Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique PDF

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Cet article de Raymond Boudon examine la théorie du choix rationnel et l'individualisme méthodologique en sociologie. Il aborde les postulats clés de cette approche et explore son histoire, en mettant l'accent sur le rôle des motivations individuelles dans les phénomènes sociaux.

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THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? Raymond Boudon...

THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? Raymond Boudon La Découverte | « Revue du MAUSS » 2004/2 no 24 | pages 281 à 309 ISSN 1247-4819 ISBN 2707144630 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2004-2-page-281.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. 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THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE* ? par Raymond Boudon L’INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE La théorie du choix rationnel (TCR) étant une variante de l’« indivi- dualisme méthodologique » (IM), on précisera d’abord la signification de cette notion. Elle désigne un paradigme, c’est-à-dire une conception d’en- semble des sciences sociales, qui se définit par trois postulats. Le premier pose que tout phénomène social résulte de la combinaison d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles (P1 : postulat de l’individualisme). Il s’ensuit qu’un moment essentiel de toute analyse sociologique consiste © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) à « comprendre » le pourquoi des actions, des croyances ou des attitudes individuelles responsables du phénomène qu’on cherche à expliquer. Selon le deuxième postulat, « comprendre » les actions, croyances et attitudes de l’acteur individuel, c’est en reconstruire le sens qu’elles ont pour lui, ce qui – en principe du moins – est toujours possible (P2 : postulat de la com- préhension). Quant au troisième postulat, il pose que l’acteur adhère à une croyance ou entreprend une action parce qu’elle fait sens pour lui, en d’autres termes, que la cause principale des actions, croyances, etc., du sujet réside dans le sens qu’il leur donne, plus précisément dans les raisons qu’il a de les adopter (P3 : postulat de la rationalité). Ce dernier postulat exclut par exemple, qu’on explique les croyances magiques par la « mentalité primi- tive », la « pensée sauvage » ou la « violence symbolique », ces notions faisant appel à des mécanismes opérant à l’insu du sujet, à l’instar des pro- cessus chimiques dont il est le siège. Il n’implique pas cependant que le sujet soit clairement conscient du sens de ses actions et de ses croyances. On reviendra plus loin sur ce point délicat. Il n’implique pas non plus que * Texte paru dans la revue Sociologie et société, 39, 1, 2002 [p. 9-34]. Cet article a été suivi d’une discussion [cf. « La troisième voie », ibid., p. 147-153]. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 282 282 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? les raisons des acteurs ne dépendent pas de causes, telles que les ressources cognitives de l’acteur ou d’autres variables caractéristiques de sa situation, au sens large de ce terme, et du contexte dans lequel il se trouve. HISTORIQUE DE L’IM Si le paradigme de l’IM est courant dans les analyses sociologiques les plus anciennes, c’est seulement à la fin du XIXe siècle qu’il est identifié. Pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui IM, l’économiste autri- chien C. Menger [1871, 1883] emploie l’expression d’« atomisme », bien malencontreuse, car semblant ignorer que les individus sont insérés dans un contexte d’institutions, de règles, de traditions, qu’ils ont des ressources, des dispositions, des capacités sociales et cognitives variables. L’expression d’« individualisme méthodologique » proposée à l’origine par Schumpeter sur la base d’une indication de Max Weber, ne comporte pas ces connota- tions. C’est sans doute pourquoi elle s’est imposée. L’IM étant apparu dans le contexte des discussions théoriques et métho- dologiques entre économistes, ces derniers associent généralement aux pos- tulats de l’IM, à la suite de C. Menger, le postulat selon lequel les actions individuelles obéiraient à des motivations utilitaristes. L’IM se trouve alors conjugué avec la tradition benthamienne, selon laquelle l’individu agit sous l’empire d’un « calcul des plaisirs et des peines » ou, dans un langage plus © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) moderne, d’un « calcul coûts-avantages » ou « calcul coût-bénéfice » (CCB). Mais une telle conjugaison entre l’IM et l’utilitarisme n’a rien de néces- saire. L’IM n’implique en aucune façon par lui-même une représentation du comportement, des attitudes ou des croyances les faisant dériver d’un CCB. Ce point a été vu avec une parfaite clarté par les sociologues se recom- mandant de l’IM, notamment par Max Weber. LE JEU DES RESTRICTIONS POSSIBLES DE L’IM Les sciences sociales utilisent ainsi diverses déclinaisons de l’IM. Pour ne prendre en compte que les principales : certains sociologues s’en tiennent aux postulats fondamentaux P1, P2 et P3. Pour Tocqueville, pour Weber et pour de nombreux auteurs contemporains, les acteurs font ce qu’ils font ou croient ce qu’ils croient parce qu’ils ont des raisons de faire ce qu’ils font ou de croire ce qu’ils croient, mais ils admettent que ces raisons sont de nature diverse selon les circonstances et qu’il est impossible de les réduire à un type unique. D’autres ajoutent la restriction que le sens de l’action pour l’acteur réside toujours pour lui dans les conséquences de ses actions (P4 : postulat conséquentialiste). On peut qualifier cette version de l’IM RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 283 THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? 