Manuel de psychologie et de psy - Roussillon, René_ (PDF)

Summary

This text delves into the concept of aesthetic sharing in the initial mother-child relationship. It explores how this sharing impacts early psychic development and the potential for later psychological issues. The author discusses the importance of mirroring and how the mother's investment and response directly influence the child's emotional and aesthetic experience.

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5.4.3 Capacité de jubilation Enfin, dernier volet du triptyque, l'échoïsation esthésique inhérente à la cohésion et à l'harmonie de la chorégraphie première, lorsqu'elle peut être atteinte, produit un affect d'extase, de plaisir esthétique. Le terme « jubilation », repris du vocabulaire lacanien du...

5.4.3 Capacité de jubilation Enfin, dernier volet du triptyque, l'échoïsation esthésique inhérente à la cohésion et à l'harmonie de la chorégraphie première, lorsqu'elle peut être atteinte, produit un affect d'extase, de plaisir esthétique. Le terme « jubilation », repris du vocabulaire lacanien du « stade du miroir », me paraît être le plus adapté. D. Meltzer a pu souligner l'importance du sentiment esthétique dans le rapport premier de l'enfant au visage maternel, mais celui-ci n'a de sens que si l'accordage réciproque, le ballet premier, reflète aussi au bébé l'image d'une cohésion et d'une harmonie qui lui permet de se sentir, en miroir, suffisamment « beau » aussi. L'investissement du visage et du corps de la mère s'ajustant aux mouvements et états esthésiques internes du bébé produit un sentiment esthétique et une jubilation, dans lesquels le bébé perçoit le reflet de sa propre « beauté » potentielle, de sa cohérence et de son harmonie. Bien reflété, le bébé est « beau », il se sent bon. Mal reflété, il commence à se sentir « vilain », vil, « méchant » et porteur d'un mal-être, d'un mal dans l'être. L'investissement du processus dans lequel le bébé se sent « reflété » par sa mère régule l'état « esthétique » du bébé et, au-delà, son état d'âme et d'être. L'hypothèse fondamentale de « partage esthésique » premier concerne non seulement les premières formes d'affects, mais aussi les premiers processus psychiques de transformation et de traitement des états internes. Les premiers « pictogrammes » (P. Aulagnier), les premières figures des « signifiants formels » (D. Anzieu), les idéogrammes (W.R. Bion), les contenants formels (T. Nathan), les protoreprésentations (M. Pinol-Douriez), etc., c'est-à-dire l'ensemble des premiers processus du registre appelé la « symbolisation primaire », me semblent aussi être rencontrés, investis, mis en scène et explorés au sein de la relation de partage esthésique premier. D. Anzieu l'a toujours fortement souligné, les processus psychiques trouvent dans les sensations et expériences corporelles la matière première de leur mise en forme et de leur organisation. J'ajoute que c'est dans le mode de « partage » de celles-ci – selon le terme proposé par C. Parat à propos de l'affect (1995 ) –, dans le type d'accompagnement et de reflet que l'objet premier leur fournit, que se puisent à la fois la matière et l'investissement de leurs futurs développements. 5.4.4 Conclusion Le narcissisme primaire, l'investissement du corps propre et de son fonctionnement par le bébé, n'est donc ni immédiat ni direct. Il passe par le partage esthésique, il dépend de la médiation de l'investissement offert par l'objet dont celui-ci témoigne, il se « construit » en fonction de la nature et du type d'ajustement et de miroir que l'objet premier propose. Ainsi se traite le paradoxe du narcissisme primaire : l'investissement de l'objet se superpose à l'investissement de soi-même, sans antagonisme, pour autant que l'investissement de l'objet vienne refléter au sujet ses propres états ou des états correspondants « au mode près ». C'est aussi grâce à ces modes de communication primitifs que le vécu de dépendance première est rendu tolérable, l'impuissance première est estompée par la capacité à communiquer et à partager ces premières formes du sens. Inversement, c'est dans l'échec de la chorégraphie corporelle première que commencent à se constituer les « failles narcissiques » à partir desquelles les pathologies dites « psychosomatiques », psychotiques ou « narcissiques » établiront leurs assises premières. Dans les aléas de celles-ci se préfigurent aussi les futures formes de dépendances problématiques et, d'une manière plus générale, les troubles narcissiques- identitaires. Winnicott a pu faire l'hypothèse que, dans la relation première, le sein « trouvé » par l'enfant, c'est-à-dire le sein tel qu'il le perçoit, devait aussi être créé par lui, c'est-à-dire halluciné « dans » le percept, en même temps qu'il était perçu. L'accordage esthésique que je décris plus haut me semble être la pré-condition pour que s'établisse le processus en trouvé-créé sur lequel nous reviendrons plus loin. Par ailleurs, la réussite de cet accordage estompe, autant que possible, la dépendance matérielle objective dans laquelle se trouve être placé le bébé. En revanche, elle ouvre la question d'un autre type de dépendance, sans doute beaucoup plus fondamental, la dépendance au « désir » d'ajustement de la mère ; c'est celui-ci qui commence à reconnaître au bébé le statut d'un véritable sujet. Les formes postérieures de l'accordage, les formes émotionnelles, devront le confirmer. 5.5 « Partage affectif » : accordage émotionnel Le partage esthésique forme un fond sur lequel va s'établir la possibilité d'un « accordage » émotionnel, selon le concept proposé par D. Stern (1985). Déjà l'investissement des perceptions issues du corps propre produit des « sensations » et des états affectifs premiers, qui préfigurent les futurs états émotionnels du bébé. De l'affect de sensation à celui de l'émotion, il y a un continuum : l'émotion se « compose » à partir des sensations premières, elle est une forme complexifiée de celle-ci, même s'il existe aussi des émotions d'emblée observables. De la même manière, l'accordage esthésique en double « amodal » doit se prolonger en un « accordage émotionnel ». La relation en double continue de s'établir, de se « construire » jusqu'à ce que l'objet soit « concevable » comme différent de sa représentation interne. Mais, de la même manière qu'il y a des sensations amodales, le partage émotionnel sera lui aussi en double « amodal », c'est-à-dire qu'il y a à la fois une correspondance « en double » dans l'accordage émotionnel, et une possibilité d'écart dans les modalités de l'expression émotionnelle, pour éviter les confusions entre les deux partenaires de la relation accordée. D. Stern (1985) propose en outre une observation qui permet de compléter notre représentation de ce qui, dès le rapport primaire, commence à configurer la différenciation entre représentation et perception de la chose. Il souligne la fréquence d'un type d'ajustement maternel dans lequel la mère, lorsqu'elle trouve que l'expression émotionnelle du bébé n'est pas adaptée à la situation, qu'elle est excessive par exemple, atténue délibérément dans sa réponse l'intensité émotionnelle de son accordage. Il me semble que cette forme d'ajustement revient à commencer à transmettre au bébé la différence entre un affect « passionnel », intense, adapté à certaines conditions bien particulières, et un affect-signal qui se contente de « représenter » l'affect, d'en donner le signe. Ainsi commencerait à se transmettre la différence entre la chose « en soi » et sa simple représentation, son simple « signal ». Les descriptions de l'accordage émotionnel premier que nous proposent les cliniciens du premier âge concourent à donner de celui-ci une forme plus proche d'une « chorégraphie émotionnelle », faite d'une approche, d'une rencontre et d'un éloignement, que d'un « collage » ou d'une « fusion » émotionnelle. L'accordage, comme l'ajustement, est un mouvement, un processus, une tendance relationnelle ; ce n'est pas un état, ni une donnée immédiate de la relation ou du rapport premier. Comme j'ai commencé à l'indiquer, la pulsionnalité qui s'exprime à travers la tension et le mouvement qui caractérisent la relation « en double » me semble être le signe d'une valeur fondamentalement « messagère » de la vie pulsionnelle. À côté de la place de la décharge, généralement considérée comme l'un des enjeux fondamentaux de la pulsion, il faudrait aussi pouvoir reconnaître à la pulsion la dimension d'un sens, d'un vecteur de toute communication en direction de l'objet, de ce que les philosophes phénoménologues ont appelé l'intention. Le plaisir et la satisfaction dépendent tout autant de la « décharge » de la tension interne, enjeu fondamentalement « narcissique » de la pulsion, que de l'échange, le message qu'elle porte vers l'autre le rendant possible ; l'enjeu est alors l'« objectalisation » de la vie pulsionnelle. Mais cette dimension « messagère » ne doit pas être entendue dans un seul sens, elle ne va pas que du sujet vers l'objet. À travers le mouvement pulsionnel, l'élan pulsionnel qu'il adresse à l'objet, l'enfant « questionne » aussi les « intentions », les désirs et investissements de l'objet à son égard. Il interroge l'objet, la place qu'il occupe pour celui-ci, il explore aussi la réceptivité de celui-ci à son endroit, sa disponibilité, bref l'état interne de l'objet à son égard. Il me semble important de toujours garder à l'esprit que l'enfant « interroge » le miroir que représente son environnement pour lui, qu'il « interprète » ce qui se produit dans l'autre comme une « réponse » à son propre mouvement, et donc qu'il « explore » ainsi la psyché et les mouvements psychiques de l'objet. La future capacité à « réfléchir » l'objet en soi, donc la représentation interne de l'objet absent – ce qu'A. Ciccone appelle l'intériorisation –, dont nous avons déjà souligné l'importance dans la tolérance à la dépendance, passe par l'histoire de la manière dont on a été réfléchi par l'objet, par la manière dont celui-ci a pu assurer une fonction miroir « identifiante » de nos états internes ; elle dépend donc aussi de ce qui a pu être exploré des états internes de l'objet en rapport avec soi. Si c'est au moment où le « miroir » perceptif de l'objet n'est plus là que l'on peut véritablement commencer à se saisir de soi- même, ce moment décisif ne peut être le « commencement » que s'il a été précédé de la mise en place d'une fonction réflexive héritière du miroir premier et de la manière dont l'objet a joué son rôle de miroir. Signalons aussi que la relation primitive peut devenir conflictuelle pour la mère, en lien avec la complexité des plaisirs qu'elle y éprouve. Il y a le plaisir lié à « l'autoconservation de l'espèce », ce qui est une autre façon de désigner la question du plaisir de la maternité ; disons le plaisir d'être mère, le plaisir de « materner », qui inclut l'autoconservation de l'espèce. Mais le sein avec lequel le bébé a son « commerce » est aussi un sein érogène, est aussi le sein de l'érotique de femme ; c'est-à-dire qu'il a son « autoérotisme d'organe » propre d'une part, et sa place dans la sexualité adulte de la femme d'autre part. Ces différents plaisirs peuvent se conflictualiser, soit que la mère n'arrive pas à « désexualiser » suffisamment son sein pendant la tétée, soit, à l'inverse, que pour faire face au conflit qu'elle rencontre, elle le désexualise trop et perde ainsi le plaisir de la rencontre. Ce conflit a bien sûr un impact sur le bébé, en particulier sur sa propre capacité à éprouver le plaisir potentiel de la rencontre. 