Psychologie du travail digitali PDF

Summary

This document discusses the psychology of digital labor, exploring paradoxes related to digital transformations and activity 4.0. It delves into the sentiment of a loss of control over work and the increase in control, examining how increased digital monitoring impacts worker well-being and performance.

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2. Cinq paradoxes liés aux transformations numériques et à l’activité 4.0 Le déploiement rapide et généralisé des technologies innovantes, d’une part, l’émergence de nouvelles formes et modalités de travail (4.0), d’autre part, invitent à identifier cinq grands types de paradoxes susceptibles d’i...

2. Cinq paradoxes liés aux transformations numériques et à l’activité 4.0 Le déploiement rapide et généralisé des technologies innovantes, d’une part, l’émergence de nouvelles formes et modalités de travail (4.0), d’autre part, invitent à identifier cinq grands types de paradoxes susceptibles d’influer sur les développements de l’activité, les capacités d’action des sujets et le bien-être au travail. 2.1 Sentiment de perte de contrôle sur son activité versus accroissement du contrôle sur l’activité 2.1.1 Une perte de contrôle sur son activité La multiplication des supports numériques au travail (agenda et espace numériques partagés, messagerie et réseaux sociaux de travail ; plateforme collaborative, outils de reporting) s’accompagne d’une exigence de disponibilité et de réactivité permanente. C’est-à- dire que l’individu se doit d’être plus accessible et réactif aux sollicitations numériques, que cela soit au travail et hors travail (Grosjean et al., 2021). L’activité est ainsi de plus en plus déterminée, rythmée, scandée par les diverses injonctions, alertes et sollicitations digitales. Ces attracteurs cognitifs – que sont les mails, les notifications, les alertes graphiques et sonores, les pastilles… – interrompent le travail, déterminent l’emploi du temps, orientent et réorientent en permanence les actions et les tâches. À force, les professionnels s’épuisent dans une séquence de petites tâches urgentes, au détriment des gros chantiers. C’est le syndrome de saturation cognitive. Quand les sollicitations numériques dépossèdent les professionnels de leur capacité à agir : l’exemple des cadres Dans la recherche que nous avons menée sur les incidences des technologies sur le métier des cadres (Bobillier Chaumon et al., 2018), nous avons ainsi distingué une catégorie que nous avons dénommée les cadres « libre-service ou dépossédés ». Ils se sentent dessaisis de leur capacité à définir ou à maîtriser leur planning de travail parce que les créneaux sont « imposés » par les agendas partagés. Ils n’arrivent pas non plus à tenir les délais et à réaliser les objectifs qu’ils se sont fixés en raison d’un travail « empêché » par les nombreuses interruptions numériques qui exigent de stopper l’activité en cours pour initier une nouvelle tâche non prévue. Les salariés ont le sentiment d’être dessaisis de la possibilité de programmer, de mettre en œuvre et de contrôler leur propre activité. Sur un autre registre, de nouveaux outils d’assistance bureautique à base d’IA se proposent d’administrer le temps de travail des salariés. C’est le cas de l’assistant virtuel JulieDesk (cité par Tamari et al., 2021) qui s’occupe de gérer seul l’agenda et d’envoyer de son propre chef des mails pour proposer des créneaux disponibles et ainsi organiser une réunion en fonction des priorités professionnelles que le système a identifiées. Le dispositif administre donc l’emploi du temps du salarié auquel ce dernier se soumet. Ce sentiment de perte de contrôle de l’activité est paradoxalement consubstantiel à l’accroissement de contrôle que subissent les salariés dans leur activité. 2.1.2 Un accroissement du contrôle sur l’activité Un contrôle rassurant et sécurisant En effet, de plus en plus de systèmes prescriptifs et info-normatifs (Frenkel et al., 1997) déterminent et encadrent le travail à faire, mais sont aussi capables d’évaluer si le travail a bien été fait, c’est-à- dire s’il est compatible avec les standards et les normes de travail attendus. Si la plupart du temps, cette supervision permanente du travail s’avère pesante et oppressante pour les salariés, elle peut aussi se révéler utile, voire nécessaire pour des tâches sensibles et risquées ; comme pour la navigation aéronautique ou encore le contrôle de processus complexes en centrale nucléaire. Ces systèmes peuvent aussi être des guides rassurant pour des professionnels débutants qui ont besoin d’être accompagnés et corrigés lors de leurs premiers pas dans le métier. Ces technologies sont alors de réelles ressources pour l’activité. Par exemple, dans les tâches de maintenance, des systèmes à réalité augmentée vont guider le salarié dans la procédure à accomplir. Ces technologies vont indiquer les différentes étapes à réaliser en affichant virtuellement les opérations sur le matériel à réparer (Cippelletti, Kouabenan et Landry, 2018). Les salariés gagnent alors en efficacité et en justesse du geste, et s’accomplissent davantage dans leur métier. Un contrôle permanent et contraignant sur l’activité qui se fait Pour autant, ces environnements peuvent aussi entraver l’initiative et réduire les marges de manœuvre, lorsqu’ils prescrivent une (seule) façon de faire qui s’oppose aux objectifs du salarié et surtout à ses critères de qualité. On rappellera l’exemple du Voice Picking (Gaborieau, 2012) déjà évoqué précédemment. Ces systèmes scrutent les moindres faits et gestes des salariés des entrepôts. Ils dictent les opérations et le trajet optimal que l’agent doit suivre pour confectionner le plus rapidement possible une palette. Peu importe si celle-ci, mal agencée, s’effondre au moindre déplacement ou si les produits les plus lourds sont positionnés au-dessus des plus légers ; seule la productivité compte. Tout écart par rapport à la procédure est immédiatement repéré et sanctionné par des systèmes de géolocalisation et par des codes « détrompeurs ». Dans ce contexte très normatif, le salarié souffre d’être dans l’impossibilité de déployer des modes d’action conformes à sa vision d’un travail bien fait. Une autre illustration de ce contrôle permanent se retrouve dans le travail à distance. Les organisations cherchent à tracer le travail qui se fait (ou qui ne se fait pas) et à vérifier plus généralement l’engagement effectif du salarié dans des tâches qui échappent dorénavant à la supervision directe de l’entreprise : l’individu assure- t-il bien son travail aux heures payées ? Est-il suffisamment disponible et réactif auprès les clients et des autres collaborateurs ? Produit-il les services attendus, selon