Chapitre 5 : La République gaullienne (1958-1969) PDF

Summary

Ce chapitre explore la Cinquième République française, fondée en 1958. Il examine les circonstances de la fin de la Quatrième République et les fondements institutionnels et politiques de la Cinquième République, ainsi que les idées politiques de Charles de Gaulle.

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1 Chapitre 5 La République gaullienne (1958-1969) La Cinquième République est le régime politique de la France aujourd’hui. Sans doute est-elle régulièrement décriée par des acteurs politiques comme par de simples cit...

1 Chapitre 5 La République gaullienne (1958-1969) La Cinquième République est le régime politique de la France aujourd’hui. Sans doute est-elle régulièrement décriée par des acteurs politiques comme par de simples citoyens qui appellent à son remplacement par un nouveau régime qui serait organisé par une tout autre répartition des pouvoirs. Il n’empêche que la Cinquième République est toujours là. Avec bientôt 60 ans d’existence, elle fait même figure de régime stabilisé, si ce n’est enraciné. Des quatre autres républiques que la France a connues depuis la Révolution française, il n’y a en vérité que la Troisième qui a duré plus longtemps qu’elle ; encore la talonnera-t-elle bientôt puisque la Troisième République a fonctionné quant à elle de 1870 à 1940 et qu’elle a donc duré précisément 70 ans. L’objectif de ce chapitre est de faire retour sur les années de fondation de la Cinquième République afin de bien comprendre quelles en sont les assises idéologiques, institutionnelles et plus largement politiques. Ces années de fondation, nous les assimilerons à la période très particulière au cours de laquelle la Cinquième République s’identifie en quelque sorte à la personne de son fondateur, Charles de Gaulle, au travers des deux présidences successives de ce dernier, qui s’étendent de 1958 à 1969 : une période que l’on peut pour cette raison qualifier de « République gaullienne ». 1. 1958 : d’un régime à l’autre C’est le 1er juin 1958 que l’Assemblée nationale l’Assemblée nationale se résout à investir le général de Gaulle des fonctions de président du Conseil, et c’est le lendemain, le 2 juin, qu’elle lui confie les pleins pouvoirs pour six mois assortis de la mission d’élaborer une nouvelle constitution (voir le chapitre 3). Ainsi la Quatrième République disparaît-elle tandis que la Cinquième s’apprête à voir le jour. 1.1. La fin de la Quatrième République Comment en est-on arrivé là ? La Quatrième République avait vu le jour en 1946, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Sur le plan institutionnel, deux faits importants avaient d’emblée caractérisé son fonctionnement. En premier lieu, l’essentiel du pouvoir avait été attribué par la constitution à l’Assemblée nationale. Élue au suffrage universel, celle-ci votait seule les lois et elle contrôlait étroitement le gouvernement, qu’elle pouvait facilement Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 2 renverser. Le Conseil de la République – l’équivalent du Sénat d’aujourd’hui – ne disposait quant à lui que d’un avis consultatif et le Président de la République, élu par les parlementaires, donc au suffrage universel indirect, avait peu de pouvoir. En second lieu, les députés étaient élus au scrutin de liste proportionnel, ce qui signifiait, pour faire simple, qu’à l’issue des élections législatives, les listes en présence se voyaient attribuer un nombre de sièges proportionnel au nombre de voix qu’elles avaient recueillies. Il s’ensuivait que si la l’Assemblée nationale reflétait fidèlement dans sa composition la diversité des courants politiques présents dans le pays, elle était fractionnée en de multiples groupes d’élus et que d’un vote à l’autre les coalitions de députés avaient ainsi tendance à se faire et à se défaire. Si l’on additionne ces deux faits – le fait que l’Assemblée, toute puissante, pouvait aisément renverser le gouvernement d’une part, le fait que les majorités parlementaires étaient extrêmement fluctuantes d’autre part –, on comprend que les gouvernements de la Quatrième République n’étaient pas stables du tout : de fait, leur durée de vie n’était que de six mois en moyenne. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’un tel fonctionnement institutionnel fasse accuser la Quatrième République d’instabilité et d’impuissance. Plusieurs courants politiques l’ont vivement condamnée pour cette raison : le courant gaulliste dès 1946 ; plus tard, dans les années 1950, le courant poujadiste, du nom de Pierre Poujade, un cafetier jeté dans la mêlée politique qui a su momentanément capter l’exaspération d’une partie de la population à l’endroit du régime. Si différents soient-ils par ailleurs, gaullistes et poujadistes avaient en commun de dénoncer la prépondérance des parlementaires sur l’exécutif ainsi que l’inaction qui en résultait immanquablement selon eux. Les événements les ont sans doute confirmés dans leur jugement car il est de fait que la Quatrième République s’est révélée incapable de trouver une issue à la plus grave épreuve qu’elle a eu à affronter, la guerre d’Algérie. Pire, en mai 1958, le conflit algérien a dégénéré en une telle crise que le régime s’est retrouvé littéralement bloqué et la France au bord de la guerre civile, tant et si bien que, nous l’avons vu, l’Assemblée nationale n’a eu alors d’autre recours que de se dessaisir de ses prérogatives au profit du général de Gaulle, toujours auréolé, quinze ans après, du prestige que lui avait conféré son action d’organisateur de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et ainsi rappelé au pouvoir à la manière d’un homme providentiel (voir le chapitre 3). On retiendra tout de même que les historiens ont eu soin plus tard de nuancer ce sombre tableau en reconnaissant à la Quatrième République des mérites, et non des moindres, comme d’avoir relancé l’économie après les terribles années de guerre ou bien d’avoir impulsé le lancement de la construction européenne. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 3 Mais en attendant, en cet été 1958, la France se trouve à la croisée des chemins, comme suspendue entre deux régimes. 1.2. Le nouvel ordre constitutionnel Pareille situation ne pouvant durer trop, le général de Gaulle entreprend d’aller vite. Dès le mois de juillet, il confie à un groupe d’experts animé par Michel Debré le soin d’élaborer un projet constitutionnel. Celui-ci est préparé en quelques semaines et de Gaulle en dévoile les grandes lignes dans un discours prononcé symboliquement sur la place de la République de Paris, qui plus est le 4 septembre soit le jour anniversaire de la proclamation de la Troisième République. Puis, le 28 septembre, le projet constitutionnel est approuvé par référendum à une écrasante majorité : 31 millions d’électeurs votent oui, seulement 5,5 millions non. Il faut dire que tous les partis, le Parti communiste excepté, se sont prononcés en sa faveur. Conformément aux vues exprimées de longue date par de Gaulle, la nouvelle constitution entend rompre avec l’esprit de la Quatrième République et la toute-puissance parlementaire (cf. figure 1, p. 4). Le pouvoir exécutif est partagé entre le Président de la République et le gouvernement. Le Président de la République est élu pour sept ans et rééligible. Il est le garant de la constitution, le chef des armées, le représentant de la France à l’étranger et il nomme aux hauts emplois civils et militaires. Il possède le droit de dissolution et peut consulter le pays par référendum. Quant au gouvernement, dirigé par le Premier ministre, il « détermine et conduit la politique de la nation » (article 20) Le pouvoir législatif est détenu par deux assemblées : l’Assemblée nationale, composée de députés élus pour cinq ans au suffrage universel direct, et le Sénat, composé de sénateurs élus pour six ans au suffrage universel indirect. Le Parlement collabore à l’élaboration de la loi à travers le dépôt de propositions de loi et surtout vote la loi et le budget de l’État. Il faut noter que les projets (voir plus bas) ou propositions de lois doivent être adoptés dans les mêmes termes par les deux assemblées. Ce dispositif constitutionnel peut être qualifié de semi-présidentiel, du moins après la réforme de 1962 (voir plus bas). Cela signifie deux choses. Le gouvernement est bien sûr responsable devant l’Assemblée nationale, entendons que le gouvernement doit être politiquement à l’unisson de la majorité des députés de l’Assemblée, dont il est supposé exprimer les vues. Sous certaines conditions, l’Assemblée peut même le renverser ; cela dit, le retour au scrutin majoritaire pour l’élection des députés rend cette configuration rarissime. En sens inverse, le pouvoir exécutif dispose d’un pouvoir important sur le Parlement : on a dit Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 4 que le Président de la République pouvait dissoudre l’Assemblée nationale ; il faut ajouter que le gouvernement élabore l’essentiel des lois au moyen de projets de loi et prépare le budget. Des deux pouvoirs, c’est le pouvoir exécutif qui s’avère en définitive le plus puissant. Entre eux le déséquilibre est tel qu’on parlera de « députés godillots » pour désigner les nombreux députés de la majorité présidentielle qui se tiendront aux ordres du gouvernement au cours des années 1960. Encore faut-il préciser que les deux têtes de l’exécutif ne sont pas sur un pied d’égalité. Au cours de la décennie gaullienne, le gouvernement est complètement subordonné au Président de la République qui est, selon l’expression de Michel Debré, la « clef de voûte des institutions ». De la toute-puissance du Président témoigne emblématiquement l’article 16 de la constitution, qui prévoit que les pleins pouvoirs peuvent lui être conférés en cas de crise majeure. Figure 1 – La constitution française de 1958 Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 5 La constitution de la Cinquième République ne subira qu’assez peu de modifications au cours des décennies qui suivront sa promulgation. Dès 1962, toutefois, elle est réformée sur un point capital : le mode d’élection du Président de la République. Alors que la constitution prévoyait initialement l’élection du Président au suffrage universel indirect, de Gaulle obtient par référendum qu’il soit désormais élu au suffrage universel direct. Dès lors, la légitimité du chef de l’État est donc directement issue de la volonté populaire, ce qui l’accroît considérablement. La rupture avec la forme et l’esprit des institutions de la Quatrième République est totale. 