention de la mythologie, Paris, 1981 : à compter de la fin du XIXe s. se constituèrent des écoles aux principes d’analyse arrêtés, placés dans le sillage de l’étude des religions et prêtes à appliquer aux mythes des théories monolithiques. G.S. Kirk, l’explique bien dans The Nature of Greek Myth, 1974 (rééd.). Parmi ces théories monolithiques, la plus connue est la théorie psychanalytique, insufflée par Freud : le mythe avec ses motifs parfois échevelés, proches du rêve, devait forcément être interprété comme émanant de l’inconscient. Mais ce genre de théorie a toujours ses limites car elles prétendent s’appliquer à tous les mythes sans exception. Ainsi, si Œdipe se prêtait bien à la théorie de Freud, on voit mal comment expliquer à partir de l’inconscient un mythe comme celui de l’éducation d’Achille par le Centaure Chiron : ce n’est qu’une banale histoire d’un pédagogue – Centaure, certes ! – qui apprend au futur héros comment manier les armes. Il n’y a, dans cette histoire, rien d’onirique… La science mythologique prit un tournant et un ton plus sérieux à compter du milieu du XXe s. lorsque Georges Dumézil d’une part et Claude Lévi-Strauss de l’autre découvrirent, en Orient chez l’un et chez les peuples sans écritures de l’Amazonie et de l’Afrique chez l’autre, que des réalités sociales et culturelles conditionnaient les mythes, et les élaboraient. Georges Dumézil mit au point la théorie indo-européenne2 en croyant repérer dans chaque société – l’Inde était son point de départ – trois fonctions sociopolitiques (la souveraineté, la guerre et les activités économiques). Ces fonctions structuraient selon lui la pensée d’une civilisation. Là où Georges Dumézil parlaient de « tri-fonctionnalité », Claude Lévi-Strauss préféra le terme de « structures »3 pour assouplir la théorie de G. Dumézil que l’école de Paris, et Jean- Pierre Vernant le premier, tenta d’appliquer à la civilisation grecque 4. Or, il a été démontré que les mythes grecs répondent mal à la théorie dumézilienne et que découvrir derrière tel ou tel motif trois fonctions sociales, et rien d’autre… n’est pas très enrichissant pour comprendre le sens d’un mythe. Avec Claude Lévi-Strauss, la réflexion fut poussée plus loin qui influença aussi l’école de Paris : des « codes » se signalèrent à l’analyse des chercheurs – codes culturels ou alimentaires par exemple5. Le repérage de codes poussa à voir les mythes comme l’expression de structures de la pensée, comme le montre par exemple les analyses de J.- P. Vernant et de M. Detienne autour de la cuisine grecque6 : en ciblant des codes alimentaires, les chercheurs parvinrent à comprendre les valeurs cachées derrière certains mythes : par exemple pour un Grec, ce qui est cru ne renvoie pas seulement à un aspect culinaire mais à une expression de non-civilisation car dans les sacrifices aux dieux on cuit la viande et la cuisson est une expression de civilisation. Aussi le mythe du Cyclope qui mange de la chair crue dans son antre, lorsqu’il accueille Ulysse (Odyssée d’Homère), n’est-il pas seulement l’expression d’un régime alimentaire que les Grecs conféraient aux peuplades lointaines (car le Cyclope vivaient en Sicile) : si le Cyclope mange de la viande crue, c’est aussi parce qu’il est en dehors de la civilisation. C’est une façon, pour le Grec antique, de le dire. Il y a donc une traduction à chercher dans les mythes qui décrivent le monde à leur façon : d’après les structures de pensée ou la hiérarchie des valeurs des Grecs. Ainsi, « cru » = « barbare » ou « primitif » : on avait compris que les mythes était bien un langage codé 2 Mythe et épopée 1 : l’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1968. 3 Anthropologie structurale, Paris, 1974 4 “Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale”, p. 13-43 dans J.-P. VERNANT et P. VIDAL- NAQUET, La Grèce ancienne 1. Du mythe à la raison, pars, 1990 (nombreuses rééditions). 5 Mythologiques, 1 : le cru et le cuit, Paris, 1964. L’intégralité de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss est parue à la Pléiade aux éditions Gallimard en 2008. 6 La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979 ou Dionysos mis à mort, Paris, 1977. 4 constitué d’images, de motifs qu’il convenait de décoder pour restituer le sens grec de ces histoires. Le Cyclope n’était plus seulement un monstre qui prenait sens dans un univers fabuliste : il prenait sens dans une grille d’échelle des valeurs de la civilisation qui définissait le civilisé d’une certaine façon et son contraire, le barbare ou le primitif. On en vint donc à cibler dans les mythes des polarités, des systèmes d’opposition – une structure donc –, suivant les études initiées par Cl. Lévi-Strauss et développées en France par des chercheurs comme M. Detienne, J.-P. Vernant ou F. Frontisi-Ducroux. Mais toute belle théorie, aussi utile et convaincante soit-elle, porte en elle les germes de ses propres limites. Quel intérêt y eut-il à dénicher derrière les mythes “des oppositions pour des oppositions” ? Les apports de l’école de Paris, et surtout de J.-P. Vernant7, sont reconnus de tous les mythologues d’aujourd’hui. Mais l’historien reste sur sa faim face à cette méthode, le structuralisme, qui raisonne en dehors du temps social. Et l’on sait, grâce aux études d’histoire des religions, que les polythéismes grecs et romains sont avant tout des religions à caractère social et idéologique. Les représentations imaginaires mythologiques aussi… le structuralisme s’intéresse plus aux codes pour eux-mêmes qu’à l’ancrage des mythes dans une société donnée. Or, comprendre cet ancrage est une façon indispensable de voir comment les mythes se sont formés : c’est l’intérêt de l’historien. L’historien doit prendre en compte la société pour chercher la manière dont l’imaginaire se développe. C’est tout l’art du présent court de mettre à profit à la fois un héritage structuraliste, “à la manière de…” et de l’enrichir d’une analyse historienne qui mette aussi en perspective les mythes avec la société et l’époque qui les portaient. Quels discours les mythes formulent-ils au moyen des motifs imaginaires qu’ils mettent en œuvre ? Et quelle part la société grecque a-t- elle dans l’élaboration conjointe de ces mythes qu’elle travaillait à refondre et à remanier sans cesse ? Si la société créait des mythes, cela signifie que ces mythes constituaient un discours important pour elle, sur le plan de l’idéologie ou de la morale, des valeurs de civilisation ou des valeurs politiques portées par cette société : quel discours se cache-t-il donc derrière les mythes? Pour des lectures ou de la documentation pour les dossiers de recherche (pour le cours de K. Mackowiak). Sur la constitution des mythes dans l’antiquité : Robert BUXTON, La Grèce de l’imaginaire. Les contextes de la mythologie, Paris, 1996. Claude CALAME, Poétique des mythes dans la Grèce antique, Paris, 2000. Marcel DETIENNE, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1994. Pierre GRIMAL, La mythologie grecque, Paris, 1953 (Que sais-je ?) François HARTOG, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980 (rééd.) Jacqueline De ROMILLY, Homère, Paris, 1985 (Que sais-je ?) Sur la société grecque : Nadine BERNARD, Femmes et société dans la Grèce classique, Paris, 2003. François CHAMOUX, La civilisation grecque à l’époque archaïque et classique, Paris, Arthaud, 1965 (un grand classique) Jean-Jacques MAFFRE, La vie dans la Grèce classique, Paris, 1988 (Que sais-je ?). 7 On consultera les ouvrages de J.-P. Vernant, accessibles et très pédagogiques comme : Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974 ou L’homme grec, Paris, 1991 (nombreuses rééditions en livre de poche). 5 Jean-Jacques MAFFRE, Le siècle de Périclès, Paris, 1990 (Que sais-je ?) Stefania RATTO, La Grèce antique, Milan, 2006 (sur la vie quotidienne, les arts, avec des images) Violaine SEBILLOTE-CUCHET et Sandra BOEHRINGER éd., Hommes et femmes dans l’antiquité grecque et romaine, Paris, 2011. N’oubliez pas les dictionnaires de mythologie et d’art grec dans lesquels vous trouverez des sources (textes et images) : par exemple : Irène AGHION, Claire BARBILLO et François LISSARAGUE, Héros et dieux de l’Antiquité. Guide iconographique, Paris, 1994. John BOARDMAN, L’art grec, Paris, 1985. John BOARDMAN, Les Vases athéniens à figures noires : La période archaïque, Londres, Thames and Hudson, 1996. John BOARDMAN, Les Vases athéniens à figures rouges : La période classique, Londres, Thames and Hudson, 2000. John BOARDMAN, The History of Greek vases : potters, painters and pictures, Thames and Hudson, 2001. John BOARDMAN, Aux origines de la peinture sur vase en Grèce, XIe siècle-VIe siècle av. J.- C., Londres, Thames and Hudson, 1999. Pierre BRUNEL, Anthologie de l’art grec, Paris, 2009 Thomas CARPENTER, Les mythes dans l’art grec, Paris, 1997 Jean CHARBONNEAUX, Roland MARTIN et François VILLARD, Grèce archaïque : 620- 480 avant J.-C., Collection « l’Univers des formes », Paris, 1968. Jean CHARBONNEAUX, Roland MARTIN et François VILLARD, Grèce classique : 480- 330 avant J.-C., Collection « l’Univers des formes », Paris, 1968. Pierre CHUVIN, La mythologie grecque, Paris, Fayard, 1992 (analytique et focalisé sur le cycle argien et Héraclès) Jacques DESAUTELS, Dieux et mythes de la Grèce ancienne. La mythologie gréco-romaine, Laval, 1988 (fonctionne par thématique et complète utilement les sujets du cours, contient des images) Robert GRAVES, Les mythes grecs, Paris, Fayard, 1958 (réédité). Pierre GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, 1951 (réédité). … et HOMERE, l’Odyssée (éditions Belles Lettres ou nombreuses éditions de poche). Stefania RATTO, La Grèce antique, Milan, 2006 (sur la vie quotidienne, les arts, avec des images) Vous n’êtes pas obligés de lire les références citées en notes de bas de pages qui sont plus pointues et vous donnent d’abord un exemple de la façon dont présenter une note de bas de page, en vue du Master. Par contre, si vous voulez approfondir, n’oubliez pas le site internet www.persee.fr/ où vous avez accès à de très nombreux articles scientifiques en ligne, et gratuits. 