BL2 Chapitre 4: France de De Gaulle à Pompidou (1962-1974) PDF
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Marguerite Jauzelon
2024
E. Mitsakis
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Ce document est un cours d'histoire couvrant la période de la France de De Gaulle à Pompidou (1962-1974). Il aborde les aspects politiques, sociaux et culturels de cette époque, incluant la République gaullienne, les événements de mai-juin 1968, et les mutations sociales. Le cours est destiné aux étudiants de BL2 et a été créé par E. Mitsakis pour l'année scolaire 2024-2025.
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E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 CHAPITRE 4. LA FRANCE DE DE GAULLE À POMPIDOU (1962-1974) Table des matières Chapitre 4. La France de De Gaulle à Pompidou (1962-1974).........................................................1 Problématique :...
E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 CHAPITRE 4. LA FRANCE DE DE GAULLE À POMPIDOU (1962-1974) Table des matières Chapitre 4. La France de De Gaulle à Pompidou (1962-1974).........................................................1 Problématique :....................................................................................................................... 2 I. La République gaullienne (1962-1968).....................................................................................2 A. La place de la France dans le monde : de Gaulle et l’ambition de la grandeur...................2 B. Le renforcement de la République gaullienne.....................................................................3 1. La crise institutionnelle et politique de 1962...................................................................3 2. Les élections présidentielles de 1965.............................................................................5 3. Les élections législatives de 1967, un avertissement pour de Gaulle ?..........................7 C. La modernisation de la France dans un contexte de croissance........................................7 1. Une « croissance soutenue ».........................................................................................7 2. L’État modernisateur.......................................................................................................8 3. L’État entrepreneur.......................................................................................................10 4. L’État aménageur : corriger les disparités du territoire..................................................10 5. La politique culturelle....................................................................................................11 II. Les « années 1968 »............................................................................................................. 12 A. Aux sources de la contestation étudiante : culture jeune et révolte mondiale....................13 1. Une jeunesse nombreuse, de plus en plus éduquée....................................................13 2. Une jeunesse politisée..................................................................................................14 B. Les événements de mai-juin 1968....................................................................................15 1. La crise étudiante (à partir du 3 mai 1968)...................................................................16 2. La crise sociale (13-30 mai)..........................................................................................17 3. La crise politique (13-30 mai)........................................................................................18 4. Une République gaullienne qui se maintient malgré les difficultés (juin 1968-avril 1969)......................................................................................................................................... 19 C. Le quinquennat de Georges Pompidou : un néo-gaullisme ?...........................................20 1. Les élections présidentielles de 1969...........................................................................20 2. Le projet de « nouvelle société » du premier ministre Chaban-Delmas : une phase réformatrice (1969-1972)..................................................................................................21 3. Une phase conservatrice : le gouvernement de Pierre Messmer (1972-1974).............22 4. La réorganisation de la gauche : le congrès d’Epinay (1971) et le programme commun......................................................................................................................................... 23 III. Les mutations sociales et culturelles dans la France des « Trente Glorieuses »...................24 A. Mutations du monde du travail et classes sociales en recomposition...............................24 1. Une France sans paysans............................................................................................24 2. Un monde ouvrier fragmenté........................................................................................27 3. De plus en plus de travailleurs immigrés......................................................................28 4. Généralisation du salariat et tertiarisation de la population active.................................29 B. Une France urbaine.......................................................................................................... 31 C. L’évolution de la condition féminine..................................................................................32 1. Une prise de conscience de la condition féminine, et sa traduction médiatique et politique............................................................................................................................ 32 2. La légalisation de la contraception : une mesure très attendue mais inachevée...........33 3. Mai 1968 nourrit des grands espoirs d’émancipation féminine mais les « filles de mai » restent au second plan de la contestation.........................................................................34 1 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 4. La deuxième vague féministe : le droit des femmes à disposer de leur corps (années 1970- début des années 1990).........................................................................................34 D. Une critique environnementale des Trente glorieuses......................................................36 Introduction Après la fin de la guerre d’Algérie et la stabilisation des institutions de la Ve République, la France, sous l’impulsion de Charles de Gaulle, puis de son successeur Pompidou, s’efforce d’affirmer son indépendance et son influence à l’échelle internationale dans un contexte marqué par la Guerre froide et les débuts de la construction européenne. La France entre alors dans une phase de croissance forte correspondant à l’apogée des « Trente Glorieuses ». La modernisation des infrastructures, l’urbanisation croissante et la société de consommation transforment profondément les modes de vie et les rapports sociaux. Cependant, ces transformations s’accompagnent de contestations croissantes : le développement des revendications sociales, la montée des aspirations démocratiques et l’émergence de nouvelles fractures culturelles remettent en cause certains fondements du modèle gaullien. Les contestations culminent avec mai 1968, ou plutôt « les années 1968 » tant cette remise en question profonde sur le plan politique, social et culturel ne peut se résumer aux événements de mai. L’année 1974, marquée par la fin des Trente Glorieuses, le premier choc pétrolier et la transition politique après le décès de Georges Pompidou, clôt une époque où modernisation et stabilité ont coexisté avec des tensions sous-jacentes. Problématique : Dans quelle mesure la France de de Gaulle et de Pompidou de 1962 à 1974 est-elle à la fois marquée par la modernisation économique et la consolidation du régime, et par une crise profonde de la société française ? I. LA RÉPUBLIQUE GAULLIENNE (1962-1968) Comment de Gaulle affirme-t-il l’indépendance de la France sur la scène internationale et renforce-t-il la présidentialisation du régime, dans un contexte de croissance qui permet à l’État de jouer un rôle prépondérant dans la modernisation de la France ? A. La place de la France dans le monde : de Gaulle et l’ambition de la grandeur Dès son arrivée à l'Élysée, de Gaulle constitue un véritable cabinet, composé d'une cinquantaine de personnes, dont le périmètre d'action interfère en partie avec celui du gouvernement. Le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches occupe une place particulière dans ce dispositif, en raison de la personnalité et du poids de Jacques Foccart. Ce sont bien la politique étrangère et les questions de défense et de sécurité qui mobilisent le super-cabinet présidentiel. Ainsi se dessinent les contours du « domaine réservé », expression par laquelle Jacques Chaban-Delmas désigne en 1959 le champ d'action laissé à l'initiative du Président. De fait, dès les premières années, de Gaulle s'érige en principal acteur de la politique étrangère de la France. Il s’efforce d’affirmer la grandeur et l’indépendance de la France : il s’agit de surmonter la perte de l’Algérie et de l’Empire colonial, d’imposer sa vision d’une Europe des États et non supranationale et de ne pas dépendre des États-Unis pour les questions de défense. 2 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 C'est lors d'une conférence de presse, en novembre 1959, que le Président annonce la politique africaine de la France : octroi de l'indépendance (effectif dès mai-juin 1960), assorti de liens étroits avec l'ancienne métropole par le biais d'une politique de coopération. Dès son arrivée au pouvoir, de Gaulle infléchit sensiblement la position européenne de la France : sans revenir sur le Marché commun annoncé par le traité de Rome (mars 1957), il marque son opposition à toute idée de supranationalité et préfère construire une relation bilatérale forte avec la République fédérale d'Allemagne. Il entretient des rapports réguliers avec le chancelier Adenauer, qu'il rencontre à Colombey dès septembre 1958 : c'est avec lui qu'il signe, en janvier 1963, le traité de l'Élysée. En revanche, de Gaulle écarte l'entrée dans la CEE de la Grande-Bretagne, considérée comme le cheval de Troie des Américains. Il souhaite en effet dégager la France de la tutelle américaine et rompt en partie avec la ligne atlantiste adoptée par les gouvernements français sous la IVe République. Il cherche à faire de la France une grande puissance indépendante, la troisième, à côté des États-Unis et de l'URSS. C'est cet objectif que visent la décolonisation et l'intensification d'une politique de sécurité et de dissuasion nucléaire, rendue visible par la détention de l'arme atomique dès 1960. Les manifestations d’indépendance par rapport aux États-Unis prennent la forme de nombreux voyages de de Gaulle (au Canada, au Mexique, en URSS, au Cambodge), lors desquels il n’hésite pas à critiquer ouvertement la politique américaine. De Gaulle estime également que la France doit retrouver une position privilégiée au Moyen-Orient, afin d’occulter le souvenir de la guerre d’Algérie et rétablir des relations avec les pays arabes. Ayant soutenu la création de l’État d’Israël en 1948, la France en a été alliée. Mais lors de la guerre des Six-jours en 1967, De Gaulle prend parti pour les États arabes, décide d’un embargo sur la livraison d’armes à Israël et condamne l’« agression israélienne », décrivant les Israéliens comme « un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». La France est également l’un des premiers pays occidentaux à reconnaître la Chine de Mao Zedong en 1964. B. Le renforcement de la République gaullienne 1. La crise institutionnelle et politique de 1962 La guerre d’Algérie (1954-1962) a été pour le général de Gaulle donné l'occasion de parfaire son image de garant de l'unité nationale et d'accentuer la dimension présidentialiste contenue dans la Constitution élaborée par Michel Debré en 1958. Si de Gaulle affirme à de multiples reprises son autorité sur le Parlement, il laisse à son Premier ministre une marge d'action assez large en ce qui concerne les affaires intérieures. Michel Debré se conduit d'ailleurs en véritable chef de gouvernement, prêtant le flanc à des accusations d'autoritarisme. L'équilibre relatif entre les deux têtes de l'exécutif semble remis en cause par le changement de Premier ministre, qui intervient le 14 avril 1962, moins d'une semaine après le référendum sur les accords d'Évian. De Gaulle considère que la fin de la guerre d'Algérie marque la fin d'un cycle politique et du mandat expressément confié au Premier ministre. Michel Debré, partisan d’un équilibre entre le Parlement et le chef de l’État, donne sa démission après le refus de De Gaulle de dissoudre l’Assemblée pour provoquer de nouvelles élections et constituer une majorité clairement gaulliste. 