6 Fonction du partage de plaisir Si le plaisir réverbéré par la mère et ses propres états internes n'est pas suffisant, l'affect de plaisir de l'enfant peut ne pas se composer et donc ne pas être éprouvé. Le plaisir lié à la baisse des tensions liées à l'autoconservation, et le plaisir lié à l'érogénéité de la zone, qui sont des plaisirs « narcissiques » et « psychosomatiques » en premier lieu, dans leur source, ne parviennent pas alors à trouver de « représentants » psychiques, ils restent à l'état potentiel, ne sont pas éprouvés comme tels. Le plaisir trouvé dans la rencontre avec l'objet commande non pas l'existence des deux autres formes de plaisir que nous avons décrites, qui a sa source dans le soma, mais leur représentance psychique, leur capacité à affecter la psyché de l'enfant. Cela signifie que l'affect de plaisir lié à l'autoconservation et celui lié à l'érogénéité d'organe peuvent rester « inconscients », peuvent ne pas « devenir conscients ». Leur éprouvé, leur « composition » psychique, « dépend » de la qualité du rapport à la mère. La psychopathologie des troubles précoces le montre abondamment, quand l'éprouvé de plaisir est absent de la relation, l'enfant ne « trouve » pas de plaisir, ne trouve pas le plaisir ; celui-ci est décomposé et le principe de plaisir est mis plus ou moins « hors jeu », l'autoconservation peut elle-même être menacée. Tout cela invite à souligner de nouveau la différence entre le plaisir et la satisfaction, entre le « plaisir-décharge » et la satisfaction subjective qui résulte aussi du plaisir du lien. Le plaisir lié à la « décharge » pulsionnelle, ou celui de l'abaissement des tensions liées à l'autoconservation ne produisent pas nécessairement de sentiment de satisfaction chez le bébé ; celle-ci dépend de l'existence du partage d'affect, du partage du plaisir, et donc du plaisir de l'objet, et pas seulement de la décharge des excitations pulsionnelles liée à l'érogénéité de zone, ou à l'abaissement des tensions liées à l'autoconservation. L'expérience de « satisfaction » première et fondamentale n'est pas simplement une expérience de décharge, une expérience de « plaisir », de n'importe quel plaisir. L'expérience de plaisir n'est une expérience de « satisfaction » que si elle s'accompagne d'un plaisir partagé, suffisamment partagé. Mais le fait que le bébé trouve suffisamment de plaisir dans la relation au corps à corps premier avec sa mère est aussi tout à fait essentiel pour la vie psychique et le développement des capacités de synthèse de celle-ci. C'est sans doute dans les bras de sa mère que le bébé se sent le plus « unifié », qu'il peut « rassembler » les différents éprouvés auxquels il est confronté. Si, d'un côté, la mère, par son mode de portage, aide le nourrisson à se contenir et à se rassembler corporellement, il est important que le bébé investisse les moments de rencontre avec elle, qu'il investisse cette fonction « unificatrice » de « rassemblement », cette fonction dans laquelle il va pouvoir faire la « synthèse » de ses états internes. Le plaisir partagé, le plaisir pris dans la relation avec la mère, va rendre possible cet investissement, va inscrire celui-ci dans l'orbite du principe du plaisir, des « pulsions de vie ». En particulier, l'expérience de la tétée – et c'est l'une des raisons pour lesquelles la clinique psychanalytique accorde une telle valeur symbolique au « sein maternel » et au plaisir qu'il procure – rassemble les différents « brins » de plaisir que nous avons évoqués : plaisir de l'autoconservation, plaisir des zones érogènes, plaisir du « partage » ; elle rassemble des perceptions sensorielles et des états psychiques du bébé. Cette expérience est donc particulièrement importante dans la synthèse que le bébé peut faire de ses différents états, dans la liaison de ces différents états, dans leur « libidinalisation » et dans leur intégration d'ensemble. L'importance que la psychanalyse confère à la vie pulsionnelle ne peut être comprise, si l'on ne pense pas que la pulsion est facteur de liaison psychique tout autant que de lien avec les objets, et que c'est par la liaison psychique que s'effectue l'intégration. C'est aussi pour cela que les conditions du plaisir et de la satisfaction sont l'objet d'une analyse attentive de la part des cliniciens. 7 Hallucination et illusion en trouvé-créé Nous pouvons maintenant revenir sur un point essentiel : les accordages esthésiques et affectifs ont aussi une grande importance dans les capacités du bébé à éprouver et à intégrer les expériences primitives. Winnicott a pu le premier formuler la question des conditions de l'appropriation subjective des expériences premières du bébé. Il a en particulier souligné l'une des conditions fondamentales pour que l'appropriation première de l'expérience puisse se faire dans de bonnes conditions ; il nomme ce processus le « trouver-créer ». Nous allons décrire maintenant ce processus, mais, d'une certaine manière, l'ajustement et l'accordage que nous avons évoqués peuvent déjà être considérés comme des formes du mécanisme en trouver-créer, dans la mesure où ces processus contribuent à réduire l'altérité entre ce que le bébé éprouve et ce qu'il « trouve » au-dehors chez sa mère. Venons-en au processus décrit par Winnicott. Nous l'avons dit, le bébé dispose de « préconceptions » de ce dont il a besoin, c'est-à- dire d'une réponse attendue en écho aux montées de tension qui l'habitent. Mais les premières expériences de satisfaction, d'abaissement de ses tensions internes laissent aussi une première forme de « mémoire » de ce qui peut être satisfaisant. Freud a proposé l'hypothèse selon laquelle, en cas de poussée de tension, l'enfant est capable d'investir les traces mnésiques des satisfactions antérieurement éprouvées, ou des préconceptions qu'il possède de ce qui peut le satisfaire. L'investissement des traces ou des préconceptions produit une « présentation » psychique de ce dont il a besoin, présentation caractérisée par un processus de type hallucinatoire. Autrement dit, l'enfant « hallucine » l'objet de satisfaction, il le « crée », selon le lien que propose Winnicott entre ce processus et la créativité innée. Si la mère est suffisamment « ajustée » à son bébé, si elle est suffisamment empathique de ce qu'il vit et de ses besoins, suffisamment accordée, elle est capable de proposer au bébé la réponse suffisamment adéquate dont il a besoin. L'enfant « trouve » dans le monde extérieur ce qu'il « crée » dans son monde interne. Cette mise en coïncidence d'une hallucination interne et d'une perception ajustée est ce que Winnicott a proposé d'appeler le « trouver-créer ». Le bébé vit alors une expérience subjective d'illusion d'autosatisfaction. Tout semble se passer pour lui comme s'il créait ce qu'il trouve en fait, comme s'il avait l'illusion narcissique primaire d'être à lui-même la source de sa propre satisfaction. Selon Winnicott, et nous le suivons largement dans cette affirmation, cette illusion est une expérience facilitatrice de l'appropriation subjective de l'expérience. Elle évite au bébé d'avoir à gérer le dilemme de savoir si la satisfaction vient de lui ou de l'objet, de savoir qui est l'agent de celle-ci, selon les termes que nous avons utilisés antérieurement, dilemme qu'il n'a pas les moyens de traiter correctement dans les premiers temps de la vie. Ainsi, l'adaptation suffisamment bonne de la mère permet au bébé d'éviter d'être trop confronté à la conscience de son extrême dépendance à son égard et à la blessure narcissique que cela pourrait occasionner pour lui. J'ai pu faire remarquer, en reprenant une indication de Freud de 1895 (1895a ), que le processus en trouver-créer admettait en fait un certain écart entre ce que le bébé attend et crée, et ce qu'il trouve. De la même manière, j'ai souligné antérieurement que l'ajustement et l'accordage aussi supportaient un certain écart, qu'ils étaient « au mode près ». Mais cet écart ne doit pas dépasser les capacités d'adaptation du bébé. Le bébé fournit aussi en effet un certain effort adaptatif, peu important au début puis de plus en plus notable, mais bien sûr avec certaines limites. Il est même sans doute indispensable qu'il fournisse un certain travail, qu'il contribue ainsi effectivement à créer les conditions de sa propre satisfaction. Les développements cliniques actuels concernant la première enfance vont de plus en plus dans le sens de reconnaître la nécessité d'une certaine activité de l'enfant, de la manière dont il peut prendre l'initiative de certains processus. Il faut aussi souligner que le bébé, s'il est bon qu'il contribue à sa propre satisfaction, doit avoir suffisamment le « droit » de ne pas tenir compte des états d'âme et d'humeur de son entourage, et de ne se centrer que sur son propre travail de maturation, qui est déjà considérable. Winnicott souligne que la forme « normale » d'amour et d'investissement que le bébé doit pouvoir offrir à son entourage premier est « impitoyable », c'est-à-dire précisément sans préoccupation, et qu'il fait confiance à ce dernier pour s'adapter à ses besoins et « survivre » à ce qu'il exige de lui pour sa satisfaction. Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur la question de la « survivance de l'objet », thème considérable pour la subjectivité primitive et qui sera l'un des fils rouges de notre présentation d'ensemble. Comme nous l'avons déjà souligné, mais il est bon de le faire à nouveau maintenant, lorsque l'environnement demande plus au bébé qu'il ne peut fournir, il exige une adaptation excessive, et se trouve insuffisamment adéquat ; et de la même manière que le bébé tend à s'attribuer la réussite des expériences en trouver-créer, il s'attribue aussi les échecs de celles-ci. S'il a l'illusion d'être à la source de sa propre satisfaction, il a aussi l'illusion, que je propose d'appeler « illusion négative », d'être à l'origine des expériences négatives. C'est sans doute le fondement d'un sentiment interne de « culpabilité », l'une des sources premières du sentiment de « péché originel ». Si celui-ci est trop important, si le déplaisir qu'il occasionne est trop intense, le bébé peut alors tenter de mobiliser une défense active contre cet éprouvé et s'engager sur la voie de processus d'évacuation de tout sentiment de culpabilité, de tout éprouvé de responsabilité. Freud puis Winnicott ont proposé l'hypothèse qu'un tel mécanisme est à l'origine de la délinquance ou de processus observés chez certains criminels, devenus ainsi criminels par « sentiment inconscient de culpabilité ». Au-delà de l'expérience bonne ou mauvaise, agréable ou déplaisante, au-delà donc du principe du plaisir/déplaisir, le bébé commence par se croire le créateur de ce qu'il trouve. Cela nous conduit à une réflexion sur l'illusion positive et l'illusion négative. 8 Illusion positive, illusion négative Le processus en trouver-créer présente deux faces et génère deux types d'illusion : l'illusion positive lorsque le processus fonctionne bien, et que l'adaptation est suffisamment bonne et l'expérience subjective satisfaisante ; l'illusion négative lorsque l'expérience subjective n'est pas satisfaisante et qu'elle génère du déplaisir. L'illusion positive provoque un « sentiment océanique » qui soutient la « pulsion de vie », l'élan vital, engendre l'investissement positif d'un soi qui a été capable de produire la satisfaction et le plaisir. Elle est à l'origine de la constitution d'un noyau de capacité de « croyance » en soi, de confiance en soi et dans le monde ; elle permet donc le développement de la créativité primaire. S'étayant sur les expériences d'illusion positive commence à se développer un rudiment d'estime de soi, qui soutient la spontanéité et l'espoir dans les potentialités d'accomplissement de soi. Enfin, l'illusion positive sollicite l'investissement des trajets psychiques, de la vie psychique elle-même, dans la mesure où ceux-ci ont été à l'origine de la satisfaction. Si l'hallucination « marche », elle doit continuer d'être investie et, avec elle, la vie psychique. Inversement, l'illusion négative va développer des mouvements de la « pulsion de mort », favoriser les mouvements létaux, l'inertie. Elle provoque un investissement négatif de soi et du monde, de type paranoïde. Elle est à l'origine d'un noyau de méfiance en soi et dans le monde, qui entraîne une retenue ou une désorganisation de l'élan vital. L'illusion négative sollicite les processus issus de la destructivité, les mouvements évacuateurs, ceux qui engendrent évitement et rejet, ceux que Freud a rapportés à la « pulsion de mort ». L'espoir du bébé peut être entamé, le sujet étant en proie à un vécu de culpabilité primaire harcelant. Si les expériences d'illusion négatives durent trop, si elles dépassent et débordent les capacités d'espoir du bébé, elles dégénèrent alors en expériences agonistiques, c'est-à- dire en expérience de lutte (« agon ») ultime pour la survie psychique et même la survie de l'être. Les agonies primitives sont très importantes en psychopathologie : elles sont sous-jacentes aux menaces de perte ou de dissolution identitaires. Elles peuvent atteindre tous les secteurs de la vie psychique, même si elles se manifestent surtout par des sensations qui affectent l'expérience du corps : vécu de chute interminable, d'engloutissement, de dissolution, de liquéfaction, de démembrement, de fragmentation, etc. La menace qui pèse sur la psyché est une menace de mort, d'anéantissement, contre laquelle vont se mettre en place des défenses extrêmes dont le démantèlement perceptif et le désinvestissement sont les formes les plus significatives. Le bébé se retire de ses sensations, fragmente celles-ci en unités insignifiantes ou qui tentent de l'être. Il se retire de lui, se retire de l'éprouvé de lui-même, il ne sent plus, se coupe de ses affects, perd le sens de lui et de l'autre. 9 Évolution vers la sortie du narcissisme primaire L'évolution et la sortie hors du narcissisme primaire dépendent en grande partie de la répartition des expériences d'illusions positive et négative. Si les expériences positives, par leur fréquence et leur qualité, l'emportent sur les expériences négatives, si donc il y a suffisamment de satisfaction et de plaisir, alors s'instaure le primat du principe du plaisir (il y a le choix), et les processus intégrateurs vont être plus puissants que les processus évacuateurs. L'espoir prime et le processus de maturation peut se poursuivre, les « logiques de la vie » s'installent. Si, à l'inverse, les expériences négatives priment les expériences positives, le primat du principe du plaisir s'instaure difficilement, la contrainte de répétition tend à dominer la vie psychique, l'intégration des expériences psychiques, leur subjectivation, s'effectuant mal. Le désespoir tend alors à dominer l'éprouvé psychique, et avec lui ce que Green a appelé les « logiques du désespoir », c'est-à-dire des logiques de la « survie » psychique plus que des logiques de la vie psychique et de la croissance. Par ailleurs, ce qui compte dans les expériences d'illusions positives, c'est à la fois la réponse « spontanée » de la mère et sa réaction « profonde ». Le maternage premier n'est pas une affaire d'intellect, n'est pas une affaire de « savoir conscient » ; la mère « répond » au bébé avec ses affects et son organisation inconsciente. Cependant, il n'est pas nécessaire que la réponse « spontanée » de la mère soit d'emblée parfaitement adaptée. Il est important qu'elle soit suffisamment adaptée, mais il est non moins important que les deux partenaires « s'ajustent » l'un à l'autre ; ils se « transforment » réciproquement. C'est aussi dans l'éprouvé de cet ajustement que l'enfant puise la matière et l'expérience de sa capacité à « transformer » le monde, qu'il puise la préforme de sa créativité. 10 Fonction paternelle Je ne peux clore ce chapitre sans un mot pour le père ou à propos des pères. Cette question est actuellement en cours d'évaluation : il s'agit là aussi de départir ce qui vient de la « nature » des différences liées au sexe et au genre, par rapport aux idéologies et phénomènes culturels qui les surchargent, mais un certain nombre de points peuvent tout de même être évoqués. Pour des raisons qui sont liées à l'absence des conditions corporelles de la préoccupation maternelle primaire, le « paternage » premier diffère du « maternage » premier. Mais ces différences ne doivent pas être surévaluées, et les « nouveaux pères », comme notre époque les nomme, font la preuve des aptitudes paternelles au nursing premier. Dans les pays qui ont instauré un « choix » possible entre les deux parents pour le congé parental du premier âge, des pères ayant choisi de prendre ce congé alors que les mères reprenaient tôt le travail, on constate une bonne aptitude des pères à prendre soin des bébés, et une quasi-équivalence de l'effet de leur présence. Du moins jusqu'au 7- 8e mois, car ensuite apparaît une différence dans la capacité à « calmer » les angoisses du bébé et une spécificité maternelle. Mais il est vrai que la décision des pères de prendre ce congé parental « sélectionne » peut-être certains pères. Les neurobiologistes ont cependant souligné qu'il semble que les bébés « classent » dans des zones différentes de leur cerveau ce qui concerne la relation avec la mère et ce qui concerne la relation avec le père. Il est bien possible que la différence des sexes modifie le mode de maternage, pas nécessairement sa « qualité ». Mais notre hypothèse d'une « homosexualité » primaire « en double » permet de concevoir qu'un père assure aussi correctement les ajustements et accordages premiers et qu'il se propose aussi comme un « suffisamment bon » miroir premier pour le bébé. Bien sûr, il ne peut offrir le sein, mais il peut offrir une certaine relation « symbolique » au sein à partir des biberons, qui font souvent d'ailleurs l'affaire aussi chez de nombreuses mères. Dans la situation « typique », il semble que la mère « présente » le père au bébé. Elle le désigne par les états affectifs particuliers qu'elle éprouve à l'égard du père, géniteur du bébé, et donc partenaire sexuel de celle-ci. Le fait que l'enfant soit issu de la relation sexuelle de la mère avec celui qu'elle « fait » père en concevant un enfant est « présent » dans le « triangle primaire », bébé, mère, père. Au sein de la relation homosexuelle primaire en « double », elle indique ainsi au bébé sa relation avec un adulte sexué, un adulte différent, un autre-sujet non double. D'une certaine manière, elle commence à introduire ainsi à la fois la question de la différence des sexes, mais aussi celle de la différence entre le plaisir qu'elle trouve auprès de l'enfant et celui qu'elle trouve auprès du père, la différence des plaisirs liés à la différence de génération. Elle introduit ainsi, au sein d'un monde marqué par le « plaisir du double », un élément étranger, différent, et la question du plaisir pris dans cette différence, le plaisir de la différence. Celui-ci n'est pas étranger au bébé qui prend aussi très tôt du plaisir dans la manifestation de certaines différences. Les bébés n'aiment pas nécessairement la monotonie dans leur rapport aux situations et aux objets ; ils aiment et investissent les variations et les jeux d'écarts, mais sur fond d'une « constance » suffisante, dans un jeu du différent au même. Dans la relation de la mère au père, celle-ci introduit un autre type de différence, une différence dans la « qualité » du plaisir, dans la qualité des excitations, dans leur nature, et cette différence-là n'est pas de même nature que celle dont il apprécie habituellement la surprise. J. Laplanche a souligné que le bébé se trouve alors confronté à des signes « énigmatiques » pour lui, à la question d'une forme de plaisir dans laquelle quelque chose lui échappe. Tout cela va contribuer à permettre que se « creuse » la question de la conception de la différenciation. A. Ciccone va poursuivre quelque peu ces réflexions sur les expériences de partage intersubjectif, pour souligner leurs fonctions dans l'émergence de l'activité de pensée. Il développera également la question des fonctions parentales, et tout particulièrement de la fonction paternelle, ci-dessus introduite, au sein de ces expériences intersubjectives précoces. 