6 Œdipe explique l’énigme du sphinx. Jean-Dominique Ingres, Louvre, Inv. R.F.218 (www.louvre.fr) Sommaire. 7 Introduction et historiographie ………………………………………………………………….. p. 2 Pour des lectures ou de la documentation pour les dossiers de recherche ………………...……. p. 5 Sommaire ………………………………………………………………………………………... p. 8 1. Aux sources historiques et culturelles de la mythologie grecque : Hérodote, Homère et les monstres…………………………………………………………...… p. 10 I. Le grec Hérodote II. Aux sources de la vision du monde d’Hérodote : vision et découverte du monde à l’époque archaïque (IXe-VIe s. av. J.-C.) 1/Retour en Grèce archaïque (IXe-VIe s. av. J.-C.) : Ulysse et les eschatiai 2/ Autres temps et même mode de pensée III. La continuité entre la vision homérique et la vision hérodotéenne du monde. 2. Fiche complémentaire au chapitre sur les monstres : exemple d’élaboration d’un dossier de recherche : héros et monstres……………..………. p. 25 I. Le territoire de la cité : un centre civilisé, des espaces de marge. 1/ Le cœur du territoire : un ordre social et de la civilisation 2/ Les marges : les espaces non-cultivés et sauvages. II. À l’image de cette dichotomie : l’homme/la norme et le monstre/l’anormal. 1/ Une image de perfection et de civilisation : l’homme grec. 2/ À la périphérie : des monstres. 3. Mythologie, altérité et genres : les femmes dans l’imaginaire et la société helléniques………………………………………… p. 35 I. Construire la femme dans la mythologie : nos sources et les représentations imaginaires constatées 1/La femme re-construite. a/ Constats à partir des vases : comment les Grecs définissent-ils le genre féminin ? - Travailler sur les images : établir des séries. - À la recherche des oppositions entre femmes et hommes. - Comment construit-on le genre féminin en Grèce ancienne ? b/ Les femmes peuvent-elles être héroïques ? - Les Amazones. - Bacchantes et autres inversions. 2/ La femme marginale. a/ Subversive, elle est exclue de la civilisation. - Dans les mythes d’origine et l’épopée. - Dans la comédie. b/ La femme est-elle exclue du genre humain ? - Le point de vue d’Hésiode et de Sémonide d’Amorgos. - Société grecque et misogynie. 3/ La femme peut-elle être divine ? a/ Les déesses sont-elles des femmes ? - Qu’est-ce d’abord qu’une « femme » ? Différence entre nous et les Grecs. - Déesses maternelles, déesses vierges et dieux accouchant. b/ La naissance d’Erichthonios : ou comment engendrer sans les femmes ? II. Aux sources de la mythologie : réalités sociales. 1/Les Femmes sortaient-elles de chez elles ? Retour sur l’oikos. a/ La femme est normalement tenue de rester chez elle. b/ Y avaient-ils des métiers de femme ? 2/ Le cas des prostituées. 3/ De la réalité sociale à la mythologie 4. Dossier de recherche : la femme-sorcière, de la mythologie grecque à la culture occidentale moderne et contemporaine ………….…. p. 69 8 Dossiers de recherche : sujets possibles ………………………………………………………. p. 82 Table des matières………………………….…………………………………………………… p. 83 Chapitre 1 AUX SOURCES HISTORIQUES ET CULTURELLES DE LA MYTHOLOGIE GRECQUE : HÉRODOTE, HOMERE ET LES MONSTRES 9 ! On écrit : les Grecs, les Grecques ( = femmes) : noms de nationalité = majuscule les mythes grecs, les femmes grecques : adjectifs = minuscule Comment entrer concrètement dans l’étude de la pensée et de l’imaginaire grecs ? En étudiant un auteur pour lequel l’imaginaire a été très important : l’historien Hérodote (-480 à - 420). Objectifs du premier chapitre : 1/ analyser les relations entre la vision du monde d’Hérodote, savant grec du Ve s. av. J.-C., et les représentations mythologiques traditionnelles 2/ comprendre que la pensée d’un Grec comme Hérodote était similaire à celle des Grecs en général et surtout à Homère, « l’éducateur des Grecs » ad vidam aeternam I. Le grec Hérodote Hérodote est « le père de l’histoire » : il a écrit les Histoires ou l’Enquête qui raconte l’histoire des guerres médiques entre les Grecs et les Mèdes dans les années 490 et 480 av. J.C. Ce faisant, Hérodote était en même temps ethnologue : à lire son œuvre, éditée en livre de poche, on se rend compte que derrière la description des événements d’une guerre se lit aussi un choc des civilisations (grecque et perse) et un intérêt pour les coutumes des étrangers. Qu’ils sont étranges ces étrangers… : ils sont bien différents des Grecs nous dit Hérodote : ils portent le pantalon et ils se battent de loin, avec des arcs et des flèches. Ils sont tout le contraire des hommes grecs qui portent le chiton court et se battent en hoplites, au corps à corps avec un armement lourd. Un vase attique du Ve s. av. J.-C. nous restitue visuellement cette opposition entre guerriers hellènes et guerriers perses, une opposition que les peintres grecs avaient bien perçus et abondamment représentés : Fond de coupe à boire du peintre Triptolémos, Ve s. av. J.-C. Musée d’Edimbourg, Royal Scottish Museum, Inv. 1887.213 (J. Boardman, Rotfigurige, fig. 303.1). Voilà déjà une première polarité, une première forme d’opposition intéressante dans cette pensée grecque. Cette polarité relève, certes, de faits réels qui n’ont rien à voir avec une 10 invention de toute pièce. Or l’invention imaginaire, celle qui s’approprie le monde pour le transformer et en faire surgir des créatures étranges, n’est pas très loin de ce tableau. Car, à lire Hérodote, il se trouve à côté des batailles médiques et des intrigues diplomatiques réalistes des descriptions surréalistes - ou irréalistes selon les cas. Pourtant Hérodote accorde à ces descriptions fantasmagoriques le même crédit qu’à la réalité. Ainsi peut-on lire un passage du livre IV, 8-11 des Histoires Hérodote nous parle des Scythes, peuplade de l’Ukraine antique, descendante d’Héraclès et d’une femme serpentine qui coucha avec le héros grec pour en avoir des enfants : « Voici les traditions des Grecs du Pont-Euxin8 sur les origines des Scythes9. Héraclès, disent- ils, en poussant devant lui les bœufs de Géryon parvint au pays, alors désert, où les Scythes habitent aujourd’hui. Géryon lui-même habitait fort loin du Pont-Euxin ; il s’était établi dans l’île que les Grecs appellent Erythée, près de Gadeira, qui est au-delà des Colonnes d’Héraclès, dans l’Océan10 ; pour l’Océan, les Grecs prétendent qu’il prend sa source au point où le soleil se lève et qu’il entoure de ses eaux la terre tout entière, mais ils n’en apportent en fait aucune preuve. De cette île, donc, Héraclès parvint dans la Scythie actuelle et, saisi par le froid de l’hiver, il s’enveloppa de sa peau de lion et s’endormit. Or, pendant son sommeil ses cavales, qu’il avait dételées pour les laisser paître, disparurent, non sans quelque intervention divine. À son réveil Héraclès se mit à leur recherche ; il parcourut tout le pays et parvint enfin dans la région appelée Hylée – la Sylve – ; là, il trouva dans un antre une créature ambiguë, mi-femme, mi-serpent, femme jusqu’aux hanches, serpent au-dessous. Il la regarda tout d’abord avec stupéfaction, puis lui demanda si elle avait vu quelque part des cavales errant à l’aventure. Elle lui répondit qu’elle les avait en sa possession et ne les lui rendrait pas avant qu’il eût dormi avec elle ; Héraclès, dit-on, accepta le marché. Or, la créature ne se hâtait guère de lui rendre ses cavales, pour le garder plus longtemps auprès d’elle ; et lui ne pensait qu’à les reprendre et à s’en aller. Enfin, elle les lui rendit en lui disant : « Si je t’ai, moi, sauvegardé ces bêtes qui étaient venues jusque chez moi, tu m’en as récompensée, car de toi je vais avoir trois fils ». Il s’agirait des ancêtres des Scythes. Mais il existe encore une autre tradition, que je préfère pour mon compte : les Scythes, des nomades qui habitaient l’Asie, en guerre avec les Massagètes, furent contraints de franchir l’Araxe et de passer la Cimmérie pour rejoindre le pays où ils habitent aujourd’hui ». (Traduction d’A. Barguet, édition Gallimard, Paris, 1985). Nous apprenons dans le même passage l’existence d’une créature qui s’appelle Géryon et qui est connu, dans les très anciennes traditions archaïques relatives au cycle d’Héraclès : il s’agit du berger qui gardait des troupeaux de bœufs en Ibérie. L’un des douze travaux d’Héraclès consistait à ramener ces bœufs en Grèce. À observer une statuette de bronze trouvée en Etrurie qui représente Géryon, nous constatons qu’il s’agit bien d’un monstre pourvu de trois têtes. Or, à l’instar de l’histoire relative aux origines des Scythes, Hérodote rapporte l’histoire de Géryon avec le plus grand sérieux. Il fait même allusion à l’ « Océan » comme vous pouvez le voir dans le texte ci-dessus. Or, l’Océan est le dieu-fleuve qui entoure le monde et dont l’existence ne saurait être remise en question par Hérodote. Annexe 1. Statuette en bronze de Géryon, Etrurie, VIe s. av. J.-C. Musée des Beaux Arts de Lyon, Inv. L1. (www.mba-lyon.fr) 8 La région de la Mer Noire actuelle 9 Les Scythes vivaient en Crimée, c’est-à-dire sur le littoral nord de la Mer Noire (sud de l’Ukraine actuelle). 10 Géryon habite donc au-delà de Gibraltar, sur la côte atlantique du Maroc actuel. 11 Rapprocher la statuette archaïque d’Etrurie représentant Géryon et le texte d’Hérodote est particulièrement intéressant : cela montre que les croyances, superstitions ou représentations mythologiques sont partagées par l’ensemble de la société grecque de l’époque classique : des érudits comme Hérodote, qui faisait pourtant partie de l’élite intellectuelle, y croient ; les Grecs en général aussi – les objets archéologiques sont nombreux qui montrent Géryon sur de la vaisselle de banquet par exemple. Ces mythes sont donc connus et pris au sérieux par toutes les catégories sociales – il faudra attendre un Socrate, tout à la fin du Ve s. av. J.