3 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Une nouvelle époque s'ouvre. De Gaulle décide de nommer Georges Pompidou Premier ministre. Ce choix surprend car, s’il a collaboré à plusieurs reprises avec le général de Gaulle (d'abord au moment du GPRF, ensuite comme chef de cabinet au temps du RPF puis en 1958, enfin comme négociateur avec les indépendantistes algériens), le nouveau Premier ministre n'est pas considéré comme un politique : il ne détient aucun mandat électif (ce qui suscite le courroux des tenants de la tradition parlementaire) et a fait une partie de sa carrière dans le monde des affaires, à la banque Rothschild. Il incarne cette politique modernisatrice que de Gaulle appelle de ses vœux. Mais, en raison de sa faible expérience politique et de son absence de légitimité électorale, il apparaît surtout comme l'homme du Président. La présidentialisation semble ainsi franchir une nouvelle étape, d'autant plus que, le mois suivant, le Président radicalise sa politique européenne, sans tenir compte de la sensibilité de certains de ses ministres. Il affirme en mai 1962 que « la seule Europe possible est celle des États » et qualifie d'« apatrides » les partisans de la supranationalité. Les ministres MRP (dont Pierre Pflimlin, revenu au gouvernement le mois précédent) démissionnent aussitôt. Le gouvernement n'est désormais composé que de gaullistes et d'indépendants. En dépit de la courte majorité obtenue à l'Assemblée nationale le 26 avril (259 voix pour, 128 contre, 119 abstentions…), le gouvernement Pompidou a une base politique rétrécie. C'est dans ce contexte qu'intervient la crise de l'automne 1962, crise en partie provoquée par de Gaulle pour clarifier la situation politique. Le 22 août 1962, au Petit-Clamart, le Président échappe de peu à un attentat provoqué par l'OAS. Il exploite l'émotion suscitée par l'événement pour annoncer une réforme institutionnelle essentielle, lors d'une allocution radiotélévisée le 20 septembre : l'élection du président de la République au suffrage universel. Cette disposition a été écartée en 1958 pour ne pas éveiller l'hostilité des partisans du système parlementaire qui voient dans ce type d'élection le risque d'une dérive plébiscitaire (rappelant Napoléon III). De Gaulle justifie cette entorse au compromis constitutionnel par le fait que si lui-même disparaît de la scène politique, son successeur n'aura pas la même légitimité que lui, puisqu'il n'aura pas joué le même rôle dans l'histoire nationale. Le suffrage universel apporterait ainsi aux futurs présidents l'autorité nécessaire pour garantir l'équilibre entre pouvoir présidentiel et pouvoir parlementaire. En fait, ce projet s'inscrit dans la logique du modèle constitutionnel préconisé par de Gaulle depuis la Libération (par exemple dans le discours de Bayeux de juin 1946). Qualifié de « clé de voûte » du régime et de « guide de la France », le président de la République doit émaner de la Nation tout entière. Si la nature de cette réforme suscite l'hostilité de la majeure partie des forces politiques, la procédure adoptée par le chef de l'État est encore plus âprement discutée. De Gaulle choisit en effet d'utiliser l'article 11 qui permet au gouvernement de recourir directement au référendum : il présente donc son texte comme une loi relative à l'organisation des pouvoirs publics. C'est cette procédure, assimilée à un passage en force, qui suscite les réactions les plus vives. Le président du Sénat, Gaston Monnerville, accuse le Premier ministre de « forfaiture » et qualifie la procédure de « violation délibérée, voulue, réfléchie, outrageante de la Constitution ». Le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel s'y opposent assez largement. Face à cette fronde des milieux politiques et juridiques, les gaullistes semblent alors bien isolés. La contre-offensive des parlementaires ne se fait pas attendre. Le 5 octobre 1962, les députés de l’opposition déposent une motion de censure à l’égard du gouvernement, affirmant vouloir défendre la prépondérance du Parlement, gage d'une véritable souveraineté nationale. La motion de censure est votée par 280 députés, alors que la majorité absolue est fixée à 241 voix. Seuls les gaullistes et 27 membres d'autres groupes (principalement des indépendants, qui formeront par la suite le groupe des « républicains indépendants ») soutiennent le gouvernement. 4 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 De Gaulle a alors deux options. La première, conforme à la tradition parlementaire telle qu'elle s'exprime en France depuis la fin du XIe siècle, consiste à céder à la pression parlementaire, à considérer le gouvernement comme renversé et à changer de Premier ministre et de gouvernement ; de Gaulle s'y refuse. Il choisit donc la seconde option : il maintient Georges Pompidou dans ses fonctions et dissout l'Assemblée nationale, convoquant ainsi de nouvelles élections législatives. C'est au suffrage universel de trancher. Pour de nombreux observateurs, cette crise rappelle celle du 16 mai 1877. À l'instar de Mac- Mahon, de Gaulle fait face à une Assemblée hostile à laquelle il cherche à imposer son chef de gouvernement. Comme en 1877, les électeurs sont appelés à choisir entre une lecture parlementaire et une lecture présidentialiste des institutions. À deux reprises, lors du référendum puis lors des élections législatives, les électeurs doivent trancher le différend entre de Gaulle et les parlementaires. À deux reprises, ils donnent raison au Président. Le 28 octobre 1962 est organisé le référendum sur l'élection du chef de l'État au suffrage universel direct. 23 % des électeurs s'abstiennent. Le « oui » l'emporte assez largement, avec plus de 62 % des suffrages exprimés, mais seulement 47 % des électeurs inscrits. Ce résultat déçoit de Gaulle, qui se sent désavoué et pense même à démissionner. Il marque pourtant une victoire personnelle pour le Président dans la mesure où la quasi-totalité des forces politiques, du PCF à l'extrême droite, ont appelé à voter « non », un « cartel des non » regroupant même les principales forces politiques opposées au projet (SFIO, MRP). Dans ces conditions, le « oui » dépasse très largement l'audience électorale habituelle du parti gaulliste et manifeste un soutien au projet du Président et surtout à sa personne. Les élections législatives, qui se déroulent les 18 et 25 novembre, confirment ce verdict. Les partis du « cartel des non », dont les « vieux » partis de la IVe Répuplique, MRP et SFIO font campagne commune. C’est la seconde mort de la IVe République : les gaullistes sont les grands vainqueurs du scrutin. L'UNR, le parti de de Gaulle, obtient 32 % des exprimés (le score le plus important obtenu par un parti depuis la Libération) et culmine à 36 % avec ses alliés. Au terme de ce scrutin, l'UNR dispose de 233 députés qui, avec les 36 « républicains indépendants » regroupés autour du jeune ministre de l'Économie, Valéry Giscard d'Estaing, constituent une majorité solide et dévouée à la personne et aux projets du Général. Le régime politique de la Ve République s'est progressivement construit, par une Constitution d'abord, par une pratique institutionnelle ensuite. Il ne présente pas dès 1958 les caractéristiques qui le définissent par la suite. Lors de l'élaboration de la Constitution, le général de Gaulle a dû tenir compte d'une situation politique complexe, qui a perduré jusqu'en 1962 : faute d'une majorité solide à l'Assemblée nationale, il a été obligé de composer avec certains partis avec lesquels il était en désaccord. Il a toutefois su exploiter le contexte de crise nationale lié à la guerre d'Algérie pour affirmer, dans la pratique, la prépondérance présidentielle. Et, une fois la guerre terminée, il a su provoquer puis gérer une crise politique qui lui a permis de pérenniser une conception du pouvoir qui, jusqu'alors, semblait être liée à un contexte exceptionnel. En 1962, le général de Gaulle a une majorité parlementaire solide, le président de la République est confirmé dans son rôle central : la « République gaullienne » peut véritablement commencer. 2. Les élections présidentielles de 1965 C'est à l'occasion des scrutins nationaux que le paysage politique, mouvant et incertain, se clarifie progressivement. Les élections présidentielles de 1965 constituent à ce titre un moment important dans l'histoire politique de la République gaullienne. La campagne électorale est particulièrement animée : les méthodes modernes de la communication politique (affichage massif, rôle nouveau des publicitaires, démarchage par téléphone) voisinent avec des techniques plus anciennes (meetings électoraux, rencontres avec les électeurs) ; les différents médias assurent une couverture de l'événement pendant les deux mois qui précèdent le scrutin, et la campagne 5 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 télévisée est fortement suivie. Avec du retard par rapport aux États-Unis (création de l’IFOP en 1938), les sondages d’opinion sont institués en France par Mendès France en 1955, et sont publiés par L’Express. A partir de 1958, le changement du mode de scrutin parlementaire (devenu uninominal) favorise l’utilisation des sondages d’opinion. Entre 1959 et 1969, ils enregistrent la popularité du général de Gaulle. Dès 1959,l’analyse des sondages d’opinion est considérée comme un des outils de l’action gouvernementale afin de connaître précisément l’opinion publique. Le ministre de l’Information Alain Peyrefitte crée le Service de liaisons interministérielles pour l’information (SLII) afin de suivre quotidiennement l’information. La télévision devient un média de premier plan dans la vie politique française : « instrument de la pédagogie gouvernementale et agent de légitimation de la décision publique » (Evelyne Cohen et Marie- Françoise Lévy, La Télévision des Trente Glorieuses, 2007). En 1966, un foyer sur deux possède un récepteur. Une commission de contrôle est constituée en octobre 1965, chargée de veiller à l’égalité de temps parole entre candidats. De Gaulle est supposé gagnant dès les premiers sondages, mais cette popularité décroît au fur et à mesure du développement de la campagne présidentielle à la télévision. L'importance du taux de participation (un peu plus de 85 % au premier tour, un peu moins au second) confirme le référendum constitutionnel de 1962 et montre l'attachement des Français à l'élection du président de la République au suffrage