Histoire de la Pensée politique de l'Antiquité - PDF
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UCLouvain Saint-Louis Bruxelles
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Ce document présente un aperçu de la pensée politique dans l'Antiquité, en se concentrant sur la philosophie grecque et la démocratie. Il explore les origines des doctrines politiques contemporaines à travers les Grecs anciens, leurs conceptions de la citoyenneté, de la démocratie, et les critiques des philosophes grecs comme Socrate, Platon et Aristote. Le document se focalise également sur l'héritage grec dans la pensée politique moderne et contemporaine.
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1ère partie: Aux origines des doctrines politiques contemporaines 1. La pensée politique dans l’Antiquité: les Grecs 1. La pensée politique dans l’Antiquité: les Grecs Plan Introduction 1.1. Naissance des cités, essor de la « raison » et de la philosophie 1.2. La démocratie 1.2.1. Le rôle du d...
1ère partie: Aux origines des doctrines politiques contemporaines 1. La pensée politique dans l’Antiquité: les Grecs 1. La pensée politique dans l’Antiquité: les Grecs Plan Introduction 1.1. Naissance des cités, essor de la « raison » et de la philosophie 1.2. La démocratie 1.2.1. Le rôle du droit et de la loi 1.2.2. La citoyenneté, l’égalité et la liberté 1.2.3. L’expérience démocratique: inachevée et contestée 1.3. Les philosophes grecs, critiques de la démocratie en très bref! 1. Socrate, 2. Platon et 3. Aristote Conclusion: La postérité des Grecs: H. Arendt, la critique de la modernité, la critique « communautarienne » du libéralisme Réf. principale: O. NAY, Histoire des idées politiques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 8-67. 2 L’influence persistante des Grecs… « Les Grecs ont été les premiers à comprendre l’ampleur de l’esprit humain et les immenses potentialités qui sont les siennes. Ils se sont donc engagés avec passion dans une étonnante aventure politique et spirituelle au cours de laquelle ils ont inventé la démocratie, délivré l’humanité de l’emprise des Dieux et porté à un degré de quasi-perfection l’Art et la Littérature. (…) Le siècle de Périclès – puisque c’est ainsi qu’on le nomme – a été un des plus audacieux et des plus lourds de conséquences de l’histoire humaine. Nous, les Européens, vivons encore sur ses acquis ». Bernard Nuss, Éloge des Grecs, Ed. P.-G. de Roux, Paris, 2016, p. 13 « Il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique » Aristote (384-322) av. J.-C., Les Politiques, livre I « Une polis qui appartient à un seul homme n’est pas une polis » Hannah Arendt (1906-1975), « Qu’est-ce que l’autorité? », in La crise de la culture (1961), trad. 3 Introduction « Antiquité »: des 1ères cités (VIIIe s. av. J-C) à la fin de l’Empire romain d’Occident (476) On doit aux Grecs: 1) la « naissance » de la « raison »: l’homme est capable de penser par lui-même; 2) les premières quêtes du « bon gouvernement », les premières expériences de « démocratie » 3) certaines notions : la cité/polis, l’égalité, la citoyenneté, le droit, la démocratie, etc. Mais le modèle grec reste marqué par l’emprise de la communauté: ne connaît pas l’individualisme (moderne) ni l’égalité abstraite…. Les Romains vont institutionnaliser l’héritage grec et lui donner une portée universelle (on peut devenir citoyen par le droit, en lien avec l’extension de l’Empire). N.B. La pensée politique contemporaine n’hérite pas seulement des Anciens et/ou des Modernes, mais de la confrontation de l’Ancien et du Moderne (voir chapitre 2) 5 1.1. Naissance des « cités », essor de la « raison »… 1) Jusqu’au VIIIe s. av. J.-C., « Moyen Âge grec », civilisation « mycénienne », « minoenne » ou « palatiale » (Crète e.a.) imprégnée de représentations religieuses et mythiques, le souverain (anax) concentre toutes les formes de pouvoir (économique, spirituel, militaire…), le politique n’a pas d’autonomie. Période d’invasions: le souverain perd son pouvoir, la structure palatiale s’effondre, l’organisation fondée sur la religion et la richesse est remise en question. 2) Du VIIIe au VIe s., la période « archaïque »: développement des cités et de l’idéal communautaire, différenciation des fonctions sociales; le modèle reste aristocratique (pouvoir des grandes familles) mais « la raison prend le pas sur le mythe » (O. Nay). Caractéristiques nouvelles de la vie politique: - l’importance de l’art oratoire et de l’argumentation dans l’art de gouverner; - la publicité: les affaires publiques sont traitées sur la place publique; - la société devient l’objet d’une réflexion commune, ouverte à la critique; - le mythe quitte la politique et est confiné dans la sphère du sacré. 6 1.1. … et de la philosophie (suite) - Dans ce contexte, se développe une forme de pensée dégagée des références sacrées: fondée sur l’observation, la discussion, la critique et non plus sur la reproduction de récits anciens. - D’abord, les physiciens de l’école de Milet mettent la connaissance du monde physique en question; puis se développent des méthodes plus « scientifiques ». - L’usage du nombre, qui permet de mesurer, classer, comparer, et la géométrie, joueront un rôle important dans les réformes politiques, e.a. pour « répartir » les magistratures « équitablement » entre nobles, paysans, artisans, etc. - La « raison » devient l’instrument pour penser la société, ce qui rend possible l’idée que tous les citoyens, parce qu’ils sont doués de raison, puissent s’exprimer sur les questions communes: « L’ordre politique et la pensée s’ouvrent en même temps. » (O. Nay). 