283 de conséquentialiste ou d’instrumentaliste. D’autres admettent de surcroît que, parmi les conséquences de son action, les seules qui intéressent l’ac- teur sont celles qui le concernent personnellement (P5 : postulat de l’égoïsme). Plus restrictivement encore, on peut admettre que toute action comporte un coût et un bénéfice et que l’acteur se décide toujours pour la ligne d’ac- tion qui maximise la différence entre les deux (P6 : postulat du CCB). C’est la version de l’IM à laquelle s’arrêtent généralement les économistes et, à leur suite, les sociologues se recommandant de la TCR. Ce modèle ne com- porte toutefois aucune restriction sur le contenu des intérêts et des préfé- rences du sujet. Il le suppose donné et par suite extérieur au domaine de l’explanandum. On peut donc encore introduire des restrictions sur ce point et admettre par exemple, comme les sociologues d’inspiration nietzschéenne et/ou marxienne, que le sujet est tenaillé par la volonté de puissance (P7) et/ou qu’il est avant tout concerné par ses intérêts de classe (P8). Les modèles instrumentalistes (postulats P1 à P4) doivent leur succès, d’abord à ce qu’ils proposent une théorie simple du comportement, des croyances et des attitudes. Ils sont de plus porteurs d’une promesse de théo- rie générale. Les fonctionnalistes, qui retiennent le modèle instrumenta- liste dans sa forme non restreinte (postulats P1 à P4) ont présenté leur approche comme générale. G. Becker avance que la TCR (postu- lats P1 à P6) est la seule théorie capable d’unifier les sciences sociales. Bien avant lui, des moralistes français classiques, comme La Rochefoucauld, avaient annoncé la TCR en proposant d’ériger l’amour-propre en théorie © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) générale1. Les sociologues d’inspiration marxiste et/ou nietzschéenne pré- sentent de même leur modèle préféré (postulats P1 à P6 + P7 et/ou P8) comme de validité générale. La popularité des modèles instrumentalistes provient aussi de ce qu’ils sont porteurs d’un effet de démythification. Max Scheler avance à juste titre que l’utilitarisme (i.e. la tradition de pensée issue de Bentham) doit son influence à ce qu’il met à jour le « pharisaïsme » des relations sociales. Cela est tout aussi vrai des modèles tirant leur inspiration de Marx ou de Nietzsche. De plus, comme ils jettent soupçon et discrédit sur les interprétations du sens commun, les modèles instrumentalistes passent faci- lement pour « profonds », comme capables de mettre en lumière les « choses cachées » derrière les « apparences ». Mais l’influence de ces modèles ne résulte pas seulement de considé- rations extrascientifiques. S’agissant de la TCR, une dimension essentielle de son attrait a été bien mise en évidence par J. Coleman : « La rai- son pour laquelle, écrit-il, l’action rationnelle a une force de séduction particulière en tant que base théorique est qu’il s’agit d’une conception de l’action qui rend inutile toute question supplémentaire. » Auparavant, Hollis 1. Boudon et Cherkaoui. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 284 284 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? avait exprimé la même idée en des termes voisins : « Rational action is its own explanation2. » Dans ces deux citations, l’expression « action rationnelle » désigne l’action guidée par le CCB. Il est vrai que, dès lors qu’on a expliqué que le sujet X a fait Y plutôt que Y’parce qu’il lui parais- sait plus avantageux du point de vue de ses objectifs de faire Y, l’explica- tion est complète. Même si la biologie était capable de décrire les phénomènes électriques et chimiques qui accompagnent un processus de décision, cela n’ajouterait rien à l’explication. On ne voit guère quelle objection sérieuse on pourrait opposer à l’idée que la TCR est capable de proposer des explications de caractère « défini- tif » ou, comme on peut encore dire, « sans boîte noire ». En revanche, on peut et l’on doit se demander s’il faut suivre ses partisans lorsqu’ils décla- rent la considérer comme générale et comme la seule théorie capable de produire des explications « définitives ». Une autre raison de l’attrait de la TCR réside dans le fait que le postu- lat du CCB la rend accessible au formalisme mathématique. Mais ce pos- tulat n’est pas une condition nécessaire de la mathématisation. Il permet de reprendre le formalisme mathématique de l’économie, mais des modèles échappant à la TCR peuvent aussi être exprimés mathématiquement. D’autre part, la mathématique n’est qu’un langage et la mathématisation d’une théorie ne préjuge évidemment en rien de sa validité. J. Coleman , qui a joué un rôle éminent dans la diffusion de la TCR en dehors de l’économie, ne s’y est converti que tardivement, en par- © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) tie sans doute parce qu’il pensait qu’elle permettrait d’opposer une alter- native à la sociologie de caractère plus descriptif qu’explicatif et souvent plus démagogique que scientifique qui fit irruption sur le marché des idées dans les années soixante3. Max Weber avait prêté les mêmes vertus à l’IM : il lui paraissait pou- voir préserver l’avenir de la sociologie en proposant une alternative effi- cace aux pseudo-explications de caractère holiste qui imprégnaient la sociologie de son temps. Il déclare en effet : « Si je suis devenu socio- logue, c’est essentiellement pour mettre fin à cette industrie (Betrieb) à base de concepts collectifs dont le spectre rôde toujours parmi nous. En d’autres termes, la sociologie ne peut, elle aussi, que partir de l’action de l’individu, qu’il soit isolé, en groupe ou en masse; bref : elle doit être conduite selon une méthode strictement “individualiste4”. » Inutile de dire que l’entreprise 2. Cité par Goldthorpe. 3. Je m’appuie ici sur des conversations que j’ai eues avec lui. Pour ma part, j’ai pris conscience de l’importance de l’IM vers la fin des années soixante, dans le fil de mes recherches en matière de sociologie judiciaire et de sociologie de l’éducation. 4. Lettre à R. Liefmann, 9 mars 1920, citée par Mommsen : « […] Wenn ich nun jetzt einmal Soziologe geworden bin […], dann wesentlich deshalb, um dem immer noch spukenden Betrieb, der mit Kollektivbegriffen arbeitet, ein Ende zu machen. Mit anderen ¤ RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 285 THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? 285 à base de concepts collectifs que Weber stigmatise dans ce texte se pro- longe bien après lui, comme l’indique un texte classique de Bourricaud sur les sociologies structuralistes. La sociologie holiste que Weber repousse ici sur le ton du mépris (« dem immer noch spukenden Betrieb ») est celle qui prétend pouvoir rayer la subjectivité de l’acteur social ou être autorisée à émettre à son propos des propositions incontrôlées, au nom d’une conception naïve de la science. Pour Weber, on ne peut au contraire négliger l’évidence selon laquelle les causes réelles des phénomènes sociaux ont leur siège dans les acteurs individuels, leurs actions, choix, décisions, motivations, attitudes et croyances. La bonne explication d’un phénomène social est donc celle qui le ramène à ses causes individuelles, lesquelles doivent être établies par des procédures scientifiques dûment contrôlées. Bien entendu, les acteurs individuels sont socialement situés : les ressources matérielles et cognitives, les intérêts, etc., d’un fonctionnaire ne sont pas ceux d’un paysan. Un point mérite enfin d’être relevé : la TCR est beaucoup plus influente en Angleterre et aux États-Unis qu’en France ou en Allemagne. Cela est dû en particulier à l’influence diffuse de la philosophie benthamienne dans les sociétés anglo-saxonnes. Cette influence se décèle par exemple, dans la législation. Ainsi, la loi britannique actuelle traite l’embryon humain comme un sujet de droit à partir de 14 jours, pour la raison que c’est le moment où s’esquissent son système nerveux et par suite sa capacité de ressentir des plaisirs et des peines5. On a peine à imaginer que des lois © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) allemandes ou françaises puissent être fondées sur des principes aussi lit- téralement benthamiens. L’IMPORTANCE DE LA TCR L’une des raisons essentielles de l’attrait de la TCR est, on l’a dit, qu’elle fournit des explications dépourvues de boîtes noires : ne débouchant pas sur des questions additionnelles. Je prendrai pour illustrer ce point un exemple de Tocqueville. Tocqueville n’épousait évidemment en aucune façon la métaphysique de Bentham. Bien qu’il ait étudié de près les physiocrates et les économistes libéraux, il n’était pas économiste. Il est pour ces raisons intéressant de lui emprunter une brillante théorie, qui met en jeu la TCR à une époque où elle ¤ Worten : auch Soziologie kann nur durch Ausgehen vom Handeln des oder der, weniger oder vieler Einzelnen, strikt “individualistisch” in der Methode also, betrieben werden. » « La sociologie, elle aussi… » : Weber songe ici à l’économie, comme le montre le contexte. 5. C’est sur cette base métaphysique qu’est fondée la proposition faite au cours de l’été 2000 par le gouvernement Blair d’autoriser la recherche scientifique sur l’embryon dans les deux premières semaines. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 286 286 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? n’est ni officialisée ni même identifiée. Cet exemple a l’intérêt de souli- gner que, s’agissant de certains phénomènes sociaux, la TCR apparaît immé- diatement comme un modèle pertinent. Tocqueville s’interroge dans l’Ancien Régime sur une différence macroscopique entre la France et l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Bien que les physiocrates soient alors fort influents, l’agriculture française stagne en raison de l’absentéisme très important des propriétaires fonciers. Dans le même temps, l’agriculture anglaise se modernise rapidement. Cet absen- téisme est un effet de la « centralisation administrative ». Elle fait que les charges royales sont plus nombreuses et par suite plus