universel. Ces élections revêtent également un intérêt politique. Elles révèlent et accélèrent la structuration de la vie politique en trois pôles : le gaullisme, la gauche, le centrisme d'opposition. Au début de la campagne électorale, personne ne doute de la réélection de De Gaulle. Le mode de scrutin a été pensé par lui, il dispose de la légitimité liée à son passé, à sa fonction et à un bilan politique majoritairement considéré comme positif. En outre, il contrôle la télévision, appelée pour la première fois à jouer un rôle actif dans la vie politique. Jusqu'à la mi-novembre, les sondages d'opinion le donnent gagnant dès le premier tour, avec une très large avance (jusqu'à deux tiers des voix). C'est pourquoi il annonce sa candidature très tardivement, juste un mois avant le premier tour, et se dispense de faire campagne. Il ne se considère en effet pas comme un candidat comme les autres et se refuse à intervenir en meeting et à utiliser le temps de parole dont il dispose dans la campagne radiotélévisée. Les résultats du premier tour le ramènent brutalement à sa condition d'homme politique (presque) ordinaire. Avec plus de 10 millions de voix (mais moins de 44 % des suffrages exprimés), il est mis en ballottage, ce qu'annonçaient d'ailleurs les derniers sondages de la campagne. Sous le coup de la déception, il envisage un temps de démissionner. Ainsi, ce résultat confirme la leçon des scrutins précédents : le gaullisme, en tant que force politique, n'est pas majoritaire en voix. Et le mythe du Sauveur, qui permet un rassemblement très large autour de la personnalité du Général, fonctionne davantage en période de crise (comme en 1958 ou en 1962) que dans un contexte apaisé. François Mitterrand obtient 32 % des exprimés et 7,6 millions de voix. Ce résultat, qui érige Mitterrand en principal challenger de De Gaulle et, potentiellement, en chef de l'opposition, est alors considéré comme positif. Une fraction des communistes a voté de Gaulle (notamment dans le nord de la France), certains radicaux ont préféré Lecanuet. L'union de la gauche n'est pas encore complètement entrée dans les faits. La performance de Jean Lecanuet appelle les mêmes remarques. Le chef du MRP frappe l'opinion par une campagne électorale très dynamique, encadrée par des spécialistes de la communication et de la publicité. Très à l'aise dans les spots télévisés, il est qualifié de « Kennedy français ». Avec 16 % des voix, il obtient un résultat bien supérieur à l'audience de son parti. Le 19 décembre, le résultat du second tour est sans ambiguïté : alors que la participation se maintient, de Gaulle obtient 54,5 % des voix. Il recueille plus de 2 millions de voix supplémentaires par rapport au premier tour. Ces élections révèlent ainsi la cause de la faiblesse de l'opposition : son caractère hétéroclite et 6 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 l'incapacité de réaliser un front uni allant du communisme à l'extrême droite. Elles accélèrent également la bipolarisation de la vie politique. 3. Les élections législatives de 1967, un avertissement pour de Gaulle ? Les législatives de 1967 apparaissent comme le troisième tour de l’élection présidentielle de 1965. Le premier ministre Georges Pompidou remanie son gouvernement et y fait entrer des personnalités plus à gauche pour gérer des questions sociales délicates : Edgar Faure au ministère de l’agriculture, Jean-Marcel Jeanneney aux Affaires sociales. Le ministre des finances Valéry Giscard d’Estaing, leader des Républicains indépendants (centre droit) est remplacé par Michel Debré, de retour dans le gouvernement. Dans l’opposition, Jean Lecanuet regroupe MRP, libéraux et modérés dans le Centre démocratique (Progrès et démocratie moderne). François Mitterrand rassemble la gauche non communiste dans la FDGS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste). Un petit groupe de gauche se constitue autour de Pierre Mendès France. Au deuxième tour, les alliances entre Centre démocratique et FDGS, ou entre FDGS et PCF, mettent en difficulté les gaullistes qui conservent la majorité (244 voix) d’extrême justesse. De Gaulle ne tient pas compte de ce résultat moins glorieux que prévu, nomme deux ministres battus dans le gouvernement et légifère par ordonnance, notamment sur une réforme de la Sécurité Sociale, ce qui provoque des manifestations importantes dans l’Ouest de la France (contre les préfectures), décrites par le préfet de la Sarthe comme « une répétition pour un grand soir ». C. La modernisation de la France dans un contexte de croissance 1. Une « croissance soutenue » Les années 1960 sont marquées par une forte croissance : le taux de croissance annuel moyen est désormais régulièrement de 5 %. L’industrie étant en tête de la croissance, même si elle progresse moins que sa concurrente du « miracle économique » allemand, qui toutefois part de très bas. En terme de croissance du produit national brut (PNB) la France n’est dépassée que par le Japon. La productivité industrielle augmente, et le chômage est faible : la France est même capable de créer assez d’emplois pour absorber l’afflux des Français d’Algérie de 1962. On remarque une explosion des transports et des services, on entre dans l’ère de l’automobile (près de 4 millions sont en circulation en 1957, 5 en 1959, 7,8 en 1963), même le tonnage fluvial (transport des marchandises par voie fluviale) s’accroît. Le commerce est un facteur essentiel de la croissance économique, d’autant que la mise en route du Marché commun européen voit une réduction progressive des droits de douane entre les pays membres. La France exporte de plus en plus de produits alimentaires, mais les exportations de produits manufacturés sont stables, ce qui est une faiblesse de l’économie française. Les Trente Glorieuses sont la période de l’énergie à bon marché et coûtant de moins en moins, comme dans le reste du monde industrialisé. On constate une forte augmentation de la consommation énergétique, symbolisée par la règle du doublement de la consommation d’électricité tous les dix ans et provoquant un décalage entre production et consommation, la première équivalant à la moitié de la seconde. 7 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 La France a fait le choix d’une croissance fondée principalement sur les hydrocarbures. Elle est donc dépendante du reste du monde. Cette dépendance est historique pour le charbon et s’aggrave, elle est extrêmement forte pour le pétrole mais moyenne pour le gaz, grâce au gisement de Lacq, exploité à partir de 1957 (mais c’est le gaz est principalement importé d’Algérie et livré par des méthaniers). Au total la dépendance est sans importance réelle puisque le prix des énergies est faible, voire ridicule. La France achète surtout du pétrole au Moyen-Orient, l’Irak et le Koweït étant les plus gros fournisseurs d’une France qui en 1974 est le 6e ou le 7e consommateur mondial de pétrole brut et le 6e raffineur. Les années 1950 et 1960 sont la grande période de la « houille blanche » (hydroélectricité) et de ses « grands aménagements » puis une stagnation au profit de l’électricité thermique puis nucléaire. Il n’y a encore que peu de centrales nucléaires dans cette période : on construit celles de Chinon sur la Loire de 1965 à 1967, celle de Brennilis en Bretagne en 1967. La croissance oppose dans l’industrie le dynamisme et la force de l’automobile, de la construction aéronautique, de l’aluminium, de la sidérurgie et de la chimie, et les difficultés et le déclin du textile, malgré le triomphe des fibres synthétiques (chimiques : Nylon, Tergal, etc.) sur les vieilles fibres artificielles issues de la cellulose (rayonne et fibranne), ce qui se traduit par une surproduction quasi permanente et les premiers gros licenciements du second XXe siècle. Certaines branches dites dynamiques présentent de notoires faiblesses, c’est le cas de l’aéronautique. L’entreprise Sud-Aviation basée à Toulouse a créé la Caravelle, un avion facile à piloter et très fiable, une « grande réalisation française ». Mais Sud-Aviation ne parvient pas à décliner une véritable gamme d’avions à partir de ce moyen-courrier et l’État préfère concentrer les efforts, en collaboration avec le Royaume-Uni, à partir de 1962, sur le projet du supersonique Concorde, qui va voler pour la première fois en 1969. L’inflation se poursuit cependant dans les années 1960, elle est plus forte qu’en RFA et aux États-Unis, mais égale à l’inflation britannique et plus faible qu’au Japon. Le franc a été dévalué en décembre 1958, de façon modérée : - 17,55 %, mais le « franc de Gaulle » ou nouveau franc vaut 11 fois moins que le franc Reynaud de 1940 et… 161 fois moins que le franc-or de la Belle Époque !). L’inflation favorise les exportations mais gêne les importations dans le cadre du Marché commun naissant. Toutefois il y a des résultats inquiétants, comme le ralentissement de l’accroissement de la consommation et des investissements vers la fin des années 1960. Au total, la politique économique officielle continue à être néo-keynésienne ou semi-keynésienne : quand la croissance ralentit et qu’apparaît un risque de chômage, par exemple en 1962-1963 et en 1968, l’État augmente les dépenses publiques, incite la Banque de France à baisser ses taux, réduit les impôts et accepte un déficit budgétaire, S’il y a une trop forte hausse des prix, il applique une politique déflationniste : réduction des dépenses de l’État, augmentation des impôts et des taux d’intérêt. C’est ce qu’on appelle le stop and go. 2. L’État modernisateur L’État est l’acteur décisif de la modernisation. Il continue de planifier l’économie : en 1962, on en est au IVe Plan, puis au Ve Plan de 1966 à 1970. Le Plan fixe toujours des objectifs de production (acier, électricité, carburants, biens d’équipement) mais il est surtout incitatif. Le IVe Plan prévoit par exemple une croissance globale de 5,5 % par an, la création d’un million d’emplois, une priorité à l’action régionale… Ces deux plans se font dans un contexte général de croissance économique, de société de consommation, d’unification européenne, c’est le temps des modernistes, comme Jacques Rueff (1898-1978), inspecteur général des 8 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Finances, et François Bloch-Laîné, directeur du Trésor puis de la Chambre des Dépôts et Consignations, auteur de Pour une réforme de l’entreprise en 1963. La technocratie se développe : la haute fonction publique est élargie par l’institution de nouveaux organismes (comme l’INSERM pour la recherche médicale en 1964) et de nouvelles fonctions, comme les ingénieurs de l’Armement (1968). L’ENA continue de fournir des hauts-fonctionnaires comme Guy Delorme, qui passe dans les cabinets de différents ministres comme Valéry Giscard d’Estaing lors qu’il est ministre de l’Économie et des Finances de 1962 à 1966. L’agriculture est un domaine où l’État intervient de façon active. Les experts de la Ve République portent un diagnostic sévère sur ses retards, elle est considérée comme un frein à « l’expansion de l’industrie et du commerce » (Jacques Rueff). De 1959 à 1962, cette nouvelle politique agricole veut mettre fin à l’indexation des prix et veut rendre l’agriculture française plus compétitive. Cette politique rencontre une opposition paysanne souvent violente, soutenue par la FNSEA (principale centrale syndicale des agriculteurs) et qui dure jusqu’en 1966, d’autant plus que le changement de régime prive le mouvement d’appuis parlementaires efficaces. Le gouvernement de Michel Debré soumet en 1960 un projet de loi inspiré des propositions du CNJA, un syndicat agricole prônant la modernisation du secteur. Le texte contient surtout des déclarations