les procédures établies ? Des technologies de surveillance sont alors déployées pour pister ce salarié distant et rendre compte de cette activité invisible. Cela peut prendre la forme de mouchards électroniques qui comptabilisent les usages des outils et la fréquence de connexion aux bases de données et documents des services. L’entreprise se base aussi sur la réactivité des réponses aux mails ou sur des indicateurs de téléprésence des outils collaboratifs – pastilles de couleurs sur Skype ou Teams – pour apprécier la disponibilité du salarié. La consultation des agendas partagés et des applications de reporting permet également de suivre l’investissement du salarié, tout comme la mise à jour régulière des espaces documentaires partagés (réseaux sociaux numériques, outils de discussion). Un contrôle partial et partiel du travail Mais ce système de contrôle de l’activité par des indicateurs chiffrés – que de Gaulejeac (2014) qualifiait déjà de quantophrénie – donne à la fois une représentation très partielle et partiale du travail réalisé. Il individualise aussi le rapport à l’activité. Il tend à personnaliser les dysfonctionnements en reportant le retard ou le défaut de qualité sur la personne qui n’aurait pas respecté les normes et procédures attendues, et rarement ou jamais sur l’organisation du travail. Le salarié est alors sommé de justifier les écarts à ce prescrit. On ne lui laisse pas non plus la possibilité de valoriser ou d’expliquer ce qu’il fait en plus pour que cela fonctionne mieux, car tout ce qui n’est pas mesuré par les technologies de supervision n’a tout simplement aucune valeur pour l’entreprise. Par un processus de réification, l’engagement subjectif du salarié n’est apprécié et reconnu que par les données chiffrées qui sont censées le représenter. Or « prétendre évaluer la qualité d’un travail au moyen d’indicateurs de performance déconnectés de l’expérience singulière de ce travail est à la fois destructeur, illusoire et pathogène », souligne à juste titre Supiot (2010, p. 116). Cette comptabilisation de la performance individuelle au travail conduit à la fragilisation des collectifs par la mise en concurrence entre salariés. Cela contribue également à la dégradation du climat social. Car professionnels et managers s’opposent sur la légitimité de ces critères de mesure du travail : ils ne donneraient à voir dans le travail que son produit fini (ce qui est fait) et ignoreraient le « travail vivant » qui construit pourtant l’identité individuelle et sociale des professionnels (ce qui se fait et comment cela est fait dans quelles conditions et pour quelles finalités). En somme, dans ce monde panoptique (Aïm, 2020), chacun a l’impression d’être constamment observé, scruté, évalué partout et à tout moment. Cette visibilité permanente exige d’être au maximum de ses capacités professionnelles et d’être disponible très vite. Cela peut rapidement devenir très oppressant et épuisant. Un contrôle induit par les nouvelles formes de travail Dans le même temps, l’usage des technologies et les nouvelles formes de mobilité professionnelle (nomadisme, télétravail, home- office) poussent à cette injonction à l’accessibilité permanente. On désigne ainsi par le syndrome du FOMO (pour fear of missing out de Przybylski et al., 2013), le fait que les personnes cherchent à rester connectées quoi qu’il en coûte, de peur de passer à côté d’une information importante et stratégique pour leur travail et leur fonction. Dans les faits, toute déconnexion non justifiée ou prolongée, tout retard de réponse à un mail… seront immédiatement perçus comme un manque de professionnalisme qui entache la position sociale du salarié : « On ne peut pas compter sur lui ; il n’est pas très sérieux, car il ne répond jamais ou pas assez vite à ces mails. » La connexion permanente aux outils numériques fait donc de plus en plus partie de ces codes implicites au travail qui déterminent la valeur professionnelle des salariés. Le cas de la surconnexion au travail chez des managers : quand les règles de métier incitent à se rendre disponible pour le travail Dans une recherche intervention menée sur la surconnexion auprès des cadres d’une grande entreprise (Grosjean et al., 2021), nous avons ainsi montré que la connexion des techniciens le dimanche soir depuis leur domicile relevait d’une règle de métier construite par ce groupe de professionnels. Dans l’imaginaire collectif et professionnel, un bon technicien est celui qui anticipe les problèmes qu’il devra gérer au travail. C’est pourquoi il s’impose de se connecter le week-end pour prendre connaissance des failles techniques. Même chose pour les managers qui restent connectés à leurs équipes durant leurs congés. Ils sont ainsi assurés d’être toujours présents, même virtuellement, pour les accompagner et les soutenir en cas de besoin. Cette connexion persistante est liée au fait que ces cadres managers n’ont aucune confiance dans les responsables qui vont les remplacer pour assurer l’intérim durant leurs congés. Dans ces deux cas, il s’est agi de redéfinir collectivement des règles de métier permettant d’établir des modes de fonctionnement plus vertueux et soutenables entre les équipes de travail et les managers. Pour autant, les salariés ne restent pas inactifs face à cette injonction à la transparence continue. Ils apprennent à gérer leur visibilité en se mettant en scène (sur les réseaux sociaux, dans les mails parapluies diffusés) et en déterminant aussi ce qu’ils veulent bien rendre accessible ou inaccessible. Des stratégies de mise en visibilité se déploient alors pour préserver cette intimité, en mobilisant des compétences de disponibilité et de protection (Bobillier Chaumon, 2012). Cela consiste par exemple à positionner des plages horaires fictives dans son agenda professionnel afin de préserver des temps de travail à soi, cocher la case « indisponible » sur les outils collaboratifs, limiter l’accès à ses fichiers professionnels dans les espaces partagés pour ne pas fragiliser son expertise. À l’extérieur de l’entreprise, il s’agit aussi d’apprendre à se déconnecter et d’assumer le fait de ne pas être joignable, en dépit de la pression statutaire (lorsqu’on est manager ou cadre nomade). En définitive, parce qu’à distance, le travail s’invisibilise, l’entreprise met en place des moyens technologiques pour surveiller et quantifier ce travail : mesure des temps de connexion, réactivité à un courriel, temps de traitement d’une tâche, etc. Mais ces indicateurs quantitatifs, purement comptables, paraissent peu pertinents et valorisants pour les salariés qui souhaitent être appréciés et reconnus pour ce qu’ils font réellement : « Le rapport au travail bute sur la faible visibilité du travail