accessibles en France qu’en Angleterre, mais aussi que ces charges confèrent à leurs titulaires un pouvoir, une influence et un prestige particuliers, puisqu’elles les érigent en instruments d’un État tout-puissant. En Angleterre, les charges officielles sont moins nombreuses; de surcroît, le pouvoir local étant beaucoup plus indépendant du pouvoir central qu’en France, la vie locale offre toutes sortes d’opportunités aux ambitieux. Un gentleman-farmer entreprenant qui a réussi à s’attirer la reconnaissance de la population peut convoiter des fonc- tions locales; et, s’il se donne le projet de se faire élire à Westminster, il doit ne pas décevoir ses mandants. Il est donc beaucoup moins incité à quit- ter ses terres pour aller à la capitale servir le roi que ne l’est son homo- logue français, et quand il se donne des ambitions nationales, il conserve des attaches et une action locales. Les propriétaires fonciers de Tocqueville sont donc dans une situation © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) qui les invite à décider en toute autonomie de ce qu’ils jugent être de leur intérêt, et à raisonner en termes de CCB; les informations nécessaires à la prise de décision leur sont en effet facilement accessibles. Ils connaissent le coût et les avantages des options qui s’offrent à eux. Aussi Tocqueville prête-t-il instinctivement à ses acteurs une rationalité de type « benthamien » et utilise-t-il ici le modèle de type TCR défini par les postulats P1 à P6. On pourrait relever dans la littérature contemporaine maints exemples de même type. Ainsi, dans une étude de sociologie comparative, Root se demande pourquoi, au XVIIIe siècle, la politique économique favorise de façon chronique les producteurs de grains en Angleterre et les consomma- teurs de grains en France. Ici encore, il s’agit d’expliquer une différence macroscopique. L’explication de Root fait de cette asymétrie un autre effet de la centralisation administrative. Les consommateurs parisiens voient bien qu’en manifestant dans les rues de la capitale, ils peuvent exercer une pression efficace sur le pouvoir et obtenir des prix favorables à leurs inté- rêts. En revanche, une manifestation sous les fenêtres de Westminster n’au- rait guère eu de chances de succès, les députés des Communes étant des propriétaires fonciers, surtout soucieux de ne pas décevoir leurs électeurs de province, lesquels appartiennent pour la plupart, vu le caractère censi- taire du suffrage, aux mêmes catégories sociales qu’eux-mêmes. C’est RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 287 THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? 287 pourquoi les « journées » d’action sont fréquentes à Paris, mais rares à Londres. C’est pourquoi il est difficile de traduire en anglais le mot « jour- nées », au sens révolutionnaire du terme. C’est pourquoi aussi la politique économique anglaise favorise les producteurs de grains, tandis que la poli- tique française favorise les consommateurs. Root discerne ainsi une cause de la stagnation de l’agriculture française qui vient compléter celles que Tocqueville avait identifiées. Dans ce cas, l’axiomatique de la TCR apparaît de nouveau comme pertinente, car épousant les conditions d’information complète et d’auto- nomie décisionnelle dans lesquelles se meuvent les acteurs : rien ne s’oppose donc à ce qu’ils se déterminent sur la base d’un CCB. La TCR apparaît dans ces deux exemples comme d’une parfaite effi- cacité scientifique : les théories de Tocqueville et de Root expliquent des données comparatives énigmatiques en ne mobilisant que des proposi- tions psychologiques facilement acceptables et des propositions empiriques inattaquables. On notera aussi, à travers ces exemples, que l’IM n’a rien à voir avec un quelconque atomisme. Les acteurs sont au contraire traités comme situés dans des contextes caractérisés par des paramètres différents, en conséquence de l’inégal degré de centralisation administrative de la France et de l’Angleterre. Pour évoquer un exemple très différent, l’importance de la théorie poli- tique de Rousseau fournit un autre témoignage de l’efficacité de la TCR. En montrant que, si l’individu est dans l’incapacité d’exercer une contrainte © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) morale ou légale sur autrui, il risque de se retrouver dans des situations de « jeu de l’assurance », il a proposé une explication puissante des raisons pour lesquelles le citoyen tend à estimer légitime d’être soumis à des contraintes, dès lors que celles-ci lui apparaissent fonctionnelles : qu’elles représentent un garde-fou contre les effets pervers engendrés par ce type de situations. Le fait que le théorème de base du Discours sur l’origine de l’inégalité ou du Contrat puisse ainsi être retraduit dans le langage de la théorie des jeux démontre que Rousseau utilise instinctivement dans ces écrits la TCR, puisque la théorie des jeux est fondée sur les postulats de la TCR. Rousseau n’adhère bien sûr en aucune façon à une philosophie de carac- tère utilitariste, mais, comme Hobbes avant lui, ou A. Downs après lui, il a bien vu que la question fondamentale de la théorie politique – détermi- ner les conditions sous lesquelles des citoyens sont susceptibles d’accep- ter des contraintes politiques – n’est intéressante que si on suppose