d’intentions. Des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) sont chargées d’acheter des terres sur le marché foncier pour les confier ensuite à des exploitants agricoles qui veulent s’agrandir, encourageant ainsi le remembrement (réorganisation des parcelles agricoles en un seul tenant pour faciliter leur exploitation). La nomination d’Edgar Pisani au ministère de l’Agriculture par le général de Gaulle calme le jeu. Il collabore activement avec le CNJA. Son projet de loi est promulgué le 8 août 1962. L’exode agricole est encouragé afin de favoriser « une structure d’exploitation de type familial (…) susceptible d’utiliser au mieux les techniques modernes de production ». Ce modèle économique est celui d’une exploitation familiale mise en valeur par deux unités de travail-homme (UTH), c’est-à-dire le couple. L’agrandissement de l’exploitation et sa modernisation doivent permettre d’accorder aux paysans des revenus comparables à ceux du reste de la société. Mais pour cela, il faut sélectionner ceux qui ont les moyens de s’adapter aux nouvelles exigences de la concurrence européenne. Le Fonds d’Action Sociale pour l’aménagement des structures agricoles (FASASA) est chargé de favoriser le départ à la retraite des agriculteurs de plus de 65 ans en leur versant une indemnité de départ.Les terres ainsi récupérées sont gérées par les SAFER. La loi permet aussi la naissance des groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC), forme élargie et modernisée de l’exploitation familiale, qui peuvent réunir jusqu’à 10 associés et qui se développent surtout en Bretagne. Le Crédit agricole est chargé de financé cette politique. Au final cette politique est un succès, car largement menée en cogestion avec une partie du mouvement syndical, symbolisé par l’accession en 1964 de Michel Debatisse au poste de secrétaire général adjoint de la FNSEA : cela marque un renouvellement des cadres par des plus jeunes issus du CNJA. Au même moment, la Politique Agricole Commune (PAC) instaurée par les Traités de Rome (1957) relaie l’État et devient le nouveau cadre privilégié de défense des intérêts agricoles. Le Marché commun prévoit une politique qui garantit aux producteurs européens des prix rémunérateurs. Les représentants de la grande agriculture capitaliste (blé, betterave) investissent les instances européennes. Le Fonds Européen d’orientation et de garantie agricoles (FEOGA) permet de financer les aides aux exportations et la restructuration des exploitations. Mais les premières années de mise en œuvre déçoivent les organisations agricoles traditionnelles qui rendent de Gaulle responsable de la crise du Marché Commun et appelle à voter contre lui lors des élections présidentielles de 1965. A la fin des années 1960, le secrétaire du CNJA dénonce l’impasse de la PAC qui aboutit à « donner de l’argent aux riches et à dispenser des discours aux pauvres pour essayer de les calmer, sans succès d’ailleurs ». On assiste bien à une « seconde modernisation » de l’agriculture française, synonyme de disparition d’une civilisation paysanne : face à cette mutation opérée par l’État avec le soutien d’une partie des forces syndicales, la radicalisation 9 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 des actions paysannes inscrit la violence comme caractéristique des pratiques de protestation du monde paysan. 3. L’État entrepreneur Dans certains domaines, notamment dans l’industrie et les technologies de pointe (aéronautique, recherche spatiale, informatique), et fidèle à sa doxa modernisatrice, l’État soutient financièrement des projets innovants. C’est le cas du Plan Calcul initié en 1966 par les ministres Michel Debré et Pierre Messmer. Alors que deux ans plus tôt la seule marque française à construire des ordinateurs, Bull, est passée en partie sous le contrôle du géant américain General Electric, ils proposent au général de Gaulle et à son Premier ministre George Pompidou de constituer une industrie de l'ordinateur et plus généralement des techniques de l'information qui puisse assurer l'autonomie français et européenne dans ce domaine jugé stratégique. Deux ans plus tard, les travaux lancés par le plan Calcul aboutissent notamment à la réalisation de l'ordinateur Iris 50, développé par la Compagnie internationale pour l'informatique (CII) pour une application industrielle. L’ambiance générale du Plan Calcul favorise aussi l’extension de l’enseignement de l’informatique dans toutes les universités et écoles d’ingénieurs, avec la création de nouveaux diplômes (maîtrises, doctorats, MIAGE, etc.) pour répondre à la demande massive d’informaticiens. Le Plan Calcul dépend ainsi principalement du volontarisme des gouvernements gaulliens et de la prospérité économique française. Or l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 coïncide avec le premier choc pétrolier, tandis qu’une coalition d’industriels français se ligue contre la CII. Une série de décisions gouvernementales conduisent à abandonner le Plan Calcul. 4. L’État aménageur : corriger les disparités du territoire Les déséquilibres de développement entre les différents territoires français, qui se manifestent notamment par la fameuse ligne Le Havre-Marseille à l’est de laquelle se trouve la France industrielle, et par la « macrocéphalie » parisienne, préoccupent très tôt l’État et ses experts. La Constitution du la IVe République prévoyait déjà une extension des pouvoirs des collectivités territoriales. C’est le livre de Jean-François Gravier, Paris et le désert français, paru en 1947 qui va servir de livre de chevet des décideurs. Il influence grandement de Gaulle qui y voit une inspiration pour un aménagement du territoire à la française. L'influence de Gravier se retrouverait même dans la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, premier ministre de Georges Pompidou de 1969 à 1972. La première partie de l’ouvrage, « Bilan », qui occupe la moitié de l'ouvrage, riche en cartes, chiffres et tableaux, décrit avec minutie cette exception française qui fait que le centralisme politique hérité de l'Ancien Régime a gagné, de proche en proche, les sphères économique, culturelle, éducative, jusqu'à faire de la centralisation parisienne la règle générale. Le raisonnement de Jean-François Gravier est simple. Il défend la décentralisation au nom de l'efficacité, notamment économique, et du mieux-être des populations qui, à ses yeux, vont de pair. Ainsi, avec trente ans d'avance, le géographe (disparu en 2005) prône la création de 16 régions, chacune dirigée par un super-préfet. Mais il y a une face souvent ignorée de Jean- François Gravier, son engagement idéologique dans la mouvance maurassienne car il a été membre des étudiants royalistes d'Action française, puis a continué à graviter dans les milieux de la droite monarchiste, avant de travailler pour Vichy. Sa vision de l’aménagement du territoire n’est pas dénuée d’un certain autoritarisme. 10 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 En 1963 est donc créée la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale). Le haut-fonctionnaire Olivier Guichard prend la tête de cette nouvelle administration : « l’aménagement du territoire, ce sont les routes, les écoles, les emplois et c’est surtout la projection de toutes ces choses sur une carte économique et démographique de la France, qui est toujours en mouvement, dans le sens de l’expansion. » Dotée de moyens considérables, au-dessus du préfet et des ministres, la DATAR est investie d’une mission hors du commun : inventer le futur. Ces lieutenants quadrillent la France. Sur leur feuille de route, leur chantier prioritaire est : en finir avec Paris et ce que l’on appelle le « désert français ». Les disparités régionales dessinent à l’ouest d’une ligne Le Havre-Marseille un ensemble éloigné des grands centres d’activité européens, où la population augmente faiblement, les zones rurales se désertifient, où l’industrie peine à s’implanter ou à se maintenir. Ce déséquilibre entre Paris et province et entre les régions amène les pouvoirs publics à essayer de contrôler la spéculation foncière, à créer des métropoles d’équilibre et neuf villes nouvelles, dont cinq en région parisienne : Lille-Est, Évry, Cergy- Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines, L’Isle-d’Abeau, Le Vaudreuil, Marne-la-Vallée, Berre-L’Étang, Melun- Sénart. L’objectif recherché est de rééquilibrer le développement urbain. Pour Paul Delouvrier, haut- fontionnaire qui pilote leur aménagement, ces villes ne doivent pas être des cités-dortoirs, mais des pôles autonomes proposant l’ensemble des services et aménagements nécessaires au plus près des zones d’emploi. Les « grandes réalisations » (terme utilisé par de Gaulle lui-même) prennent également la forme d’aménagements touristiques. Il s’agit notamment de capter les flux de touristes venant du nord de l’Europe et qui se dirigent vers l’Espagne en été. L’aménagement de la côte languedocienne, vaste zone humide et insalubre, est un enjeu majeur. Après des travaux d’assèchement, 7 stations balnéaires sortent du sable, dont la Grande Motte avec son architecture d’avant-garde (des immeubles-pyramides) dont le chantier débute en 1964. La nature domine, couvrant 70 % du territoire, dont une armée de 30 000 arbres, et la circulation automobile est limitée à quelques grands axes, accordant une place importante aux piétons et cyclistes, ce qui ne correspond pas aux standards alors en vigueur du tout-automobile. D’autres grands travaux sont menés en région parisienne comme la construction d’un gigantesque métro appelé RER. C’est la grande obsession des années 1960 : il faut que cela circule en-dessous, comme en surface. La civilisation de la voiture s’annonce et Paris lui fait une place de choix. Bientôt, il y aura le boulevard périphérique, cette autoroute à 4 voies qui en fera le tour, et des échangeurs géants aux portes de la capitale, des mégastructures de béton à l’allure américaine. On poursuit également le programme de construction des autoroutes, dont les multiples portions de l’A7, l’ « autoroute du soleil » qui relie Paris à Marseille via Lyon. De Gaulle s’attaque aussi aux halles de Paris. Construites un siècle auparavant par un autre bâtisseur, le préfet Haussmann, elles sont désormais trop petites. Un ancien compagnon de la Libération, Liber Bou, souffle l’idée à de Gaulle : installer en rase campagne, à Rungis, un gigantesque marché de gros, comme il en existe aux États-Unis. Des centaines agriculteurs sont ainsi expropriés sans état d’âme. Liber Bou, qui représenté ce nouvel État fort et volontaire voulu par de Gaulle, est bientôt surnommé « Rungis Khan ». 5. La politique culturelle La culture représente également un domaine dont le chef de l’État affirme faire une priorité. En 1959 est créé un ministère des Affaires culturelles, confié à un intellectuel prestigieux et internationalement connu, André Malraux. Son objectif est de favoriser l’accès direct des citoyens aux œuvres d’art : « rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité et d’abord de la France au plus grand nombre de Français ; 11 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 d’assurer la plus vaste audience notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui enrichissent ». Ce grand projet de démocratisation de la culture dans la lignée du Front populaire et de la Résistance est incarné par les maisons de la culture, créées en 1964, qualifiées par le ministre de « modernes cathédrales ». Elles s’appuient sur l’expérience et les ressources humaines héritées du théâtre populaire et de la politique de décentralisation menée dès la IVe République. La première maison de la culture est inaugurée en 1963 à Bourges par de Gaulle et Malraux. Cependant c’est principalement un public déjà cultivé de classes moyennes qui fréquente ces maisons de la culture. 