-C. pour les remettre en cause ; ou Platon, dans une certaine mesure… car Platon, lui aussi, utilisait du mythe – et en inventait même – pour étayer ses théories philosophiques. Nous tenons donc là une preuve importante : chez les Grecs, le mythe n’est pas de l’ordre de la bêtise ou de l’ignorance comme le pensaient les érudits européens du XVIIIe s. Hérodote était un homme extrêmement cultivé, qui voyagea dans toute la Méditerranée. S’il racontait avec le plus grand sérieux l’histoire d’Héraclès et de Géryon, c’est que la mythologie constituait une norme de la pensée communément partagée. Le mythe grec est donc bien un type de langage culturel qui décrit le monde à sa façon. Remettons cette norme de la pensée en perspective avec la société de l’époque : Hérodote écrit ses Histoires autour des années -450, à Athènes, lorsque Périclès gouverne la cité. Le « siècle de Périclès » est « l’Âge des Lumières » de la Grèce antique et l’âge d’or d’Athènes, quand la philosophie classique fit son émergence et quand de grands chantiers comme celui de l’Acropole furent construits. C’est donc l’époque des grands techniciens et mathématiciens qui révolutionnèrent la pensée scientifique : ainsi le Parthénon, temple d’Athéna sur l’Acropole, fut bâti, comme tous les temples grecs, sur le principe rigoureux des règles mathématiciennes maîtrisant la poussée des masses architecturales. Les architectes construisent avec une valeur mathématique de base appelée le « module » laquelle assure la cohésion monumentale et esthétique des bâtiments. Et pourtant, les Géryon, Héraclès et autres monstres continuent de prospérer à la même époque. Le tableau est le même que celui de l’époque des Lumières européennes lorsque les progrès scientifiques de la pensée se juxtaposent aux histoires de sorcières et de superstitions démoniaques. Et notre propre époque, fondée sur la technologie en progrès constant ? Evacue-t-elle toutes les superstitions et autres théories complotistes ? Non… Nous comprenons donc que l’importante présence d’une mythologie dans une société, qu’elle qu’elle soit, n’a pas de corrélation avec le recul ou le progrès, en parallèle, d’une pensée rationnelle. Parce que la mythologie relève elle-même d’une forme de rationalité. La mythologie est un langage cohérent et structuré, construit avec logique sur des références culturelles certes subjectives mais auxquelles une société donnée apporte crédit et sérieux. La mythologie relève d’une norme ou d’habitudes de pensée culturelles qui perdurent sur des siècles et qui est profondément ancrée dans les esprits. Platon lui-même, esprit rationnel par excellence, ne nous a-t-il pas raconté le mythe de l’Atlantide ou celui des Androgynes ? Quel meilleur exemple pour démontrer la présence du mythe au cœur même de la raison chez les Grecs ? Voilà pour une analyse anthropologique de la pensée. Reste à faire intervenir l’historien dans cette analyse d’anthropologie et de psychologie. Pour revenir aux Grecs, l’historien se pose notamment la question de savoir quelles sont les origines historiques du mode de pensée d’Hérodote ? Si cet érudit grec du Ve s. av. J.-C. utilise lui-même le mythe comme repère logique et culturel, comme socle d’une vision du monde, à quand ce mode de pensée remonte- t-il ? Nous devons aller aux sources de la civilisation grecque du Ier millénaire av. J.-C., remonter le temps depuis l’époque classique vers la période archaïque : il faut étudier la pensée d’Homère. 12 II. Aux sources de la vision du monde d’Hérodote : vision et découverte du monde à l’époque archaïque (IXe-VIe s. av. J.-C.) 1) Retour en Grèce archaïque (VIIIe-VIe s. av. J.-C.) : Ulysse et les eschatiai. Avec Hérodote, partons explorer un type de mythe spécifique : les mythes qui se rapportent à la description du monde connu. Nous sommes donc dans des mythes de nature cosmologique (de « cosmos » = le monde ; et « logos » = le discours) ou, si vous préférez, de nature géographique. Mais comme il s’agit d’une géographie très fantaisiste, parlons de « cosmologie » : ce domaine regroupe les mythes qui forment discours sur la forme du monde… et ce monde, s’il est décrit avec des éléments parfois réels, l’est aussi avec des éléments imaginaires. Le monde était appelé par les Grecs « œcoumène » (oikoumènè) : ce terme désignait l monde connu. Pour les Grecs, le monde se limitait à la Méditerranée qui ne fut appelée comme telle qu’à partir des Romains (« medium » et « terrae » : « la mer au milieu des terres »). Insister sur ces termes n’est pas superfétatoire : c’est un exercice d’anthropologie historienne en soi qui nous mène, grâce au vocabulaire employé, vers une autre vision du monde. Expliquer que, pour les Romains, la Méditerranée n’est qu’une mer au milieu des terres sous-entend que les Romains avaient connaissance d’autres contrées – par exemple les îles britanniques ou le Moyen-Orient. Dire cependant que, pour les Grecs d’avant Alexandre, le monde est limité à la Méditerranée… signifie que la vision du monde chez les Hellènes est bien différente. Nous sommes en train de changer de repères mentaux en nous essayant de nous mettre à la place des Grecs pour penser comme eux : pour vous, la Méditerranée n’est rien d’autre qu’un espace maritime fermé et assez petit en somme par rapport aux océans. Seulement voilà : vous connaissez l’existence des Océans (Atlantique, Pacifique, Indien etc.). Le Grec, non – à l’exception, peut-être de l’Atlantique mais de façon très partielle et vague. Les Grecs d’avant Alexandre ne sont pas sortis de l’espace méditerranéen. L’extrême ouest, Gibraltar, également dénommé par les Grecs « les colonnes d’Héraclès », faisait donc logiquement partie des confins du monde où l’on ne s’aventurait pas. Les « colonnes d’Héraclès » étaient la limite du monde, faisaient peur et c’est bien pour cette raison (entre autres) qu’Alexandre le Grand, au IVe s. av. J.-C., choisit de conquérir l’est, où se trouvaient des terres, plutôt que l’ouest, où se trouvait une mer qui n’attirait pas vraiment... On comprend alors mieux ce que signifie l’Océan dont parle Hérodote : il s’agit d’une mise en forme mythique d’une réalité géographique : chez Hérodote, le dieu Océan qui entourait le monde n’était qu’une transposition dans l’imaginaire d’une réalité géographique vague, l’Océan Atlantique. Ainsi, l’imaginaire cosmologique est sans doute bâti sur le socle d’observations physiques – des mers, des montagnes etc. – mais aussi sur des peurs, des fantasmes, des superstitions, des « on dit » qui ont transformé ces réalités et construit une vision du monde bien particulière, et spécifique à la culture grecque. Or, cette vision du monde a commencé à se forger bien avant Hérodote : à l’époque d’Homère. L’époque homérique, rappelons-le, correspond au début de la période grecque archaïque, entre le Xe et le VIIIe s. av. J.-C. L’un des grands poèmes d’Homère, l’Odyssée, est, dans le présent cours, l’œuvre poétique qui nous intéresse le plus. Ce poème, composé par une école d’aèdes (les poètes grecs archaïques) rangée sous le pseudonyme d’ « Homère » (poète qui n’a jamais existé) et vraisemblablement daté du VIIIe s. av. J.-C. Autrement dit, l’Odyssée est un poème contemporain d’un phénomène historique majeur dans l’histoire des Grecs : il a été composé à l’époque de l’expansion grecque en Méditerranée, un phénomène historique bien réel également appelé « la colonisation grecque ». 13 L’expansion grecque a consisté à installer sur des nombreux rivages de la Méditerranée et de la Mer Noire, des cités (improprement appelées « colonies ») où les Grecs, quittant le bassin égéen en raison de difficultés politiques et économiques, s’expatrièrent, pour recommencer une nouvelle vie. Les Grecs ont donc dû quitter la Grèce propre et les Cyclades pour naviguer sur des flots méditerranéens totalement inconnus. Le caractère techniquement primitif des bateaux grecs archaïques, qui ne naviguaient pas en haute mer mais seulement au bord des côtes, laisse imaginer le saut dans l’inconnu et l’angoisse que ces gens vivaient. En outre, ils rencontraient des populations très différentes d’eux - notamment en Italie du Sud et en Sicile, sans oublier les Gaulois - qui ne parlaient pas le grec, n’avaient pas les mêmes coutumes ni le même régime alimentaire… Or, pour le Grec, qui est autocentré, parler la langue grecque est une preuve de civilisation. Ceux qui ne le parlent pas sont des « barbaroi » par référence à un langage incompréhensible, un gargarisme. Le « barbaros » est le non-civilisé. L’historien qui s’intéresse à ce contexte historique entrevoit dès lors la logique historique et culturelle qui se dessine à l’époque archaïque : l’imaginaire se met en marche, s’approprie le monde et “greffe” sur des observations réelles des superstitions et représentations culturelles qui créent une vision du monde bien particulière. Or, cette vision grecque du monde est exposée avec précision dans l’Odyssée : Ulysse, navigue sur une coque de noix aux confins de la Méditerranée où personne ne parle le grec… Forcément, il rencontre des primitifs, des non-civilisés. Et ces peuples non-civilisés, dans l’Odyssée, ce sont les monstres. Les monstres de l’Odyssée sont très connus et constituent autant de mythes cosmologiques. L’exercice d’anthropologie historienne que je vous propose à présent est de voir comment ces monstres se sont construits et ce qu’ils signifient. Livrons la réponse de suite : le monstre n’est rien d’autre qu’une incarnation de la non- civilisation pour le Grec. Derrière son corps difforme et son comportement chaotique, il constitue une image codée restituant ce discours simple : « monstre » = « barbare » = « absence de civilisation »… et l’absence de civilisation se trouve forcément dans les lieux inconnus, aux tréfonds de la Méditerranée, qui est le bout du monde connu, la limite de l’œcoumène pour les Grecs : ce que les Grecs appelaient les eschatiai. Ce discours est mis en poésie dans l’Odyssée au travers des tribulations d’Ulysse affrontant des monstres de plus en plus dangereux. La carte ci-dessous permet de visualiser les errances d’Ulysse : quittant Troie, sur les rivages de l’Asie mineure, il arrive d’abord au pays des Cicones, en Thrace (actuelle Bulgarie) qui sont des barbares dont Ulysse, en bon guerrier homérique, pille les richesses ; Ulysse s’égare ensuite vers le sud et arrive chez les Lotophages, cette peuplade étrange qui mange le fruit du Lotos qui lui fait perdre la mémoire – nous sommes sur les côtes libyennes ; après cela, Ulysse dérive vers l’ouest et arrive vers la Sicile où il rencontre… le Cyclope, effrayant, qui mange les hommes qui passent près de son antre – Ulysse lui crève son unique œil pour se sauver ; il arrive alors dans les îles éoliennes (Lipari) où le dieu des vents, Eole, bienveillant mais étrange, lui donne une outre pleine de vents pour qu’Ulysse puisse retrouver son chemin vers Ithaque… mais les compagnons d’Ulysse ouvre l’outre trop tôt, les vents s’échappent et le navire se perd sur les flots. 