2. Aux fondements de la politique gaullienne 2.1. « Une certaine idée de la France » Le général de Gaulle est né en 1890 dans un milieu conservateur et catholique. Son éducation puis sa carrière d’officier ont fait de lui un homme viscéralement attaché à son pays : « toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » écrit-il. Politiquement, il peut être rangé parmi les représentants de la droite que l’historien René Rémond appelle bonapartiste. Cette droite se caractérise par le souci de la grandeur nationale et l’attachement à la prépondérance institutionnelle du chef de l’État (cf. la lecture proposée à la fin du chapitre, p. 11-12). Si la politique gaullienne est tout entière inspirée par ces deux idéaux, le général de Gaulle doit malgré tout composer avec le cours des événements, quitte à agir contre ses inclinations les plus personnelles. 2.2. À l’extérieur : la « grandeur » Sans doute est-ce en matière de politique extérieure que la politique gaullienne témoigne le plus nettement de ce mélange de volontarisme inspiré et de pragmatisme forcé. De Gaulle met toute son énergie à restaurer la puissance de la France. Il commence par la doter de l’arme nucléaire. Sous son impulsion, le Commissariat à l’énergie atomique, qu’il a lui-même créé en 1945, quand il dirigeait le Gouvernement provisoire de la République française, poursuit activement ses recherches en vue de tirer le meilleur parti possible de l’énergie nucléaire dans les domaines de la science, de l’industrie et bien entendu de la défense nationale. C’est ainsi que le premier essai nucléaire français a lieu dans le Sahara en 1960. La première bombe H – thermonucléaire ou à hydrogène –, dont la puissance équivaut à 170 fois celle d’Hiroshima, explose quant à elle dans le Pacifique en 1968. La France rejoint Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 6 dès lors les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne et la Chine dans le club très fermé des puissances nucléaires. Dans l’esprit de de Gaulle, puissance et indépendance vont de pair. Ainsi toute sa politique étrangère est-elle gouvernée par le souci de n’inféoder la France à aucune tutelle. Son attitude vis-à-vis de la construction européenne en témoigne. De Gaulle est résolument hostile à une Europe supranationale. C’est pour cette raison qu’il s’est opposé à la mise en place de la Communauté européenne de défense (CED) sous la Quatrième République. Soucieux d’enrayer l’évolution des institutions de la CEE (voir le chapitre 8), qui diminue progressivement l’indépendance des États membres, il n’hésite pas à pratiquer la politique de la chaise vide, c’est-à-dire à boycotter le Conseil de l’Union européenne en vue de bloquer son action. Dans le même esprit, il fait obstacle à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, en 1963 et 1967, pour prévenir tout risque d’ « atlantisation » de l’Europe, autrement dit d’assujettissement aux États-Unis. De Gaulle n’est pas pour autant opposé à la construction européenne ; au contraire, il la soutient, mais à condition qu’elle se limite à une coopération entre États souverains, qu’elle se tienne donc à la mise en place d’une « Europe des patries ». Le traité franco-allemand de 1963 constitue l’exemple typique de ces relations bilatérales sur lesquelles il souhaite la fonder. De Gaulle s’emploie, de même, à soustraire la France à la tutelle américaine et par conséquent à refuser la bipolarisation du monde. Certes, la France est de fait partie intégrante du bloc de l’Ouest : elle est membre de l’OTAN et apporte d’ailleurs son soutien aux États-Unis lors de la seconde crise de Berlin en 1961 et lors de la crise de Cuba l’année suivante (voir le chapitre 2). Il n’empêche, de Gaulle n’a de cesse d’afficher son indépendance par rapport à son puissant allié : il reconnaît la Chine communiste en 1964, se rend en Russie en 1966 et quitte cette même année le commandant intégré de l’OTAN pour protester contre l’intervention américaine au Vietnam. L’épreuve de la décolonisation met plus à mal les principes gaulliens. De Gaulle est né à l’époque où l’empire colonial de la France était à son apogée et il n’est pas douteux que la liquidation de l’empire a constitué pour lui une épreuve douloureuse. Mais c’est aussi un homme pragmatique, au surplus doté d’un indiscutable sens de l’histoire : « il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités », déclare-t-il en 1960. De ce pragmatisme témoigne le fait qu’il a modernisé les relations institutionnelles entre la France et ses colonies d’Afrique noire aussitôt arrivé au pouvoir et qu’il a ainsi créé les conditions de leur émancipation pacifique. De même se convainc-t-il peu à peu que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable et agit-il dans ce sens, quitte à passer pour traître à ses idées aux yeux de ceux qui avaient vu en lui un défenseur inconditionnel de l’Algérie française au printemps 1958. Cela dit, si de Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 7 Gaulle se résout à la nécessité historique de la décolonisation, il s’attache, sitôt celle-ci achevée, à maintenir des liens étroits entre la France et ses anciennes colonies. Il charge à cette fin l’un de ses proches, Jacques Foccart, de jeter les fondements de la « Françafrique ». De Gaulle cherche en outre à étendre l’influence internationale de la France au-delà des limites de son ancien empire. Ainsi la condamnation de l’offensive israélienne de 1967 (voir le chapitre 3) lui attire la sympathie du monde arabe et marque les débuts de ce qu’on appelle parfois la politique arabe de la France. 2.3. À l’intérieur : le pouvoir au centre La politique intérieure de de Gaulle est sous-tendue par une conception assez autoritaire du pouvoir. Au sommet de l’État : le Président de la République, dont on a indiqué plus haut l’importance des prérogatives institutionnelles. De Gaulle les renforce encore en les conjuguant avec une pratique du pouvoir placée sous le signe d’une communication directe entre lui et le peuple français. En témoigne son goût pour les interventions télévisées, au cours desquelles il déploie un indéniable talent oratoire, ainsi que pour les bains de foule. C’est cette pratique qui le fera accuser d’un penchant « monarchiste ». La toute-puissance du Président de la République trouve un prolongement dans celle de l’État. L’État gaullien est un État interventionniste, ou, plutôt, d’impulsion. René Rémond parle de « réformisme autoritaire » pour définir son action. De Gaulle est particulièrement attaché à la mise sur pied d’une industrie moderne et puissante. À cette fin, il accroît considérablement le budget de la recherche, ce qui permet, par exemple, la création du Centre national des études spatiales (CNES) en 1961 et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) en 1964. Le prolongement jusqu’à l’âge de 16 ans de la scolarité obligatoire en 1959, de même que la création des instituts universitaires de technologie (IUT) en 1966, procèdent, pareillement, de la volonté d’accroître le potentiel productif de l’économie française en dotant le pays d’une main d’œuvre plus qualifiée que le passé. 3. La politique gaullienne à l’épreuve du temps 3.1. De Gaulle à son apogée (1958-1965) Les circonstances dans lesquelles de Gaulle est arrivé au pouvoir expliquent qu’il a disposé d’une légitimité électorale très forte au début de la Cinquième République. Ses partisans se sont regroupés en 1958 dans un nouveau parti, l’Union pour la nouvelle République (UNR), qui a remporté les élections législatives du mois de novembre de la même Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 8 année et permis le mois suivant son élection à la Présidence de la République à une écrasante majorité. La fondation de la Cinquième République marque ainsi le retour en force de la droite, qui avait pâti en 1945 de sa compromission avec le régime de Vichy et ne s’en était jamais vraiment remise au cours de la Quatrième République. Cette nouvelle donne politique explique que de Gaulle a toute liberté, au début de son premier mandat, pour diriger la France selon ses vues et qu’il puisse en particulier mettre un terme au conflit algérien. Au cours des années 1958-1965, de Gaulle est à son apogée. Véritablement, il incarne alors le nouveau régime. 3.2. L’usure et la crise (1965-1969) Pourtant, la contestation couve. Elle éclate au grand jour à l’occasion des élections présidentielles de 1965. De Gaulle se retrouve en ballotage, c’est-à-dire qu’il n’obtient pas la majorité absolue des suffrages au premier tour de scrutin et qu’il doit donc affronter au second tour le candidat arrivé juste après lui dans l’ordre des suffrages, François Mitterrand. Cette campagne électorale est très médiatisée ; elle fait, pour la première fois, une place importante à la télévision. De Gaulle l’emporte au second tour avec 55 % des voix mais les Français prennent conscience qu’il n’incarne plus pleinement le régime. La preuve est faite que le projet d’une Cinquième République non gaullienne perce dans l’opinion publique. La tendance est confirmée par le résultat des élections législatives de 1967 : l’UNR n’obtient que 200 sièges des 488 que compte l’Assemblée nationale. Plusieurs facteurs expliquent ce lent phénomène d’érosion : une partie de l’extrême droite ne pardonne pas à de Gaulle d’avoir favorisé l’indépendance de l’Algérie (voir le chapitre 3) ; le centre droit retrouve une certaine combativité qui le pousse à critiquer la politique européenne du général de Gaulle ; enfin, la gauche capte à son profit le mécontentement suscité au sein de la population par la politique sociale du gouvernement. Mais c’est l’année 1968 qui met véritablement à l’épreuve le pouvoir de de Gaulle. Elle est marquée par la fameuse crise des mois de mai et de juin, laquelle peut être décomposée en trois phases. La première est strictement étudiante. Elle a pour origine le Mouvement dit du 22-Mars, un mouvement étudiant d’inspiration libertaire qui s’est constitué à la faculté de Nanterre sur fond d’opposition à la guerre du Vietnam. Un mois et demi plus tard, le 3 mai précisément, des étudiants protestataires investissent la Sorbonne, mais celle-ci est évacuée aussitôt et sans ménagement par les forces de l’ordre. C’est alors que l’on peut considérer que la révolte étudiante commence vraiment. Elle culmine dans la nuit du 10 au 11 mai au cours de laquelle les étudiants affrontent les forces de l’ordre dans des combats de rue Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 9 qui font près de 400 blessés. Le 13 mai, une étape est franchie : les syndicats appellent à la grève, ce qui inaugure la deuxième