9 maisons sont effectivement créées, contre 20 prévues dans le projet initial du fait d’un manque de financement. La politique culturelle de de Gaulle s’incarne dans des grands projets, portés par son ministre des Affaires culturelles. Malraux demande ainsi au peintre Marc Chagall de réaliser le nouveau plafond de l’opéra Garnier, ce qui entraîne une vive polémique. II. LES « ANNÉES 1968 » De mars 1968 à juin 1969, la vie politique française change de rythme. Après six années de stabilisation, elle enregistre des secousses successives qui semblent fragiliser sinon le régime, du moins le général de Gaulle. La démission du président, le 27 avril 1969, apparaît ainsi comme la conséquence d'une déstabilisation progressive, liée à la fois à un contexte social plus tendu, dont Mai 68 a été l'expression paroxystique Mais la contestation n’est pas apparue soudainement en mai 1968, pas plus qu’elle ne s’y termine. Elle émerge progressivement au milieu des années 1960 et se poursuit dans les années 1970 quand de nouveaux mouvements sociaux font évoluer en profondeur la société. C’est la raison pour laquelle les historiens parlent des « années 1968 ». Il faut rendre aux « années 1968 » leur durée mais aussi leur extension géographique : Paris n’a pas le monopole de la contestation hexagonale et, bien au-delà des frontières, « l’espace 68 » se déploie au niveau international. Au cours des années 1960 et 1970, de Berkeley à Tokyo, d’Amsterdam à Mexico, de Rome à Madrid et Varsovie, des mouvements de contestation surgissent. La jeunesse fait son apparition comme nouvel acteur social. Dans quelle mesure Mai 68 relève-t-il d’une crise étudiante, sociale, politique et culturelle, et plus largement de ce que le sociologue Boris Gobille a appelé une « crise du consentement à l’ordre symbolique », se caractérisant par des « ruptures d’allégeances à l’ordre établi » ? Comment cette grande grève générale et cette révolte généralisée de la jeunesse ont-elles mené, un mois plus tard, à la victoire du général de Gaulle ? 12 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 A. Aux sources de la contestation étudiante : culture jeune et révolte mondiale Les jeunes, qui représentent un tiers des Français, jouent un rôle majeur dans l’évolution de la société française : les jeunes, qui représentent un tiers des Français. Ces générations qui ont grandi dans la société des Trente Glorieuses participent aux mouvements de contestation et contribuent à la naissance d’une culture jeune mondialisée. 1. Une jeunesse nombreuse, de plus en plus éduquée Pour les historiens, l’expression « baby-boomers » correspond aux enfants nés pendant la décennie 1945- 1955, soit quelque 850 000 naissances par an, qui, additionnées, renvoient à près de 10 millions de bébés. « Quatre bonnes fées » (pour reprendre l’expression de Jean-François Sirinelli) se sont penchées sur leurs berceaux : la paix, car la guerre d’Algérie ne les a qu’effleurés, la prospérité, le plein-emploi et le progrès (au sens de lendemains meilleurs). Cette génération « Salut les copains », expression d’Edgar Morin faisant référence à l’émission radio puis au magazine qui apparaît en juillet 1962, au moment de la fin de la guerre d’Algérie, entre dans la vie au cœur des Trente Glorieuses et de plain pied dans l’ère de la consommation, marquée par le progrès technique : le nombre des transistors, postes de radio portatifs, est multiplié par 8 ou 9 entre 1958 et 1961. Une culture juvénile émerge, qui possèdent ses références propres opposées aux adultes. Les jeunes écoutent de la musique yéyé, c’est l’âge d’or des « copains », des « idoles » (Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, « les Chaussettes noires », ex-Five Rocks pour cause de sponsoring par l’entreprise Lainière de Roubaix, etc.), sans oublier les Beatles, qui déferlent en France à partir de 1965, et l’explosion du rock. Les jeunes filles portent des minijupes, créées par la styliste britannique Mary Quant et le créateur français Courrèges. Les jeunes se sentent incompris de leurs parents, qui pourtant ont eux-mêmes, dans les années 1950, dû assouplir les normes éducatives héritées de leurs parents dans un contexte « où tout change très vite », du fait de la croissance économique et de la mobilité sociale. Pourtant cette culture n’est pas partagée par tous les jeunes, elle est différemment investie selon les milieux sociaux. Au début des années 1960, les médias montent en épingle des faits divers qui orientent l’attention de l’opinion publique vers les « blousons noirs », des bandes d’adolescents issus des classes populaires (ouvriers, apprentis) qui cherchent la bagarre en s’en prenant notamment aux yéyés. Héritiers des Apaches de la Belle Époque, déjà en grande partie mythifiés, ils inquiètent les adultes qui y voient une jeunesse sans idéal. La prospérité a donc quelques limites car si de plus en plus d’enfants vont au collège, les études supérieures ne sont accessibles qu’à un petit nombre : 11 % de bacheliers en 1960, 20 % en 1970. La plupart des jeunes quittent donc le système scolaire à l’adolescence (16 ans, âge limite de la scolarité obligatoire), et travaillent tôt. Cependant, dans l’essor de la jeunesse comme catégorie sociale, le rôle de l’éducation est majeur dans la mesure où s’ouvre une démocratisation de l’enseignement à tous les niveaux : maternelle, élémentaire, secondaire et supérieur, à mesure que les baby-boomers investissent l’école. La réforme Capelle-Fouchet, en 1963-1966, créant le Collège d’enseignement secondaire (CES) permet la poursuite des études après le primaire : moins de 2 millions d’enfants entrent au collège vers 1960, 3 millions en 1968. En 1963, l’instauration de la carte scolaire est appelée à réduire les inégalités géographiques en matière d’enseignement secondaire. 13 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Dans ce système nouveau, le carcan de l’école traditionnelle résiste, mais uniquement en partie, aux assauts de la jeunesse. C’est ainsi que Jean-Paul Dubois rappelle que la scolarité, « ce purgatoire de l’adolescence », consiste à apprendre, à tout prix, et que cela s’étend à l’ensemble de la vie quotidienne : « Apprendre à marche forcée, apprendre à manger sans mettre les coudes sur la table, à nager sur le ventre, sur le dos, sur le côté, à se tenir droit, à ne pas mettre les doigts dans son nez, à ne pas répondre, à se taire, à se contrôler, bref, comme on disait à l’époque, “apprendre à être un homme” ». En parallèle, l’accès à l’université s’amplifie, voire se massifie. Les facultés de droit (+ 300 %) et de lettres (+ 250 %) sont celles qui ont connu, dans les années 1960, le plus fort accroissement du nombre d’étudiants. En 1962, l’agglomération parisienne réunit le tiers des étudiants français (77 000 étudiants sur 232 000). L’explosion du nombre d’étudiants à l’Université se traduit à la rentrée 1967 par plus de 500 000 étudiants : en sept ans, leur nombre a été multiplié par 2,5. Or les universités, divisées en facultés indépendantes, disposent de structures administratives dérisoires et les moyens ne suivent pas : les amphis sont surchargés, le nombre d’enseignants insuffisant, les cités universitaires bondées. Tout contribue à ancrer l’idée d’un système sclérosé, inadapté, archaïque, dominé par les « mandarins », des professeurs passéistes. De nouveaux locaux ont certes été bâtis, mais les lieux d’implantation, à la périphérie des centres intellectuels et en pleins quartiers défavorisés (campus de Nanterre dans la banlieue parisienne ou de Toulouse Le Mirail) semblent signaler que le gouvernement veut expatrier les étudiants. Cette génération, et donc tout particulièrement les étudiants des facultés de lettres, dans les départements de philosophie, de psychologie et de sociologie où se concentrent le plus vivement les contradictions sociales, est en quelque sorte prédisposée à ne plus ressentir la nécessité d’un ordre symbolique auquel elle n’adhère plus, elle s’affranchit de la révérence pour les autorités et les traditions, elle remet en cause les différentes cellules de la vie sociale (famille, université, entreprise) qui fonctionnent selon un principe hiérarchique. La crise étudiante de mai-juin 1968 est ainsi le produit de ces ruptures symboliques, ou, dans les termes de l’époque, de ce « malaise étudiant » qui fait alors l’objet de nombreuses analyses. 2. Une jeunesse politisée La contestation étudiante est inséparable du contexte international des années 1960, marqué par la guerre froide et la décolonisation, qui suscitent l’émergence de mouvements anticolonialistes et anti- impérialistes. Ces mots d’ordre se diffusent à travers le monde, par le biais de rencontres militantes internationales comme à Berlin en février 1968 contre la guerre au Vietnam, par des voyages d’activistes permettant l’échange de références idéologiques et de répertoires d’action contestataires, par des stratégies d’exportation révolutionnaire (de la Chine vers l’Afrique, de Cuba vers l’Amérique latine puis l’Europe). Les étudiants y jouent un rôle majeur. Dès 1960 a lieu une manifestation de milliers d’étudiants à l’appel de l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) contre la guerre d’Algérie et, en 1964, se forment des comités étudiants contre la guerre du Vietnam. Progressivement des groupes d’étudiants d’extrême-gauche, qui ne sentent plus représentés par le PCF, structure vue comme staliniste et sclérosée se réclament d’une ligne trotskiste autour d’Alain Krivine (Jeunesse communiste révolutionnaire, printemps 1966). Ils participent à la mobilisation contre la guerre du Vietnam, en relation avec des intellectuels comme Jean-Paul Sartre. Des modèles en provenance du tiers-monde sont adoptés, qu’il s’agisse de Fidel Castro, du « Che » Guevara ou de Mao. Les maoïstes, ou « Maos », sont minoritaires mais exercent une réelle influence au sein de l’élite étudiante grâce au charisme de certains leaders comme Robert Linhart, leur chef de file à l’École normale supérieure, et à la popularité du film de Jean-Luc Godard, La Chinoise, sorti en 1967. On trouve également des anarchistes libertaires, comme les militants du groupe Noir et Rouge, animés à Nanterre par Daniel Cohn-Bendit. 