accompli » (Clot et Lhuilier, 2021, p. 221). Le processus d’identification des travailleurs ne se fait alors plus que par la voie de la production individuelle et non plus de l’action collective, ce qui ne peut que fragiliser les identités. Pour autant, l’évaluation du travail, quand elle est bien faite, s’avère bénéfique parce qu’elle produit de la reconnaissance provenant de sa communauté d’appartenance (pairs, responsables, organisation) et qu’elle participe ainsi à la construction identitaire et psychosociale de l’individu. Mais pour que cette évaluation soit acceptée et porteuse de sens, faut-il encore que les instruments d’évaluation aient été préalablement discutés et coconstruits avec les principaux intéressés, à savoir les professionnels eux-mêmes. C’est à ces conditions seulement que ces indicateurs seront adoptés et qu’ils deviendront des objets de discussion et de conflictualité tant sur le travail qui doit se faire (le prescrit) que sur celui qui se fait effectivement (le réel du travail) entre professionnels, managers et collectifs de travail (Clot et al., 2021). 2.2 Invisibilité versus visibilité de l’activité 2.2.1 L’invisibilisation de l’activité et de la contribution du professionnel Dans une activité qui tend à se dématérialiser, à devenir moins tangible et saisissable, à être davantage distribuée dans des systèmes personne-machine, l’individu a de plus en plus de mal à évaluer quelle est sa contribution effective au travail qu’il réalise. Il intervient à un moment donné ou sur une séquence particulière du process de travail, sans pouvoir juger de ce qu’il apporte réellement, de sa plus-value dans la tâche, des possibles incidences de ses conduites professionnelles : que cela soit en matière de satisfaction de la clientèle, d’amélioration du processus de travail ou encore d’efficacité des actions entreprises… En outre, parce que l’activité se dématérialise, les données et indices du travail, mais aussi « l’autre » (que cela soit les collègues, les clients, les responsables…) sont représentés sous forme de signes et d’attributs symboliques (courbes, valeurs, tableaux, indicateurs, mails, avatars ou écran noir sur les plateformes de visioconférence…) qu’il faut constamment décoder et interpréter. Or, comment décrypter l’implicite d’un mail, identifier le désarroi d’un collègue caché derrière un écran noir, appréhender les conditions de travail d’une équipe distante à partir d’un tableau de reporting ? Cette absence de visibilité sur son travail d’une part, mais aussi les interventions en pointillé sur une activité morcelée (tâches dispersées) d’autre part, donnent le sentiment d’une action « tronquée ». Cela signifie que le professionnel a non seulement du mal à déterminer qui il sert (est-ce un client, un robot, une procédure automatisée), mais aussi à estimer à quoi il sert et surtout à quoi sert son travail. Or ce sentiment d’utilité est l’un des attributs fondamentaux de la reconnaissance professionnelle (Dejours, 1993). Elle repose sur l’accomplissement de soi dans le champ social de la valorisation : de soi par soi et de soi par les autres. Autrement dit, la façon dont je me reconnais dans ce que je fais et la façon dont les autres me reconnaissent par ce que je fais : « Je contemple la valeur de mon travail au travers des yeux des autres » en quelque sorte. Cette reconnaissance structure l’identité professionnelle, car « elle permet de se situer et d’être situé, de s’appuyer sur des repères qui encadrent les pratiques et qui leur donnent sens » (Lhuilier, 2006, p. 158). C’est pourquoi l’identité professionnelle s’affirme comme l’armature de la santé psychique (Molinier, 2008). Ne pas pouvoir s’identifier à ce que l’on fait et/ou ne pouvoir se faire reconnaître dans ce que l’on fait (par ses pairs, ses responsables), fragilise notre identité, dans la façon de se considérer, de s’apprécier, de s’estimer. Si le travail distant tend à s’invisibiliser, les conditions de son exercice aussi. Ainsi, comment s’organise et se réalise ce travail dans ces nouveaux contextes de travail (nomades, au domicile, dans les tiers lieux) ? Quelles sont les exigences de ces situations particulières ? Dans quelles mesures les ressources organisationnelles mises à disposition sont-elles bien appropriées ? Etc. L’entreprise dispose en fait de très peu d’informations sur ces modalités de travail qui se déploient hors de ces murs et qui participent pourtant à la qualité de vie au travail. En l’absence d’indices concrets, il en découle une sorte d’euphémisation de l’activité et de ses conditions de réalisation. Le travail et son opérateur n’existent dès lors plus qu’au travers des indicateurs qui sont censés les représenter. Il faut alors accepter d’être compté (sous-entendu comptabilisé par les indicateurs) pour pouvoir compter (c’est-à-dire être reconnu et identifié par l’entreprise). Le cas des salariés en télétravail et en mode hybride : quand l’activité de reconnaissance devient une pratique de travail à part entière Dans une recherche menée sur le travail médiatisé distant, nous avons observé que les salariés ressentaient de plus en plus le besoin de rendre visible leur travail et de se rendre aussi visibles dans ces nouvelles situations professionnelles (Stephan, Bobillier Chaumon et Gaudart, 2022). Cela passe par ce que nous avons appelé un « méta- travail », c’est-à-dire un travail sur le travail où l’activité de reconnaissance devient une activité à part entière, en plus du travail à conduire. Ce méta-travail poursuit deux objectifs : premier objectif, identifier les tâches, les données, les traces à transmettre aux collègues pour assurer d’une meilleure coordination au sein de l’équipe qui se trouve éclatée et éloignée. Rappelons qu’auparavant – travail en présentiel —, cette coopération se faisait spontanément et naturellement dans l’entreprise, grâce à une conscience flottante et mutualisée (awerness ; Grosjean, 2005). En partageant un même espace-temps de travail, chacun savait implicitement qui faisait quoi par les conversations de couloir, des coups d’œil furtifs dans les bureaux ou encore des prises d’informations captées au détour d’une réunion ou de discussions impromptues. Ces indices ayant disparu, il s’agit dorénavant de les rendre visibles et de les expliciter pour mieux s’articuler ensemble dans le travail : qu’est-ce que je fais ? Où en suis-je ? De quoi ai-je besoin ? Etc. Le second objectif de ce méta-travail consiste à valoriser ses contributions auprès des autres. On cherche alors à se promouvoir comme un bon professionnel, engagé et investi, mais aussi à pouvoir se reconnaître soi-même dans ces pratiques qui nous échappent : que fait-on, que produit-on réellement, à quoi sert-on dans ce travail dématérialisé et tronqué ? Du coup, le salarié s’efforce de valoriser ses contributions et de mettre en scène sa pratique en multipliant les messages, réunions et annonces. Mais tout ce méta-travail est coûteux par la réflexivité (Le Boterf, 2006) qu’il requiert et par les formalisations qu’il réclame pour rendre accessibles ces ressources au plus grand nombre. Sans oublier les temps de lecture supplémentaires pour les destinataires de ces messages. 