phase de la crise, que l’on peut qualifier cette fois de sociale. Étudiants et ouvriers unissent leur combat tant et si bien qu’une semaine plus tard la France compte quelque dix millions de grévistes. Le pays est au bord de la paralysie. Acculé, le patronat se résout à signer les accords de Grenelle, qui prévoient entre autres une augmentation significative et du Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG), et des salaires, mais ces propositions sont rejetées par la majeure partie grévistes, si bien que l’agitation sociale continue. Le 28 mai, enfin, la crise entre dans sa troisième phase, politique. C’est alors que devant l’impuissance du gouvernement à rétablir l’ordre, certains leaders de gauche vont jusqu’à mettre en cause la légitimité du régime. François Mitterrand appelle ainsi à la formation d’un gouvernement provisoire. Mais dès le 30, de Gaulle reprend la situation en main. Il lance un appel aux partisans du retour au calme qui, le jour même, descendent massivement dans la rue pour lui apporter leur soutien. Puis, surtout, il annonce la dissolution de l’Assemble nationale et provoque ipso facto des élections législatives anticipées. Celles-ci ont lieu le 30 juin et donnent au parti gaulliste, rebaptisé Union pour la défense de la République (UDR) la majorité absolue à l’Assemblée. Mai 68 a vécu. Pour bien la comprendre, il faut inscrire la crise de mai 1968 dans le vaste mouvement de rejet de l’ordre existant qui, à cette époque, s’exprime dans de nombreux pays occidentaux, en particulier aux États-Unis. Ce mouvement dénonce pêle-mêle l’impérialisme et la société de consommation. Ainsi, avec idéalisme, prend-il la défense des minorités – nationales, ethniques etc. – et appelle-t-il à une vie plus respectueuse de l’environnement qui peut aller jusqu’à un retour à la nature. Ces aspirations se doublent du rejet de l’ordre social, tout particulièrement en France. C’est la conception traditionnelle de la famille, toute la vision des rapports filiaux et conjugaux, qui en somme vacille en 1968. En ce sens, Mai 68 doit se lire comme l’expression d’une poussée libératrice concernant au premier chef les jeunes et les femmes. De célèbres slogans à connotation libertaire en font foi : « il est interdit d’interdire », « jouissons sans entraves » etc. Enfin, la crise exprime aussi plus spécifiquement le malaise étudiant. Car si l’université française, longtemps le privilège d’une élite, se démocratise au cours du second XXe siècle, à de nombreux points de vue tant matériels que culturels elle n’est pas préparée à accueillir un tel afflux d’étudiants. Il n’est pas étonnant, en fin de compte, que cette protestation multiforme ait identifié son combat au rejet de de Gaulle : tout chez ce dernier – son âge, son itinéraire, ses valeurs – symbolise la tradition, sans compter qu’il a fait montre d’un conservatisme en matière sociale depuis son accès au pouvoir. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 10 Nous l’avons dit, de Gaulle est toutefois parvenu à reprendre la situation en main. Mais pour peu de temps. Désireux de consolider sa légitimité, mise à mal par les événements de Mai, il prend un an plus tard l’initiative d’un référendum sur la décentralisation régionale. Mais sa proposition est rejetée par le pays, en raison notamment de l’opposition qu’elle suscite au sein de la droite. S’estimant personnellement désavoué, il démissionne aussitôt, le 28 avril 1969, laissant au président du Sénat Alain Poher le soin d’assurer la direction de l’État à titre intérimaire. Ainsi peut-on dire que Mai 68 a indirectement provoqué la chute de de Gaulle. Conclusion Plusieurs facteurs expliquent sans doute ce divorce final entre de Gaulle et une partie du pays. Une certaine usure du pouvoir a fait son œuvre. C’est un phénomène classique, qui touche au bout de quelque temps tout dirigeant politique de premier plan. Les conditions dans lesquelles de Gaulle a accédé au pouvoir ont cependant conféré à ce phénomène une ampleur singulière. Regardé comme le sauveur du pays en 1958, il disposait alors d’une légitimité considérable comme seules en confèrent les crises politiques graves, au point que les oppositions se sont pour un temps trouvées marginalisées et qu’il a pu faire littéralement corps avec le nouveau régime. Le réveil de la gauche et la prise de distance d’une partie de la droite vis-à-vis de la politique gaullienne ont pris dans ces conditions une allure des plus spectaculaires. Plus fondamentalement, la crise de l’année 1968 signale que le déphasage grandissait entre le régime et une partie du pays. L’opposition à la politique gouvernementale est particulièrement forte au sein de la jeunesse, née au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui se reconnaît moins que la génération précédente en de Gaulle : cette crise est aussi un conflit de générations. L’empreinte laissée par de Gaulle dans l’histoire politique de la France n’est pas moins considérable. Il a durablement façonné le fond et l’esprit des institutions politiques nationales, et à maints égards tous ces successeurs, de droite comme de gauche, seront, dans l’exercice de leurs fonctions présidentielles, tributaires de son héritage. S’ouvre en 1969 une page toute nouvelle de l’histoire de la Cinquième République : celle de l’après de Gaulle. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 11 Lecture « L’essence politique du gaullisme » Ce texte est extrait d’un des ouvrages majeurs de l’historiographie politique de la France contemporaine, Les droites en France, œuvre du grand historien René Rémond (1918-2007). Ce livre a profondément renouvelé l’étude des droites françaises, notamment en distinguant trois traditions idéologiques, qui, au-delà du renouvellement constant des acteurs et des organisations politiques, seraient restées plus ou moins inchangées depuis le XIXe siècle. L’une de ces trois traditions est ce que René Rémond appelle le bonapartisme, expression qu’il a forgée en référence à la vision politique de Napoléon III – qui était un Bonaparte – qui régna sur la France lors du Second Empire (1852-1870). Le gaullisme s’inscrit selon lui dans cette tradition bonapartiste : telle serait son « essence politique ». « La parenté apparaît assez éclatante entre les inspirations [du bonapartisme et du gaullisme]. Elles ont en commun une préoccupation passionnée de la position de la France dans le monde et de sa place dans le concert des nations. Les mots qui énoncent cet impératif ont pu changer : de Gaulle parle du rang, le bonapartisme disait plutôt la gloire ; deux vocables pour une même notion, la grandeur. Le second Empire s’était promis d’effacer les conséquences des désastreux traités de 18151 et le congrès de Paris en 18562 a effectivement consacré aux yeux de l’Europe le prestige reconquis de la France. Le général de Gaulle s’était juré en 1940 de relever la France de l’abaissement où l’avait précipité la défaite et la maintenait la politique de Vichy ; il n’accepta pas qu’elle fût exclue des rencontres entre les Grands, il protesta contre son absence à Yalta, et en 1958, à peine revenu à la tête du pays, une de ses premières initiatives fut de réclamer d’être associé sur pied d’égalité avec les États- Unis et la Grande-Bretagne dans un directoire à trois pour la direction des affaires mondiales. Bonapartisme et gaullisme font de l’indépendance nationale un impératif de leur action et un objectif de leur politique : c’est l’un des ressorts de leur audience dans l’opinion. […] Le souci de la grandeur de la France et la préoccupation du rang ont des conséquences en politique intérieure : sur les institutions. Comme il n’y a de peuples forts et respectés que les peuples unis, bonapartisme et gaullisme sont hostiles à tout ce qui divise et acquis à tout ce qui rassemble. Le général de Gaulle avait une prédilection pour le mot rassembler : il aspirait à être le rassembleur du peuple tout entier. Contre les ferments de division que recèle le tempérament français, c’est l’État qui est le mainteneur de l’unité nationale. Le bonapartisme et le gaullisme recueillent précieusement le double héritage de la centralisation monarchique et du jacobinisme3. […] Les deux mouvements se retrouvent totalement solidaires s’il s’agit de combattre les factions : ils dénoncent d’une même voix, avec une égale virulence, la nocivité des partis qu’ils accusent de diviser le pays artificiellement. Le premier des Premiers ministres de la V e République, Michel Debré, qui avait écrit peu de temps avant la chute de la IVe République 1 Œuvre du Congrès de Vienne, au cours duquel les principales puissances européennes de l’époque, qui ont été en guerre contre les armées de la Révolution de du Premier Empire, s’entendent, aussitôt Napoléon définitivement battu, pour ramener la France à ses frontières de 1789 et la ceinturer par précaution de toute une série d’États tampons. 2 Met fin à la guerre de Crimée, qui a permis à la France de restaurer son prestige à l’échelle internationale, et, par suite, défait en grande partie l’ordre politique européen mis en place à Vienne en 1815. 3 Nom forgé à partir d’un club installé pendant la Révolution au couvent des jacobins. Aujourd’hui – et dans l’extrait – le mot sert communément à désigner la défense du centralisme politico-administratif. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 12 un brillant pamphlet contre Ces princes qui nous gouvernent, invitait à “dépolitiser l’essentiel national” : dans la bouche de l’un des représentants les plus authentiques de la philosophie gaulliste, cette formule était parfaitement représentative de la conviction qu’il existe entre tous les citoyens d’une même nation, plus profonds que les dissentiments de surface créés ou entretenus par les partis et les syndicats, un dénominateur commun, un intérêt national, une communauté de sentiments. C’est le rôle et la grandeur de l’État de les faire prévaloir sur les intérêts nécessairement divergents et centrifuges des féodalités de toute nature. Bonapartisme et gaullisme se prononcent en conséquence pour un État fort, qui dispose des moyens de se faire obéir. “Le pouvoir ne recule pas”, sera la seule réponse dans les premiers temps de la Ve République à toute revendication. Mais l’aspiration à un pouvoir concentré est susceptible de diverses connotations : la monarchie absolue, la dictature aussi sont des régimes où le pouvoir ne tolère pas de contestation. Nos deux doctrines ont en propre – et en commun – un élément qui suffirait à fonder leur spécificité jumelle : la référence au peuple souverain pour définir l’origine du pouvoir et lui donner sa légitimité. C’est au peuple et à lui seul qu’appartient le pouvoir : il le délègue, il peut aussi le retirer. De ce fait, les deux phénomènes s’inscrivent dans une tradition démocratique. Cette démocratie est d’un type particulier : elle se vérifie et s’actualise, comme toute démocratie, par la consultation du peuple dans l’exercice du suffrage universel, mais elle vise à établir une relation aussi étroite que possible entre le peuple et le pouvoir, ce qui réduit corrélativement le rôle des représentants. Aussi tend-elle à privilégier les consultations de type référendaire. […] Passion de la grandeur nationale tenue pour un absolu, attachement à l’unité nationale, garanties l’une et l’autre par l’autorité d’un État fort, souveraineté du peuple s’exerçant par des formes de démocratie directe, seuls ou en partage avec l’intervention d’Assemblées procédant aussi du suffrage universel : ces éléments résument l’essence politique du gaullisme, distillée dans l’alambic des analyses idéologiques. Ils se trouvaient déjà tous assemblés dans le bonapartisme. » René REMOND, Les droites en France, Paris, Aubier, 1982 (1ère édition 1954), p. 324-327. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 13 Chapitre 6 La Cinquième République après 1969 La démission du général de Gaulle, en 1969, crée à court terme une situation exceptionnelle : il faut aussitôt programmer des élections présidentielles anticipées et, dans l’intervalle, confier la direction du pays au président du Sénat Alain Poher, comme le prévoit la constitution. À moyen terme, le départ du général, suivi de son décès l’année suivante, constitue pour la majorité présidentielle un défi : celui de poursuivre son œuvre en son absence. Mais les temps changent vite. La France du début des années 1970 n’est déjà plus celle des années 1960. La crise de mai, bientôt l’entrée dans la crise économique confrontent le pays à des problèmes nouveaux qui recomposent vite le paysage politique. S’ouvre alors une nouvelle page de l’histoire politique de la Cinquième République, tandis que l’ombre du général commence déjà à se dissiper. Considérée jusqu’à l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, cette période est marquée par deux événements politiques de première importance. Le premier a lieu en 1981 : l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République voit, pour la première fois depuis la création du régime en 1958, la gauche accéder au pouvoir. Le second se produit en 1986 : la victoire de la droite aux élections législatives crée une situation institutionnelle inédite, la cohabitation, dans laquelle les deux têtes de l’exécutif, le Président de la République d’un côté, le Premier ministre de l’autre, appartiennent à des camps politiques opposés. Ainsi, la Cinquième République cesse de s’identifier à la droite pour devenir le cadre d’une compétition politique plus équilibrée. Le régime sied d’ailleurs bien à la gauche puisque François Mitterrand, qui dénonçait dans Le coup d’État permanent publié en 1964 l’excès de pouvoir concédé au Président de la République par la constitution, adopte lui-même, sitôt installé à l’Elysée, un style politique qui n’est pas sans rappeler celui du général de Gaulle. L’alternance de la droite et de la gauche, incessante à partir de la fin des années 1980, n’est cependant pas sans poser problème. Elle s’accompagne d’une montée de l’abstention et d’un émiettement des forces politiques qui peuvent s’interpréter comme le symptôme d’une crise de confiance entre les Français et leurs élites politiques. 1. La droite au pouvoir (1969-1981) 1.1...Pompidou ou la transition néo-gaulliste (1969-1974) Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 14 Ces cinq années correspondent au mandat présidentiel de Georges Pompidou. D’origine modeste et provinciale, agrégé de lettres, Pompidou a rencontré de Gaulle à la fin de la Seconde Guerre mondiale et a été son Premier ministre entre 1962 et 1969. Il est facilement élu Président de la République en 1969 avec 58 % des voix au second tour de scrutin. Quoique gaulliste déclaré, il s’écarte de la politique menée par le général de Gaulle sous plusieurs rapports. Il fait montre d’un respect plus marqué que lui vis-à-vis de l’action du Parlement et redynamise la construction européenne en favorisant son ouverture au Royaume- Uni en 1972. De même, soutient-il au départ le projet de « nouvelle société », plus libre et plus juste, que lance son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas aux fins d’éviter que l’explosion sociale du printemps 1968 ne se reproduise : l’État, le patronat et les syndicats sont invités à œuvrer contractuellement à la réforme sociale ; le Salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) est créé. Mais cette politique de modernisation sociale déplaît aux gaullistes orthodoxes, si bien que Pompidou doit remplacer Chaban- Delmas par Pierre Messmer en 1972. Le gouvernement Messmer revient à une politique plus conservatrice, notamment sur le plan social. C’est lui qui affronte le premier choc pétrolier de 1973 et gère l’entrée du pays dans la crise. Son action est interrompue par le décès de Pompidou en 1974, à deux ans du terme de son mandat. En définitive, Pompidou, s’il est resté globalement fidèle à l’esprit du gaullisme, a cherché à rendre ce dernier tout à la fois plus libéral sur le plan politique et plus progressiste sur le plan social. C’est pour cette raison qu’on peut qualifier son action de néo-gaulliste. 1.2...Les années Giscard (1974-1981) : réformes et division Les élections présidentielles de 1974 sont remportées de justesse par Valéry Giscard d’Estaing, qui devance, au second tour de scrutin, le candidat unique de la gauche François Mitterrand. Issu d’une famille de la grande bourgeoisie, Giscard d’Estaing est polytechnicien et énarque ; il a été ministre des Finances à la fois sous la présidence de de Gaulle et sous celle de Pompidou. Sa victoire est celle d’une vieille tradition politique de droite, un temps étouffée par le gaullisme, que René Rémond qualifie d’orléaniste. Elle se signale sous la Cinquième République par son attachement au parlementarisme, à la décentralisation et à la construction européenne. Sur le plan social, Giscard d’Estaing se veut progressiste, de sorte que même s’il s’en défend, il est proche à certains égards de la politique menée par Chaban- Delmas au début de l’ère pompidolienne (voir plus haut). Plusieurs réformes en témoignent, la plupart adoptées dans les mois qui suivent l’élection présidentielle : l’âge de la majorité passe de 21 à 18 ans ; le pouvoir du Conseil constitutionnel est renforcé puisqu’il peut être Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 15 désormais saisi, sous certaines conditions, par les députés ; l’Office de radiotélévision française (ORTF) est démantelé au profit de plusieurs sociétés de radio et de télévision, ce qui de facto libéralise leurs programmes ; le sort des femmes est amélioré grâce aux lois autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et instituant le divorce par consentement mutuel en 1975 ; le collège unique voit le jour (voir le chapitre 7). Les impôts sont augmentés en conséquence. Mais, peu à peu, cette politique se heurte à une double opposition. La première vient du sein même de la droite, plus précisément des gaullistes. Ceux-ci sont majoritaires à l’Assemblée nationale et Giscard d’Estaing a pour cette raison nommé Premier ministre l’un des leurs, Jacques Chirac. Les gaullistes adhèrent difficilement au style politique de Giscard d’Estaing, qui leur paraît trop consensuel, et ne se retrouvent pas non plus dans l’orientation générale de sa politique, qu’ils jugent trop progressiste. Au surplus, un conflit personnel oppose rapidement les deux têtes de l’exécutif. Leurs relations se tendent jusqu’à provoquer la démission de Chirac en 1976. Libre de ses gestes, celui-ci refonde alors le parti gaulliste, qui prend le nom de Rassemblement pour la République (RPR), et devient maire de Paris en 1977. Le camp gaulliste passe ainsi du statut d’allié à celui d’adversaire de la politique présidentielle. Pendant ce temps, l’opposition de gauche, elle, ne cesse de monter en puissance. Il faut rappeler que le tournant des années 1970 a constitué un moment décisif dans la refondation idéologique et tactique de la gauche française. Le Parti socialiste (PS), qui avait succédé à la vieille SFIO en 1969, s’est profondément restructuré au congrès d’Epinay en 1971, qui a porté à sa tête François Mitterrand. L’année suivante, un programme commun de gouvernement a été signé par le PS, le Parti communiste français (PCF) dirigé par Georges Marchais, et le Mouvement des radicaux de gauche. Cette alliance électorale, appelée Union de la gauche, favorise la progression électorale de la gauche : défaite de justesse à l’élection présidentielle de 1974 (voir plus haut), elle remporte les élections municipales de 1977 et manque de peu de remporter aussi les élections législatives de 1978. Il faut dire que l’aggravation de la crise ne facilite pas la tâche du successeur de Chirac, Raymond Barre. Celui-ci s’efforce à la fois de juguler l’inflation au moyen de mesures d’austérité comme le blocage des salaires, et de relancer la compétitivité des entreprises en soutenant leur activité. Cette politique très libérale s’avère non seulement impopulaire mais inefficace tant du point de vue de la lutte contre l’inflation que du combat contre le chômage. Le crédit du chef de l’État, Giscard d’Estaing, est dans ces conditions très entamé au tournant des années 1980. L’élection présidentielle de 1981 vient alors sanctionner un septennat miné tout à la fois par la division fratricide de la droite et la crise économique. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 16 2. Le retour de la gauche (1981-1986) 2.1. Le tournant politique (1981-1983) Assurément 1981 marque un tournant dans l’histoire de la Cinquième République : la gauche revient au pouvoir après 24 années passées dans l’opposition. L’homme qui incarne la rupture est François Mitterrand, déjà plusieurs fois cité dans ce cours. Issu d’une famille de la bourgeoisie catholique de province, avocat, il a commencé sa carrière politique sous la Quatrième République, au cours de laquelle il a été 11 fois ministre. La fondation de la Cinquième République a trouvé en lui un opposant virulent ; il faut dire que le retour de de Gaulle au pouvoir en 1958 l’a momentanément marginalisé sur la scène politique nationale. Mais les années 1960 ont été aussi celles de sa montée en puissance. C’est alors, en effet, que, glissant du centre vers la gauche, Mitterrand a amorcé sa longue entreprise de conquête du pouvoir, jalonnée par sa candidature à l’élection présidentielle de 1965 (voir le chapitre 5), son élection comme premier secrétaire du PS en 1971 et sa candidature à l’élection présidentielle de 1974. Sa campagne de 1981, si elle a été placée sous le signe de la « force tranquille » de peur de ne pas trop effaroucher l’électorat conservateur, s’est également fondée sur une promesse de changement explicitée dans 110 propositions visant à réformer le pays. Cette promesse a rencontré un fort écho auprès des catégories populaires et, le 10 mai 1981, Mitterrand l’emporte au second tour de scrutin sur le Président sortant par 52 % des suffrages contre 48 %. Un mois plus tard, les élections législatives anticipées donnent au PS la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Une série de réformes est aussitôt engagée par le Premier ministre Pierre Mauroy, dont le gouvernement compte quatre ministres communistes. Des réformes sociales d’abord. Le temps de travail est diminué : l’âge du départ à la retraite passe de 65 à 60 ans, une cinquième semaine de congés payés est instituée, la durée du travail hebdomadaire est abaissée de 40 à 39 heures. Dans le même temps, un impôt sur les grandes fortunes est créé, le SMIC et les prestations sociales sont relevés. Ces mesures visent aussi à relancer la consommation, et, par suite, la croissance. L’État entend bien jouer un rôle accru dans le pilotage de l’économie nationale comme en témoigne la nationalisation de nombreux groupes bancaires et de neuf groupes industriels, parmi lesquels Saint-Gobain, Thomson, Péchiney, Rhône-Poulenc, ce qui accroît de facto le nombre de fonctionnaires. Sur le plan politico-administratif, la loi Defferre accélère en 1982 le processus de décentralisation, un temps stoppé par l’échec du référendum de 1969 (voir le chapitre 5) : le département, qui constitue une collectivité territoriale depuis Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 17 le XIXe siècle, voit ses compétences renforcées, tandis que la région, qui, elle, n’était pas une collectivité territoriale jusque-là, en devient une. Enfin, de nouvelles libertés sont consacrées par la loi : le monde audiovisuel est libéré de la tutelle de l’État, le délit d’homosexualité est aboli, de même que la peine de mort. Ce train de réformes est considérable. Il reflète assez bien le programme idéologique de la gauche réformiste dans le dernier quart du XXe siècle. Depuis longtemps détaché du modèle marxiste, ce programme repose, d’une part sur un fort attachement à l’État, lequel est conçu comme une garantie d’équité entre les individus, comme une source de protection pour la société et comme un gage de relance économique, et d’autre part sur un certain progressisme en matière de mœurs. 2.2. L’épreuve du pouvoir (1983-1986) Le problème est que toutes ces mesures n’enrayent pas la crise. Le chômage atteint la barre des deux millions de personnes en 1982 et l’inflation demeure élevée. C’est que l’économie française perd en compétitivité par rapport aux économies étrangères, ce qui creuse dangereusement le déficit commercial. Ainsi Mitterrand doit-il changer de cap en 1983 : c’est le tournant de la rigueur, qui sonne la fin de l’état de grâce. À son Premier ministre Pierre Mauroy il demande de prendre des mesures d’austérité pour réduire l’inflation, notamment le blocage des prix et des salaires, soit de prendre l’exact contrepied de la politique économique menée depuis 1981. Puis, en 1984, il le remplace par Laurent Fabius, lequel réduit les charges pesant sur les entreprises et, plus globalement, met en œuvre une politique moins interventionniste dans le domaine économique. Ce virage des années 1983- 1984 a d’importantes conséquences. Sur le plan social, il déçoit. Le recul du PS aux élections municipales de 1983 et aux élections européennes de 1984 résonne comme une sanction. Sur le plan idéologique, il désoriente. Car la voie choisie par Fabius à partir de 1984 est celle d’un socialisme très ouvert aux valeurs libérales qui rompt avec l’idéal fixé dans le programme commun. Le PCF refuse d’ailleurs de participer au gouvernement. Encore faut-il ajouter que la politique menée entre 1984 et 1986, si elle parvient à réduire l’inflation, échoue en revanche à stopper la hausse du chômage. Par suite, le crédit de la gauche gouvernementale diminue au fil des mois. Le scandale que suscite en 1985 la destruction par les services secrets français du Rainbow Warrior, un navire de l’organisation écologiste Greenpeace, l’entame encore un peu plus. On ne peut s’étonner dans ces conditions qu’elle perde les élections législatives de 1986. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 18 3. Entre droite et gauche (1986-2007) 3.1 Alternances et cohabitations Le retour de la droite au pouvoir inaugure une nouvelle période de l’histoire de la Cinquième République. Deux traits la caractérisent. Le premier est la banalisation de l’alternance, ce qui signifie que la droite et la gauche se succèdent dès lors périodiquement à la tête du pays. Les années 1981-1986 n’ont donc pas été qu’une parenthèse. Au contraire, leur effet principal est d’avoir dissocié le régime de la droite dans la mesure où au cours de ces cinq années le Parti socialiste a cessé d’être un parti d’opposition pour devenir un véritable parti de gouvernement – non sans douleur, comme on l’a vu. Suivons la chronologie. Mitterrand est confortablement réélu Président de la République en 1988 : il l’emporte au second tour de scrutin sur Chirac avec 54 % des voix. Dans la foulée, des élections législatives anticipées sont organisées qui sont remportées par la gauche. Cinq ans plus tard, en 1993, c’est la droite qui s’impose aux élections législatives. Deux ans après, en 1995, c’est elle aussi qui remporte l’élection présidentielle : Chirac est élu au second tour de scrutin avec 52 % de suffrages contre Lionel Jospin. Mais Chirac dissout l’Assemblée nationale en 1997 et voici que les élections législatives anticipées redonnent la majorité parlementaire à la gauche. Enfin, en 2002, Chirac est réélu Président de la République. Incessant va-et-vient ! Si l’on se résume, se succèdent à l’Elysée un Président de gauche, François Mitterrand, entre 1986 et 1995, puis un Président de droite, Jacques Chirac, entre 1995 et 2007. L’Assemblée nationale, elle, est alternativement dominée par la droite entre 1986 et 1988, la gauche entre 1988 et 1993, la droite entre 1993 et 1997, la gauche entre 1997 et 2002, enfin la droite entre 2002 et 2007. Au total, la droite a été majoritaire au Palais-Bourbon pendant 11 ans, la gauche pendant 10 ans. Cette banalisation de l’alternance induit un second trait caractéristique de la période : l’apparition puis la répétition d’une situation institutionnelle inédite appelée la cohabitation, qui consiste en ce fait que les deux têtes de l’exécutif appartiennent à des camps politiques opposés. Trois cohabitations surviennent au cours de ces 16 années. La première a lieu entre 1986 et 1988 : le Président, Mitterrand, est socialiste, le Premier ministre, Chirac, est le chef de file du RPR. La deuxième entre 1993 et 1995 : le Président est toujours Mitterrand, le Premier ministre, Edouard Balladur, est membre du RPR. La troisième entre 1997 et 2002 : le Président est Chirac, le Premier ministre, Jospin, est socialiste. Neuf des vingt-et-une années de cette période sont ainsi placées sous le signe d’une configuration institutionnelle qui, quoique théoriquement possible dès 1958, a mis quelque 26 années à se réaliser. Il s’ensuit Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 19 une clarification de fait des prérogatives respectives des deux têtes de l’exécutif qui profite surtout au Premier ministre : à ce dernier revient la gestion intérieure du pays tandis que le Président se réserve la politique extérieure. La tendance s’inverse cependant après 2002 suite à l’adoption par référendum, deux ans plus tôt, de la loi constitutionnelle réduisant de sept à cinq années la durée du mandat présidentiel : le passage du septennat au quinquennat fait désormais coïncider élections présidentielles et législatives, ce qui diminue de beaucoup le risque de cohabitation. Au surplus, après 2007, Nicolas Sarkozy renouera avec la conception d’un Président très actif dans la définition et la conduite de la politique gouvernementale. Président Premier ministre de gauche de droite de gauche de droite 1986 Jacques Chirac 1988 François Mitterrand Michel Rocard (depuis 1981) puis Edith Cresson puis Pierre Bérégovoy 1993 Edouard Balladur 1995 Alain Juppé 1997 Lionel Jospin Jacques Chirac 2002 Jean-Pierre Raffarin puis Dominique de Villepin 2007 Périodes pendant lesquelles Président et premier ministre appartiennent au même camp politique. Périodes pendant lesquelles Président et premier ministre n’appartiennent pas au même camp politique : cohabitations. Tableau 1 – Présidents et premiers ministres de la France entre 1986 et 2007 3.2. Divergences et convergences La crise économique demeure la toile de fond de la période (voir le chapitre 7). Gouvernements de droite et de gauche continuent de se différencier au point de vue des politiques mises en œuvre pour la combattre. Les premiers tentent de stimuler la compétitivité Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 20 des entreprises et privatisent massivement. Dans le même esprit, le gouvernement Chirac (1986-1988) supprime l’autorisation administrative de licenciement et le gouvernement Villepin (2005-2007) essaie – sans succès – de mettre en place un contrat de travail propre aux jeunes, le Contrat première embauche (CPE), caractérisé par une longue période d’essai. Les seconds sont plus interventionnistes comme en témoigne la réforme des 35 heures mise en œuvre par le gouvernement Jospin (1997-2002) à partir de 2000 en vue de réduire le chômage. Mais il n’est pas question pour autant d’en revenir à l’idéal étatiste de 1981, tant s’en faut : pour preuve, le gouvernement Jospin privatise lui aussi de nombreuses entreprises. Les gouvernements de gauche se signalent d’autre part par leur attachement à l’État- providence que manifeste, entre autres, la création du Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988 et de la Couverture maladie universelle (CMU) en 1999. Au-delà, ils tentent, si ce n’est d’accroître, du moins de préserver les services publics, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation. La droite, elle, si elle ne récuse pas l’État-providence dans son principe, est partisane d’en réduire le coût : tel