14 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Aux mobilisations anticolonialistes et anti-impérialistes se rajoute une critique de la société de consommation, apparue dès 1959 dans l’Internationale situationniste, revue issue d’un groupe fondé par Guy Debord (auteur de l’essai La société du spectacle en 1967) et dont les idées ont irrigué le mouvement étudiant. Beaucoup des slogans écrits sur les murs au printemps 1968 en sont issus, inspirés des mouvements de contestations à l’échelle mondiale (étudiants américains, hooligans des pays de l’Est, Zengakuren japonaise qui réunit des étudiants qui se battent contre la présence de l’armée américaine). D’autres intellectuels inspirent les mouvements contestataires, comme Herbert Marcuse, philosophe et sociologue marxiste d’origine allemande, auteur de L’Homme unidimensionnel (1968), le philosophe Michel Foucault ou Louis Althusser, philosophe marxiste professeur à l’École normale supérieure. Cependant, Daniel Cohn-Bendit, un des leaders du mouvement étudiant, répond ironiquement « Marcuse, qui est-ce ? » au Nouvel Observateur en juin 1968, signifiant ainsi qu’il a ni gourou, ni modèle. Le journaliste Pierre Viansson-Ponté écrit dans un article du Monde daté du 15 mars 1968 : « La France s’ennuie », affirmant que les Français « ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde ». Les semaines qui suivent vont lui donner tort. Le mouvement étudiant s’est radicalisé au cours de l’année scolaire 1967-1968 dans l’université de Nanterre, créée en 1963 dans la banlieue parisienne, près des bidonvilles peuplés de travailleurs immigrés, afin d’y diriger des flux d’étudiants trop nombreux pour la Sorbonne du Quartier Latin. Au départ composé d’une centaine d’étudiants libertaires se réclamant des situationnistes ou appartenant à la Jeunesse communiste révolutionnaire, et qui contestent la direction de l’université, le noyau des contestataires nanterrois mené notamment par Daniel Cohn-Bendit s’élargit à un millier d’étudiants : ils revendiquent la liberté sexuelle à la résidence universitaire, critiquent le contenu et la forme des cours, se bagarrent avec des groupes d’extrême-droite. Cette contestation s’étend dans les cités universitaires de Nantes, Grenoble, Aix-en-Provence. Le 22 mars des étudiants décident d’occuper la salle du conseil de faculté de Nanterre suite à l’arrestation de plusieurs militants au cours d’une manifestation de soutien au Vietnam. La suspension des cours décidée par le doyen Pierre Grappin le 2 mai 1968 force les étudiants nanterrois à se transporter à la Sorbonne pour y tenir un meeting, lançant ainsi mai 1968. B. Les événements de mai-juin 1968 Les « événements » français de 1968 sont très souvent appelés « Mai 1968 », contractée parfois en « Mai», qui s’accompagne implicitement d’un effet de réduction temporelle (un mois) et géographique (Paris). L’appellation « Mai 68 » suppose une chronologie implicite qui va du 3 mai 1968, date de l’occupation de la Sorbonne par la police et de la manifestation étudiante parisienne, au 30 mai 1968, date du discours du général de Gaulle annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles élections législatives. La dénomination permet de mettre l’accent sur l’ébranlement de l’État, le retour à la normale et le rôle du sauveur, comme en 1940, du général de Gaulle mais elle occulte le mois de juin (la poursuite des grèves, les quatre morts) sauf sa fin, la victoire éclatante des gaullistes aux législatives. Pour l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, un autre découpage chronologique est possible, moins centrée sur de Gaulle : - du 3 au 13 mai, les manifestations parisiennes et leurs échos régionaux ; - du 14 mai au 16 juin, le temps des grèves et des occupations (dont les deux lieux symboliques forts que sont la Sorbonne et les usines Renault-Billancourt), le temps de la prise de parole libératrice mais aussi, après le 30 mai, l’intervention des forces de l’ordre pour évacuer les ouvriers occupant leurs usines. L’évacuation des derniers occupants de la Sorbonne le 16 juin marque symboliquement, avec la fin des négociations à Renault, le terme de ce long mois de grèves et de prises de parole croisées ou divergentes, même si, à cette date, subsistent des conflits et des occupations dont certaines se poursuivent jusqu’à la mi-juillet. 15 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 - Enfin, du 17 juin au 24 juillet, la réouverture des universités, peu à peu investies par le pouvoir, les deux tours des élections législatives. 1. La crise étudiante (à partir du 3 mai 1968) Le 2 mai 1968, le gouvernement décide de fermer la faculté de Nanterre suite à une « journée anti- impérialiste » organisée par des étudiants du mouvement de 22 mars. Les étudiants de Nanterre se déplacent alors dans le Quartier Latin, au centre de Paris, afin de mobiliser les étudiants de la Sorbonne. Un engrenage de manifestations et répression se met alors en place : le 3 mai, la police évacue la Sorbonne. Les étudiants dressent des barricades le 10 mai. De véritables combats se déroulent dans la capitale. On dénombre 481 blessés dont 279 étudiants et 202 policiers parisiens, 80 arrestations dont 40 sont maintenues. Les étudiants sont également rejoints par des lycéens, qui organisent des cortèges de lycée en lycée pour appeler à la manifestation dans le Quartier latin. Le mouvement s'étend dans les facultés de province, à Strasbourg, à Lyon, à Toulouse, à Nantes... La rhétorique révolutionnaire se double d'une pratique révolutionnaire, marquée à la fois par le souvenir des grandes révolutions du XIXe siècle (les barricades, les pavés) et par la mémoire de la Résistance et de la Seconde Guerre mondiale (avec le slogan « CRS = SS »). Dans les Assemblées générales, la mise en œuvre d'une « Université critique », fondée sur une nouvelle pédagogie et ayant pour objectif la remise en cause de l'ordre social, se double d'un discours politique plus général. De la mi-mai à la mi-juin, Mai 68 se traduit ainsi par une « fête de la parole » qui exprime des influences multiples. Des comités d’action s’organisent : ils offrent un cadre d’action collective pour des jeunes qui ne se retrouvent pas forcément dans les idéologies et les organisations existantes, syndicales ou d’extrême- gauche. Ils reprennent certains des principes inspirés de la tradition anarchiste : critique anti-autoritaire, démocratie directe, libération de la parole, spontanéité, refus de la hiérarchisation et de l’institutionnalisation. Pour le comité « Freud-Che Guevara » par exemple, « l’éducation est une barrière essentielle dans tous les systèmes sociaux. L’angoisse est associée au Père qui deviendra le Professeur, l’Adjudant, le Patron, le Monsieur décoré, le Noble Vieillard… L’angoisse liée au système éducatif se traduit plus tard par la recherche de la sécurité : titre, “réussite sociale”, consommation de prestige, attitude agressive ou paternalisme ». Les étudiantes se mobilisent également, par le biais de comités d’action féministes comme Féminin, masculin, avenir, qui entend réfléchir sur la sexualité, la différence des sexes et les rapports inégalitaires entre eux : « étudiant qui remets tout en question / as-tu pensé à remettre en question les rapports de l’homme à la femme » ?. Mais lors des débats les femmes sont souvent silenciées par les hommes, qui considèrent que leur combat est secondaire par rapport à la lutte sociale. Du 10 au 11 mai a lieu la « nuit des barricades », marquée par de sérieux affrontements au Quartier latin. Au cours de ces événements se dévoile la toute-puissance de la radio : les reportages en direct annoncent à la France entière l’édification des barricades, leur localisation, puis l’assaut des forces de l’ordre. La radio est donc partie prenante de la construction de l’événement. Le Quartier latin est dégagé entre 2 heures et 6 heures du matin par les forces de l’ordre. Bilan : 367 blessés, 460 interpellations, 188 voitures endommagées. Le choc est énorme sur tout le territoire. Les appels à des grèves, des occupations de facultés et des manifestations spontanées utilisent un vocabulaire disproportionné : « la férocité de la répression policière » ou le « massacre des manifestants parisiens ». Pour apaiser la situation, le gouvernement décide la réouverture de la Sorbonne. Mais comme les syndicats et les partis politique, il est dépassé par la situation. 16 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 2. La crise sociale (13-30 mai) La grève générale du 13 mai permet la mobilisation d’une grande partie du monde ouvrier. L’unité s’affiche sur le triptyque de la banderole de tête de l’imposant cortège parisien du 13 mai 1968 qui proclame « Étudiants, enseignants, travailleurs solidaires ». Le soir du 13 mai, les Parisiens entrés dans la Sorbonne « libérée » écoutent un concert de jazz et discutent dans les amphithéâtres des problèmes du monde. La première occupation après la grève générale du 13 mai est donc celle de la Sorbonne. Les grèves et les occupations d’usines se multiplient dans toute la France (usine Sud-Aviation de Nantes dès le 14 mai, usine Renault de Boulogne-Billancourt le 16 mai). Le 22 mai, environ 8 millions de salariés sont en grève : des ouvriers, bien sûr, mais aussi des cadres, des salariés de la fonction publique (EDF, Sécurité sociale) et du secteur tertiaire, etc. L’occupation est d’abord une prise de possession de l’espace et des moyens de production. À la soumission hiérarchique et technique succède l’ordre militant. C’est le monde inversé, avec un contrôle et une discipline stricts et l’imposition, parfois violente à l’égard des réfractaires, d’un ordre nouveau. Les revendications sont multiples et ne rejoignent pas forcément celles des étudiants : modification des conditions de travail dans les entreprises, contestation du travail à la chaîne, exigence de la reconnaissance de la responsabilité du travailleur dans l’entreprise. La CGT et le PC soutiennent les revendications les plus classiques (augmentation des salaires), la CFDT (Confédération française démocratique du travail, née en 1964) réclame une profonde modification de l’entreprise qui doit aboutir sur un nouveau modèle d’organisation sociale. Elle prône l’autogestion. Mai 68 a aussi gagné le milieu de la culture, qui y a vu l'occasion d'affirmer la liberté absolue du créateur ou du journaliste contre toute forme de censure et de réfléchir à des formes nouvelles de démocratisation culturelle, la politique culturelle d’André Malraux étant jugée bureaucratique et inefficace : le Festival de Cannes est interrompu, l'ORTF (Office de radiodiffusion – télévision française) entre en grève à la mi-mai. Si l'extrême gauche est en première ligne dans les manifestations et défilés de Mai 68, c'est d'abord parce qu'elle occupe le vide politique créé par l'absence d'une gauche traditionnelle qui éprouve des difficultés à se situer par rapport au mouvement étudiant. Ne disposant pas de relais efficaces dans ce milieu, elle ne peut l'encadrer. Jusqu'à la « nuit des barricades », les dirigeants communistes fustigent un mouvement « petit-bourgeois », qui ne peut servir la cause du prolétariat. Ils stigmatisent également l'influence supposée des « gauchistes » (trotskistes notamment), accusés de diviser la classe ouvrière et de galvauder l'idée révolutionnaire. À partir du 13 mai, la CGT cherche à contrôler une partie du mouvement social. Dans certaines villes de province, les communistes parviennent à dialoguer avec les étudiants ; mais dans les facultés parisiennes, l'influence des anarchistes et des gauchistes l'emporte. Lorsque le mouvement s'étend, PC et CGT ne peuvent s'opposer à la révolte. S'ils n'éprouvent pas le même rejet viscéral de la dissidence gauchiste, socialistes et radicaux ont peu d'emprise sur les événements : ils sont peu implantés au sein des principales organisations du mouvement (UNEF, CFDT, CGT). François Mitterrand se sent décalé par rapport à un mouvement étudiant qui, en revanche, éprouve une certaine sympathie à l'égard de Pierre Mendès France. Le PSU (Parti socialiste unifié) est le seul parti organiser à pouvoir capter une partie du mouvement. C'est le PSU qui, avec l'UNEF, organise le meeting parisien du stade Charléty, le 27 mai. 30 000 personnes y assistent, dont Pierre Mendès France, qui apparaît alors comme le seul homme de gauche à pouvoir répondre aux attentes d'une partie du mouvement. Trop tardive, cette manifestation est sans lendemain. Son succès révèle toutefois que Mai 68 s'inscrit bien dans le processus de recomposition de la gauche qui a commencé pendant la guerre d'Algérie et qui contribue à faire émerger une « nouvelle gauche », à côté de la SFIO et des radicaux qui peinent à se renouveler et à intégrer une jeunesse en plein essor démographique. 