2.2.2 Quand le travail devient plus visible et transparent À l’inverse, ces mêmes systèmes peuvent contribuer à amplifier la visibilité sur le travail par des systèmes et des indicateurs (reportings automatisés, big data, objets connectés) qui permettent de (re)tracer et d’évaluer en temps quasi réel tout le travail que fait, et surtout que ne fait pas l’individu par rapport aux standards attendus. L’usine connectée propose ainsi de puissants moyens technologiques qui permettent de savoir qui fait quoi, à quel moment et dans quels délais. Le témoignage de cette ouvrière d’une usine de fabrication d’automobiles illustre particulièrement bien ce déni de l’activité (Martuccelli, 2006) : « C’est une boîte pas plus grande que ça, c’est posé sur les voitures et avec ça ils peuvent savoir à quel moment, quelle heure, quel atelier, à la minute, la voiture où elle passe. Donc, dès qu’une machine s’arrête, ça bipe et donc : “Pourquoi tu as arrêté ?” “Pourquoi tu as un arrêt ?” “Pourquoi ceci, pourquoi cela, et à cause de quoi, et surtout à cause de qui ?” ». Kunda (1992) avait d’ailleurs aussi montré que ceux dont les tâches sont surveillées par l’ordinateur présentent plus de symptômes de stress que ceux dont les activités ne sont pas aussi strictement suivies à la trace. En outre, ces outils de traçage offrent de nouvelles opportunités pour l’organisation ; celles d’appréhender des tâches et des pratiques qui étaient jusqu’alors insaisissables dans un travail ordinaire. C’est par exemple identifier le niveau de contribution effectif des individus dans une activité collective (par les espaces numériques partagés via la coécriture), apprécier l’implication effective du salarié dans une activité distante, mesurer la productivité immatérielle… C’est tout du moins ce que les promoteurs de ces outils promettent, bien loin de la réalité et de complexité des activités ainsi évaluées. Le cas des pratiques collaboratives et de formation à distance : quand les technologies donnent à voir un certain type de réalité Zoom propose par exemple aux entreprises de comptabiliser non seulement la fréquence des prises de parole, mais aussi la durée des interventions de chaque participant. Un histogramme est alors envoyé en fin de journée aux managers pour s’assurer de l’implication effective de leurs collaborateurs dans les réunions. Comme si cet indicateur quantitatif suffisait à apprécier la contribution qualitative des personnes dans la résolution collective d’un problème. De même, l’application Moodle propose de suivre l’engagement universitaire des élèves hors des cours en présentiel. L’histogramme liste ainsi pour chaque étudiant le nombre et la durée des connexions aux ressources en ligne (consultation d’un PowerPoint, des articles, des vidéos…). En revanche, ces chiffres ne disent rien de l’assimilation ou de la compréhension de ces supports. Cette traçabilité constante de l’activité se retrouve aussi dans l’usage des objets connectés, au travers de ce l’on appelle le quantified self (l’auto-mesure, le « soi quantifié »). Ces outils visent à l’évaluation et à l’optimisation des comportements par la traçabilité des conduites humaines, qu’elles soient sociales, professionnelles et socio-domestiques. Des retours d’informations sur les conduites et expériences (feed-back) sont alors fournis au sujet pour qu’il puisse s’améliorer. Mais comme le rappellent Dagiral et al. (2019, p. 28), la « mise en chiffres de soi exerce des effets performatifs dans la transformation de l’individu en un gestionnaire de soi, agissant en mode projet et agile, capable de gérer plusieurs projets en parallèle grâce au retour d’informations en temps quasi réel ». Plus précisément, ces dispositifs d’automesure (self-tracking) apparaissent comme relevant d’une forme de « managérialisation de soi » (Dagiral et al., 2019) à travers laquelle les personnes intériorisent les impératifs gestionnaires comme des prescriptions « douces ». Autrement dit, l’individu n’est pas soumis à une logique disciplinaire – imposée par des contraintes descendantes —, mais à une logique de l’adhésion. Le caractère ludique et émotionnellement plaisant de ces interfaces valorise les défis et les compétitions et suscite l’engagement libre et consenti de l’individu. Ce faisant, cela contribue aussi à atténuer ou masquer la force prescriptive de ces dispositifs. En somme, ce monde constamment supervisé par ces technologies rend l’individu plus transparent et mesurable, et donc également plus prévisible et contrôlable. On a l’impression par ces TIC d’avoir davantage de contrôle et de disposer de plus de capacités d’actions sur ses conduites humaines (par une meilleure connaissance de soi). Mais on crée aussi les conditions d’une servitude volontaire vis-à-vis de ces dispositifs : qui nous disent comment agir, à quel rythme travailler, quelle est la bonne attitude à avoir… pour être plus performant, productif et impliqué. Dit encore autrement, les salariés peuvent avoir l’impression de faire librement ce qu’ils sont techniquement programmés à faire. 2.2 Accroissement des équipes virtuelles versus isolement des salariés Une troisième contradiction concerne l’augmentation des équipes/collaborations virtuelles qui peut s’accompagner paradoxalement, de l’isolement de salariés. Cela témoigne aussi de l’opposition entre travail collectif et collectif de travail (Caroly, 2011) sur laquelle nous allons revenir. 