14 À ce stade du récit, l’historien entrevoit sans peine toutes les peurs de la navigation et de l’inconnu qui darde derrière ces mythes, directement liées aux expériences des Grecs expatriés. La pensée des Grecs archaïques est cependant construite par des paramètres culturels qui font que les récits des voyageurs ne seront jamais rapportés avec réalisme : c’est la mythologie qui traduit, en récits merveilleux ou étranges, cette description de l’inconnu géographique. Mais ce n’est pas tout : après Eole, Ulysse arrive chez les Lestrygons, sur les côtes italiques, des pêcheurs géants anthropophages qui attrapent les hommes de passage avec leurs filets et leurs harpons : Ulysse s’enfuit et arrive chez la magicienne Circé. Nous sommes au nord de la côte italique et l’histoire est connue : la magicienne, avec sa baguette, transforme en porcs tous les compagnons d’Ulysse. Celui-ci parvient à intimider Circé qui rend à tous les hommes leur apparence humaine et la liberté. Sur les conseils de la magicienne, Ulysse se rend au pays des morts (près du lac Averne ?) interroger les défunts pour connaître le chemin du retour mais en quittant la péninsule italique, Ulysse rencontre les Sirènes, ces monstres à corps d’oiseau et à tête de femmes qui séduisent les marins de passage par leurs chants envoûtants… pour les manger. L’équipage se bouche les oreilles avec de la cire et s’enfuit. Mais ce n’était que pour aller « de Charybde en Scylla », une expression française qui décrit l’étape suivante de l’Odyssée : Ulysse arrive au détroit de Messine où un tourbillon géant avale les bateaux qui passent tandis qu’un monstre d’une étrangeté absolue, Scylla, à l’affût dans une grotte surplombant Charybde, monstre femelle à la fois serpentin et chien, attrape les rescapés et les mange tous… sauf Ulysse qui tombe dans la mer et dérive, dérive, dérive très loin vers l’ouest : vers l’île de Calypso. Cette déesse très belle, blonde et séduisante, amoureuse d’Ulysse le garde prisonnier et l’empêche de quitter les lieux. Zeus et Athéna s’en mêlent et forcent Calypso à laisser partir Ulysse car il ne sied pas qu’une déesse vive avec un mortel. Autorisé à se construire un radeau, Ulysse quitte Calypso après plusieurs années de captivité et arrive, avec grande peine, chez les Phéaciens qui accueillent le marin de passage et lui offrent l’hospitalité. Ulysse est arrivé chez un peuple civilisé localisé sur l’île de Corfou, tout à côté d’Ithaque. Et 15 ce sont les Phéaciens qui ramèneront Ulysse chez lui, à l’île d’Ithaque, où se trouvent sa famille, son palais et la civilisation, bien sûr ! Lisez l’Odyssée, parue en nombreux formats de poche : plaisant à lire, sur le mode du roman, cela ne vous prendra que quelques heures. Victor Bérard, le premier traducteur français de l’Odyssée (1927) a tenté d’identifier les lieux où toutes les figures mythologiques de l’Odyssée sont censées avoir vécu. La carte ci- dessus s’inspire des travaux de Victor Bérard. Cette démarche a depuis été critiquée car faute d’éléments géographiques réalistes dans l’Odysséen il est difficile de localiser avec exactitude les épisodes odysséens. Mais cette critique historiographique importe peu lorsque nous observons la logique d’ensemble qui se dégage de toutes ces aventures : si vous regardez la carte, les monstres sont localisés aux confins de la Méditerranée : les Sirènes, le Cyclope, les Lestrygons, Charybde et Scylla sont les plus explicites ; mais il y a aussi Circé – c’est une sorcière qui métamorphose les hommes en animal–, le pays des morts – effrayant, outre-tombe, là où les morts boivent du sang. Et que dire des Lotophages ? Ils sont monstrueux eux aussi car en mangeant le Lotos ils perdent la mémoire. Or, pour un Grec, perdre la mémoire, c’est perdre son identité et donc sa condition humaine : on bascule en dehors de l’humanité. On devient un monstre… La même ambiguïté se lit chez Calypso : elle est, certes, une déesse mais proche du monstrueux : elle est la fille du géant Atlas qui s’est révolté contre les dieux olympiens et que Zeus a puni en lui faisant porter le monde sur ses épaules. Ainsi, en gardant un humain avec elle, Calypso reproduit ce qu’avait fait son père Atlas : elle dérange l’ordre cosmique qui consiste à bien séparer les immortels d’une part et les mortels de l’autre. Calypso incarne un danger pour l’ordre du monde établi par Zeus : comme les monstres difformes, elle incarne une idée de chaos. Continuons à décortiquer la logique de pensée grecque dans ces mythes : les différentes sortes de monstres ou d’êtres malveillants sont également - et logiquement - situées aux bordures du monde : dans les lieux de non-civilisation, dans les eschatiai. Il est intéressant de constater que leur corps ou leur comportement monstrueux en est directement le reflet, comme en un miroir. Plus on s’éloigne du centre (civilisé) du monde, plus le corps des monstres et difforme et hybride, étrange. Les Lotophages sont monstrueux mais ont encore corps humain par rapport au Cyclope, plus animal, ou à Scylla physiquement chaotique. À l’inverse, au fur et à mesure qu’Ulysse rejoint le centre du monde – qui est, dans l’Odyssée, Ithaque – les peuples sont de plus en plus civilisés et leurs formes corporelles aussi : les Phéaciens sont les voisins d’Ithaque ; ils ont forme humaine, vivent dans une ville, avec des institutions et un roi. Ils vivent, en toute logique, presque comme les Grecs d’Ithaque. Une carte du monde remarquablement cohérente se dessine donc : le monde est constitué d’un centre, synonyme de civilisation : c’est là où vivent les Grecs, avec un ordre social (la famille), un ordre moral (offrir l’hospitalité aux passants) et un ordre politique (vivre en cités avec des lois). A l’opposé existent des confins que les Grecs appellent les « eschatiai », littéralement les « bouts-du-monde » : ils sont l’opposé du centre : c’est là que les vivent les monstres qui ne connaissent pas l’ordre social - les Cyclopes vivent chacun seuls -, qui ne connaissent pas l’ordre moral – le Cyclope Polyphème n’offre pas l’hospitalité et mange ses invités -, et ne connaissent pas l’ordre politique, la cité. Toutes les créatures monstrueuses rejettent “l’ordre à la grecque”. Si l’on pousse la logique jusqu’au bout, les monstres construisent alors une carte ou une vision du monde élaboré sur un principe de polarité : les monstres sont les « Autres », les « Différents » perçus par les Grecs comme tels qui les stigmatisent en poussant l’inversion à l’extrême par rapport à eux-mêmes ; de telle sorte que les « Autres » sont totalement et systématiquement à l’opposé du Grec, qui est LA référence, ce que François Hartog appelle « le 16 Même » (= le Grec)11. Le « Même » (= Grec ; humain normal) et l’ « Autre » (=non-Grec ; créature anormale) sont construits en opposition. Le monstre, créature anormale dans la pensée grecque archaïque, n’est rien d’autre qu’une justification qui légitime cette vision polarisée du monde. 2/ Autres temps et même mode de pensée. Notre civilisation européenne pense-t-elle différemment ? Un détour par les cartes maritimes des XVIe et XVIIe siècles permet un exercice de comparaison intéressant et des remarques d’ordre anthropologiques. Il y a des permanences dans les modes de pensée des civilisations. Carte du XVIIe s. de Jean Guérard. (Extrait de M. Pastoureau, Voies océanes…, Paris, 1990, p. 146-147). Ces cartes maritimes portent elles aussi une image du monde et un discours culturel relatif au monde. Est-il alors surprenant de constater que des Sirènes et des monstres marins soient localisés aux confins du monde ? Ces créatures sont toujours situées près des Antilles, dangereuses en raison des récifs ; ou près des détroits comme celui de Magellan ou le Cap de Bonne Espérance, là où des courants contraires mettaient les navires en péril. Il s’agit ici d’expériences de marins… traduites en figures mythologiques lesquelles viennent élaborer une carte du monde. La pensée des Européens des XVIe et XVIIe siècles se bâtit alors sur les peurs, les superstitions… et les partis-pris culturels : les conquistadors firent des Aztèques ou des Mayas, ces peuples remarquablement organisées et civilisés, des monstres, ou des sauvages primitifs parce que les normes de civilisation des Espagnols n’étaient pas les mêmes que celles des Précolombiens. Certes, les Aztèques faisaient des sacrifices humains, qui 11 Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980 (rééd.). 