17 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Le gouvernement ne perçoit pas immédiatement la gravité des événements. Au début du mois de mai, il considère que le mouvement est circonscrit à quelques centaines d'étudiants extrémistes, à Nanterre puis à Paris. C'est pourquoi le Premier ministre et le président de la République ne bouleversent pas leurs agendas. Le 19 mai, le général de Gaulle résume l'état d'esprit dominant au sein de la majorité par une formule percutante : « La réforme, oui ; la chienlit, non. ». Lorsque commence la dernière semaine de mai, l'extension et la durée du mouvement social imposent une réponse politique. Le Premier ministre et le président de la République adoptent deux démarches différentes. Le 25 mai, Georges Pompidou réunit au ministère du Travail, rue de Grenelle, les représentants du patronat et les différents syndicats pour tenter de parvenir à un accord. Il s'appuie en fait sur les dirigeants de la CGT, soucieux de mettre fin à un conflit dont ils ne parviennent pas à contrôler tous les mots d'ordre et qui risque de profiter à leurs rivaux de la CFDT. En outre, la CGT défend des revendications matérielles plus faciles à satisfaire que la demande d'une démocratisation de l'entreprise, mise en avant par la CFDT. Le 27 mai au matin, Georges Pompidou établit un protocole d'accord (qu'on désignera abusivement comme les « accords de Grenelle », alors qu'ils n'ont jamais été signés)–, qui donne globalement satisfaction à la CGT : on augmente le SMIC de 35 %, les salaires de 10 % ; la moitié des jours de grève est payée. Ce protocole est présenté aux grévistes de Boulogne-Billancourt, qui le rejettent : il ne répond pas complètement aux attentes de la base, plus influencée par les nouvelles thématiques anti-autoritaires que les dirigeants de la CGT. Mais si la stratégie de Pompidou échoue dans l'immédiat, elle provoque une première division sur le front social. Jour après jour, des salariés sans cesse plus nombreux estiment avoir déjà obtenu des résultats et jugent nécessaire de terminer la grève. La reprise du travail s'amorce dès les premiers jours de juin, dans une atmosphère morose, marquée par d'importantes dissensions entre pragmatiques, généralement syndiqués, et jusqu'au-boutistes, qui estiment avoir été trahis par les syndicats. Cette situation est illustrée par le film documentaire tourné des étudiants en cinéma qui montre la reprise du travail à l’usine Wonder le 9 juin 1968, après trois semaines d’occupation. Le 24 mai, de Gaulle prononce une allocution dans laquelle il affirme comprendre certaines attentes de l'opinion ; il annonce alors l'organisation d'un référendum visant à donner au chef de l'État des pouvoirs supplémentaires pour « faire changer partout où il le faut les structures étroites et périmées ». De Gaulle utilise ses armes politiques traditionnelles : l'image de l'homme qui comprend la nation, contrairement aux partis politiques et aux parlementaires, la nécessité de renforcer le pouvoir présidentiel pour sortir d'une crise politique ; l'utilisation plébiscitaire du référendum. Mais ces armes ne sont pas adaptées au contexte, marqué au contraire par un discours anti-autoritaire et une certaine défiance à l'égard d'un pouvoir jugé paternaliste. De Gaulle est désorienté : Le 29 mai, jour de Conseil des ministres, il disparaît. On apprend finalement qu'il s'est rendu à Baden-Baden auprès du général Massu, commandant des forces françaises en Allemagne. A-t-il envisagé de démissionner et, avant de prendre sa décision, consulté un de ses proches ? A-t-il, au contraire, souhaité s'assurer du soutien de l'Armée au cas où il devrait recourir à la force pour rétablir l'ordre ? Toujours est-il que cette absence de quelques heures, fortement médiatisée, a créé un choc au sein de l'opinion et fait prendre conscience à la majeure partie des Français que de Gaulle restait le seul capable de trouver une issue politique au conflit. 3. La crise politique (13-30 mai) C'est dans ce contexte qu'intervient la dernière initiative de De Gaulle. Tandis que, l'après-midi du 30 mai, plusieurs centaines de milliers de manifestants défilent à Paris pour manifester leur soutien au gouvernement et leur hostilité à la Révolution, il prononce une allocution radiodiffusée. Le discours est très différent de celui qu'il tenait six jours plus tôt. Il fustige vigoureusement une agitation dans laquelle il voit planer la menace communiste. Activant un discours manichéen (l'ordre contre le désordre, l'unité de la 18 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Nation contre les divisions et finalement le Bien contre le Mal), de Gaulle endosse à nouveau les habits du Sauveur et demande aux Français de le soutenir comme ils l'ont fait en 1958, 1961 et 1962. Conformément à ce que lui demandait Georges Pompidou, il renonce au référendum, dissout l'Assemblée nationale et annonce l'organisation d'élections législatives. C'est une fois encore le peuple souverain qui est appelé à valider la sortie de crise proposée par le Président. Le 31 mai, Georges Pompidou, confirmé dans ses fonctions, forme un gouvernement dont sont écartés tous les ministres coupables d'hésitations dans leur gestion du conflit. Le 12 juin, onze mouvements gauchistes sont dissous. L'Odéon puis la Sorbonne sont évacués. Le retour à l'ordre s'accompagne parfois de violences extrêmes : c'est en juin 1968 que meurent trois militants (un étudiant à Flins, deux ouvriers à Sochaux). Le nouveau ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin, laisse diffuser plusieurs tracts d'extrême gauche marqués par la violence révolutionnaire et justifie ainsi la répression par un souci de sécurité. Charles Pasqua, chef du service d’ordre du parti gaulliste, crée les Comités de défense de la République (CDR). Cette structure, qui privilégie la lutte contre la menace révolutionnaire, permet d'attirer de nouveaux militants, souvent venus de l'extrême droite. Le gouvernement lui-même adresse des signaux à l'égard d'une extrême droite qui n'est plus considérée comme un adversaire. Les anciens dirigeants de l'OAS (Raoul Salan, Georges Bidault, Jacques Soustelle) sont graciés et autorisés à revenir en France, en attendant le vote d'une loi d'amnistie sur les événements d'Algérie promise pour la rentrée parlementaire. 4. Une République gaullienne qui se maintient malgré les difficultés (juin 1968-avril 1969) Les élections sont marquées par la peur des Français face aux revendications révolutionnaires des manifestants et aux difficultés quotidiennes (absence de transports en commun, manque d’essence, bureaux fermés…). L’abstention est relativement élevée (autour de 20%). Dès le premier tour, le vote est massif pour les candidats gaullistes, rassemblés dans l’UDR (nouveau nom du parti gaulliste : Union pour la défense de la République). L’opposition de gauche (PC, FGDS) recule, de même que l’opposition centriste et modérée. Au second tour, l’UDR recueille la majorité absolue des sièges (294 sur 485), et l’alliance UDR/ Républicains indépendants les ¾ des voix. L’échec électoral entraîne la décomposition de la coalition de gauche menée par Mitterrand. Le pouvoir semble donc avoir été consolidé par Mai 68. De Gaulle décide de nommer Maurice Couve de Murville premier ministre à la place de Georges Pompidou, qui a pourtant été en première ligne dans la gestion de la crise. Cela provoque l’incompréhension chez de nombreux députés UDR. Il fait du thème de la « participation » le centre de sa politique. Pour répondre au malaise étudiant, le ministre de l’Éducation nationale Edgar Faure fait voter en octobre 1968 une loi d’orientation de l’enseignement supérieur qui accorde l’autonomie aux universités et confie leur gestion aux représentants des personnels et des étudiants. Les universités ne sont désormais plus dirigées par le recteur, assisté des doyens de facultés, mais par des présidents élus. Le texte répond à la fois à l'idéal de participation, maintes fois exprimé par de Gaulle, et à la volonté exprimée par les étudiants de Mai de ne plus subir un pouvoir autoritaire à l'Université. Le ministre Jean-Marcel Jeanneney prépare aussi une loi sur la décentralisation et le renforcement du rôle des régions, ainsi qu’une réforme du recrutement du Sénat qui doit représenter « les forces vives de la nation » (patronat, syndicats, associations culturelles…). Il faut donc demander une révision de la Constitution. De Gaulle règle ainsi ses comptes avec une assemblée dont le président (Gaston Monnerville) l'a personnellement défié en 1962 et qui, depuis, apparaît le bastion de l'opposition de la France des notables à la Ve République. 19 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 La popularité du général de Gaulle reste largement positive jusqu'à la fin de l'année 1968. En revanche, les difficultés économiques et monétaires se traduisent, au cours de l'hiver 1968-1969, par un fléchissement de la cote du Président : les satisfaits stagnent un peu au-dessus de 50 %, tandis que la part des mécontents approche les 40 %. En effet, la relance de l'inflation a annulé, en grande partie, les effets des hausses de salaires décidées à Grenelle. Au début de l'année 1969, le gouvernement revient alors à une politique déflationniste et cherche à bloquer les salaires, ce qui provoque une nouvelle tension sociale. Dès l'été 1968, de Gaulle annonce l'organisation d'un référendum sur la régionalisation et le Sénat. Il considère en effet que les élections législatives de 1968 ont d'abord légitimé l'action du gouvernement et de son chef, Georges Pompidou. Un mois plus tard, dans un entretien télévisé avec Michel Droit, il annonce que, conformément à sa conception du référendum, il démissionnera de son poste en cas d'échec. Mais les députés gaullistes peinent à se mobiliser pour un texte dont les enjeux leur paraissent obscurs et qui a été rédigé par un ministre progressiste dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Le référendum d’avril 1969 donne l’occasion à tous les mécontents de se coaliser contre de Gaulle, à gauche, dans les milieux d’affaires qui souhaitent une dévaluation du franc afin de rattraper les hausses de salaires permises par les accords de Grenelle, chez une partie des Républicains indépendants, suivant Valéry Giscard d’Estaing, qui appellent à voter « non », chez des notables hostiles à la réforme du recrutement des sénateurs. Le verdict des urnes est net. Le « non » l'emporte avec 52,4 % des suffrages, alors que le taux de participation (80 %) est supérieur à ce qu'il était aux législatives de juin 1968. Le « non » l'emporte dans 71 départements sur 95. C'est une fraction notable des électeurs modérés (un tiers environ) qui, en rejoignant la gauche et l'extrême droite, a provoqué la chute du Président. Conformément à sa promesse, de Gaulle démissionne dès le lendemain des résultats, le 27 avril 1969. Il se retire dans sa propriété de Colombey- les-Deux-Eglises, où il meurt 18 mois plus tard. C. Le quinquennat de Georges Pompidou : un néo-gaullisme ? 1. Les élections présidentielles de 1969 Après la démission de de Gaulle, c’est, conformément à la Constitution, le président du Sénat Alain Poher qui assure l’intérim de la présidence de la République, en attendant le résultat des élections présidentielles. Alain Poher décide d’ailleurs de se porter candidat, en se présentant comme l’homme de la conciliation, au-dessus des partis. A gauche, Jacques Duclos se présente avec l’étiquette communiste. Héritier d'une famille de militants de gauche (radicaux d'abord, socialistes ensuite), il se pose en rassembleur de l'opposition de gauche et dénonce avec une égale fermeté gaullistes et centristes. De son côté, Pompidou incarne une certaine évolution tout en s'inscrivant dans la continuité gaulliste. Il affiche une plus grande proximité avec les préoccupations des Français et cherche à élargir sa majorité, en direction du centre notamment : soutenu par l'UDR et les Républicains indépendants de Valéry Giscard d'Estaing. Les résultats du premier tour, qui se déroule le 1er juin 1969, montrent notamment l'effondrement de la gauche non communiste. À gauche, seul Jacques Duclos réalise un score honorable : avec 21 % des voix, il a réussi à rassembler l'électorat communiste qui n'est plus tenté par le gaullisme sans de Gaulle. Au second tour, contre Alain Poher, Pompidou l’emporte largement. Sa nette victoire confirme bien le caractère personnel de l'échec du référendum du 27 avril. La chute de De Gaulle ne signifie ni l'échec de la majorité, ni la fin du gaullisme. La réaction aux thèses de 68, l'aspiration à l'ordre et à la stabilité l'emportent sur le désir de réformes. 