11 Intersubjectivité et naissance de la pensée A. Ciccone Je poursuivrai le propos de René Roussillon sur le lien précoce et les expériences de partage dans la rencontre entre le bébé et son objet en soulignant la place et la fonction de l'intersubjectivité dans la naissance et le développement de la vie psychique. L'intersubjectivité est le lieu d'émergence de la subjectivité du sujet. J'indiquerai un certain nombre de travaux qui, dans des épistémologies différentes, développent cette proposition ou cette conception. 11.1 Notion d'intersubjectivité La notion d'intersubjectivité a un double sens. Elle désigne à la fois ce qui sépare, ce qui crée un écart, et ce qui est commun, ce qui articule deux ou plusieurs subjectivités. L'intersubjectivité est à la fois ce qui fait tenir ensemble et ce qui conflictualise les espaces psychiques des sujets en lien. L'intersubjectivité est à la fois le lieu des transmissions/transactions inter- ou transpsychiques, et le lieu d'émergence des processus de pensée. 11.1.1 Recherches actuelles sur la modélisation de l'intersubjectivité Tous les travaux actuels qui étudient le développement de la subjectivité, la naissance de la vie psychique, s'orientent vers l'étude et la modélisation de l'intersubjectivité, et ce aussi bien dans le champ de la psychanalyse que dans celui de la psychologie du développement, ou de la théorie de l'attachement, des sciences cognitives, voire de la neuropsychologie. On parle d'« accordage affectif » (Stern), de « partage émotionnel » (Trevarthen), d'« attention conjointe » (Bruner), de « soi interpersonnel » (Hobson), etc., autant de notions qui rendent compte de la manière dont la subjectivité, le sentiment d'être soi, se fonde dans l'intersubjectivité (voir Ciccone, 2004 ). Le processus ou le procès de subjectivation, s'il prend sa source dans des expériences intersubjectives, nécessite ou suppose de ce fait tout un travail psychique de l'objet. La subjectivation se déploie à partir du travail psychique de l'objet dont le sujet – ou le futur sujet – est dépendant. Bion, dans son modèle profondément intersubjectif du développement, a bien mis en évidence, nous l'avons vu avec les processus de la fonction alpha, le travail psychique de l'objet dont le sujet est dépendant, travail psychique nécessaire à la croissance mentale du bébé. La pensée se développe dans le lien à un autre ; le bébé pense d'abord avec l'appareil à penser d'un autre, avant d'intérioriser cette expérience et de construire son propre appareil à penser. Les conceptions de Bion, mais aussi celles de Winnicott sur le rôle de miroir de la mère (1967 ), ont conduit un certain nombre d'auteurs à décrire, parmi les processus intersubjectifs fondamentaux, la « fonction réflexive » de l'objet, sa fonction miroir. Un tel concept a également émergé et s'est développé dans le champ de la psychologie du développement, des théories de l'attachement, voire de la psychologie cognitive (voir Gergely, 1998 ; Fonagy et Target, 1997 ; Fonagy, 1999b ; et d'autres). Ces travaux ont consisté à examiner dans le détail les effets des troubles spécifiques de cette fonction réflexive. Précisons que cette fonction réflexive ne se résume pas à refléter les humeurs, les affects, les émotions du bébé, pour lui permettre ainsi de se reconnaître dans un processus de réflexion en miroir. La fonction réflexive consiste à participer activement à transformer les émotions projetées, les communications du bébé, qui s'apparentent à ce que Bion (1957) appelait des « données des sens » ou des « impressions des sens », c'est- à-dire des fragments de sensations distinctes, sortes de chaos dans lesquels le corporel et le psychique, le soi et l'autre sont à peine différenciés. Le bébé a besoin d'une expérience primaire de contenance active de la part du psychisme de l'objet afin de pouvoir transformer les données sensorielles d'expérience en son propre esprit pensant. Margot Waddell, par exemple, illustre très bien cette idée par un petit passage de Peter Pan où il est question d'une mère qui s'efforce de mettre de l'ordre dans l'esprit de ses enfants : « C'est la coutume, le soir, chez toutes les bonnes mères, une fois leurs petits endormis, d'aller fureter dans leur esprit et d'y faire du rangement pour le lendemain matin, remettant à leur place respective les innombrables choses et notions qui se sont égaillées, égarées durant la journée. Si vous pouviez rester éveillés (ce qui, bien sûr, est impossible), vous surprendriez votre propre mère se livrant à cette activité et vous l'observeriez avec le plus vif intérêt. C'est un peu comme mettre de l'ordre dans un tiroir. Vous la verriez à genoux, je suppose, penchée, souriante, sur tout ce que vous recelez, se demandant où diable vous avez pris cette idée, allant de surprise en surprise – pas toujours agréable – pressant ceci contre sa joue qui lui paraît aussi doux qu'un chaton, rejetant en hâte cela hors de sa vue. Quand vous vous réveillez le matin, le mal et les passions mauvaises avec lesquels vous vous êtes mis au lit ont été pliés avec soin et relégués au fond de votre esprit ; et par-dessus, bien aérées, sont étalées vos plus jolies pensées, prêtes à vous vêtir. » (Waddell, 1998 , p. 44) 11.1.2 Courant interactionniste Le courant interactionniste d'observation des bébés a particulièrement modélisé, à sa manière, l'intersubjectivité et ses processus. L'objet du courant interactionniste est essentiellement l'étude des interactions mère-bébé, d'abord dans leur dimension comportementale, mais aussi dans leurs dimensions affective et fantasmatique. Sont ainsi observées des interactions comportementales , des interactions affectives et des interactions fantasmatiques. On peut dire que Bowlby, avec ses travaux sur l'attachement (1969 , 1973 , 1980 ), a été un pionnier dans ce domaine. Le champ d'observation englobe donc ici l'aire des échanges intersubjectifs inconscients. De nombreuses grilles d'observation, plus ou moins structurées, permettent de rendre compte de ces interactions (Brazelton et al. , 1978 ; Greenspan et Liebermann, 1980 ; Crittenden, 1981 ; Lebovici et al., 1989 ; Sulcova [grille, in Dugnat et al. , 2001 ]). Interactions comportementales On observe les interactions comportementales : la fréquence des échanges, les modes interactifs, le déroulement des interactions, leur harmonie ou dysharmonie, la « contingence » des comportements. Ces indicateurs donnent une représentation de la qualité des échanges, de la cohérence de la communication entre la mère et le bébé. Ils permettent, ensuite, d'avoir accès aux autres niveaux d'interaction et qui regroupent les « interactions affectives » et les « interactions fantasmatiques ». Interactions affectives Les interactions affectives concernent les communications d'affects, les partages d'affects. Est observée la façon dont chaque partenaire communique, transmet des affects, perçoit les affects de l'autre, les identifie ou cherche à les identifier, cherche à provoquer un affect chez l'autre, etc. On observera, par exemple, les effets de ce que Daniel Stern (1985) appelle l'« accordage affectif », et qui conduit la mère à reproduire la qualité des états affectifs du bébé, ce qui donne à ce dernier le sentiment d'être compris et accompagné dans ses émotions. On observera, autre exemple, la « référence sociale », la façon dont le bébé fait référence à l'expression du visage maternel et de l'affect qu'il communique (contentement, colère, peur, etc.) avant d'entreprendre une action, etc. (voir Klinnert, 1985 ; Sameroff et Emde, 1989 ; Emde et Oppenheim, 1995 ). Le comportement interactif est donc vu comme transmetteur d'affect. Interactions fantasmatiques Les interactions fantasmatiques concernent, elles, la manière dont chaque partenaire donne expression à des fantasmes dans l'interaction, et la manière dont les fantasmes de chacun répondent à, ou modifient, ceux de l'autre. On pourra, par exemple, observer comment un parent qui a développé tel fantasme, du fait de son histoire infantile et des liens particuliers à ses premiers objets, va indiquer ce fantasme dans ses interactions, et va indiquer au bébé la place qu'il doit y prendre. On peut dire d'un tel fantasme qu'il organise les interactions. L'observation des interactions fantasmatiques suppose bien sûr un travail d'interprétation, de quête d'un sens inconscient potentiel déployé par les interactions comportementales et affectives, mais aussi par bien d'autres éléments de la situation observée (voir Ciccone, 1998a ). « Moments de rencontre » (Stern) Signalons la manière dont Stern (1997) a essayé de décrire, d'une façon tout à fait intéressante, l'expérience intersubjective dans ce qu'il appelle les « moments de rencontre ». Reprenant les concepts de certains travaux développementalistes et interactionnistes (en particulier Sander, 1988 ), Stern donne une figuration ou une représentation des « moments de rencontre » entre deux sujets (bébé-parent ; patient- thérapeute). Il définit ces moments comme des situations qui, suite à un déséquilibre du contexte intersubjectif, qui