le citoyen égoïste, et devient au contraire triviale si on le suppose soucieux de l’inté- rêt général. Cette évocation de la théorie politique est l’occasion pour moi de pré- ciser un point d’histoire des sciences sociales : les succès obtenus dans les années cinquante-soixante par la TCR dans le domaine de la théorie poli- tique, aux États-Unis surtout, et auxquels sont associés notamment, outre RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 288 288 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? le nom de Downs, ceux de Buchanan, de Tullock ou encore d’Olson, ont sans doute beaucoup contribué à renforcer l’idée, qui prend corps dans les années qui suivent, qu’elle avait vocation à s’appliquer non à la seule éco- nomie, mais à l’ensemble des sciences sociales. Mais les applications de la TCR s’étendent bien au-delà des limites de la théorie politique. Parmi les classiques, Marx, Sombart et Simmel, Tarde ou même Durkheim6 ont proposé, à l’instar de Tocqueville, de nombreux exemples d’analyse utilisant la TCR, bien qu’aucun d’entre eux ne se recom- mande évidemment de cette théorie. Parmi les modernes, il suffit d’évo- quer par exemple, les travaux d’Oberschall , de Coleman , de Kuran , de Hardin , pour mesurer l’apport de la TCR. Tous ces auteurs ont, en utilisant la TCR, expliqué avec succès des phénomènes énigmatiques relevant de la sociologie des mouvements sociaux, de la cri- minalité, de l’opinion publique ou de l’État. Sur à peu près aucun des grands chapitres de la sociologie, un enseignement sérieux ne peut ignorer les apports de la TCR. LA TCR : UNE THÉORIE GÉNÉRALE ? Mais, aussi indispensable que soit la TCR s’agissant d’expliquer cer- tains phénomènes, elle se révèle impuissante à en expliquer beaucoup d’autres. On peut même dresser une liste imposante de phénomènes sociaux © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) devant lesquels elle bute. Le paradoxe du vote Les discussions relatives au « paradoxe du vote » témoignent des apo- ries auxquelles conduisent, sur certains sujets, la TCR (P1 à P6) et plus généralement les modèles conséquentialistes (P1 à P4). Si on prend le consé- quentialisme au sérieux, nous dit ce « paradoxe », on ne comprend pas pour- quoi les gens votent : puisque mon vote n’a qu’une chance pratiquement nulle d’influencer le résultat d’une consultation populaire, pourquoi vote- rais-je, plutôt que de me consacrer à des activités plus efficaces ou plus intéressantes? Pourtant, les gens votent. Le « paradoxe du vote » a fini par prendre le statut d’une pierre d’achoppement pour la TCR : c’est pourquoi il a donné naissance à une littérature considérable. Il est impossible de présenter cette littérature dans son détail. Mais on peut repérer quelques types principaux de réponse au « paradoxe du vote ». Ainsi, dans un article pionnier, Ferejohn et Fiorina ont proposé une solution qui évoque le pari de Pascal : même si mon vote a fort peu de 6. Boudon [1998-2000]. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 289 THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? 289 chances d’être décisif, j’aurais des regrets si grands, s’il s’avérait l’être, que je vote par précaution, d’autant plus facilement que les « coûts » du vote sont faibles. Le vote devrait donc être analysé comme une assurance peu onéreuse contractée par le sujet pour couvrir des risques très impro- bables, mais aux enjeux considérables. On repère effectivement dans la vie courante des risques dont la nature est telle qu’ils incitent l’individu à une réponse de type « pari de Pascal ». Les incendies étant rares, le coût pour l’individu de l’assurance-incendie est faible, mais l’enjeu considérable. On a bien ici une structure « de pari de Pascal » : coût faible de l’assurance, regrets intenses si l’assurance n’a pas été contractée et si l’accident survient. C’est pourquoi l’assurance contre l’incendie n’est généralement pas obligatoire. On peut observer à titre de comparaison que d’autres situations de risque échappent à cette figure : le coût de l’assurance-automobile est tel qu’il faut contraindre le public à la contracter. La difficulté de l’explication proposée par Ferejohn et Fiorina est tou- tefois que, dans le cas du vote, le risque d’être exposé à des regrets est inexistant, puisque (dans le type d’élections qu’ils considèrent) la proba- bilité pour qu’une voix quelconque soit décisive est pratiquement nulle. Or un nombre considérable de gens votent, même dans les élections où les enjeux paraissent faibles. L’explication de Ferejohn et Fiorina est donc brillante, mais peu convaincante. D’ailleurs, si l’argument du « pari de Pascal » est susceptible d’ébranler le libertin, personne n’a sérieusement © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) soutenu qu’il puisse expliquer le phénomène de la croyance en Dieu. En d’autres termes, on ne peut expliquer ni le vote ni la croyance en Dieu par les regrets éventuels que risquent d’entraîner l’abstention ou l’incrédulité. En dépit de son originalité, le modèle développé par L. Lévy-Garboua appartient au même type que le modèle de Ferejohn et Fiorina et se heurte aux mêmes objections7. Pour simplifier, il retient les éléments de la déli- bération dans la décision : il part de l’hypothèse que le sujet pondère son choix dominant (« pourquoi voter puisque l’effet est quasi certainement nul? ») par une prise en compte des coûts encourus en écartant les autres choix possibles. Tous ces modèles jouent sur le caractère déconcertant, bien repéré par Pascal, de la proposition mathématique : ∑ x ∞ = ∞ (∑ > 0). Il suffit donc que la probabilité de l’existence de Dieu ou la probabilité pour que mon vote ait un effet sur le résultat du scrutin ne soient pas strictement nulles pour que le « pari de Pascal » ait un sens. Tel est en gros le ressort logique sous-jacent à ce premier type de solutions du « paradoxe du vote » : la probabilité pour que mon vote ait une influence, bien qu’infime, n’est jamais strictement nulle. 