20 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 2. Le projet de « nouvelle société » du premier ministre Chaban- Delmas : une phase réformatrice (1969-1972) Le nouveau Premier ministre nommé par Pompidou, Jacques Chaban-Delmas, qui incarne le gaullisme résistant, est un produit de la culture parlementaire : il a connu son ascension politique sous la IVe République, avant de présider l'Assemblée nationale pendant plus de dix ans, de décembre 1958 à juin 1969. Issu du parti radical, auquel il a adhéré au début de la IVe République, il a été ministre dans des gouvernements de gauche, ceux de Mendès France (1954), Guy Mollet (1956) et Félix Gaillard (1957). Sur les questions de société, il adopte des positions progressistes, assez éloignées de la tendance qui prévaut au sein de la majorité issue des « élections de la peur », en juin 1968. Mais le gouvernement est composé au 2/3 de ministres gaullistes, même si le centriste Valéry Giscard d’Estaing revient au ministère de l’Économie et des Finances. Lors du discours qu'il prononce à l'Assemblée nationale le 16 septembre 1969, le Premier ministre précise l'originalité de sa position. Il porte d'abord un diagnostic sévère sur cette « société bloquée », dont l'explosion de Mai 68 a révélé à la fois les contradictions et l'obsolescence. Et après avoir évoqué les carences de l'industrialisation française, la faiblesse du dialogue social et l'emprise excessive de l'État, il en appelle à une « nouvelle société », qu'il définit d'emblée comme devant être « prospère, jeune, généreuse et libérée ». L'expression renvoie en fait à un programme complet de gouvernement, d'inspiration démocratique et libérale, qui comprend deux volets complémentaires : un volet politique, centré sur le pluralisme de l'information, la décentralisation, l'aménagement du territoire et, plus largement, la fin d'une conception autoritaire de l'État ; un volet économique et social, visant à instaurer une meilleure productivité par une véritable organisation du tissu industriel et par la mise en place d'un contrat social qui permettrait d'intéresser les salariés aux résultats de l'entreprise. Certaines mesures prennent en compte de nouvelles préoccupations : un ministère de l'Environnement est créé ; le service militaire est ramené à 12 mois ; la réforme du Code civil de 1970 remplace la notion de « puissance paternelle », héritée de l'époque napoléonienne, par celle d'« autorité parentale », partagée par les deux parents. Le ministère de l’Information est supprimé tandis que l’ORTF devient autonome. Sur le plan économique, le Président entend bien poursuivre la politique modernisatrice de son prédécesseur. De premiers investissements sont réalisés dans le programme ferroviaire à grande vitesse (TGV) et la construction d’autoroutes (sinistre record en 1972 : 16 617 Français trouvent la mort sur les routes). En 1972, un an après l'ouverture à Fos-sur-Mer près de Marseille du grand chantier destiné à doter la France de la deuxième usine sidérurgique littorale après Dunkerque, le président Pompidou annonce, lors d'une conférence de presse télévisée : « Chère vieille France, la bonne cuisine, les Folies-Bergère, le gai Paris, la haute couture et les bonnes exportations du cognac, du champagne et même du bordeaux ou du bourgogne, c'est terminé. La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle. » Sur le plan international, l’arrivée au pouvoir de Pompidou favorise la reprise d'un dialogue à l'égard des partenaires européens. Levant le veto émis par son prédécesseur, le nouveau Président soutient l'entrée du Royaume-Uni dans la CEE, en proposant un référendum aux Français (qui ne passionne pas les foules : 40 % d’abstention). L’entrée de 3 nouveaux pays dans la CEE (Royaume-Uni, Danemark, Irlande) devient effective en 1972. Pompidou apaise également les relations avec les États-Unis. Sur le plan culturel, Georges Pompidou initie la pratique d’intervention des présidents de la République dans le domaine culturel, en déterminant, par de grandes initiatives, des orientations de l’action publique. Dès décembre 1969, il décide de créer à Paris un lieu inédit : un centre d’art moderne et contemporain qui soit aussi un lieu de création et de ressources favorisant les démarches de recherche et la rencontre des disciplines artistiques. Le centre Pompidou, dans le quartier de Beaubourg, sera inauguré en 1977, après sa mort. 21 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 Très vite des dissensions apparaissent entre le Président et son Premier ministre. Dès l'automne 1969, surgit le risque de la dyarchie, c'est-à-dire d'une concurrence ouverte entre les deux responsables de l'exécutif. Affaibli par le résultat médiocre du référendum du 23 avril 1972 sur l'élargissement dLe 5 juillet 1972, Jacques Chaban-Delmas démissionne. La lettre publique qu'il adresse alors à Georges Pompidou laisse clairement penser qu'il a été révoqué : « Vous m'avez fait part de votre intention de changer de gouvernement. J'ai donc l'honneur de vous présenter la démission du gouvernement. » e la CEE, Georges Pompidou souhaite réaffirmer son autorité sur son Premier ministre. 3. Une phase conservatrice : le gouvernement de Pierre Messmer (1972-1974) Pour succéder à Jacques Chaban-Delmas, Georges Pompidou nomme Pierre Messmer, gaulliste depuis les premiers temps de la Résistance, compagnon de la Libération, ministre des Armées de 1960 à 1969 et porte-drapeau d'un gaullisme à la fois historique et autoritaire. Il entend réaffirmer le rôle de l'État, dans le domaine économique et, plus largement, dans la vie politique et civique : le secrétariat d'État à l'Information est rétabli. Après les remous provoqués par la « nouvelle société », ce retour à l'ordre vise à rassurer la majorité et la fraction conservatrice de l'opinion dans la perspective des élections législatives de mars 1973. La majorité recueillie par l'UDR gaulliste (183 députés) et ses alliés (55 républicains indépendants, 30 centristes de la majorité) jouit d'une réelle avance par rapport aux groupes de l'opposition (73 communistes, 102 socialistes et radicaux, 34 centristes de l'opposition). Le gouvernement de Pierre Messmer doit faire face à une situation sociale qui reste tendue. Le conflit de l'entreprise horlogère Lip de Besançon défraie la chronique tout au long de l'année 1973, devenant symbolique des luttes sociales des années de crise. Les ouvriers de Lip entament en effet une grève le 17 avril 1973 pour protester contre la fermeture de leur usine. Refusant le dépôt de bilan, ils décident alors d'occuper l'usine à partir du 18 juin 1973, sous la direction de Charles Piaget, leader local de la CFDT. Ils commencent à autogérer leur entreprise, commercialisant les stocks de montres et continuant à en fabriquer. Cette « autogestion » contribue à rendre le conflit très populaire : les ouvriers de Lip sont largement soutenus par l'opinion ainsi que par les partis de gauche. Le gouvernement de Pierre Messmer utilise dans un premier temps la manière forte pour mettre fin à l'occupation de l'usine : le 14 août 1973 la police intervient et fait évacuer l'usine. Mais cette intervention ne fait que durcir la lutte des « Lip », qui le 29 septembre reçoivent le soutien de 100 000 manifestants à Besançon. Les pouvoirs publics tentent par ailleurs d'obtenir une conciliation en nommant un médiateur le 8 août. Cette médiation échoue essentiellement en raison de la division syndicale, la CGT étant favorable à la reprise du travail et la CFDT y étant hostile. Puis, en décembre 1973, un jeune patron, Claude Neuschwander, se voit confier la mission de sauver l'entreprise par Jean Charbonnel, ministre du Développement industriel et scientifique. L'usine redémarre ainsi sous le nom de Société Européenne d'Horlogerie et de Mécanique, même si le 5 janvier 1974 Pierre Messmer proclame : « Lip, c'est fini ». Autre crise sociale : au printemps 1973, les lycéens se mobilisent contre la suppression des sursis militaires décidée par la loi Debré. Cette loi de réforme sur le service national, promue par le ministre de la Défense nationale, Michel Debré, est adoptée par l'Assemblée nationale, le 10 juin 1970. Elle prévoit notamment l'abrogation des sursis pour études au-delà de 21 ans. Le départ au service militaire a désormais lieu à 20 ans, l'appel pouvant être avancé à 18 ans, et reporté à 21 ans pour les jeunes faisant des études supérieures courtes. Cette mesure de suppression des sursis n'entrant en vigueur qu'en 1973, ce n'est qu'à ce moment que les lycéens se mobilisent. Dès la fin février, ils se mettent fréquemment en grève dans toute la France, et tout au long du mois de mars occupent leurs établissements et organisent d'importantes manifestations : le 22 mars (200 000 manifestants à Paris) et le 2 avril plus de 500 000 jeunes descendent défilent dans 236 villes (dont 200 000 à Paris). A la crainte de voir leurs études interrompues par 22 E. MITSAKIS – Histoire - BL2 Marguerite Jauzelon– 2024-2025 le service militaire, qui, depuis 1970 a été réduit à 12 mois, s'ajoute un antimilitarisme diffusé par les mouvements d'extrême-gauche. S'opposant à la réforme des premiers cycles instituant un nouveau diplôme, le DEUG, les étudiants se joignent à se mouvement. Finalement, la loi Debré n'est pas abrogée et seuls quelques aménagements sont prévus. C'est cependant la première fois depuis mai 1968, que la jeunesse descend massivement dans la rue. Ce mouvement n'est en outre pas sans effet sur le développement d'une contestation de l'armée par certains appelés en 1974-1975 à travers les comités de soldats. Au cours de l’année 1973, les rumeurs relatives à l'état de santé du président de la République enflent. Lors de son déplacement à Reykjavik le 30 mai 1973, Georges Pompidou est apparu très affaibli. Les spéculations sur la capacité du Président à remplir pleinement ses missions s'ajoutent à l'affaiblissement politique d'un Premier ministre dont les médias guettent le remplacement. C'est pourtant Pierre Messmer qui se succède à lui-même le 1er mars 1974, un mois seulement avant la mort de Georges Pompidou (le 2 avril 1974), dans une atmosphère de fin de règne. Le premier choc pétrolier de fin 1973, qui provoque un quadruplement du prix du pétrole, fait exploser l’inflation et ralentit la croissance, a déjà contribué à affaiblir le gouvernement. 4. La réorganisation de la gauche : le congrès d’Epinay (1971) et le programme commun A la fin des années 1960, la gauche française est en recomposition, ce qui annonce la bipolarisation de la vie politique. La gauche semble atomisée et incapable de s'emparer du pouvoir à moyen terme : en effet, aucun de ses candidats n'a pu se qualifier pour le second tour des présidentielles de 1969. Ce désastre électoral pousse la gauche à se réorganiser. Lors du congrès d'Issy-les-Moulineaux en juillet 1969, la SFIO cède la place à un nouveau Parti socialiste (PS), censé rassembler les différentes organisations socialistes (partis et clubs), sous la houlette d'Alain Savary. En dépit de