2.2.1 Une amplification des collaborations virtuelles Dans l’entreprise, des plateformes collaboratives de travail, des réseaux sociaux numériques sont massivement déployés. Ces outils visent finalement plus à prescrire les collaborations entre salariés qu’à soutenir les coopérations existantes. Par ce biais, l’entreprise cherche à optimiser l’intelligence collective, la transversalité et le décloisonnement entre les services et les équipes, qui sont les nouveaux fers de lance des organisations matricielles et agiles (Barville et al., 2018). L’ambition de ces dispositifs est d’arriver à ordonner, voire à imposer des formes particulières de coopération entre les salariés pour multiplier les échanges et le travail collaboratif à distance (Crouzat et Bobillier Chaumon, 2017). Toutefois, en cherchant à organiser le travail collectif – aux dépens du collectif de travail –, ces environnements techniques créent des collectifs artificiels (Crapeau, 2001) composés d’individualités reliées opportunément les uns aux autres au gré des stratégies de l’organisation et des besoins des projets. Bien naturellement, cette configuration ne favorise nullement le sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle, et encore moins l’intégration dans un collectif de travail. Rappelons que le collectif de travail est ce qui permet de faire face et d’agir ensemble face aux contraintes du réel (Clot, 2008). Le collectif fait référence à une communauté d’actions et de pensées qui est essentielle dans la relation entre l’individu et la situation de travail (Lhuilier, 2006). Il permet de créer un sentiment d’identification à une communauté professionnelle par la génération de règles de métier partagées et acceptées : « ce que je dois faire, comment agir, quels sont les critères à respecter dans les situations de travail ». Le collectif propose un référentiel pour agir ensemble et faire face aux difficultés du travail ainsi qu’aux évolutions de l’organisation. Le rôle du collectif est donc primordial, car il est à la fois une ressource et un soutien (psychologique, cognitif, social et professionnel) à l’action individuelle. Il joue aussi le rôle « d’amortisseur social » face aux pressions et aux sollicitations excessives de l’organisation. Il donne également une légitimité aux actions du sujet – sur les réponses à apporter ou les positions à tenir – quand ce dernier se retrouve par exemple seul en télétravail face à des dilemmes ou à demandes incongrues d’un client ou des situations conflictuelles : En quelque sorte, « J’endosse la responsabilité de faire ou dire telle chose, car je le fais au nom du collectif que je représente ». De même que ce socle commun permet au salarié de ne pas se sentir trop désemparé face aux exigences des nouvelles modalités hybrides de travail, en permettant de puiser dans le répertoire de pratiques partagées « Ainsi, “Comment feraient les collègues ? Quelle serait la réponse qu’ils apporteraient dans cette situation particulière ?” ». Comme l’évoque Clot (2008), le collectif permet « de savoir s’y retrouver dans le monde et de savoir comment agir, quels sont les recours et ressources pour éviter d’errer tout seul devant l’étendue des bêtises possibles » (p. 108). Or l’absence ou la déliquescence de ces collectifs est pour partie responsable de la souffrance des salariés qui se retrouvent démunis pour gérer les divers aléas de l’activité. Ils se retrouvent alors à affronter seuls les sollicitations, parfois déraisonnables de l’organisation. Le cas de l’activité collaborative des cadres : quand la technologie supervise et trace les pratiques coopératives et incite à plus d’échanges Une organisation a déployé un grand réseau social à base d’intelligence artificielle qui cherche à favoriser et surtout à inciter les collaborations entre salariés. Pour cela, le système scrute le nombre et la qualité des interactions sociales virtuelles que le salarié développe quotidiennement dans son activité. Ainsi, l’algorithme de ce logiciel (« MyAnalytics ») analyse le calendrier et les rendez- vous des salariés ainsi que la fréquence d’usage des outils collaboratifs. Il en déduit alors les pratiques coopératives et les tâches plus individuelles. Le logiciel adresse au salarié un diagnostic l’informant de son engagement collectif dans ses différents groupes de travail. L’objectif est de l’amener à davantage collaborer. Peu importent les motifs et l’intérêt de ces relations, ou bien ce que le salarié recherche ou apporte comme informations au groupe…, seule la contribution à l’équipe compte. Ce système crée aussi le sentiment d’un contrôle continu sur l’activité collective. « Le plus dérangeant, c’est que la première fois que tu reçois cette information. Rien n’est annoncé ni expliqué. C’est assez déroutant, voire inquiétant de se faire pister de la sorte… », indique ainsi ce manager de 55 ans. 2.2.2 Accentuation du sentiment d’isolement au travail Si avec ces environnements collaboratifs, les gens ont l’impression de travailler davantage ensemble, force est de constater qu’ils le font en étant seuls face à leur ordinateur. Cela contribue à créer ce que Clot nomme une collection d’individus (Clot, 2008), c’est-à-dire un agencement de compétences interchangeables, reliées entre elles par des relations factices et virtuelles, où les individus se trouvent exposés à de l’isolement. Ils ne savent pas sur qui compter et qui solliciter en cas de problème, à qui s’ouvrir en cas de coup dur. Cette situation d’isolement peut se doubler d’un sentiment de solitude quand on se sent exclu, voire banni du groupe de travail. On se sent seul parmi les autres en quelque sorte. Marc et Ladreyt (2019, p. 262) parlent d’ailleurs de « solitude désolante » pour décrire « une expérience subjective souffrante de déliaison associée à un soutien social perçu carencé. Le sujet affronte un face-à-face solitaire et contraint avec lui-même ». Cette forme de solitude est pathogène et est propice au ressassement. Elle s’accompagne d’un repli sur soi, d’un abandon volontaire de tout lien avec les autres. Il en résulte alors une double exclusion « de soi parmi les autres et des autres en soi » (op. cit., p. 262). Ce sentiment de déréliction professionnelle peut prendre plusieurs formes : quand on ne sent pas suffisamment en confiance pour dire ce qui ne va pas, pour parler de ses difficultés, de ses errements ou de ses empêchements avec ses collègues ; quand on a l’impression d’être le seul à se tromper, à éprouver des difficultés, à être bloqué dans son activité, à faire du mauvais travail ; quand on ne peut pas compter sur le soutien et l’attention d’autrui, dans un climat de confiance, d’écoute et de bienveillance ; quand le collectif ne prend pas suffisamment soin de nous et que l’on doit se débrouiller seul. Sans destinataire de secours, il n’a pas la possibilité d’échanger avec ses pairs pour dire simplement qu’on est à bout, qu’on n’y arrive pas ou plus, pour trouver ensemble des solutions, pour débloquer des situations ; quand on se retrouve confronté à des dilemmes de travail, à des conflits de critères ou de valeurs qu’il faut savoir arbitrer seul, en ayant l’impression persistante de jamais avoir fait le bon choix ou de ne pas assumer pleinement la décision. Cette solitude désolante peut aussi apparaître quand l’organisation se sert des technologies pour mettre en concurrence les salariés et casser les collectifs existants. Le « vivre ensemble » fait alors place au « chacun pour soi ». Par exemple, le management va décider d’utiliser les indicateurs fournis par les systèmes techniques pour susciter de l’émulation entre les salariés. Or, ces évaluations personnalisées poussent plutôt les individus à se comparer, se confronter et à finalement s’affronter entre concurrents (et non plus collègues) au risque de mettre en péril les relations d’entraide et de confiance, pourtant si essentielles à la cohésion sociale dans l’activité. L’autre devient alors un adversaire dont je dois me protéger et vis-à-vis duquel je dois garder mes distances. Cette concurrence avec l’autre peut aussi se doubler d’une compétition avec soi-même quand je cherche à maintenir un niveau d’excellence dans l’activité ; en cherchant à réaliser ou à dépasser chaque jour mes scores de performance. Ce surinvestissement finit par être oppressant et délétère. 