7. Lévy-Garboua et Blondel , Lévy-Garboua et Montmarquette. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 290 290 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? D’autres, comme Overbye , ont cherché à résoudre le « paradoxe du vote » en introduisant l’idée que l’abstention nuit à la réputation sociale de l’individu. Cette hypothèse permet effectivement d’expliquer de façon simple que les gens votent, tout en restant dans le cadre de la TCR et, plus généralement, de la rationalité conséquentialiste : il suffit de sup- poser que le coût de l’abstention en termes de réputation sociale est supé- rieur à celui du vote. Mais, outre qu’elle a un caractère ad hoc, elle est défectueuse par construction : pourquoi faut-il en effet que le public considère l’abstention d’un mauvais œil s’il est composé d’individus ration- nels (au sens conséquentialiste), qui sont censés voir qu’il est inutile de voter? La théorie en question est en d’autres termes contradictoire (sauf à introduire des hypothèses adventices). Schuessler est, lui aussi, soucieux d’expliquer le vote en restant dans le cadre de la TCR. Il part du postulat que l’électeur vote, malgré l’inutilité de son acte, parce que voter a pour lui un intérêt non pas instru- mental, mais expressif. Certains anthropologues, embarrassés par l’expli- cation des rituels magiques, objectivement inutiles, ont, de même, proposé de les expliquer en supposant qu’ils ont pour le « primitif » une valeur non pas instrumentale, mais expressive. L’explication se heurte dans les deux cas à plusieurs objections, la principale étant qu’elle est vigoureusement rejetée par les acteurs eux-mêmes. Il faut alors expliquer les raisons d’être de cette « fausse conscience ». Bien entendu, il n’est pas question de nier l’existence de comportements « expressifs ». Pareto en avait déjà reconnu © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) l’importance pour la sociologie, lorsqu’il évoquait le « besoin de manifester ses sentiments par des actes extérieurs ». Mais on ne peut se contenter de déclarer sans autre forme de procès qu’un comportement est de caractère expressif lorsque les acteurs refusent de le tenir pour tel. Autres paradoxes Bien d’autres phénomènes, tout aussi familiers que le vote, opposent à la TCR une résistance inébranlable. J’en évoquerai quelques-uns, de façon à faire sentir que ce sont des pans entiers de la réalité sociale dont on ne voit pas bien comment la TCR pourrait les expliquer. La corruption et le trafic d’influence ne nuisent guère au public tant qu’ils restent relativement modérés, comme dans les sociétés de l’Europe de l’Ouest ou de l’Amérique du Nord. Sans doute les effets de ces délits sont-ils supportés par le contribuable. Mais, pour le citoyen ordinaire, ce « coût » est assez faible pour lui être insensible, voire invisible. Bref, en ce qui le concerne, les conséquences sont objectivement négligeables et sub- jectivement inexistantes. Il est donc difficile de soutenir que la réaction négative qu’ils entraînent de sa part lui est essentiellement inspirée par les conséquences que ces comportements comportent pour lui. Pourtant, RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 291 THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? 291 corruption et trafic d’influence sont normalement jugés graves par le public. On le voit au fait que des gouvernements européens ont été naguère ren- versés parce qu’ils avaient donné le sentiment d’avoir lutté contre ces maux avec une détermination insuffisante. En outre, le rejet de la corruption et du trafic d’influence tend à être d’autant plus marqué que ces phénomènes sont non pas plus mais moins développés, alors que la TCR prédirait une corrélation de signe opposé. Bien d’autres phénomènes encore échappent à la juridiction de la TCR. Pour cette raison, ils sont identifiés, à l’instar du vote, comme des « para- doxes ». Cette qualification est le fait des tenants de la TCR : on le com- prend facilement, puisque les paradoxes en question ne sont tels que si l’on prête à la TCR une validité générale. Mais ces « paradoxes » sont si nombreux qu’ils invitent plutôt à prendre acte du fait que toutes sortes de phénomènes refusent obstinément de rentrer dans le cadre de la TCR. Parmi ces « paradoxes », ceux dits « d’Allais », du nom d’un prix Nobel d’économie, montrent que, confrontés à certains types de loterie, les indi- vidus ne se conforment pas au principe de la maximisation de l’utilité : ils préfèrent moins à plus, et non plus à moins, contrairement à ce que prédit la TCR [Allais, 1953 ; Allais et Hagen, 1979; Hagen, 1995]. Le jeu dit « de l’ultimatum » [Wilson, 1993 ; Hoffman et Spitzer, 1985] fait apparaître un autre « paradoxe ». Un expérimentateur propose à deux sujets de se partager une somme de 100 euros. Le sujet A est appelé à faire une proposition sur la manière dont les 100 euros devraient être © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) partagés entre lui-même, A, et B. B de son côté a seulement la capacité d’approuver ou de rejeter la proposition de A. S’il l’approuve, le partage se fait selon la proposition de A. S’il la rejette, les 100 euros restent dans la poche de l’expérimentateur. Si la TCR s’appliquait à ce cas, on devrait observer de la part de A des propositions de partage telles que « 70 euros pour moi (A), 30 euros pour B ». En effet, B aurait dans ce cas intérêt à accepter la proposition de A, même si elle le désavantage beaucoup. Or la plupart des sujets choisissent le partage égal. Ils refusent de profiter du pou- voir de décision que l’expérience leur confère. Les partisans de la TCR ont proposé des solutions peu convaincantes de cet autre type de « paradoxe ». Ainsi, selon Harsanyi [1955, 1977], le sujet se dit qu’en proposant un par- tage égal, il prend une assurance sur l’avenir pour le cas où les rôles de A et de B seraient inversés. Mais, si l’on s’en tient rigoureusement à l’axio- matique de la TCR, on ne voit pas pourquoi il ferait ce calcul lors d’une partie à un coup contre un adversaire qu’il ne reverra pas. La sociologie empirique a produit de son côté d’abondantes observa- tions peu compatibles avec la TCR. Je me contente d’en mentionner une. Dans un passage de White Collar, Mills décrit des employées de bureau travaillant dans une entreprise taylorisée. Elles sont toutes attelées à une même tâche. Installées dans une grande salle, elles disposent toutes RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 292 292 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? d’un espace individuel identique, équipé de la même façon. Des conflits violents surgissent de façon régulière à propos de questions mineures, comme la distance par rapport aux sources de lumière ou aux murs. Pourquoi ces conflits? Ne proviennent-ils pas simplement d’une « sensibilité » exces- sive? Cette hypothèse auxiliaire permet de rester dans le cadre de la TCR : elle suppose le coût pour le sujet supérieur à son estimation par l’observateur. Mais pourquoi cet excès de sensibilité ? Et pourquoi affecterait-il indistinctement toutes les employées? Plusieurs économistes éminents ont reconnu, en dehors d’Allais, déjà cité, qu’il est abusif de prêter à la TCR une portée générale. Olson , l’un de ceux qui a le plus contribué à étendre le domaine d’application de la TCR, indique explicitement que son modèle de l’action collective ne s’applique qu’aux cas où l’axiomatique sur laquelle il repose peut être tenue pour pertinente. Frey a attiré l’attention sur des observations dont on ne voit pas comment on pourrait en rendre compte dans le cadre de la TCR. Ainsi, des enquêtes conduites en Suisse et en Allemagne révèlent que les citoyens acceptent plus facilement des désagréments (comme la pré- sence de déchets nucléaires sur le territoire de leur commune) quand on ne leur propose pas de dédommagement plutôt que lorsqu’on leur en propose. Traits communs à ces paradoxes Il n’est pas trop difficile de déterminer les raisons de ces nombreux échecs © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) de la TCR : les phénomènes sociaux devant lesquels elle se révèle impuis- sante partagent en effet des traits communs. Plus précisément, on peut identifier trois classes de phénomènes échappant à la juridiction de la TCR. La première de ces classes inclut les phénomènes caractérisés par le fait que le comportement des acteurs s’appuie sur des croyances non triviales. Tout comportement met en jeu des croyances. Je regarde à droite et à gauche avant de traverser la rue, afin de maximiser mes chances de sur- vie, ainsi que le veut la TCR. Mais ce comportement est dicté par une croyance (je crois que, faute de regarder à droite et à gauche, je prends des risques sérieux). Dans un cas comme celui-là, les croyances mises en jeu sont triviales : elles ne méritent pas que l’analyste s’y arrête. En revanche, s’agissant d’autres comportements, l’explication des croyances qui les fon- dent représente le moment central de l’analyse. Or la TCR n’a rien à nous dire sur les croyances. Cette faiblesse est l’une des sources principales de ses échecs. Sans doute peut-on postuler que les croyances résultent de l’adhésion à une théorie et que l’adhésion à une théorie est un acte de caractère rationnel. Mais la rationalité consiste ici à préférer la théorie qui permet de rendre compte des données de la façon la plus satisfaisante possible (eu égard à certains critères). Elle est de nature cognitive et non instrumentale. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 293 THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL OU INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE ? 