17 aujourd’hui encore nous répugnent : mais pour eux, ces sacrifices, destinés à nourrir Huizilopochtli, étaient la garantie de l’ordre cosmique : il fallait du sang au soleil pour que celui-ci se lève chaque matin. Pour les Espagnols, appartenant à un système de pensée religieux différent et à une autre expérience du monde, c’était hors-norme : les Aztèques devinrent des monstres et ils le devinrent d’autant plus logiquement qu’ils habitaient aux confins non-civilisés du monde. Il fallut donc civiliser ces gens, les exterminer ou les évangéliser suivant la logique des conquistadores. Nous comprenons alors que l’idée de « civilisation » est décidément bien subjective. La « civilisation » est portée à la perfection absolue uniquement aux yeux de ceux qui la prônent et la rapportent à eux-mêmes. Pour les Grecs archaïques, c’était pareil : les populations qui ne parlaient pas comme eux, qui ne croyaient pas comme eux, qui ne mangeaient pas comme eux et qui ne vivaient pas suivant l’ordre de la cité, étaient rejetés subjectivement dans la barbarie et le monstrueux. Les Grecs n’allèrent pas jusqu’à exterminer des peuplades entières ou à les ramener à leur religion, qui était très tolérante. Leur vérité s’exprimait dans les mythes et la poésie. L’imaginaire poétique prit donc le relai et établit des récits peuplés de monstres qui légitimèrent le statut supérieur des Grecs (à leurs propres yeux) et firent perdurer pendant des siècles une vision du monde fondée sur la polarité “Grecs/Barbares”. Carte du XVIIe s. de Pierre de Vaulx. (Extrait de M. Pastoureau, Voies océanes…, Paris, 1990, hors texte). Aussi, la mythologie grecque, à compter d’Homère, ne cessa-t-elle de se développer suivant la même logique de polarité, de description du monde. Cette vision polarisée du monde a un nom : la « rhétorique de l’altérité » (François Hartog). Il s’agit d’un discours opératoire dans la pensée qui construit « l’Autre », le « Différent » par opposition au « Même », et constitue une réalité objective indiscutable aux yeux de celui qui fabrique l’Autre. Nous sommes alors dans une logique culturelle qui constitue un obstacle majeur au dialogue entre civilisations. Les Grecs reproduisirent cette logique dès l’époque d’Homère. Elle perdura bien après Homère. Voyons quelques exemples. Le cycle d’Héraclès est totalement indépendant du récit d’Ulysse. Mais il reprend la même vision du monde et la rhétorique de l’altérité en prenant comme centre du monde le héros Héraclès et la cité d’Argos, dans le Péloponnèse (annexe 2). C’est là, en effet, que se trouvait le roi Eurysthée, cousin d’Héraclès, qui lui donna ses Douze Travaux avec pour mission de revenir à Argos afin qu’Héraclès prouve qu’il avait bien accompli ses exploits. Héraclès effectue donc des allers et venues entre le centre du monde et les eschatiai. Le centre du monde, dans ce cycle héroïque, est Argos ; et tout le reste est constitué des confins du 18 monde. Aussi est-il logique de trouver les monstres combattus par Héraclès en Ibérie (actuelle Espagne) ou en Scythie (actuelle Ukraine) : nous avons déjà vu les exemples de Géryon et de la femme-serpent. Mais Héraclès affronta aussi Atlas (actuel Maroc ?). Un autre grand poème mythologique, la Théogonie d’Hésiode, nous décrit d’ailleurs Atlas, ce géant malfaisant, immortel et appartenant à la première génération des dieux avant les Olympiens : « L’Océanine, Clymène, la vierge aux fines chevilles, fut épousée par Japet (…). Elle conçut de lui Atlas à l’âme violente… » … mais après la révolte des géants contre Zeus et les Olympiens : « Zeus tonnant envoya dans l’Erèbe12 Ménoetios, le frappant de sa foudre fumante (et…) Atlas : sous la contrainte, il supporte la voûte céleste là où la terre prend fin (…) sur sa nuque, debout, de ses bras ignorant la fatigue : tel destin lui fut assigné par Zeus » Hésiode, Théogonie, vers 507-520 (extraits) (Traduction de Ph. Brunet, édition Le Livre de Poche-Classiques, Paris, 1999) L’un des Douze Travaux d’Héraclès fut d’aller cueillir les pommes d’or aux jardins des Hespérides, situé quelques part dans les eschatiai de l’ouest, aux alentours du Maroc actuel. Le jardin des Hespérides n’a certes rien d’effrayant. Mais cela ne change rien à la nature de ce type d’eschatiai : que les confins soient monstrueux ou merveilleux, ils relèvent de l’étrange et, dans tous les cas d’une rhétorique de l’altérité à l’opposé du centre de l’œcoumène, fait de normalité. Des pommes d’or sur des arbres appartiennent au même registre de l’altérité que des femmes-serpent, des femmes-chien (Scylla) ou des Cyclopes. Héraclès s’en alla donc vers l’extrême-ouest pour trouver ce jardin merveilleux mais il ne trouva pas son chemin : il alla donc consulter le géant Atlas qui portait son fardeau (la voûte céleste) dans la même zone. Une magnifique métope du temple de Zeus à Olympie, du début du Ve s. av. J.-C. “croque” cet épisode (ci-après). Lorsque Héraclès demanda à Atlas où se trouvait le jardin des Hespérides pour en ramener les merveilleuses pommes, le géant – rusé et hypocrite – lui répondit qu’il était prêt lui-même à les cueillir à la place d’Héraclès à condition que ce dernier voulut bien porter un instant le ciel sur ses épaules à sa place. Héraclès, flairant la ruse, accepta et Atlas, après un moment, s’en revint avec les pommes, décidé pourtant à ne plus reprendre la corvée que Zeus lui avait imposée : Héraclès resterait ainsi, à supporter le ciel, jusqu’à la fin des temps. Athéna qui aide toujours les héros – Ulysse tout comme Héraclès – et qui connaissait la malveillance du géant, aida Héraclès à tenir le ciel – nous la voyons à l’arrière du héros sur la métope ; en même temps elle inspira à Héraclès une idée : proposer à Atlas de prendre un instant le ciel, le temps pour Héraclès de se mettre un coussin sur la nuque pour mieux supporter le poids du monde. Atlas accepta, remit les pommes à Héraclès et le héros s’enfuit à toutes jambes vers Argos, laissant là Atlas en train de le maudire. Héraclès s’était rendu aux confins du monde où la nature est forcément à l’opposé de la normalité du centre. Créer de la monstruosité dans la mythologie est donc une façon de cartographier le monde, de se l’approprier et de le ranger dans l’échelle de ses valeurs culturelles. La monstruosité est physique, comportementale ou les deux. Les affreux anthropophages qui menaçaient Ulysse sont, eux aussi, une inversion de la normalité et de la civilisation : pour le Grec, c’est un signe de civilisation et de moralité que d’offrir l’hospitalité aux étrangers. Les monstres, eux, non seulement refusent l’hospitalité au passant mais en plus le mangent : la monstruosité n’est rien d’autre qu’une inversion de la norme sociale. Voilà ce que signifie « l’Autre » ou le « barbaros ». 12 Zone cosmique infernale où certaines puissances néfastes ont été enfermées par Zeus à tout jamais. 19 Annexe 3. Métope du temple de Zeus d’Olympie, Ve s. av. J.-C. (A. Kalleya, Olympie, p. 124). Or, nous retrouvons exactement la même logique chez Hérodote : revenons à l’historien et à la Grèce classique là où nous les avions laissés. III. La continuité entre la vision homérique et la vision hérodotéenne du monde. Dans Hérodote, la pensée grecque archaïque et les références mythologiques continuent à se manifester sous deux formes différentes. Sous leur forme authentique tout d’abord (a) : l’histoire des Scythes, de Géryon et de l’Océan sont un cas d’école. Mais l’on pourrait aussi citer la manière dont Hérodote explique l’origine des guerres médiques, dans le livre I des Histoires : « À cette époque, Argos avait à tous égards la première place dans le pays qu’on nomme à présent la Grèce. Arrivés sur ce territoire, les Phéniciens cherchèrent à placer leurs marchandises ; cinq ou six jours après leur arrivée, alors qu’ils avaient vendu presque toute leur cargaison, un groupe nombreux de femmes descendit au rivage et, parmi elles, la fille du roi ; son nom, pour les Perses comme pour les Grecs, était Io, fille d’Inachos. Tandis que ces femmes, debout près de la poupe du navire, marchandaient ce qui leur plaisait, les Phéniciens, l’un excitant l’autre, s’élancèrent sur elles ; elles s’enfuirent pour la plupart, mais Io et quelques autres furent prises et les Phéniciens les jetèrent dans leur vaisseau, qui fit voile vers l’Égypte. (…) À la génération suivante, Alexandre fils de Priam entendit cette histoire et eut l’idée de se procurer une femme de Grèce par un rapt, bien sûr de jouir lui aussi de l’impunité, tout comme les autres. C’est ainsi qu’il enleva Hélène. Les Grecs d’abord décidèrent d’envoyer des messagers réclamer Hélène et demander réparation du rapt ; à leurs revendications les Perses opposèrent le rapt de l’asiatique Médée, jadis enlevée par le héros grec Jason ». (Traduction d’A. Barguet, édition Gallimard, Paris, 1985). Nous savons que les guerres médiques ont été déclenchées par la répression par les Perses de la révolte des Grecs de Milet, en -499. Hérodote le sait aussi et en parle. Mais ce n’est pas pour lui l’origine absolue du conflit entre les Grecs et les Orientaux. Les causes de la mauvaise entente remontent à bien plus loin et doivent être cherchées au temps de la guerre de Troie… dans les mythes, donc : c’est parce que des Phéniciens enlevèrent la princesse Io – une figure mythologique, fille du roi d’Argos – et que, en outre, Pâris de Troie, fils de Priam, enleva Hélène de Sparte, que les Grecs et les Orientaux ont toujours eu par la suite des relations conflictuelles. Autrement dit, les guerres médiques ne sont placées que dans une longue suite d’événements qui s’ancrent tout d’abord dans le mythe lequel a autant de crédit que la réalité. Hérodote ne peut penser sans les mythes traditionnels. Cela est dû au fait qu’Homère, et donc la guerre de Troie, relèvent d’une vérité et d’une autorité indiscutables. M. Detienne13 a montré combien l’exercice poétique relevait d’un exercice prophétique chez les Grecs : raconter des mythes comme ceux d’Achille ou d’Ulysse n’était pas un passe-temps poétique mais une restitution du passé que les Muses transmettaient aux aèdes, aux poètes, grâce à l’inspiration. Ce qu’on appelle « poésie » n’a pas le même statut chez nous et chez les Grecs. La poésie chez les Grecs est d’abord une inspiration divine que seuls des initiés, les aèdes, peuvent transmettre aux hommes. Ainsi, chanter l’histoire d’Ulysse et l’histoire ses monstres de la Méditerranée, c’était chanter le passé vrai tel qu’il a existé. Le premier à chanter ce passé était, selon les Grecs, un aède nommé Homère qui avait mis en poésie cette vérité que les Muses 13 Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1994. 