est l’objectif des multiples réformes de la Sécurité sociale, et plus spécialement des retraites, prises à son initiative au cours des années 2000 (voir le chapitre 7). La politique extérieure est moins tributaire de l’alternance entre la droite et la gauche. Une certaine continuité se laisse même observer en ce domaine entre l’action de Mitterrand et celle de Chirac. Tous deux cultivent l’amitié américaine : ainsi lorsque la France s’agrège à la coalition internationale engagée dans la première guerre du Golfe en 1991 ; ainsi encore lorsqu’elle réintègre en partie l’OTAN en 1995. Les relations avec les États-Unis se dégradent, certes, ensuite quand la France refuse de participer à la guerre déclarée par l’administration Bush à l’Irak (voir le chapitre 4). Droite et gauche de gouvernement soutiennent par ailleurs la construction européenne, qui franchit une étape importante avec la signature du traité de Maastricht en 1992 mais connaît un coup d’arrêt en 2005 lorsque les Français rejettent par référendum le traité instituant une constitution européenne, traité que les principaux partis de droite et de gauche avaient pourtant appelé à adopter. C’est que la poursuite de la construction européenne fait de plus en plus débat dans le pays et suscite des clivages qui ne recoupent pas l’opposition droite-gauche traditionnelle (voir le chapitre 7). Pour le reste, Chirac se signale par son soutien marqué à la cause palestinienne, ce qui vaut à la France de retrouver un certain crédit dans le monde arabe à la fin des années 1990 et ainsi de compenser quelque peu sa progressive perte d’influence dans le continent africain. Peut-être est-ce finalement sur le plan des valeurs que gauche et droite s’opposent le plus. Au cours des années 1986-2002, la question du contrôle de l’immigration et de l’accueil Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 21 des étrangers se charge d’une forte dimension symbolique dans un pays qui, depuis la Révolution française, intègre à son identité l’idéal de fraternité. La droite est en ce domaine plutôt favorable à une politique restrictive, comme en témoignent les lois Pasqua de 1986 et de 1993. La gauche est plus libérale : ainsi en 1998 la loi Guigou annule-t-elle certaines des dispositions contenues dans la loi de 1993 ; elle rétablit en particulier le caractère automatique de l’obtention de la nationalité française pour les enfants nés en France de parents étrangers. La création du pacte civil de solidarité (PACS), en 1999, qui offre un statut juridique aux couples non mariés, hétérosexuels et homosexuels, ainsi que le vote de la loi sur la parité en politique, en 2000, sont, de même, l’œuvre du gouvernement Jospin ; ils témoignent de l’attachement de la gauche française à un certain progressisme en matière de mœurs. La droite, elle, est plus prompte à faire siennes les valeurs d’ordre et de sécurité, d’autant qu’elle est en butte à la concurrence électorale croissante du Front national qui accorde lui aussi une importance cardinale à ces valeurs (voir plus bas). Nicolas Sarkozy se veut le champion de ce programme sécuritaire en tant que ministre de l’Intérieur, en particulier à la fin de l’année 2005 lorsque des émeutes enflamment la banlieue parisienne et qu’il réclame la « tolérance zéro » à l’encontre de leurs auteurs. 3.3. Un régime en crise ? Les années 1986-2007 sont marquées par une progression inquiétante de l’abstention. Ainsi, au premier tour de l’élection présidentielle, celle-ci passe de 18 % en 1988 à 21 % en 1995 et à 28 % en 2002. Elle chute, certes, fortement en 2007 puisqu’elle tombe alors à 16 %, mais elle repartira aussitôt à la hausse ensuite, repassant la barre des 20 % en 2012. Et si l’on considère le premier tour des élections législatives, traditionnellement moins mobilisatrices, l’abstention atteint en fin de période le chiffre considérable de 40 %. On peut légitimement interpréter ce phénomène comme le signe d’une crise latente entre les Français et leurs élites politiques, sur fond de difficultés économiques persistantes (cf. la lecture proposée à la fin du chapitre, p. 24-26). Les déceptions suscitées par le ralliement du PS au réalisme économique, puis la banalisation de l’alternance, y sont pour beaucoup. Il est de fait que l’opposition idéologique entre la droite et la gauche de gouvernement, si elle est volontairement durcie et même théâtralisée en période de campagne électorale, n’est plus ce qu’elle était par le passé. Les Français sentent que la frontière est souvent ténue entre une gauche devenue plus libérale et une droite devenue plus sociale. Ainsi certains tendent-ils à les inclure dans une même accusation d’impuissance, qui parfois se double d’un discours anti- élitaire. La multiplication des scandales politico-financiers, comme ceux liés au financement Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 22 des partis politiques au tournant des années 1990, ajoutent encore à la suspicion. De la fragilisation des principaux partis politiques – le PS, le RPR devenu l’Union pour un mouvement populaire (UMP) en 2002, l’Union pour la démocratie française (UDF) fondée en 1978 par Giscard d’Estaing – témoigne également la montée en puissance de nouvelles formations partisanes. Le Front national, créé par Jean-Marie Le Pen en 1972, réalise ainsi une impressionnante percée au cours du premier mandat présidentiel de Mitterrand. À l’exception notoire des élections de 2007, qui ne constituent rétrospectivement qu’une déroute momentanée, il n’obtient jamais moins de 10 % des suffrages aux élections législatives à partir de 1986. Le Front national se présente à cette époque comme la gardienne des valeurs de droite et se signale avant tout par son nationalisme d’exclusion. L’extrême gauche progresse aussi, profitant de l’effondrement du PCF, tandis que les mouvements écologistes, principalement les Verts, ouvrent la voie à un projet politique original à gauche. L’élection présidentielle de 2002 révèle brutalement l’ampleur du malaise. Au premier tour, Chirac, Président sortant, n’obtient que 19 % des voix et Jospin, Premier ministre sortant, que 16 %. Surtout, Le Pen prime ce dernier de justesse et accède au second tour. Le « sursaut républicain » qui s’ensuit, s’il vaut à Chirac d’être réélu au second tour à une écrasante majorité, ne libère pas le pays de ses doutes. Conclusion Les années 1969-2007 constituent assurément une période de mutation importante dans l’histoire politique de la Cinquième République. À la réflexion, on peut avancer que cette période a pour point de basculement les années 1983-1986. Jusque-là, le pays ne fait que s’éloigner progressivement du gaullisme historique : néo-gaullisme pompidolien, libéralisme social giscardien, socialisme mitterrandien. Puis, par suite de l’incapacité du PS à transformer et dynamiser la France selon ses principes idéologiques traditionnels, et de la conversion du socialisme français au pragmatisme gestionnaire, la Cinquième République entre dans l’ère de l’alternance et des cohabitations. D’une certaine manière, le régime fait alors la preuve de sa souplesse, d’autant qu’en raison de ses institutions, qui, la réforme du quinquennat mise à part, restent pratiquement inchangées, les gouvernements qui se succèdent à partir de 1986 conservent une marge de manœuvre importante qui leur permet de déployer leur action. Seulement, l’alternance apparaît aussi comme le facteur et comme le symptôme d’une profonde crise de confiance entre les électeurs et leurs représentants. De plus en plus le vote – quand il a lieu – prend un caractère de rejet et l’historien Marcel Gauchet peut écrire que les Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 23 identités de droite et de gauche sont devenues « négatives », c’est-à-dire qu’elles se définissent à présent bien moins par l’adhésion à tel camp que par l’opposition au camp opposé. Il est d’ailleurs significatif que les partis de second rang recourent, tous ou presque, au refrain bien connu du « ni droite ni gauche » pour se légitimer : ainsi procède le Front national, par exemple. Rien n’assure toutefois que malgré la force de séduction que leur confère leur intransigeance, tous ces projets contestataires, le projet frontiste en tête, ne viennent un jour à bout de la binarité structurelle de la vie politique française, et, plus généralement, moderne. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 24 Lecture De quoi l’abstentionnisme électoral est-il le nom ? La politiste Cécile Braconnier revient, dans ce texte de synthèse, sur le phénomène de l’abstentionnisme électoral, devenu massif et chronique, en France, depuis une trentaine d’années. Elle montre que ce phénomène est intimement lié à la crise économique apparue au milieu des années 1970, et, plus précisément, à la précarisation qui, depuis lors, touche une partie significative de la société française. De quoi il suit que le rapport à l’urne électorale, et au-delà, à la démocratie, à la République, et même au politique tout court, ce rapport est plus que jamais clivé, aussi bien socialement, culturellement, que spatialement. Un texte éloquent qu’il vaut la peine de méditer. « La France a basculé, en quelques années, du côté des démocraties de l’abstention. Elle fait désormais partie des pays dans lesquels, à l’occasion de la plupart des scrutins, les citoyens qui ne votent pas sont plus nombreux que ceux qui votent. Les taux record d’abstention enregistrés lors des européennes de 2009 et des régionales de 2010 n’ont fait que prolonger une dynamique démobilisatrice de longue durée, impulsée à la fin des années 1980 et qui s’est accentuée au tournant du siècle tout en se généralisant. […] Pour rendre compte de cette évolution, il faut faire appel à de nombreux facteurs qui cumulent leurs effets. Ils sont à coup sûr à la fois structurels et conjoncturels, économiques et politiques, mais il est encore difficile à ce jour d’évaluer précisément la part qui revient à chacun. […] … les transformations qui affectent le monde social – et donc la crise en tant qu’elle en est à l’origine – ont toutes les chances d’avoir des prolongements, encore aujourd’hui, dans l’espace électoral. On peut commencer par constater le parallélisme des évolutions. Les années 1980, au cours desquelles on enregistre une première décroissance électorale, sont bien celles de la montée du chômage, de l’extension de la crise industrielle, du début de la déstructuration du monde ouvrier et du développement des emplois précaires. Les années 1990 sont celles de la diffusion des effets de la crise. Les dernières années marquent une inflexion vers le haut de la tendance abstentionniste qui pourrait bien, également, correspondre aux prolongements politiques du dernier volet – financier – de cette crise. […]. En France, lors des élections législatives comme présidentielles, on a longtemps voté autant dans les quartiers populaires des banlieues métropolitaines qu’ailleurs dans le pays. […] Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les études de l’Insee4 établies à partir du croisement des listes d’émargement et des données du recensement montrent que l’écart de participation entre les catégories les plus diplômées et celles qui le sont le moins est désormais de l’ordre de 15 points aussi bien aux régionales qu’aux législatives. Les données de la géographie électorale confirment le phénomène, en manifestant l’écart plus important encore qui sépare par exemple, lors des dernières élections régionales de 2010, la participation enregistrée aux marges populaires des villes de la moyenne nationale. […] 4 L’Institut national de la statistique et des études économiques, organisme officiel chargé, en France, de mener des enquêtes à caractère économique. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 25 Si la crise économique constitue l’un des facteurs explicatifs de la démobilisation électorale, l’observation des itinéraires individuels de participation sur la longue durée permet de préciser la nature du phénomène. Pour ce qui concerne la France, cette démobilisation ne recouvre pas une rupture avec l’institution électorale de la part des catégories les plus affectées par la crise. En effet, celles-ci continuent de voter, même si elles le font moins – parfois beaucoup moins – qu’avant. Là réside la nouveauté. Au niveau national, les études de l’Insee montrent que la diffusion de l’intermittence est l’une des évolutions les plus marquantes des deux dernières décennies. Désormais, seul un inscrit sur deux vote à toutes les élections ou presque. Dans les bureaux des quartiers populaires, la proportion est de l’ordre d’un sur quatre. […] … les temps de crise sont marqués par un fort désenchantement à l’égard de la politique, alimenté par le constat que les élus ne peuvent manifestement vraiment améliorer la vie. L’effondrement de l’utopie5 communiste, mais aussi, en France, la succession d’alternances droite/gauche, ont rendu sceptiques sur les capacités des candidats à proposer des alternatives aux modes de vie marqués par les difficultés accumulées. La persistance du chômage qui affecte durablement nombre de familles, la difficulté à trouver des emplois stables, l’expérience de la faible valeur des diplômes par les enfants de la démocratisation scolaire, l’augmentation du coût de la vie quotidienne, la précarité énergétique6, la baisse du niveau de remboursement des frais médicaux constituent autant d’enjeux dont on expérimente dans des catégories de la population de plus en plus étendues que les politiques ne se saisissent pas, ou pas assez, ou de façon inefficace. Cette dé- différenciation7 de la droite et de la gauche de gouvernement par les effets vécus des politiques publiques est évidemment particulièrement pénalisante pour les sortants, qui éprouvent d’autant plus de difficultés à mobiliser leurs électeurs. […] … mobiliser les désenchantés, ceux qui n’y croient plus, ou tout simplement ceux qui ne portent pas d’intérêt particulier à la politique, suppose la mise en œuvre de campagnes électorales de bien plus grande intensité que de mobiliser ceux que leur intérêt pour la politique mènera de toute façon vers les urnes les jours de scrutin. Un haut niveau de diplôme, ou bien un sens aigu du devoir civique susceptible de compenser le manque d’intérêt, mènent aux urnes. La participation des populations les plus fragiles et de celles qui entretiennent un rapport distancié au politique dépend, en revanche et de plus en plus, du niveau d’intensité de la campagne : de sa durée, des supports télévisés qui la relaient et des processus d’entraînement inter-individuels qui la prolongent dans les quartiers, au bureau et à l’usine, à l’université et dans tous les espaces où s’organise la vie sociale. Il fut un temps où ces processus d’entraînement ne prenaient pas la seule forme des micro-pressions exercées en période électorale par les plus politisés ou les plus civiques sur ceux qui, dans leur entourage, le sont le moins. En France, la vie quotidienne elle-même prenait forme dans des cadres qui abritaient une socialisation politique secondaire8. À l’usine comme dans le quartier, les militants, par exemple, étaient des 5 Communément, le mot signifie un projet idéal, irréaliste ; l’expression « utopie communiste » désigne plus précisément l’idéal de bonheur et de concorde sociale véhiculé par l’idéologie communiste. 6 L’expression signifie la difficulté qu’éprouve une personne en vue d’accéder à l’énergie nécessaire pour vivre décemment. 7 Néologisme voulant dire que la droite et la gauche se distinguent de moins en moins aux yeux d’une partie des Français. 8 La socialisation politique est le processus par lequel un individu, en échangeant, en lisant, en réfléchissant, acquiert puis entretient une certaine culture politique, culture faite de connaissances mais aussi de convictions qui le poussent, le cas échéant, à s’engager lui-même en politique. La socialisation dite primaire désigne le stade initial du processus, lors de l’enfance et de l’adolescence, la socialisation dite secondaire renvoie au stade suivant, à l’âge adulte. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 26 figures beaucoup plus familières. […] Dans les quartiers, la vie sociale, bien que souvent fort riche, se déroule désormais dans des cadres largement informels : la solidarité s’exerce pour faire face aux difficultés, mais elle n’est plus autant qu’avant structurée par le monde associatif. Le lien avec le politique local qui s’établissait par ce biais est donc lui aussi affaibli. La politique locale a d’ailleurs cessé de faire rêver les nouveaux militants de quartiers, dont beaucoup ne voient pas leur investissement suffisamment rétribué, jusques et y compris au plan symbolique. Leur défiance s’exprime aujourd’hui dans le fait qu’ils sont eux-mêmes, de plus en plus, des votants intermittents, alors que leurs homologues des années 1970 étaient de véritables “agents” électoraux, prenant en charge, sans toujours en avoir l’air, le rappel à l’ordre civique en période de scrutin. Les quartiers populaires, qui concentrent les populations les moins bien pourvues en ressources9 prédisposant au vote – la population est jeune, elle est moins diplômée que la moyenne nationale, moins souvent qualifiée, plus souvent au chômage, plus souvent fragile – n’offrent donc par ailleurs plus un environnement susceptible de compenser (comme ce fut le cas longtemps à travers le quadrillage politique de la banlieue rouge 10, par exemple) les faibles prédispositions à la participation de ses habitants. Si les militants ont déserté les quartiers, leurs habitants sont aussi moins qu’avant susceptibles de trouver, au travail, de quoi stimuler leur participation. D’abord, nombreux sont ceux qui sont au chômage, on l’a dit, et échappent donc par définition aux effets socialisants11 dont la vie professionnelle est souvent porteuse. Car si elle “démoralise” jusqu’à l’ancienne aristocratie ouvrière12 – autrefois fer de lance de l’engagement politique en milieu populaire – et explique son retrait électoral de plus en plus marqué, la précarité professionnelle prive également ses victimes de la rencontre de camarades syndiqués, de l’expérience de la revendication et de la lutte collective, et même des simples discussions politiques informelles entre collègues auxquels s’alimentaient également autrefois aussi bien la conscience de classe que l’entraînement électoral. Ceux qui disposent d’un travail précaire ne connaissent pas suffisamment leurs équipiers pour envisager de parler politique avec eux. Et ceux qui évoluent dans les petites unités du secteur tertiaire – elles abritent aujourd’hui le gros des effectifs ouvriers – n’osent souvent pas le faire. Parmi eux figurent ceux qui occupent des positions professionnelles sans rapport avec les compétences acquises au cours d’études parfois longues. Le peu d’estime de soi qui en résulte ne constitue pas non plus un facteur favorisant la prise de parole, jusques et y compris dans les urnes. Quant à ceux qui, en outre, se perçoivent comme des citoyens de seconde zone car victimes de discrimination du fait de leur origine, de la couleur de leur peau ou de leur religion, ils ne sont, pour les mêmes raisons, pas les plus prédisposés à participer aux scrutins. » Cécile BRACONNIER, « Le vote et l’abstention en temps de crise », Savoir/Agir, 13, 2010, p. 57-64. 9 À entendre ici au sens très large de moyens, de capacités. 10 Expression désignant la ceinture de communes dirigées par une municipalité communiste qui a entouré Paris pendant toute une partie du XXe siècle. 11 Pour la partie politique du processus, voir note 5. 12 Expression imagée renvoyant à l’élite du monde ouvrier, faite notamment d’ouvriers qualifiés et de contremaîtres, qui du fait de leurs compétences et de leur autorité, ont longtemps joué un rôle important dans l’animation des mouvements de défense, tant syndicaux que politiques, du monde ouvrier. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 27 Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 28 Chapitre 7 Economie, société, culture en France depuis les années 1960 Il est commun de dire que l’histoire s’accélère depuis quelques siècles, et plus encore depuis quelques décennies. De fait, si l’on compare les transformations de tous ordres survenues au cours du XXe siècle à celles intervenues, par exemple, au cours du XIIe ou bien du VIe siècle, force est d’admettre que le changement est devenu de plus en plus rapide au cours de l’histoire et qu’il atteint aujourd’hui un rythme à certains égards vertigineux. L’une des expressions les plus palpables de cette évolution est la vigueur avec laquelle les générations se différencient aujourd’hui : qu’y a-t-il de commun entre la France dans laquelle grandit l’enfant ou le jeune des années 2010 et celle des années 1950 ou 1960 qu’a connue son grand-père ? L’objectif de ce chapitre est précisément de décrire et de comprendre les mutations qui ont affecté la France au cours du dernier demi-siècle, c’est-à-dire depuis les années 1960 environ, cela en dehors de la sphère politique, déjà étudiée (voir les chapitres 5 et 6). Ces mutations sont à la fois nombreuses et complexes. Certes, elles ne doivent pas faire oublier qu’en maints domaines des continuités existent aussi ; il reste que, prises ensemble, elles fondent un véritable changement de civilisation au sens où elles contribuent à modifier la manière profonde de vivre des Français. On prendra la mesure de cette puissante transformation en examinant successivement comment se sont métamorphosées, au cours de ces décennies décisives, la vie économique, le fonctionnement de la société et le rapport à la culture. 