293 L’adhésion du sujet à une théorie ne provient pas d’un CCB, mais de ce qu’il la croit vraie. Réciproquement, c’est parce que la TCR réduit la ratio- nalité à la rationalité instrumentale qu’elle bute devant toutes sortes de « paradoxes ». Certains ont cherché à réduire la rationalité cognitive à la rationalité instrumentale. Ainsi, Radnitzky propose de ramener l’adhésion aux théories scientifiques à un CCB. Le savant cesse de croire à une théo- rie, nous dit Radnitzky, dès lors que les objections qu’on lui oppose lui ren- dent sa défense trop « coûteuse ». Il est en effet difficile d’expliquer pourquoi la coque des bateaux disparaît à l’horizon avant le mât, pourquoi la lune prend une forme de croissant, pourquoi le navigateur qui maintient son cap revient à son point de départ si on admet que la terre est plate. Mais que gagne-t-on à remplacer le mot « difficile » par le mot « coûteux »? Il est plus « coûteux » de défendre une théorie parce que cela est plus diffi- cile. Il faut alors expliquer pourquoi il en est ainsi et l’on est ramené de la rationalité instrumentale à la rationalité cognitive. Lorsqu’un phénomène social met en jeu des croyances non triviales, la TCR se contente de déclarer que le sujet opère à l’intérieur de « cadres men- taux » (frames). Ainsi, l’électeur qui ne voit pas que sa voix ne sert à rien, opérerait à l’intérieur d’un cadre mental qui lui ferait croire le contraire, avancent certains : il aurait une estimation erronée de son influence sur le résultat du scrutin. Lévy-Bruhl expliquait de même les croyances magiques par l’hypothèse que les « primitifs » obéiraient à des règles d’inférence dif- © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) férentes des nôtres. Outre que de telles explications sont à la fois tautolo- giques et ad hoc, elles sortent du cadre de l’IM, puisqu’elles supposent l’individu obéissant à des forces qui lui échappent. La nature de ces forces étant mystérieuse, on perd de surcroît le principal avantage de la TCR, à savoir sa capacité de principe à proposer des explications sans boîtes noires. Popper a opportunément critiqué ce qu’il dénomme « le mythe des cadres mentaux » (the myth of the framework) : un « cadre mental », avance-t-il, doit être analysé comme une conjecture que le sujet tend à repousser dès lors qu’elle lui paraît inadéquate, et non comme une donnée qui lui serait imposée par on ne sait quelle force. L’objection s’applique aux cadres mentaux évoqués par les partisans de la TCR. Soit on choisit de ne pas en rendre compte, mais l’on sort de l’IM et l’on doit renoncer aux explications sans « boîtes noires »; soit on choisit d’en rendre compte, mais l’on doit alors accepter de sortir de la TCR, la rationalité cognitive ne se laissant pas réduire à la rationalité instrumentale. La TCR est impuissante devant une autre classe de phénomènes : ceux qui se caractérisent par le fait que le comportement des acteurs s’appuie sur des croyances prescriptives non conséquentialistes. S’agissant des croyances non plus descriptives, mais prescriptives, la TCR est en effet à l’aise tant qu’elles sont de caractère conséquentialiste. RdM24.qxp 11/10/04 18:00 Page 294 294 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ? Sur ce sujet, TCR et fonctionnalisme mobilisent les mêmes postulats (P1 à P4) et par suite se confondent. Ainsi, la TCR n’a aucune peine à expliquer que la plupart des gens croient que les feux rouges sont une bonne chose : sans eux, la circulation serait encore pire; malgré les contretemps qu’ils m’imposent, je les accepte, car ils entraînent des conséquences que je juge positives, pour moi comme pour les autres. Ici, la TCR rend efficacement compte de la croyance, des attitudes et des comportements qu’elle inspire. Mais elle est muette sur les croyances normatives qui ne s’expliquent pas aussi facilement sur le mode conséquentialiste. Le sujet du « jeu de l’ultimatum » agit contre son intérêt. Le Michael Kolhaas de Kleist met le monde à feu et à sang et accepte des épreuves douloureuses pour faire recon- naître son droit. L’électeur vote, bien que son vote n’ait pas la moindre influence sur le résultat du scrutin. Le citoyen réprouve de façon véhémente une corruption qui ne l’affecte pas personnellement. Le plagiaire pro- voque un sentiment de répulsion, même lorsqu’il ne nuit à personne et contribue plutôt à la notoriété du plagié. L’imposteur est montré du doigt, même si ses agissements ne comportent aucun inconvénient pour personne, sinon lui-même. On ne voit pas comment une théorie incapable de produire une explication acceptable de faits sociaux aussi massifs pourrait être consi- dérée comme scientifiquement acceptable. Enfin, la TCR est impuissante devant une troisième classe de phéno- mènes : ceux qui mettent en jeu des comportements individuels dont il est contraire au bon sens de supposer qu’ils puissent être dictés par une atti- © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) © La Découverte | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 74.14.173.86) tude égoïste. Tout spectateur d’Antigone condamne Créon et approuve Antigone sans hésitation, que l’on représente la tragédie de Sophocle à Paris, à Pékin ou à Alger. La TCR ne peut expliquer cette réaction universelle pour une rai- son simple, à savoir que le spectateur n’est nullement concerné dans ses intérêts par le sujet traité. On ne peut donc expliquer sa réaction par les conséquences éventuelles qu’elle entraînerait pour lui, ni même par les conséquences tout court qu’elle pourrait entraîner, puisque ces conséquences

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