qualifie le lien entre ces deux sujets, vont transformer le paysage intersubjectif et produire un nouvel état d'organisation de l'intersubjectivité. Comment cela se passe-t-il ? Un élément va perturber le « mode d'être ensemble », c'est- à-dire la connaissance implicite partagée de chacun des partenaires ; cette perturbation, si elle est « mutuellement reconnue » (Stern insiste là-dessus), deviendra un « moment de rencontre » qui produira un nouvel état intersubjectif, une nouvelle connaissance implicite partagée, un nouveau mode d'être ensemble. Stern reprend l'exemple suivant, qui illustre cette idée et donne une figuration de l'accès par l'enfant au langage commun. Observation 1 (Stern) Supposons un enfant qui commence à s'intéresser aux mots et qui est en train de jouer avec un camion rouge. La mère, à l'affût des occasions de lui apprendre des mots, va se saisir d'un moment propice – un moment où l'enfant est à la fois occupé à son jeu et ouvert à l'échange – pour dire : « Oh ! C'est un camion », insistant prosodiquement sur le mot qu'elle veut lui apprendre. Elle charge affectivement le mot et le détache de l'ordinaire pour que l'enfant y réfléchisse, y réagisse. La mère introduit donc une perturbation dans leur lien intersubjectif. L'enfant peut alors participer en disant : « Camion ? » pour la première fois de sa vie, tout en regardant sa mère. Se sera ainsi créé à partir de la perturbation un moment de rencontre. Quel effet un tel moment aura-t-il ? Non seulement celui-ci aura enrichi la connaissance explicite de l'enfant d'un mot nouveau, mais il aura modifié sa connaissance impli-cite de l'espace intersubjectif qu'il partage avec sa mère. En effet, elle et lui savent maintenant qu'ils partagent cette réalité subjective selon laquelle il existe un mot (« camion ») relié à un objet précis. Chacun d'eux sait quelque chose de cette relation, mais chacun d'eux sait aussi que l'autre sait, et que l'autre sait que chacun d'eux sait. On a donc un nouvel état d'intersubjectivité. Et une fois cet état en place, la mère peut introduire une nouvelle perturbation en disant : « Oh ! C'est un camion rouge », etc. Voyons maintenant plus précisément comment l'intersubjectivité est appréhendée dans la psychologie développementale et cognitive. 11.1.3 Approche de la psychologie développementale et cognitive L'intersubjectivité est une notion très utilisée dans le champ de la psychologie développementale et cognitive. Que recouvre-t-elle, et quels indices les travaux dans ce champ donnent-ils quant aux processus intersubjectifs ? La connaissance des compétences du bébé permet de parler d'une « intersubjectivité primaire » (Trevarthen). Le bébé aurait, dès les premiers mois, une sensibilité aux sentiments, aux intérêts, aux intentions des personnes de son entourage (Trevarthen , 1979, 1989b , ; Trevarthen et Aitken , 1996b, 2003 ,). La conscience de soi est conscience de l'autre, comme le dit Colwyn Trevarthen, qui a très bien décrit, par exemple, les « protoconversations » du bébé et de son partenaire dès les premiers mois. Sommairement, on peut dire que si, dans les six premiers mois de la vie, le bébé est préoccupé, quant à son activité cognitive, à construire et à maîtriser le concept de l'objet (chose) – en réalisant un certain nombre d'acquisitions que l'on pourra comprendre comme témoins de l'organisation d'un état d'esprit produit par la position dépressive (l'objet est unique, permanent, a une frontière propre) –, entre 6 et 9 mois vont se développer les conduites dites de « contrôle intersubjectif » où l'enfant agit et observe pour voir l'effet produit, réalisant une « évaluation émotionnelle et partageable de la réalité » (voir Trevarthen et Aitken, 1996b ), développant une « conscience commune » (témoin d'une intersubjectivité secondaire). Le contrôle intersubjectif se réalise par tous les comportements à travers lesquels le bébé cherche à produire une émotion chez l'autre, par les attitudes, les vocalises qui nuancent ses propres émotions, etc. Le bébé fait tout un travail pour apprendre comment les autres voient le monde et utilisent les objets. On observe ainsi un équilibre entre les motivations exploratoires pour maîtriser les objets et les motivations pour entrer en contact et communiquer. Se développent alors un protolangage et une communication intersubjective dans laquelle un thème partagé entre le bébé et son partenaire va accéder à une signification commune. Des indices de cette communication intersubjective sont donnés d'abord par le regard, et en particulier par le regard dit référentiel : par exemple, et comme je l'évoquais plus haut, devant une situation nouvelle, inconnue, l'enfant dirige son regard alternativement vers l'objet attirant et vers l'adulte partenaire ; il cherche et lit dans le regard de l'adulte le sens émotionnel de la situation (voir le « test de la falaise » [Klinnert, 1985 ; Sameroff et Emde, 1989 ]). Des indicateurs d'intersubjectivité sont donnés par les conduites dites d'attention conjointe (Bruner, 1975 ) ; celle-ci consiste à partager un événement avec autrui, à attirer l'attention d'autrui vers un objet dans le but d'obtenir une contemplation commune. L'intersubjectivité est révélée par les comportements de pointage, en particulier le pointage dit protodéclaratif (Bretherton et Bates, 1979 ), qui consiste à montrer un objet ou un endroit où un événement se produit (ce qui est différent du pointage proto-impératif pour obtenir un objet, et du pointage pour nommer). Ces comportements et conduites véhiculent dans leur ensemble des messages protolinguistiques subtils et sont témoins de la constitution de ce que les cognitivistes appellent une « théorie de l'esprit » (voir Baron-Cohen et al. , 1985 ) – celle-ci indique la reconnaissance d'états mentaux chez soi et chez autrui, la reconnaissance d'une pensée chez autrui différente de la sienne propre. Un certain nombre de travaux dans le champ cognitif ont mis en évidence que l'absence de ces comportements, de ces indicateurs d'intersubjectivité, est annonciatrice d'un développement autistique. En effet, un bébé qui, à 18 mois, n'a jamais eu de comportement d'attention conjointe, qui n'a jamais eu de geste de pointage protodéclaratif, qui n'a jamais montré de regard référentiel et qui, en plus, n'a jamais eu de jeu de faire semblant, est un bébé qui deviendra autiste avec une très grande probabilité (voir Baron-Cohen et al. , 1992, 1996). L'absence de ces signes témoigne d'une faillite de l'intersubjectivité, caractéristique de l'autisme. À partir de 18 mois apparaît ce que les psychologues du développement appellent la « conscience réflexive » (Emde, 1999 ), que l'on peut considérer comme l'aboutissement d'expériences répétées de partage intersubjectif et de partage affectif. L'enfant devient par exemple capable non seulement d'entrer en contact avec un sentiment de désarroi éprouvé par un autre, mais aussi de s'impliquer dans cette situation par des actes adressés à l'autre : l'enfant à partir de 18 mois peut s'occuper d'un autre enfant en détresse, le consoler, l'aider. Le développement des interactions qui soutiennent le partage ou le contrôle intersubjectif et qui déploient l'intersubjectivité suppose bien sûr tout un travail de l'objet, de l'autre, du partenaire du bébé. Il suppose notamment la réalisation suffisante de comportements que Stern a décrit par les termes d'accordage affectif. D'autres avaient bien avant lui parlé de « synchronie interactionnelle » (Brazelton et al. , 1974 ; Condon et Sander, 1974 ; Bower, 1977 ). Ce développement suppose aussi toute une activité d'ajustement de la part de l'objet, de régulation mutuelle, de « régulation émotionnelle mutuelle » (Stern, 1985 ; Tronick et Weinberg, 1997 ; Gergely, 1998 ; etc.). Il suppose tout un travail de l'objet dans sa fonction contenante, telle que je l'ai décrite plus haut. 11.2 Émergence de la pensée À partir de ces expériences intersubjectives naîtront et se développeront la subjectivité ainsi que les pensées et l'activité de pensée du bébé. Le terme « pensée » est évidemment complexe et recouvre un ensemble d'éléments différents qu'il faudrait distinguer. Bion avait tenté une telle distinction en classant, dans sa « grille » (1963 , 1997 ), les pensées selon leur position dans l'histoire de leur développement génétique : élé ment bêta, élément alpha, pensée du rêve, préconception, conception, concept, etc. Pour ce qui concerne les pensées primitives, émergentes, les « protopensées », plusieurs images, figures, métaphores ont été proposées pour essayer d'en rendre compte : « idéogrammes » (Bion, 1957 ), « noyaux agglutinés » (Bleger, 1967 ), « pictogrammes » (Aulagnier, 1975 ), « protoreprésentations » (Pinol-Douriez, 1984 ), « agglomérats » (Marcelli, 1985 ), « audiogrammes » (Maiello, 2000 ), etc. Toutes ces notions supposent une liaison entre différents éléments : sensoriels, perceptifs, affectifs, etc. L'activité de pensée est une activité de « liaison » – l'attaque à la pensée, qui caractérise la psychose, consistera en revanche en une activité de « déliaison » (Bion, 1959 ). Daniel Stern (1993) donne, à nouveau, une figuration tout à fait intéressante de ces liaisons primitives et de l'émergence des processus de pensée, à travers sa conception des « enveloppes prénarratives », constituant non seulement les premières pensées, mais aussi les premières expériences subjectives, les prototypes d'expériences subjectives. En effet, Stern désigne par ce terme d'enveloppe prénarrative une première forme de représentation d'une unité d'expérience subjective ; il s'agit d'une construction qui émerge de l'expérience subjective du bébé et qui est constituée d'une constellation d'éléments invariants concernant différentes modalités de l'expérience. Par exemple, une enveloppe prénarrative sera constituée à partir de l'expérience subjective de la faim et de son apaisement. L'unité d'expérience rassemblera la sensation de faim, qui se modifie depuis le moment où apparaît la mère jusqu'au moment où le mamelon ou le biberon est en bouche (la sensation baisse puis s'intensifie) ; l'affect qui va suivre le mouvement de la sensation ; la perception visuelle de la mère, que le nourrisson va regarder