20 lui avaient révélée. Autant dire que le mythe relève d’un respect sacré qui engage la parole des dieux. Homère et les aèdes archaïques étaient considérés par les Grecs comme des maîtres de vérité : leurs dires étaient LA vérité et elle était indiscutable, intouchable comme les dieux eux- mêmes. On peut dire que la poésie avait une dimension sacrée, quasi-religieuse. La critiquer, c’était critiquer l’autorité divine, c’était une impiété, un crime grave - hybris. Lorsque, en -399, Socrate critiqua les dieux, ne fut-il pas condamné à mort ? Hérodote est donc, dans sa pensée, le continuateur d’Homère qu’il se permit de critiquer, certes, mais de manière très superficielle – plutôt que de le rejeter, il se contenta de le discuter. Ainsi, la pensée et les références mythologiques archaïques se présentent aussi, dans Hérodote, sous une forme rénovée (b). Prenons comme point de départ la description des peuples égyptiens et indiens : « Les Égyptiens ont un climat très particulier, un fleuve dont le régime ne ressemble à aucun autre ; ils ont aussi, en général, des coutumes et des lois contraires à celles du reste du monde. Chez eux, les femmes vont au marché et font le commerce, les hommes gardent la maison et tissent. Partout l’on tisse en menant la trame de bas en haut : les Égyptiens la mènent de haut en bas. Les hommes portent les fardeaux sur leur tête, les femmes sur leurs épaules. Pour uriner les femmes restent debout, les hommes s’accroupissent. Ils satisfont leurs besoins naturels dans les maisons, mais ils mangent dans la rue, ce qu’ils expliquent en disant que, si les nécessités honteuses du corps doivent être dérobées à la vue, les autres doivent se faire en public (…). Ailleurs, la coutume veut que, dans un deuil, les plus proches parents du mort coupent leurs cheveux : les Égyptiens, après le décès d’un parent, laissent croître leurs cheveux et leur barbe, alors qu’ils étaient rasés auparavant. Partout ailleurs, hommes et animaux vivent séparés : en Égypte, ils vivent ensemble. Les autres peuples se nourrissent de froment et d’orge : pour les Égyptiens c’est un déshonneur infamant d’user de ces grains, et ils tirent leur nourriture de l’épeautre. Ils pétrissent la pâte avec les pieds ». Hérodote, Histoires, II, 35-36 (Traduction d’A. Barguet, édition Gallimard, Paris, 1985). « D’autres Indiens, qui vivent plus à l’est, sont nomades et mangent la viande crue ; ce sont les Padéens. Voici, dit-on, leurs coutumes : quand l’un des leurs, homme ou femme, tombe malade, on le tue ; si c’est un homme, il est achevé par des hommes, ses plus proches parents ou amis – car, disent-ils, la maladie le ferait aigrir et sa chair ne serait plus bonne. Le malade a beau nier son état, les autres refusent de l’écouter, le tuent, et s’en régalent. S’il s’agit d’une femme, ses meilleures amies agissent envers elle de la même façon (…). La semence de l’homme n’est pas blanche chez eux comme chez les autres peuples, mais noire comme leur teint ; il en est d’ailleurs de même pour les Éthiopiens. Ces peuples sont les Indiens les plus éloignés de la Perse, du côté du vent du sud, et n’ont jamais été soumis au roi Darius. D’autres peuplades sont voisines de la ville de Caspatyros et du pays des Pactyes, du côté de la Grande-ourse et du vent du nord pour les autres Indiens ; ils vivent à peu près comme les Bactriens. Ils sont aussi les plus belliqueux des Indiens, et ce sont eux qui vont à la recherche de l’or, car la région transformée par le sable en désert se trouve de côté. Dans ce désert et dans ce sable vivent des fourmis qui n’ont pas tout à fait la taille du chien, mais dépassent celle du renard ; le roi de Perse en a d’ailleurs quelques-unes, qui ont été capturées là-bas. En creusant leurs trous, ces fourmis ramènent du sable à la surface, comme le font en Grèce nos fourmis, auxquelles d’ailleurs elles ressemblent tout à fait. Or, le sable qu’elles remontent contient de l’or, et c’est lui que les Indiens s’en vont chercher dans le désert : chacun prend un attelage de trois chameaux (…). Je n’ai pas à faire la description du chameau pour les Grecs, qui connaissent cet animal ; j’en signalerai seulement des particularités qu’ils peuvent ignorer : les pattes postérieures du chameau présentent chacune deux cuisses et deux genoux ; le membre du mâle est entre les cuisses mais tourné vers la queue ». Hérodote, Histoires, III, 99-103 (Traduction d’A. Barguet, édition Gallimard, Paris, 1985). 21 Qu’ils sont étranges ces étrangers… : ils sont bien différents des Grecs : nous avions déjà mentionné les Perses tout à l’heure, qui, sur les peintures de vases, sont opposés en tous points aux Grecs. Mais cette polarité pouvait encore s’expliquer par la réalité : les guerriers perses portaient effectivement des pantalons bariolés et combattaient souvent en archers ; tout le contraire des hoplites grecs qui se battent en chiton et combattent au corps à corps. Mais les Grecs ont pu voir les Perses de leurs yeux (puisqu’ils envahirent la Grèce à deux reprises). Avec les Égyptiens et les Indiens, nous sommes à une autre échelle : ces peuples, qu’Hérodote n’a sans doute jamais vus, sont « les Autres » imaginaires ; et ils sont polarisés à un tel point qu’Hérodote en vient à les réinventer. Nous connaissons, en effet, le mode de vie des Égyptiens : depuis l’époque pharaonique, les sources ne manquent pas. Nous sommes donc certains que les Égyptiens ne pétrissaient pas la pâte avec les pieds ou que les hommes ne s’accroupissaient pas pour uriner tandis que les femmes seraient censées le faire debout. À lire d’encore plus près le texte d’Hérodote, un constat s’impose : tout est systématiquement inversé. En Grèce, ce sont les hommes qui sortent de la maison et les femmes qui restent chez elles : en Égypte, « les femmes vont au marché » et « les hommes gardent la maison et tissent ». En Grèce, on se coupe les cheveux – voire on se les arrache – pour un deuil : les Égyptiens, eux, laissent pousser leurs cheveux. Et les Égyptiens ont « des lois contraires à celles du reste du monde », c’est-à-dire les Grecs, qui servent de référence et de centre de civilisation. Dans la réinvention des Égyptiens, qui sont polarisés ou inversés aux Grecs parce qu’ils habitent les confins du monde, se lit en filigrane la même logique que celle de la construction des monstres dans Homère : du moment où vous n’êtes pas dans le centre de l’œcoumène ou du moment où vous êtes en dehors des us et coutumes grecs, vous êtes dans la barbarie et la non-civilisation. Et plus on s’éloigne du centre, plus la barbarie et l’étrange sont importants. Ainsi, les Indiens habitent des confins encore plus éloignés que les Égyptiens. Il ne peut s’agir des Indiens d’Inde que nous connaissons aujourd’hui car Hérodote a vécu avant Alexandre le Grand14. Les Indiens d’Hérodote sont peut-être une peuplade arabique ou subsaharienne. À mesure que l’on s’éloigne du centre, l’altérité grandit et cette fois l’inversion ne se limite plus, comme chez les Egyptiens, au mode de vie ou aux mœurs – cela passait encore pour une curiosité ethnologique : cette fois l’inversion confine au monstrueux. Ainsi, les Indiens ont des fourmis aussi grandes que les renards ; et ils se mangent entre eux ! Ils sont anthropophages et cannibales. Parmi les « Autres » existe donc une gradation : plus on s’éloigne de la Grèce, plus l’altérité est étrange et/ou monstrueuse. Les Indiens sont encore plus différents des Grecs que les Égyptiens : autrement dit, le Grec Hérodote a une vision concentrique et graduée du monde : il faut imaginer au centre une “zone-cercle” de civilisation –Grèce et bassin égéen) entourée d’un second cercle qui embrasse les “confins proches” – Égypte, Thrace, Perse, Phénicie etc. – où se trouvent une altérité “tempérée” ; enfin un troisième cercle renferme les confins les plus éloignés – Nubie, massif de l’Atlas, Gaule, Arabie, Éthiopie etc. – où se trouve une altérité extrême. 14 Ces confusions géographiques chez les Anciens ont été étudiées, comme par exemple par Pierre SCHNEIDER, L’Ethiopie et l’Inde : interférences et confusions aux extrêmités du monde antique (VIIIe siècle av. J.-C. – VIe siècle av. J.-C), Rome, 2004. 22 Homère tenait-il déjà un autre discours ? Si vous reprenez la carte des errances d’Ulysse, vous constaterez qu’à mesure que l’on s’éloigne d’Ithaque, les monstres sont de plus en plus dangereux : les plus terribles de tous étaient situés en Sicile, en Italie et dans l’extrême-ouest. C’est le signe qu’au VIIIe s. av. J.