2.3 Nomadisme versus sédentarité au travail 2.3.1 L’essor du nomadisme professionnel et la dilution des frontières de travail Les outils numériques ont facilité, voire précipité de nouvelles formes d’organisation du travail et ont ouvert vers un travail sans frontière (Allvin et al., 2013), en particulier le nomadisme professionnel. Si certains salariés exercent une activité de leur domicile (home-office, télétravail ; Vayre, 2019), d’autres s’inscrivent plutôt dans une activité de type nomade en alternant différents lieux de travail (clientèle, hôtel, transport, tiers lieux comme les espaces de coworking, etc.) et différents horaires : une partie du travail étant réalisée en temps masqué ou dans des espaces interstitiels (lors les transports ou des temps d’attente) (Lutumba, Bobillier Chaumon et Miossec, 2020 ; Vacherand-Revel, 2017). Ces salariés se trouvent ainsi plongés plus ou moins volontairement dans des lieux qui ont chacun leurs exigences propres et qui réclament des pratiques et des usages particuliers. Les sollicitations numériques obligent le salarié à improviser ses activités professionnelles dans des situations qu’il ne contrôle pas toujours et qui ne se prêtent pas forcément à la tâche à réaliser avec le système technique. Le cas de l’activité nomade des cadres : quand le salarié doit gérer des environnements socio-professionnels hétérogènes Lors de la recherche menée pour l’APEC sur le travail médiatisé des cadres (Bobillier Chaumon, 2012), nous avons pu voir comment des cadres nomades devaient, par exemple, gérer l’appel d’un client en voiture, faire le compte rendu d’une réunion dans le train, entamer des audioconférences avec leurs collaborateurs dans des lieux les plus improbables (brasserie bondée et bruyante), mener une visioconférence par Skype dans des espaces de travail partagés, ou encore faire des apartés virtuels en réunion physique via WhatsApp afin de s’accorder sur une stratégie discrète entre collègues. Dans ces environnements hétérogènes, ces cadres qualifiés de « glocalisés » (pour la composante à la fois locale et globale de leur activité) doivent être en mesure de basculer très rapidement entre différentes modalités de communication (orales, écrites, visuelles.) et d’interaction (synchrone/asynchrone ; individuelle/collective ; en présentiel/distanciel). Ils se retrouvent plongés dans des univers technologiques qui ont chacun leurs exigences propres et qui réclament des pratiques et des usages particuliers. Ils doivent aussi être capables de s’ajuster à des contextes physiques particuliers, de faire abstraction de la situation environnante, de pouvoir se projeter alternativement dans des situations d’interaction virtuelle et multisites. Des efforts en matière d’écoute, de concentration, d’attention (à la fois flottante, focalisée et dispersée), mais aussi de confidentialité et d’autocontrôle sont alors exigés. Dans ces pratiques nomades, les différents rôles et contextes de travail s’interpénètrent alors les uns dans les autres et cela peut créer des conflits de rôle et de valeurs (Marks et MacDermid, 1996). Concrètement, l’individu peut être psychologiquement et/ou comportementalement engagé dans un domaine/une situation, mais physiquement et temporellement présent dans un autre domaine. Il faut alors redoubler d’attention et de concentration pour parvenir à mener une activité dans un environnement peu approprié et potentiellement perturbateur. Le cas des robots de téléprésence : quand la technologie requiert des ajustements locaux et distants entre acteurs Les robots de téléprésence (Furnon, 2018) ont pour vacation de représenter physiquement l’utilisateur dans des activités auxquelles ce dernier ne peut participer ; comme des réunions (cf. illustration 4.1) ou des cours (cf. illustration 4.2) Dirigés à distance, ils suppléent l’absence de la personne qui peut commander le robot depuis un autre lieu. Ainsi, un enfant alité pour raison médicale peut malgré tout être associé aux différentes activités qui rythment la vie scolaire : les cours, les pauses et récréations, le travail en groupe… Dans cette activité médiatisée et distante, l’utilisateur se trouve partagé entre divers systèmes d’activité (scolaire versus domicile ; collectif versus individuel ; actif versus passif) qui réclament chacun des conduites sociales et des attitudes différentes. Même chose pour les acteurs en présentiel (enseignants, élèves…) qui vont faire l’effort de s’accorder avec l’avatar robotisé pour développer des compromis d’action en situation. Si le nomadisme est une des caractéristiques du travail moderne, que la technologie a sans nul doute contribué à accentuer et accélérer, la sédentarité est paradoxalement une autre facette de ces situations digitalisées. 2.3.2 Sédentarité professionnelle Dans la plupart des secteurs d’activité, les salariés effectuent la plus grande partie de leur travail, sinon la totalité, assis et rivés à leur ordinateur (tâches de production, interactions, suivis de formation, réunions…). Même les moments de détente et de pauses sociales ne se font plus devant la machine à café, mais devant son écran, en surfant sur les réseaux sociaux. Avec le travail hybride, cette sédentarité ne s’observe plus seulement dans l’entreprise, mais se déploie aussi au domicile avec le télétravail. La durée de travail sur écran tend à s’intensifier par l’absence de distractions liées à la vie en entreprise (sollicitations de collègues, réunions impromptues, pause dînatoire…) (Montreuil et Lippel, 2003). Or la sédentarité a un coût sanitaire majeur. Selon les études épidémiologiques (Debrosses, 2019), l’immobilisme serait à l’origine de troubles organiques et physiques majeurs (cf. figure 4.1) et causerait une mortalité supérieure à celle liée à la consommation de cigarettes (Wen et Wu, 2012). Une étude de l’American Cancer Society indiquait ainsi que le taux de mortalité d’une personne assise plus de 6 heures par jour est de 20 % plus élevé que celui d’une personne assise seulement 3 heures par jour (Patel et al., 2010). 