intensément ; le contact tactile au moment du début du nourrissage ; les mouvements corporels désordonnés jusqu'à ce que commence le nourrissage. Une deuxième unité d'expérience, deuxième enveloppe prénarrative, sera constituée par le nourrissage jusqu'à l'apaisement de la faim, regroupant d'autres caractéristiques des mêmes modalités d'expériences. Bref, tout cela rejoint parfaitement les conceptions et descriptions de Bion (1962a) concernant l'émergence des pensées. Mais ce qui est intéressant, c'est que Stern montre que cette unité d'éléments invariants est une abstraction , une véritable construction à partir des variations des invariants. Chacun de ces invariants est déjà une construction, une abstraction, à l'image par exemple de la manière dont le bébé reconnaît un visage : chaque fois, en effet, que le bébé voit le visage maternel, celui-ci est différent, tout au long de la journée ; mais le bébé va extraire de ces perceptions différentes les invariants demeurant constants et qui constitueront le visage maternel. Bion avait déjà développé ce modèle selon lequel la conjonction constante d'éléments tirés et abstraits d'expériences émotionnelles répétées conduit à l'apparition du concept. Le bébé va non seulement extraire, mais aussi construire ces invariants. Stern relate l'expérience suivante, tirée de la psychologie expérimentale (Strauss, 1979 ) : on montre à un enfant de 10 mois sept dessins différents d'un visage à intervalles de 20 secondes ; dans chaque dessin successif, un trait du visage a été modifié (nez plus long, oreilles plus basses, etc.) ; on demande ensuite à l'enfant de choisir parmi une série de dessins celui qui représente le mieux la série des sept dessins vus précédemment. L'expérience montre que l'enfant choisit un dessin qui correspond à la moyenne mathématique des différents emplacements des traits du visage qu'il a vus dans la série originale de sept dessins (le dessin choisi ne faisant pas partie de cette série). Il se passe la même chose pour l'expérience subjective : l'enveloppe prénarrative (de faim, par exemple) contient des invariants reconstruits. Toutes les formes d'expériences subjectives organisées, qui contiennent en particulier une tension, une trajectoire dramatique proche du scénario (Stern fait de l'enveloppe prénarrative une préfiguration du fantasme), sont représentées en unités d'expériences, dites enveloppes prénarratives, et ce dès les premiers mois de vie, par répétition de ces expériences (rappelons qu'à l'âge d'un mois, un nourrisson a connu plus de 180 expériences d'allaitement presque identiques, et plusieurs centaines d'expériences d'alternance d'états émotionnels et d'interactions différentes). À partir de ces expériences répétées et de leurs variations successives, il va construire ses prototypes, par exemple ce que Stern appelle les représentations d'interactions généralisées (RIG), qui sont des sortes de moyennes des interactions, c'est-à-dire des créations à partir d'expériences réellement vécues, mais qui elles-mêmes n'ont jamais été vécues. Elles sont donc des abstractions. Le bébé est très tôt capable d'opérations d'abstraction, à partir de sa sensorialité. On connaît par exemple l'expérience de Meltzoff (Meltzoff et Moore, 1979 ), qui consiste à faire sucer à un bébé de 3 semaines, sans qu'il la voie, une sucette ou une tétine de forme particulière (arrondie ou effilée, fine ou large, etc.), et à lui présenter différents dessins de tétines ou différentes formes dont celle de la tétine qu'il a en bouche : le bébé s'oriente de façon préférentielle vers le dessin de cette tétine, ou vers une forme similaire. C'est-à-dire que le bébé est capable de transférer dans le canal visuel, de reconnaître visuellement, des informations d'abord reçues par le canal tactile, des formes d'abord explorées par la bouche. Cette capacité très précoce de transférer des informations reçues par un canal sensoriel dans un autre canal sensoriel et de les y traiter avec efficacité correspond à ce qu'on appelle la « perception amodale », ou l'« amodalité perceptive ». Le bébé possède ainsi une capacité très précoce d'abstraction, qui consiste à extraire à partir de ses perceptions une structure fixe, généralisable, transférable d'un sens à un autre. Il s'agit bien là d'une représentation construite. L'actualisation de ces compétences du bébé, le développement de son activité de pensée supposent, encore une fois, un travail psychique de l'objet dans l'espace intersubjectif, lieu d'émergence des pensées et de la subjectivité. 12 Fonctions parentales (maternelle et paternelle) A. Ciccone Nous avons largement décrit les qualités de l'objet, les fonctions parentales nécessaires au travail psychique qui permettra au bébé de déployer ses propres processus de subjectivation. J'ai moi-même envisagé quelques qualités indispensables à la fonction parentale pour étayer le développement psychique de l'enfant, notamment lors de l'exploration des différents aspects de la fonction contenante de l'objet : attention, investissement, préoccupation primaire, réceptivité, rêverie interprétatrice et transformatrice, fonction alpha, accordage et ajustement rythmique, sollicitation, etc. Ces qualités restent essentielles tout au long de la croissance et de la construction de la vie psychique de l'enfant, du bébé à l'adolescent. J'ai souligné la nécessité d'une articulation des fonctions maternelle et paternelle. J'apporterai maintenant quelques précisions quant à la distinction de ces fonctions. Si la modélisation de la fonction maternelle fait en général peu problème, la théorisation de la fonction paternelle peut prêter à débat (voir Ciccone, 2003b , 2011 ). René Roussillon a introduit la question du père dans les expériences premières, et je voudrais poursuivre et compléter cette réflexion. 12.1 Places du père et de la mère La psychanalyse a souvent mis au premier plan l'aspect mythique de la fonction paternelle, et privilégié dans la représentation de la fonction paternelle la fonction symbolique de castration. Elle a souvent présenté le père comme d'une importance secondaire, après la mère, et servant surtout à introduire un écart entre le bébé et la mère, à interdire l'inceste, à énoncer la loi, etc. Un certain nombre de psychanalystes, cependant, même s'ils reconnaissent bien sûr une primauté de la relation à la mère, constatent que le père est présent très tôt dans la vie et dans l'esprit de l'enfant. Melanie Klein (1945) signalait il y a longtemps la manière dont le bébé cherche le père dans la mère en tant qu'objet partiel (mais qui pour le bébé représente un tout). D'autres psychanalystes, notamment ceux qui ont réalisé des observations de bébés, reconnaissent au père sa pleine valeur en tant qu'objet concret d'investissement, de relation, et non seulement en tant qu'il serait porteur d'une fonction symbolique et d'une dimension mythique. Le lien intersubjectif tissé entre le bébé et le père est précoce et différencié du lien à la mère. Si Freud (1923b) considérait qu'avant d'avoir acquis une connaissance certaine de la différence des sexes, l'enfant se comporte de la même manière envers le père et la mère, les observations de bébés ont depuis longtemps démenti une telle idée. Le père est présent et perçu d'emblée par le bébé comme un objet de relation. L'importance précoce du père a été largement mise en évidence par la psychologie du développement, les théories systémiques, les recherches sur l'attachement. Les travaux sur la cognition révèlent que le bébé reconnaît la voix paternelle dès 15 jours (Busnel et al. , 1989 ) – et la voix maternelle dès la naissance, voire in utero (Busnel, 1997 ). L'observation des interactions, dans le champ systémique, montre que le bébé apprend très tôt à gérer les interactions triangulaires ; il a un accès direct, d'emblée, au triangle interactionnel, il se développe dès sa naissance dans une triade familiale (Fivaz- Depeursinge, 2000 ; Fivaz-Depeursinge et al. , 1994 , 1998 ; Fivaz-Depeursinge et Corboz- Warnery, 1999 ; Frascarolo, 2001 ). Les interactions triadiques peuvent être décrites en détail dès 2 mois (notamment les échanges interactifs précurseurs de l'attention conjointe). L'attention est coordonnée, les affects sont partagés avec les deux parents dès les premiers mois, mais peuvent l'être aussi avec deux expérimentateurs non familiers. Le bébé développe ainsi une compréhension rudimentaire mais précoce de ce qui se passe entre lui et deux autres sujets – même si, bien évidemment, rien dans l'observation des comportements, des interactions, ne permet d'affirmer que, subjectivement, l'autre, ou le deuxième autre, est un « autre » pour le bébé. Ainsi, si dans la théorie psychanalytique le père, en tant qu'objet concret de relation, est quelque peu exclu, mis en position de tiers qui aura pour fonction, entre autres, de conflictualiser le système dyadique mère-bébé, ici, il n'y a pas d'antériorité de la dyade : la triade est une donnée existante d'emblée au même titre que la dyade. Bien entendu, les modalités de cet « être trois ensemble » peuvent être diverses : la mère et le bébé plus le père, ou inversement ; la mère et le père plus le bébé ; la mère, le père et le bébé. Par ailleurs, la description comportementale de la triadification, qui souligne la complexité des expériences relationnelles du bébé, reste cependant stérile si elle ne soutient pas une réflexion sur les conditions de passage de la triadification à la triangulation, qui suppose tout un travail de métaphorisation, comme l'indique Serge Lebovici (2001). Enfin, si nombre de praticiens et de théoriciens semblent encore considérer le père, avant les 18 mois du bébé, de façon guère plus importante que n'importe quelle personne ou expérience faisant « tiers », les psychologues du développement ont largement mis en évidence la manière dont l'enfant perçoit, intègre dès les premiers mois les différences de stimulation entre la mère et le père et s'y ajuste de façon active, en particulier lors des échanges ludiques (Le Camus , 1995 , 2000, 2001 , ; Le Camus et al. , 1997 ). Dès la 2e année, le développement du langage, par exemple, intègre les différences de communication que vit le bébé avec la mère et avec le père. Les travaux sur l'attachement, par ailleurs, montrent qu'à 18 mois le bébé a développé des modalités d'attachement qui peuvent être différentes avec l'un et l'autre des parents – attachement sécure avec l'un et insécure avec l'autre, par exemple (Main et al. , 1985 ; Fonagy et al. , 1991 ; Steele et al. , 1996 ). Si le bébé est d'emblée confronté à la différence de ses partenaires, et s'il est capable de différencier finement ses partenaires, on peut dire qu'il est confronté à l'écart, à l'espace de lui à l'autre et à l'espace entre plusieurs autres ; il est confronté à l'altérité, et à l'altérité à l'intérieur de l'autre ; bref, il est confronté à la « tiercéité » – pour reprendre un terme actuel – au sens que donnait le logicien et philosophe Charles Pierce (1904) à ce terme, pour décrire la structure trivalente de la pensée logique : la tiercéité en tant que « mode d'être de ce qui est tel qu'il est, en mettant en relation réciproque un second et un troisième » (p. 22). C'est l'un des aspects non pas du père mais de la fonction paternelle que de créer cet écart, ainsi que de le gérer, de le supporter, de le contenir. Envisageons quelques figures de cette fonction paternelle. Il convient bien entendu de différencier le père et la fonction paternelle, en tant que fonction psychique. La fonction paternelle ne revient pas seulement au père. Elle est par ailleurs articulée à la fonction maternelle, et ce à l'intérieur de chacun des parents. 