-C., les Grecs voyaient ces régions comme celui des confins extrêmes, propices à abriter les monstres au corps ou au comportement les plus inversés par rapport aux Grecs : anthropophagie (Lestrygons, Cyclopes, Sirènes, Charybde et Scylla), sorcellerie (Circé) et mondes de l’au-delà, qu’il s’agisse de celui des morts ou celui de la divine Calypso, tous inversés par rapport à la norme. Conclusion Proposer une histoire de la pensée grecque, des époques classique à archaïque, c’est faire valoir une logique culturelle spécifique qui allie deux plans de la pensée que nous, Occidentaux modernes, séparons totalement : l’imaginaire et la réalité. Le dosage entre ces deux sphères est plus ou moins flagrant et plus ou moins équilibré. Le cours ne saurait aborder de manière exhaustive tous les cas de monstres de la mythologie grecque. Le cycle d’Ulysse, ou celui d’Héraclès, ou la description des peuples mi- étranges mi-monstrueux par Hérodote sont cependant représentatifs d’une manière de créer de la mythologie : ces figures, loin d’être irrationnelles, relèvent d’un discours organisé et d’une certaine manière codé. Le décodage est possible lorsqu’on met ces figures en perspective avec l’histoire – l’expérience de la colonisation et de l’inconnu géographique – ou avec les valeurs de la société grecque – l’importance apportée aux lois, à la morale, à l’hospitalité etc. Le « décodage » consiste alors à découvrir combien les monstres restituent une cartographie du monde et une échelle grecque des valeurs. La même interprétation des mythes homériques ou hérodotéens fait valoir que le Grec est perceptible à la Différence ; mais il ne la décrit pas objectivement. Il fabrique donc des figures d’altérité – peuples ou monstres – pour rendre compte de sa perception du monde. Enfin, l’interprétation des mythes que nous venons de faire expose que les monstres, au- delà de leur aspect anecdotique ou poétique, permettent de comprendre l’homme grec lui- même. Au centre de notre propos se trouvent des questions d’identité. Les Grecs parvenaient à dire qui ils étaient eux-mêmes en décrivant les Autres, qui étaient le miroir de tous ce que les Grecs n’étaient pas. L’identité peut se construire à partir d’une mise en relation avec l’Autre rejeté dans le négatif et le primitif : c’est par cette voie logique et culturelle que les Grecs se considéraient comme le peuple le plus civilisé du monde et, clairement, comme un peuple 23 supérieur aux autres. Cette logique est très répandue dans les civilisations : le judaïsme ne dit pas autre chose avec « le peuple élu » et les Chinois, depuis l’époque Han, ne se percevaient- ils pas comme « l’Empire du Milieu » (du monde) ? Et nous-mêmes continuons, dans une certaine mesure, à fonctionner sur ces principes : notre évolution technologique n’évacue pas la peur de l’inconnu comme celle des populations extra-terrestres que nous imaginons de manière vaguement anthropomorphique (de forme humaine), mais pourvus de grosses têtes et d’yeux exorbités, bref de manière monstrueuse. Alien est un intéressant mélange d’humain, de lézard et de guêpe. Il est exemplairement monstrueux et logiquement situé aux confins de l’univers, nos eschatiai à nous… Si vous souhaitez réaliser un dossier de recherche dans le cadre de ce cours, rien ne vous interdit, bien entendu, de mettre plusieurs imaginaires en perspective, dont le nôtre : l’anthropologie consiste à mettre la mythologie grecque en perspective et le cinéma de science-fiction actuelle (par exemple) offre matière à réflexion par rapport aux monstres mi-humains mi-animaux de l’antiquité grecque. D’autres périodes historiques peuvent également faire l’objet de ce type de réflexion (superstitions marines à l’époque moderne confrontée à l’Odyssée etc.). Mais la fabrication par l’homme grec d’une mythologie se limite-t-elle aux propos cosmologiques, à la description du monde d’alors et de l’ailleurs géographique ou culturel ? Ou la mythologie ne se trouvait-elle pas, chez les Grecs, à leur porte ? Voyons comment l’altérité et l’imaginaire élaboraient aussi des discours relatifs à la société grecque elle-même, sur le territoire de la cité. CHAPITRE 2. FICHE COMPLÉMENTAIRE AU CHAPITRE SUR LES MONSTRES : EXEMPLE D’ÉLABORATION D’UN DOSSIER DE RECHERCHE. 24 SUJET CHOISI : HÉROS ET MONSTRES ! On écrit : les Grecs, les Grecques ( = femmes) : noms de nationalité = majuscule les mythes grecs, les femmes grecques : adjectifs = minuscule Cet exemple de dossier de recherche est complémentaire au chapitre qui précède : il faut donc le maîtriser sur le plan des connaissances (inutile, évidemment, de retenir les références textuelles ou les noms des peintres : retenir l’auteur pour les textes est suffisant ainsi que renvoyer au « vase qui décrit telle ou telle scène ») Pour constituer un dossier, qui doit compter des pages d’analyse (8 pages suffisent : interligne simple, police de taille 12) + de la documentation, vous devez : - Introduire le dossier et son objet, en annonçant le plan ; - Constituer un plan en deux ou trois grandes parties (vous pouvez mettre des titres numérotés) - Faites une conclusion générale - Présenter, à la fin, une petite bibliographie - N.B. : pour les documents que vous exploitez, soit vous les intégrez dans le fil de l’analyse, comme ci-dessous, soit vous les mettez à part, en fin de dossier avant la bibliographie : o On ne remplit pas le dossier à décrire ou paraphraser les sources o Une image n’est pas une illustration mais une source : il faut toujours en tirer des informations o On offre une petite analyse personnelle en recoupant les lectures que l’on a faites : pour vous aider, soyez méthodique : d’abord vous exposez la matière qui vous permet de réfléchir (sources) ; ensuite vous en tirer des déductions, par exemple dans le cadre de conclusions partielles à la fin de chaque grande partie ou sous-partie - Un dossier de recherche peut aussi être une fiche de lecture sur un sujet qui vous intéresse mais, dans ce cas, il faut cibler un sujet un peu précis et ne pas rester dans des généralités Introduire le dossier et son objet/plan : On peut faire une introduction classique. 1/ On amène le sujet 2/ On expose rapidement le contexte historique et les sources 3/ On pose la problématique 4/ On annonce le plan Introduire le dossier et son objet/plan : La mythologie grecque est peuplée de monstres et de héros qui interpellent l’historien au vue de leur importance numérique et culturelle : d’Héraclès à Ulysse sans oublier Œdipe ou Persée, les héros, tous humains, sont pléthoriques ainsi que leurs vis-à-vis, les monstres, au comportement et aux formes physiques bien spécifiques. Ces figures se développèrent aux époques archaïques et nous sont parvenues grâce à Homère (Iliade, Odyssée) ou Hésiode (Théogonie). À l’époque grecque classique (Ve s. av. J.- C), le théâtre reprend également ces histoires mythologiques. La mythologie étant toujours 25 ancrée dans la réalité et dans une certaine expérience du monde, il convient de voir ce que les héros et monstres peuvent signifier au gré de sources que nous sélectionnerons en fonction d’une échelle géographique bien précise : si Homère et Hésiode parlaient des monstres de l’œcoumène, nous devons aussi nous intéresser à ceux qui peuplaient le territoire de la Grèce propre, et qui pourraient être qualifiés de “monstres des espaces proches”. Que signifie l’opposition entre héros et monstres à l’échelle géographique locale ? À quels espaces géographiques locaux sont-ils précisément associés ? Comment les Grecs définissaient-ils les héros d’un côté et les monstres de l’autre ? C’est ce que nous proposons de voir en revenant d’abord sur les représentations et perceptions que les Grecs avaient de leur territoire proche. Puis nous verrons que la polarité héros-monstres relève d’une rhétorique de l’altérité focalisée sur la définition de ce qui est « humain » et de ce qui ne l’est pas. I. Le territoire de la cité : un centre civilisé, des espaces de marge. 1/ Le cœur du territoire : un ordre social et de la civilisation Reprenons l’idée des cercles concentriques qui constituent, pour le Grec, la structure du monde : au centre se trouve la civilisation, centre qui se déplace au gré des traditions ; quant à la périphérie du monde se trouvent les eschatiai qui se comprennent à la fois comme bouts-du- monde et espaces non-civilisés ou sauvages. Il se trouve que cette cartographie de l’œcoumène est aussi valable à l’échelle du territoire local de la cité que chaque Grec se représente comme un cercle dont le centre, l’asty (l’agglomération urbaine), est défini comme la civilisation alors que les zones frontières, les eschatiai sont des marges. L’apparence architecturale et la fonction du centre urbain résument les grands traits de la civilisation pour un Grec : si l’on prend l’exemple d’Athènes, nous obtenons la structure suivante telle que résumée dans un manuel scolaire : Schématisation du territoire d’Athènes à l’époque classique. (A. SAINT-OURENS, Histoire-Géographie 6ème, Hachette Éducation, p. 53)-. L’asty, ou le centre urbain, est le lieu où sont rassemblés la plupart des temples, l’agora, place publique autour de laquelle sont disposés les grands édifices publics, et les monuments 26 culturels comme le théâtre. Qui dit « temple » ou « sanctuaire » dit « ordre cosmique » : les dieux sont dans l’Olympe, les hommes sur la terre qui rendent aux immortels l’hommage qui leur est dû. L’univers est donc ordonné et les mortels et immortels bien séparés. Ensuite, qui dit « agora » ou « édifices publics » comme le tribunal ou le gymnase, dit « ordre politique » : l’asty est synonyme d’ordre policé dans tous les sens du terme : la loi y est reine et l’ordre social règne. Enfin le théâtre appartient aux manifestations religieuses et confirment que dans l’asty tout est en ordre, tout est dans les normes : les hommes suivent des lois politiques et religieuses, les respectent et c’est pour cela que les dieux protègent aussi les cités. Si dans le cycle d’Héraclès le centre du monde est Argos et si dans l’Odyssée le centre du monde est Ithaque, à l’échelle de chaque territoire d’une cité donnée le centre est l’asty aux yeux des habitants de ce territoire. À mesure que l’on s’éloigne, le paysage change. Après être sortis des murailles enserrant l’asty, nous arrivons d’abord dans la chôra : il s’agit de la campagne, plus exactement du terroir : c’est l’espace des champs cultivés et des vergers, soignés et entretenus par les paysans qui vivent dans des villages dispersés. Ne nous y trompons pas : la majorité des Athéniens, même les riches, habite la plupart du temps dans une résidence de la chôra car tout citoyen athénien, aussi aristocrate soit-il, surveille de près sa production agricole quand il ne travaille pas lui-même. Lorsqu’on s’éloigne encore, on arrive sur deux autres types de paysage : soit la mer, soit les montagnes. La Grèce est un pays de moyenne montagne avec un panorama ample rythmé par des cols ou de petits massifs qui, souvent, servaient de frontières entre territoires voisins. Or ces lieux sont attachés à toutes sortes de représentations imaginaires avec, encore une fois, beaucoup de cohérence. 