1. Les transformations de l’économie 1.1. Une conjoncture heurtée 1.1.1. La fin des Trente Glorieuses (jusqu’en 1973) Au début des années 1960, la France connaît depuis quinze ans environ une période de forte croissance. Ce cycle va durer encore une petite quinzaine d’année, ce qui explique que l’économiste Jean Fourastié le désignera plus tard par la fameuse expression de « Trente Glorieuses » où « trente » renvoie au nombre d’années qui le composent approximativement. La croissance est alors très élevée : elle est évaluée à 6 % par an au cours des années 1960. Elle tient à la combinaison de deux facteurs : la production augmente, en raison de la Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 29 généralisation du taylorisme, de l’intensité des progrès techniques et du faible coût de l’énergie ; et la consommation augmente aussi (voir plus bas). S’ensuit une spirale productive qui bénéficie au premier chef au secteur industriel, notamment aux industries vouées à la production de biens de consommation courante comme l’automobile, et qui préserve le pays du chômage. 1.1.2. La France en dépression (à partir de 1973) L’année 1973 est ordinairement retenue pour marquer la fin des Trente Glorieuses. Commence alors un tout autre cycle, de dépression, dont la France peine encore à sortir. Concrètement, la croissance ne cesse dès lors de diminuer, passant par étapes d’une moyenne de 4 % dans les années 1970 à une moyenne comprise entre 1 et 2 % au cours des années 2000. Ce retournement de conjoncture des années 1970 tient à trois principaux facteurs. En premier lieu, le système monétaire international mute : l’abandon de la convertibilité du dollar en or en 1971 a pour effet de transformer les monnaies en objets de spéculation et conduit ainsi les possesseurs de capitaux à moins investir dans ce que l’on peut appeler l’économie réelle. En deuxième lieu, joue le premier choc pétrolier, qui a lieu en 1973 : le prix du baril de pétrole quadruple, ce qui accroît aussitôt le coût de production des produits manufacturés, puis, mécaniquement, leur prix de vente. Cette décision est le fait des pays arabes membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), qui entendent faire ainsi pression sur les pays occidentaux qui apportent leur soutien à Israël durant la guerre du Kippour (voir le chapitre 3). En troisième lieu, la fin des Trente Glorieuses tient à la baisse de la demande, elle-même due au fait que les Français sont à présent plus équipés en biens de consommation, ménagers notamment. Mais si la reprise de l’activité peine, depuis, à reprendre, c’est qu’à ces trois causes vient s’ajouter, à partir des années 1990, l’impact sur l’économie française d’une transformation beaucoup plus structurelle de l’économie mondiale : la mondialisation. Ce phénomène n’est pas entièrement nouveau, certes, mais il prend une ampleur inédite à la fin du XXe siècle sous l’effet de multiples facteurs, en particulier la révolution numérique (voir plus bas). Il a pour effet d’exacerber comme jamais la concurrence entre pays et régions, notamment entre le nord et le sud de la planète, entre les vieux pays industriels et les nouvelles puissances émergentes. Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 30 Ce retournement de la conjoncture économique a de multiples conséquences. Son effet le plus rapide et le plus visible est de plonger la France dans une crise industrielle. Les secteurs les plus touchés sont la sidérurgie, la métallurgie, le textile, trois secteurs qui ont été les fers de lance de la croissance au cours des décennies précédentes. Vient un peu plus tard le tour de l’électroménager et l’électronique. Les entreprises françaises tentent de s’adapter comme elles peuvent à la nouvelle donne économique. Certaines délocalisent leurs activités de production, c’est-à-dire les transfèrent à l’étranger, pour diminuer leurs coûts. D’autres, parmi les plus grandes, fusionnent en vue de gagner en puissance : tel est le cas du constructeur aéronautique Airbus qui, au fil des années, acquiert de la sorte une stature proprement européenne. Le fort besoin en capitaux de ces grands groupes rend aujourd’hui nécessaire leur cotation en bourse qui fait parler de « financiarisation de l’économie ». Sur le plan social, la dépression économique se traduit par la précarisation d’une partie de la population. Le taux de chômage augmente rapidement après le choc pétrolier et depuis le milieu des années 1980 ne cesse d’osciller entre 7 % et 11 %. Le nombre de démunis s’accroît. En 1985, la création des Restos du cœur, par Coluche, braque le projecteur sur la misère alarmante des plus pauvres, en particulier des sans domicile fixe, qui deviennent des figures caractéristiques des centres urbains. 1.1.3. 2008 : un tournant ? La crise économique qui secoue la planète à partir de 2008 saisit donc un pays déjà en proie aux difficultés. Elle naît aux États-Unis d’une autre crise, la crise dite des subprimes. On rappellera que le terme subprime désigne un crédit à la fois risqué et rémunérateur pour le prêteur, mais qu’en l’occurrence il renvoie plus précisément aux crédits immobiliers souscrits par des Américains aux revenus modestes au cours des années 2000. Nombre d’entre eux se révélant finalement incapables de rembourser leur prêt, plusieurs banques, américaines mais aussi européennes, se trouvent subitement fragilisées en 2007. Certaines sont acculées à la faillite tandis que les autres, rendues excessivement prudentes, restreignent drastiquement l’accès au crédit, ce qui a pour effet de ralentir l’activité économique : c’est alors que la crise, de financière qu’elle était jusque-là, devient à proprement parler économique. La France subit de plein fouet la crise en 2009. Cette année-là, sa croissance devient négative : elle chute à près de – 3 % et le pays entre ainsi en récession. Avec le recul, nombre d’experts considèrent que la réaction de la France à la crise a été singulière à deux points de vue. En dépit de cette chute brutale de la croissance, le pays a mieux résisté que d’autres à ses effets immédiats, ce qui est expliqué de différentes façons, en particulier par la solidité du Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 31 système bancaire français. Mais inversement, une fois l’onde de choc de la crise encaissée, la France rencontre plus de difficultés que d’autres pays pour renouer enfin avec la prospérité : son taux de croissance reste inférieur à 1 % entre 2012 et 2014. Il suit, en définitive, que la crise de 2008 ne constitue guère un tournant : elle ne déstabilise pas à proprement parler le pays mais ne provoque pas non plus son sursaut. En somme, le cycle dépressif né au début des années 1970 se poursuit, comme en témoigne la persistance du chômage, dont le taux repasse la barre des 10 % en 2012. 1.2. Mutations structurelles Les fluctuations de la conjoncture économique ne doivent pas masquer l’existence des mutations qui affectent de manière structurelle le fonctionnement de la vie économique au cours de la période considérée. Nous en retiendrons deux. 1.2.1. L’explosion de la consommation La consommation est fille de la croissance. Si le Produit intérieur brut (PIB) par habitant ne constitue pas un indicateur de la qualité de la vie, du moins sa hausse continue depuis plusieurs décennies signale-t-elle la capacité des individus à consacrer une part croissante de leurs revenus aux dépenses non vitales, en particulier aux dépenses liées à l’éducation et aux loisirs. Ce phénomène historique de grande importance tient à une pluralité de facteurs enchevêtrés que l’on peut grouper en deux ensembles. D’un côté, l’offre de biens ne cesse d’augmenter, du fait des progrès techniques mais aussi des transformations du secteur commercial, qui entre dans l’ère de la grande surface. Le premier supermarché, fondé sur le concept du libre-service importé des États-Unis, ouvre à Rueil, dans la région parisienne, en 1958. Suit, cinq ans plus tard, à Sainte-Geneviève-des- Bois, le premier hypermarché – par quoi il faut entendre un magasin dont la surface de vente est supérieure à 2 500 m2. En second lieu, la capacité des Français à consommer s’accroît. D’abord parce que leurs salaires augmentent en longue durée et que la capacité à consommer des salariés les moins avantagés est partiellement sauvegardée par l’existence du Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) puis, à partir de 1970, par celle du Salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC). Ensuite parce que les Français disposent de plus de temps que par le passé pour musarder dans les galeries commerciales, du fait même du mouvement continu de réduction du temps de travail. Il faut rappeler que la durée du travail hebdomadaire passe de 40 à 39 heures en 1982, puis à 35 heures au tournant des années 2000, Cours d’histoire du DAEU A réservé aux stagiaires en régime distanciel du « réseau breton » (UBO, UBS, UR2). Auteur : Jean Le Bihan (université Rennes 2). Diffusion interdite en dehors du cercle des inscrits réguliers à ce cours. 32 et que la durée des congés annuels est portée à trois semaines en 1956, à quatre semaines en 1969, enfin à cinq semaines en 1982. C’est bien entendu pendant les Trente Glorieuses que l’essor de la consommation, d’ailleurs dopé par l’influence de l’American way of life, est le plus spectaculaire. Au cours de cette période, le pouvoir d’achat des Français quadruple. Les quatre produits symboles de ces années d’expansion sont le réfrigérateur, la machine à laver le linge, la télévision et l’automobile. Pour mémoire, le taux de ménages équipés d’un réfrigérateur passe de 27 % à 90 % entre 1960 et 1975. La dépression qui s’installe à partir de 1973, si elle provoque la baisse du pouvoir d’achat des ménages, n’entraîne pas l’effondrement de la consommation. À maints égards, au contraire, l’époque actuelle paraît caractérisée par une véritable frénésie d’acquisitions. Au demeurant, les voix s’élèvent de plus en plus nombreuses pour dénoncer le matérialisme d’une société tout entière tournée vers la consommation ainsi que sa responsabilité dans la dégradation de l’environn

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