2.4 Distanciation de l’activité versus proximité du travail Une dernière contradiction naît de la tension existante entre ce qui relève d’une distanciation au travail d’une part, et de la très/trop grande proximité, voire promiscuité avec ce dernier d’autre part. Le travail n’a jamais été aussi éloigné et proche de nous à la fois. 2.4.1 Distanciation du professionnel à l’objet de son travail La multiplication des interfaçages entre l’homme et son travail s’accompagne paradoxalement d’un éloignement entre l’homme et l’objet de son activité (Dodier, 1995). Le professionnel n’agit plus directement sur le produit de son travail (produit à transformer, service à délivrer) ou n’interagit plus avec la personne à accompagner (client à satisfaire), mais passe par un intermédiaire technique (mail, outil collaboratif ou robotisé) qui va agir en son nom. Or, comme on a déjà eu l’occasion de l’évoquer à plusieurs reprises, l’usage même de cet artefact technique réclame des façons différentes de penser et de se représenter le travail et implique par conséquent d’autres manières de s’organiser et de collaborer dans le travail. Ce travail dématérialisé devient également plus abstrait et moins tangible, car représenté par des indices et des supports digitaux : courbes, signaux, valeurs, symboles, codifications, virtualisation… Le professionnel doit alors se baser sur de nouveaux indices de l’activité pour comprendre les process en cours et ajuster ses interventions en conséquence. Ainsi, l’ouvrier d’un atelier de fabrication n’apprécie plus la qualité d’une pièce usinée à partir de l’odeur, de la couleur ou de la grosseur des copeaux de ferraille qui s’échappent de sa machine-outil. C’est l’interface de commande numérique qui lui fournit des informations codifiées sur le bon déroulement du processus de fabrication, qu’il aura à interpréter. De même le chirurgien n’a plus de contacts physiques avec son patient, mais passe par un ensemble de médiateurs pour opérer : représentation virtuelle et 3D de l’intérieur du corps, manipulation des scalpels par les bras robotisés et retours sensitifs haptiques. Quant au conseiller clientèle, il doit décoder l’implicite d’une demande de prêt dans les mails qu’il reçoit. Alors qu’auparavant, il pouvait jauger le client et juger de l’opportunité de sa requête dans le cadre d’interactions plus personnalisées et incarnées. Dans cette activité médiatisée par les technologies, les repères de travail ne sont donc plus sensoriels (liés à une perception visuelle, sonore ou même olfactive de l’activité en transformation), ni mêmes physiques (basés sur le touché, la sensibilité, l’engagement corporel dans la tâche), ils se virtualisent et se dématérialisent sous la forme d’artifices. En étant éloigné de son objet de travail, le sujet perd progressivement la connaissance intime du produit de son activité : ses spécificités, ses propriétés, ses réactions… La perte des sens au travail peut alors s’accompagner d’une perte du sens (Baudin, 2017) parce que l’individu n’a plus la possibilité d’apprécier et de ressentir ce qu’il crée et compose, ce sur quoi il agit et ce à quoi il contribue au final par ses actes de travail. C’est justement parce que l’activité est toujours dirigée – vers son objet (ce qui est à faire) et vers autrui (les destinataires de l’action : le client, le partenaire le responsable…) – qu’elle trouve tout son sens : au sens littéral (direction et finalité de l’action) comme au sens figuré (sa signification, sa reconnaissance). Mais quel sens prend cette activité quand son objet et ses destinataires se dissipent et s’éclipsent ? Quand on ne sait pas pour qui ou pour quoi on travaille ? Quand on ne sait plus ni pour qui ni pour quoi on s’active ? Un autre exemple va nous être fourni par les transformations numériques qui touchent le monde de l’agriculture. Le cas de l’agriculture digitalisée : quand la technologie éloigne l’éleveur de ses bêtes Dans le secteur agricole, diverses technologies instrumentent l’activité des éleveurs et participent à la mise à distance du travail, comme l’a montré Dronne (2017). Des objets connectés sont ainsi affectés aux vaches afin de mieux évaluer leur état de santé (suivi des déplacements, de l’alimentation, de l’hydratation, des comportements grégaires). Des robots de traite s’occupent de recueillir le lait. Le professionnel n’a alors plus le même relationnel avec ses bêtes. S’il dispose de données numériques précises et précieuses pour évaluer en temps réel le bien-être de ses animaux, il s’en détache aussi progressivement, en étant moins au contact de son troupeau. Il perd un savoir-faire incarné de terrain qui lui permettait par exemple d’apprécier rapidement l’état de santé d’une vache par sa posture, son regard, son attitude vis-à-vis du reste du troupeau… Réciproquement, l’animal n’accepte plus la présence de l’agriculteur qui a été remplacé par le robot de traite. Comme ce cas le montre, l’éloignement entre l’homme et son objet de travail questionne aussi le maintien des compétences et du geste professionnel qui, lorsqu’ils ne sont plus entretenus, s’étiolent, se fragilisent et se dégradent (comme la perte du savoir-faire de terrain pour le diagnostic des animaux). Il en est de même avec le sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2007) qui conduit l’individu à douter de sa capacité à mener à bien son action ou à maîtriser la compétence déployée. Ainsi, que se passerait-il si un médecin qui a développé une pratique expérimentée de la chirurgie robotisée doit opérer manuellement avec les instruments chirurgicaux parce que le système technique tombe en panne ou que l’état du patient se dégrade subitement ? Aurait-il toujours la même confiance dans ses gestes, dans la précision de ces actions, dans la perception de ses sensations ? De même que si nous pensons bien connaître les règles grammaticales ou l’orthographe des mots, nous ne sommes plus aussi certains de leurs bonnes applications quand il s’agit d’écrire un courrier manuscrit, du fait que nous déléguons ces vérifications aux traitements de texte. Parallèlement, de nouvelles compétences et pratiques vont aussi se construire dans et par ces nouveaux environnements digitalisés de travail : comme des gestes chirurgicaux plus précis, des représentations plus fines des organes, de nouvelles pratiques opératoires déployées… Il convient alors de s’assurer, avec les gens du métier, si ces aptitudes sont de meilleure qualité et si elles se révèlent plus efficaces et efficientes que celles exercées dans les cadres plus traditionnels. 