12.2 Fonction paternelle 12.2.1 Fonction paternelle d'appui Un des premiers aspects de la fonction paternelle est de servir de support à la fonction maternelle. Le père soutient, étaye la mère dans son investissement du bébé, dans son dévouement, dans sa « préoccupation maternelle primaire », au sens que donne Winnicott à ce terme. Il supporte et contient la relation mère-bébé, en particulier les angoisses, les peurs, les turbulences émotionnelles que génère et que suppose une telle relation. Le père est ici la figure de sainte Anne dans le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge , l'Enfant Jésus et sainte Anne (vers 1510), où l'on voit sainte Anne porter la mère assise sur ses genoux et envelopper de son regard, de son attention l'échange intense entre la mère et l'enfant, qui partagent un regard mutuel (en même temps que l'enfant est occupé à un jeu). Le père a une fonction de soutien, d'étayage, mais aussi de confirmation narcissique de la mère. Il veille au narcissisme maternel fragilisé, rendu particulièrement sensible par l'expérience bouleversante de la maternalité. Cela dit, l'expérience de la paternalité est elle aussi bouleversante, désorganisatrice et à l'origine d'une nécessaire néo-organisation psychique. La parentalité, pour la mère comme pour le père, est l'effet d'une crise mutative. 12.2.2 Fonction pont du père La fonction paternelle ne se résume pas à séparer, interdire, castrer, ainsi qu'elle est souvent présentée. Bien avant de séparer, le père réunit la mère et le bébé, il assure les conditions de la rencontre, du lien. Salomon Resnik (1994) décrit la fonction pont du père : un pont sépare et réunit en même temps. La fêlure de la situation symétrique originaire provoque une séparation, une « triade », mais produit aussi un « abîme » dans lequel le sujet ou le futur sujet peut chuter (1994, p. 114). Le pont paternel permet de rejoindre la rive au-delà de la fissure, de rejoindre l'objet, de passer de la fusion à l'identité sans tomber dans le gouffre de la séparation. La fonction paternelle est une fonction qui réunit – qui sépare et réunit en même temps. Salomon Resnik emploie l'expression de « triangle linéaire » pour décrire cette figuration première, primitive de la tiercéité, antérieure au triangle œdipien ou pré-œdipien. La fonction paternelle permet le lien nourricier, elle est gardienne de l'espace où la mère nourrit le bébé. On peut trouver une telle image, par exemple, dans la description de la fonction du surmoi par Cléopâtre Athanassiou (1995). Celle-ci donne un exemple éthologique illustrant la délégation ou la spécialisation d'une partie du moi pour que l'autre puisse se livrer sans danger aux activités d'autoconservation : lorsqu'un pigeon picore seul, il passe une grande partie de son temps à surveiller les environnements ; en revanche, lorsque les pigeons picorent en groupe, quelques individus assurent la fonction de sentinelle, de gardien, pour permettre aux autres de se nourrir tranquillement. On peut dire que cette fonction surmoïque, par délégation ou par spécialisation d'une partie du moi, représente un aspect de la fonction paternelle : celle-ci a pour visée de veiller afin que les fonctions maternelles se déploient en sécurité. Permettre à la mère et au bébé de se rejoindre, de communiquer, garder cet espace de rencontre, de lien, le protéger des attaques internes et externes est un aspect essentiel de la fonction paternelle. 12.3 Fonctions parentales et couple Le bébé est confronté d'emblée à la triade, ainsi que je le disais plus haut. La mère et le père, en tant qu'êtres différents, sexués, sont à l'origine d'expériences singulières pour le bébé, qui va rapidement apprendre à les discerner, à les identifier. On peut également dire que le bébé est confronté non seulement à la rencontre de deux parents, mais aussi à la rencontre d'un objet en soi : le couple. La fonction paternelle tout comme la fonction maternelle vont ainsi intégrer la dimension du couple et vont travailler, chacune à leur manière, à articuler la différence, qui ouvre à la symbolisation. Le couple va organiser chez le bébé le rapport à l'altérité, la différenciation des sexes et des générations, selon des modalités tributaires de sa propre organisation, plus ou moins harmonieuse. Père et mère apportent des choses différentes, et apportent chacun l'articulation de l'un avec l'autre. C'est une telle articulation que supporte la tiercéité. Par ailleurs, un couple harmonieux, créatif, satisfaisant a des effets de confirmation narcissique pour chacun des partenaires. Mère et père trouvent dans un tel couple un appui au développement critique de la maternalité comme de la paternalité. Le couple soutient alors les fonctions maternelles et paternelles de chacun de ses membres. Le couple est ainsi le lieu d'une double articulation : il articule les fonctions maternelles et paternelles entre elles, et il articule l'érotique au parental. On peut évoquer la manière dont Michel Fain (1971) parlait de la « censure de l'amante » pour rendre compte de cette articulation du sein nourricier accessible au bébé et du sein érotique réservé à un ailleurs. On pourrait aussi parler d'une « censure de l'amant », la fonction paternelle effaçant l'érotique du père tourné vers un ailleurs et auquel elle s'articule. C'est l'articulation de la différence, bien plus que l'imposition ou la prescription du manque, qui ouvre la voie de la symbolisation et la supporte. 12.4 Fonctions parentales et bisexualité psychique Si le couple articule les fonctions paternelles et maternelles, celles-ci s'articulent au sein même de la bisexualité psychique, qu'elles organisent et qui les organise dans le même temps. Les fonctions maternelles et paternelles se retrouvent à l'intérieur de chaque sujet, de chaque parent, dans le jeu de la bisexualité psychique. Quelques notions rendent compte de cet aspect à la fois archaïque et toujours présent des fonctions parentales. Salomon Resnik (1986 , 1994 , 1999) , par exemple, décrit les « parents combinés bons », objet interne qui articule les fonctions maternelles, figurées par l'horizontalité, la réceptivité, la contenance, et les fonctions paternelles, figurées par la verticalité, la fermeté. Si la notion de parents combinés désignait chez Melanie Klein (1932 , 1950 , 1952b , 1957 , 1961) une figure persécutrice représentant les parents unis dans une relation sexuelle confusionnante et dévastatrice, la notion de parents combinés bons rend compte de l'alliance harmonieuse des fonctions maternelles, qui contiennent l'expérience, et des fonctions paternelles, qui la structurent, la coordonnent, l'organisent. Didier Houzel (1987 , 1994) décrit aussi un tel modèle, lorsqu'il envisage la nature de l'enveloppe psychique, laquelle doit allier des aspects maternels et paternels : tout se passe comme si les qualités de solidité et de résistance de l'enveloppe se situaient au pôle paternel, et les aspects de réceptivité et de contenance au pôle maternel. L'enveloppe psychique, pour remplir ses fonctions, doit ainsi articuler étanchéité et perméabilité, consistance et élasticité. Si l'articulation et l'intégration de la bisexualité psychique participent à la constitution de l'enveloppe psychique, ou de la fonction enveloppe (Ciccone, 2001 , 2012b ), on peut dire aussi que de tels processus œuvrent à l'intériorisation d'un objet support, d'un objet qui donne un appui et une sécurité au sentiment d'identité, au sentiment d'être. Il en est ainsi, par exemple, de l'objet support que décrit James Grotstein (1981) et qu'il nomme « objet ou présence d'arrière-plan d'identification primaire ». Joseph Sandler (1960) avait avant lui parlé d'« arrière-plan de sécurité ». Un tel objet interne support correspond à l'intériorisation du holding maternel : les bras qui soutiennent le dos du bébé lui donnent un appui ferme et permettent au regard, au visage, au-devant du corps de communiquer, d'être en contact avec l'objet. La fermeté des bras porteurs représenterait ainsi un aspect paternel. Une manœuvre autoérotique de certains bébés peut illustrer cette articulation des pôles de la bisexualité psychique. Observation 2 Certains enfants sucent leur pouce de cette manière particulière qui consiste à appuyer fortement le pouce contre le palais et l'arrière de l'arcade dentaire, à appuyer l'index contre l'arête du nez, et à caresser la lèvre supérieure avec le majeur. Cette pince ainsi formée sur l'arcade dentaire et l'arête du nez, projections du dos et de la colonne vertébrale ferme, représente un aspect de la fonction paternelle. La lèvre caressée représente le mou et le sensible de la communication, du lien, aspect de la fonction maternelle. Le lien, le contact maternel sensible et communicant doit être encadré par du ferme, articulé à du paternel pour que l'expérience soit coordonnée, sécurisante, identifiable et assimilable par le moi. References Alvarez A. Une Présence bien vivante. trad. fr Larmor-Plage: Éditions du Hublot; 1992 1997. Anzieu D. Le Moi-peau. Paris: Dunod; 1985. Anzieu D., Houzel D., et al. Les Enveloppes psychiques. Paris: Dunod; 1987. Athanassiou C. La Constitution et l’évolution des premières identifications. Revue Française de Psychanalysetome XLVI. 1982;n° 6:1187–1209. Athanassiou C. Le Surmoi. Paris: PUF; 1995. Aulagnier P. La Violence de l’interprétation. Paris: PUF; 1975. Baron-Cohen S., Allen J., Gillberg L. L’Autisme peut-il être détecté à l’âge de 18 mois ? 