2/ Les marges : les espaces non-cultivés et sauvages. La chôra fait encore partie de la civilisation : elle abrite les plaines de blé, de vignes et les vergers d’oliviers et d’arbres fruitiers. Les espaces périphériques de montagne ont aussi une utilité économique : c’est là que se trouvent les troupeaux et les activités d’apiculture. Mais la perception de ces espaces montagneux est très particulière : une photographie de la Grèce au printemps recoupée aux textes antiques à notre disposition suffit pour nous en convaincre. Efflorescence des fleurs dans un champ de la plaine du Lesithi au printemps, en Crète. 27 Les plaines de la chôra sont couvertes de céréales qui servent à l’alimentation. Elles sont associées au labeur, à l’organisation villageoise pour les semailles, les récoltes, les fourrages etc. Elles sont associées à la vie et à l’organisation sociale du travail. À l’arrière-plan de la photographie ci-dessus, les montagnes dégagent une impression bien plus austère. Comprenons l’exercice présent : nous exploitons l’image ci-dessus qui est moins une illustration que le socle d’une reconstitution anthropologique, d’un mode de pensée : comment le Grec, paysan de son état, astreint à des techniques de production rudimentaires et à la production constante de grains, attaché à la terre meuble si rare, pouvait-il percevoir ces espaces montagneux ? La montagne est stérile : elle ne produit pas, ou peu. Aussi associe-t-on, dans cette société paysanne, la montagne à des populations qui, elles aussi, sont à l’écart d’une certaine norme sociale : Thucydide, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse raconte comment la peste, qui se déclencha à Athènes en -431 était due à l’afflux en ville, dans l’asty, des populations venues des marges du territoire : « Dès le début de l’été suivant, les Péloponnésiens (…) firent invasion en Attique. Ils n’étaient encore que depuis peu de jours en Attique quand l’épidémie se mit à sévir parmi les Athéniens (…). Ce qui contribua à les éprouver, en ajoutant aux souffrances de ce mal, fut le rassemblement effectué des campagnes vers la ville : la peste éprouva surtout les réfugiés. En effet, comme il n’y a avait pas de maisons et que les gens vivaient dans des cabanes que la saison rendait étouffante, le fléau sévissait en plein désordre ». Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 47, 2-3 et 52, 1-2 (extraits). (Traduction de J. De Romilly, Belles Lettres) Thucydide fait partie de l’aristocratie richissime d’Athènes : malgré une description apparemment objective des faits, on entrevoit dans la catégorisation bien ciblée des gens « de la campagne » qui vivent « dans des cabanes » la méfiance habituelle du citadin vis-à-vis de ces populations pauvres manquant d’hygiène voire pire… Forcément, ces gens habitant les marges géographiques ne sont pas vraiment civilisés aux yeux de Thucydide : celui-ci leur impute alors en partie la responsabilité d’avoir amené la peste en ville. Par ailleurs, Homère, dans l’Iliade confirme déjà ce point de vue : l’aède disait déjà que les montagnes étaient par excellence le lieu où se réfugiaient les déserteurs et où sévissaient les brigands ; bref, les gens vivant en dehors des normes et refusant l’ordre social et les lois. La montagne est donc un lieu de marges économiques et surtout de marginalité sociale. L’espace est peu propice à la guerre des citoyens-hoplites, ces guerriers qui se battent en rang serrés dans les plaines. La montagne est improductive, peu accessible, une poche de pauvreté et un abri pour les errants. Cet espace est donc sauvage, hors de la civilisation. Aussi devient- il cohérent d’attacher à ce milieu des créatures à son image, également aux marges de la civilisation : j’ai (re-)nommé les monstres. II. À l’image de cette dichotomie : l’homme/la norme ; et le monstre/l’anormal. 1/ Une image de perfection et de civilisation : l’homme grec. Nous retrouvons une rhétorique de l’altérité qui se dessine en inversant la norme, l’ordre social et humain, la civilisation. Qui dit « altérité » dit « polarité » et nous devons à présent comprendre les deux types de créatures qui, chacune l’une par rapport à l’autre, organisent ce discours : l’homme d’un côté, parangon de la civilisation et positivé ; le monstre de la montagne de l’autre côté, inversion de la civilisation. 28 Étudier les valeurs associées à l’homme grec est d’autant plus utile que le chapitre suivant traitera de la femme qui, elle aussi, est construite par opposition à l’homme, et infériorisée à lui. L’homme grec, en tant que créature associée au centre du monde l’est aussi à la civilisation : le Grec est nettement anthropocentriste, considère que la créature la plus parfaite qui soit en ce monde est l’homme grec – les dieux exceptés. Mais si l’homme n’égale pas les dieux, il se rapproche d’eux. Un document exemplaire pour cette démonstration sont les statues de marbre d’athlètes grecs. Les trois exemples qui suivent sont d’une haute qualité artistique : l’Hermès de Praxitèle, le Discobole de Myron et le Diadumène de Polyclète (époques hellénistique et romaine). Ces corps anatomiquement parfaits ne sont pas uniquement la description de corps athlétiques beaux. Ils célèbrent une perfection de la Création et cette perfection c’est l’homme. Le dieu Hermès a un corps humain et athlétique. Zeus est imaginé comme un athlète d’âge mûr. Les Grecs auraient pu imaginer leurs dieux avec d’autres corps, par exemple animaux, comme les Égyptiens, ou alors humains mais corpulents comme dans le Taoïsme. Mais non : ils ont représenté leurs divinités comme des êtres humains. Anthropologiquement parlant, c’est le signe de l’admiration que l’homme grec se voue à lui-même. L’homme – au sens du mâle – est un modèle pour la nature même si officiellement c’est le discours inverse qui prévalait : les dieux existèrent d’abord et façonnèrent les êtres humains à leur image ensuite, comme le montre l’histoire de Pandore que nous verrons plus tard. Dans le monothéisme aussi, « Dieu crée l’homme à Son image ». Mais dans l’élaboration culturelle de l’imaginaire humain, la source est toujours dans la créature qui pense et qui s’approprie le monde en imaginant des dieux qui lui ressemblent, mais tout en affirmant l’inverse. Ces corps athlétiques et parfaits portent en eux les signes de la civilisation de l’ordre policé : il s’agit de corps d’hoplites, d’hommes accomplis pour faire leur devoir militaire. Ils sont musclés donc ils se rendent au gymnase pour s’entraîner. Et lorsqu’ils sont excellents, ils se rendent aux jeux olympiques pour y briguer la gloire et l’éternité, le cléos : c’est la renommée qui faisait d’un vainqueur olympique un héros vivant, que l’on n’oubliera jamais. L’homme-citoyen est un héros potentiel qui tend vers la divinité ou, a minima, vers l’éternité du renom. Il est une créature politique, de la polis, la cité, qui est la plus belle expression de civilisation et d’ordre pour le Grec. Il est donc symboliquement, culturellement et corporellement attaché à la cité sans laquelle il n’a aucun sens. 29 Le centre étant civilisé et policé, la périphérie, en logique d’altérité, sera tout l’inverse. 2/ À la périphérie : des monstres. Si l’homme occupe le centre du monde ou le centre du territoire politique, le monstre sera, lui, toujours rejeté aux marges. Cette répartition n’est pas pure frivolité de l’imaginaire. Ce qui se met en place est un discours symbolique sur la civilisation et son contraire. Examinons le cas des Centaures tels qu’ils apparaissent sur une coupe à boire du Ve s. av. J.-C. Le roi de Thessalie (carte, annexe 2) maria sa fille et invita toutes ses connaissances aux noces : Héraclès, mais aussi les turbulents Centaures. Ceux-ci vinrent de la montagne voisine et ne savaient se tenir : ils burent tant et tant qu’ils en devinrent ivres et furieux, massacrant les invités de la noce. Héraclès dut intervenir avec sa massue et les exterminer. On entrevoit dans les Centaures peu policés des créatures de marge… et la méfiance, telle celle de Thucydide ou encore celle d’Homère pour toutes les populations qui viennent des lieux sauvages. Ces créatures sont donc sauvages elles-mêmes : exclues du centre civilisé, elles sont exclues aussi des normes qu’elles ne respectent pas. Les Centaures sont des ivrognes, des brutes, des sauvages : c’est logique. Leur corps est donc aussi exclu de la civilisation : c’est logique. Autrement dit le corps du monstre est, dans sa difformité même, et surtout dans son aspect demi-animal, un marqueur par excellence de la non-civilisation, un discours visuel qui dit en raccourci : « voilà un être non-civilisé ». Ainsi, le monstre est la plupart du temps non- humain. Coupe à boire du peintre Epictétos, Ve s. av. J.-C. British Museum, Inv. 1929. (J. Boardman, Rotfigurige, fig. 72) Comment mieux dire l’animalité d’un côté et l’héroïsme de l’autre ? Tout oppose à la fois les formes physiques et le comportement : Héraclès, en héros, est l’humain qui rétablit les normes de la civilisation là où elles sont bafouées : par des populations des marges dont l’imaginaire local a fait des Centaures. Ce mythe a réintroduit à l’échelle du territoire de la Thessalie la représentation du monde en cercles concentriques : au centre les humains et les lois, les héros ; en périphéries les monstres. La même cartographie et le même discours d’altérité se trouve dans le cycle thébain avec un mythe très connu : celui d’Œdipe et