2.4.2 Une plus grande promiscuité avec le travail Cette distanciation physique et sensorielle à l’objet de l’activité s’accompagne paradoxalement d’une plus grande promiscuité avec le travail. En effet, celui-ci n’a jamais été aussi présent, pressant et oppressant avec l’usage des technologies. Les clients, les collègues, le responsable, l’organisation du travail deviennent omniprésents et le travail déborde de la sphère professionnelle pour envahir les zones domestiques et personnelles (El-Wafi, Brangier et Zaddem, 2017). Les technologies contribuent en partie à ce phénomène de dilution des frontières en raison même de l’hybridation des usages auxquels elles conduisent. En effet, ce sont souvent les mêmes outils qui sont utilisés dans la vie privée et professionnelle (ordinateur portable, smartphone, logiciels, messagerie…). Nous les qualifions d’objets- frontière, car ils mélangent à la fois des usages professionnels et personnels, propices au débordement du travail dans la sphère privée. Ils peuvent cependant aussi devenir des « gardes- frontières » quand des technologies bien spécifiques (adresses mail, messagerie, téléphones portables…) sont utilisées pour des contextes et des usages bien séparés. Le cas de cadres débordés : quand le travail s’invite à la maison et crée des tensions socio-domestiques Des études réalisées auprès de managers (Bobillier Chaumon et al., 2018) ont révélé que les premiers usages du smartphone à finalités professionnelles débutaient en moyenne 2 h 25 avant le début de la journée « officielle » de travail (qui est aux alentours de 9 h 00) et se terminaient près de 4 h 44 après la fin du travail (soit, aux environs de 23 h 45). Ce qui représente une quantité de travail supplémentaire moyenne de 1 h 20 par jour (soit 30 heures par mois) contre 4 minutes, pour des usages personnels dans l’entreprise. L’articulation de ses sphères socio-domestiques et la gestion de ces débordements restent problématiques et anxiogènes pour ces salariés qui doivent se justifier tant auprès de leur famille (en cas de connexion aux outils numériques) que de leur entreprise (lors de la déconnexion) : « Ce n’était pas du tout l’endroit pour le faire ni le moment […] [à ce moment de la consultation du mail, ce cadre est chez lui et déjeune avec sa famille]. C’est pour ça que je trouve ça super stressant. Tout à fait exigeant : ben oui, parce que j’avais des réponses à rédiger ; tout à fait importantes, parce qu’il y avait de l’important dans le lot [d’un projet en cours]. Et perturbant, parce que j’étais en train de déjeuner en famille », indique ainsi cette cadre commerciale de 30 ans. Les messages intempestifs, les sollicitations numériques, les alertes surgissent ainsi à tout moment et en tout lieu favorisant la porosité des espaces personnels et professionnels. Sans stratégies de régulation1, les débordements entre sphères peuvent porter atteinte à la santé des salariés : avec des risques de surconnexion (Morand et al., 2019), de télépression (Dose, Desrumaux et Rekik, 2019) ou encore de technostress (Valenduc, 2017, Castillo, 2022) : Les nouveaux risques du travail La surconnexion est une connexion numérique vécue subjectivement comme trop astreignante, c’est-à-dire que l’usage de l’outil génère un coût psychique, cognitif et social important pour l’individu, tant dans les sphères professionnelles et personnelles. Ce vécu subjectif peut varier en fonction de l’activité, du contexte et des ressources disponibles (individuelles, collectives, organisationnelles). À ne pas confondre avec l’hyper-connexion qui est l’accumulation quantitative d’outils et de connexions numériques, sans incidences sur la santé de l’individu. La télépression au travail (workplace telepressure) se définit comme « le fait de penser aux messages issus des TIC suscitant chez le sujet une pression ou une envie irrépressible d’y répondre. » (Barber et Santuzzi, 2015, p. 173). Les deux composantes de ce concept – la préoccupation et la forte envie de répondre – renvoient justement à l’état mental de l’utilisateur. La télépression est focalisée sur le maintien de relations sociales au travail grâce à une communication électronique. Le technostress désigne « l’augmentation de la charge psychosociale liée au travail, à partir du moment où les potentialités offertes par les nouveaux outils digitaux se transforment en pression sur le travailleur, au niveau des attentes explicites ou implicites de son employeur ou de ses collègues, des attentes ou exigences des clients, à cause de problèmes de connectivité qui perturbent le travail ou encore sous la forme d’une dépendance à l’égard des outils digitaux, particulièrement les outils mobiles comme les smartphones et les tablettes » (Valenduc, 2017). Ce stress lié à l’usage des outils numériques serait provoqué par certains facteurs (Castillo, 2022) dont : la techno-surcharge (la profusion d’informations disponibles – densité et intensité des données) ; la techno-invasion (la connexion à outrance) ; la techno-dépendance (la dépendance à l’usage des technologies) ; la techno-complexité (la difficulté dans l’usage) ; l’insécurité technologique (le sentiment de menace ou de manque de confiance dans la technologie) ; l’incertitude technologique (la peur d’être dépassé par la technologie). Les conséquences de ces diverses formes de surconnexion peuvent être une fatigue généralisée et chronique, une attitude apathique ou cynique, des troubles de la concentration, des tensions musculaires et autres douleurs physiques, ainsi que l’épuisement professionnel (Valenduc, 2017). Le technostress peut aussi entraîner des troubles neurologiques de déficit de l’attention qui rendent les travailleurs incapables de gérer correctement leurs priorités et leur temps et qui génèrent des sentiments de panique ou de culpabilité. Pour autant, la connexion hors travail (cas d’une hybridation choisie) peut se révéler bénéfique si l’outil permet de réguler, dans ces temps interstitiels (« zone crise » entre la maison et l’entreprise : quand on se retrouve dans les transports, salle d’attente, etc.) un ensemble de tâches perçues comme accessoires ou marginales, mais qui restent toutefois très chronophages dans le quotidien : comme la gestion des courriels, la mise à jour de l’agenda, les comptes rendus d’activité, les reportings… Cette activité de régulation dans ces « temps de latence » permet de dégager des marges de manœuvre supplémentaires au bureau afin de se consacrer à des occupations considérées comme plus en rapport avec le cœur du métier. Cela permet aussi de reprendre le contrôle sur une activité qui échappe au professionnel. Autrement dit, pour arriver à retrouver du sens dans ce qu’ils considèrent comme leur « vrai » travail, les professionnels sont amenés à réinvestir le hors travail, via la connexion aux outils.

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