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Voir la description topographique des différentes dimensions de l'espace mental par Meltzer et al. (1975). 4. Les relations fortement investies comme la relation amoureuse, le transfert dans les situations thérapeutiques, ou encore l'hypnose laissent plus clairement que les autres « affleurer » ce fond. 5. Il va de soi que la découverte des neurones-miroirs apporte des confirmations biologiques à cette hypothèse (voir aussi Decety, 2004 ). 6. Pour être encore plus précis, des recherches récentes viennent de mettre en évidence que, plus encore qu'aux rythmes, c'est aux variations de rythme que les bébés sont les plus experts. On a pu comparer ainsi et mettre en parallèle les « improvisations » rythmiques des duettistes de jazz, et celles que l'on peut observer dans la chorégraphie de la rencontre première entre mère et bébé. Pour pouvoir « improviser », il faut avoir saisi la règle rythmique implicite ; l'improvisation suppose un art dans lequel respect de la « règle du jeu » et liberté se combinent et s'harmonisent. CHAPIT RE 6 La sortie hors du narcissisme primaire : le « détruit-trouvé » PLAN DU CHAPITRE 1. Du narcissisme primaire au narcissisme secondaire 2. « Survivance » de l'objet 2.1. Progressif écart de la mère et rage du bébé 2.2. Les trois types de réponse maternelle à la rage du bébé 2.2.1. Retrait et représailles 2.2.2. La « mère retrouvée » 2.3. Découverte de l'altérité de l'objet 2.4. Échec de l'expérience du détruit-trouvé 3. Scission dans le monde : narcissisme secondaire et réorganisation de la psyché 3.1. Représentation de l'idéal perdu 3.2. Transfert de la représentation de l'idéal sur le sein maternel 3.3. Dépendance par rapport à l'objet et conflit d'ambivalence 3.4. Conflit des voies de recherche de satisfaction 3.5. Conflit au sein de l'autoérotisme 1 Du narcissisme primaire au narcissisme secondaire Le narcissisme primaire représente une première forme de la s ubjectivité, une forme paradoxale dans la mesure où le sujet n'est qu'émergent, il n'est là que comme sujet potentiel, en advenir, et pour autant qu'il se « rassemble » et qu'il soit investi, reconnu et accrédité par l'autre « double » de soi, l'autre « régulateur de soi », comme D. Stern l'appelle. Le sujet véritable ne pourra vraiment être reconnu comme tel, et se reconnaître comme tel, que s'il atteint une différenciation plus marquée, que s'il peut s'autonomiser et autonomiser sa fonction de sujet. Cela ne peut se produire que si la subjectivité quitte petit à petit la position narcissique première et l' illusion qui la caractérise d'abord, c'est- à-dire que si elle peut accepter de discriminer progressivement la part de l'autre et la part de soi, que si elle peut conquérir le droit à la différenciation : c'est l'enjeu du narcissisme secondaire. Mais le chemin est encore long, peut-être même asymptotique, avant que cette conquête ne soit pleine et entière, il va devoir s'effectuer étape par étape, fragment par fragment, « détails par détails » comme l'écrit Freud à propos du processus de deuil. Chaque étape sera marquée à la fois par l'ampleur du « pas » que la psyché va devoir effectuer en dehors de la « position » narcissique première, et en même temps par les transformations et transpositions qu'elle va devoir mettre en place pour accepter et assumer la lente désillusion que ce processus implique. Ce sont ces différents « pas » qu'il nous faut retracer maintenant, et dont il nous faut mesurer quelles transformations ils introduisent. Le premier de ceux-ci, celui qui fera l'objet de ce chapitre, est aussi le plus décisif : il introduit la première mutation significative au sein de la position narcissique primaire. C'est elle qui va commencer à déconstruire l'illusion narcissique première et à rendre possible une première conception de l'objet, et donc du moi en rapport avec l'objet. Elle va donc introduire l'enfant à la position narcissique « secondaire ». Si l'objet, l'autre-sujet, est, comme nous l'avons dit, d'emblée perçu comme autre, cela ne signifie pas qu'il soit conçu comme tel, qu'il soit « vécu » et « représenté », appréhendé comme tel, c'est-à-dire comme autre-sujet. Les différences dans l'organisation de la subjectivité se traduisent par des différences dans le mode d'appréhension subjectif. Un objet perçu n'est pas un objet conçu. La perception de l'objet suppose un certain type d'expérience subjective, celui de la discrimination et de l'organisation de la perception. La conception suppose en plus un autre type d'expérience, « conceptuelle », c'est-à-dire d'un niveau d'abstraction supplémentaire, et la rencontre avec des expériences qui permettent de rencontrer l'autre comme un autre- sujet, et pas seulement comme un objet. Nous devons une fois de plus à Winnicott , grand explorateur des expériences et formes de la subjectivité, d'avoir précisé l'une des expériences subjectives essentielles pour que s'amorce la conception de l'altérité de l'objet. Je proposerai le terme d'expérience de la « survivance de l'objet », ou expérience du « détruit-trouvé », pour utiliser une formulation parallèle à celle du trouver-créer, dont nous avons vu qu'elle était fondamentale dans l'instauration du lien. Il est nécessaire cependant, avant de décrire cette notion, de rappeler que si, de notre point de vue, ce sont les expériences subjectives qui sont déterminantes, celles-ci ne peuvent jouer que sur le fond d'autres modifications qui les rendent significatives ou les préparent. Comme nous l'avons déjà souligné, l'évolution est multifactorielle, elle s'effectue sous l'action de facteurs de différents niveaux et de différents types qui produisent un amalgame, une confluence, une coincidence, qui est spécifique. Ainsi, pour ce qui concerne les facteurs qui contribuent à ce qu'un pas soit fait en dehors de la position subjective « narcissique primaire », il faut évoquer, à la suite de Freud , la maturation neurologique qui augmente les capacités de discrimination perceptive, et la maturation de la motricité, qui augmente les capacités de différenciation fondée sur l'action. Freud (1915c) fait en effet de la perception et de la motricité les premiers grands vecteurs de « l'épreuve de réalité » et donc de la discrimination moi/non-moi. Les capacités cognitives se développent donc, elles aussi, dans les mêmes proportions. Elles contribuent sans doute à rendre potentiellement significatives les expériences subjectives que la métapsychologie reconnaît comme déterminantes. Elles constituent un fond sur lequel les expériences relationnelles vont pouvoir advenir. La psychanalyse a commencé par attribuer à la frustration des désirs par l'objet, en particulier ceux qui concernent l'omnipotence infantile, cette « illusion de toute- puissance » qui fait que le bébé se croit le créateur de sa propre satisfaction, un rôle tout à fait essentiel dans la découverte de l'altérité de l'objet autre-sujet extérieur. Il est probable que la rencontre avec la limite contribue à la conception de l'altérité de l'objet, mais nous avons vu dans le chapitre précédent que, dans les âges précoces, la frustration produit vraisemblablement plutôt une « illusion négative », un sentiment d'échec et de culpabilité, qu'un processus de désillusionnement. La théorie suivant laquelle l'altérité et la différence sont découvertes et commencent à être concevables à partir des expériences de frustration des désirs apparaît donc, à l'heure actuelle, plutôt comme une expérience plus tardive, comme un temps second de l'épreuve de réalité, que comme l'expérience subjective première qui fonde celle-ci ; elle suppose un préalable. En effet, l'hypothèse de Freud suppose que l'enfant puisse s'éloigner par lui-même des sources d'excitations, pour pouvoir sentir ainsi qu'elles sont externes. Elle suppose le libre exercice de la motricité qui n'est pas encore à la disposition du bébé des premiers âges. L'hypothèse complémentaire de Winnicott, que nous avons commencé à évoquer, me semble plus adaptée aux premiers temps des processus de différenciation. Pour bien comprendre la pertinence de sa pensée, il faut en situer la logique dans le contexte du début des poussées dentaires, mais aussi dans le processus de « désadaptation » progressive de la mère, qui caractérise la sortie hors de l'état de préoccupation maternelle primaire. Le sevrage est classiquement référé à l'époque de la poussée dentaire, à la menace que la dentition fait peser sur le sein et l'allaitement, mais il est aussi directement en lien avec les modifications qui s'établissent progressivement chez la mère. Au fur et à mesure que le bébé commence à grandir et se développer, et parallèlement à ce processus, la mère commence, elle aussi, à réinvestir un certain nombre de ses désirs de femme mis sous le boisseau pendant les premiers temps du maternage. M. Fain a formulé l'essentiel du changement qui se produit en elle dans une formule souvent citée : « La mère redevient amante ». Mais bien sûr, on peut souligner que les attentes sociales évoluent aussi, et que, là encore, plusieurs facteurs convergent. 2 « Survivance » de l'objet 2.1 Progressif écart de la mère et rage du bébé L'important, selon Winnicott, est l'impact de la modification de l'attitude subjective de la mère sur les soins qu'elle prodigue à son enfant ; en particulier, ceux-ci, progressivement, sont moins parfaitement ajustés à l'enfant. Cela signifie que, petit à petit, la mère fait plus attendre le bébé, qu'elle est moins immédiatem

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