7 1.1. Essor de la « raison », développement de la philosophie: Remarques 1) (Tous) Les philosophes ne seront pas d’accord avec ce principe égalitaire; l’élitisme suppose que tous les hommes (sans parler des femmes…) n’ont pas les mêmes capacités. 2) L’importance des mythes et croyances perdure, y compris chez les philosophes; la raison antique ne fait pas disparaître la religion ni d’autres formes d’intelligence, par ex. liées aux sentiments, e.a. chez Aristote. 3) La raison des Grecs est « politique »; elle concerne la polis, la cité (pas le cosmos: l’univers). la raison des Grecs n’est donc pas universelle comme celle des Lumières, ni abstraite, ni instrumentale; elle ne prétend pas expliquer le monde ni le changer; elle promeut la recherche du bien commun à travers le débat contradictoire. 4) C’est une raison pratique, dialogique, qui conditionne la démocratie: rend possible la démocratisation, mais pas « nécessaire »: donc, qu’est-ce qui la fait concrètement advenir (du point de vue de l’histoire sociale)? 8 1.2. L’expérience démocratique (VIe-Ve s. av. J.-C.) Jusqu’au VIe av. J.-C., les cités grecques sont dominées par les familles riches (ploutocratie) Mais les conquêtes bouleversent les équilibres sociaux: aristocrates appauvris, commerçants enrichis, agriculteurs misérables… Ce qui impose des réformes et une rationalisation des méthodes de gouvernement. D’où l’âge « classique » (VIe-IVe av. J.-C.): le citoyen vient à occuper un rôle central: Au Ve s. à Athènes, le mouvement de démocratisation atteint son apogée avec Périclès. Athènes est une grande cité (env. 500.000 hab.) ET le contexte de guerre est très important pour la mobilisation citoyenne. L’histoire des cités grecques est chahutée et diversifiée mais la démocratie est une innovation si forte qu’elle caractérise ex-post cette période. On peut envisager l’expérience démocratique sous 3 angles: - L’importance de la loi contre le pouvoir arbitraire (1.2.1.); - Une nouvelle conception de la communauté fondée sur l’égalité des citoyens (1.2.2); - Une expérience inachevée (1.2.3.) 9 1.2.1. Le règne de la loi 1) Des règles générales et stables (dikè) organisent la vie commune selon des principes de « justice », d’équilibre entre groupes qui limitent le pouvoir des grandes familles. 2) Ces lois sont établies par des hommes par la délibération; elles sont écrites, publiques, applicables à tous, modifiables suivant des règles consenties (principe de l’Etat de droit): i.e. les procédures sont collégiales, impersonnelles et systématiques, ce qui rend possible le contrôle. 3) Le droit écrit englobe des domaines autrefois « privés » (gestion de conflits) pour assurer la stabilité sociale et des réformes plus globales; 4) Une « loi fondamentale » (principe de la Constitution) respectée de tous semble nécessaire pour rétablir/maintenir la paix sociale à Athènes. 5) Au début du VIe s., les réformes de Solon renvoient à 2 normes philosophiques complémentaires: - Assurer l’équité entre les groupes sociaux selon leurs mérites (recherche de l’équilibre); - Fonder la politique sur l’éthique et une vertu morale: la sagesse, le dépassement des émotions, la modération. Après Athènes, le gouvernement par la loi se développe dans les cités. Cependant, le règne de la loi ne signifie pas l’avènement de la démocratie. Pour cela il faut que se développe une conception égalitaire et libre de la communauté politique: la citoyenneté démocratique… 10 1.2.2. La citoyenneté comme nouvelle conception de la communauté La citoyenneté est une idée qui considère les hommes non plus comme des sujets soumis au pouvoir (des rois ou des dieux) mais comme étant à la source du pouvoir politique et égaux sur le plan politique: i.e. titulaires de droits et de devoirs civiques identiques vis-à-vis de la communauté. Cette idée « révolutionnaire » est liée au développement des cités: le tout, l’appartenance à la communauté est plus important que telle ou telle partie (rupture avec l’exaltation des héros – cf. Homère – ou l’idée d’une hiérarchie de castes). Cependant, plusieurs définitions de l’égalité politique sont en lutte car les tensions entre riches et pauvres ne disparaissent pas: - l’équité, égalité « proportionnelle », ou « eunomie », défendue par l’aristocratie et les philosophes hostiles à la démocratie: il faut tenir compte de la valeur inégale de chaque groupe; tout le monde n’a pas un accès égal aux magistratures; - l’égalité démocratique « absolue » (« isonomie »): l’égalité des citoyens devant la loi suppose la participation égale de tous les citoyens à la vie publique. 11 1.2.3. La démocratie, une expérience concrète inachevée: les limites de l’égalité politique Aux VIe et Ve s., l’idée d’égalité (politique) des citoyens s’étend MAIS Tout le monde n’est pas citoyen: 1) il y a moins de citoyens que d’étrangers (env. 15%); 2) les femmes et enfants = 35% de la population; 3) les esclaves = plus grand groupe En plus, seule une minorité de citoyens (30.000 à 60.000 cit. au IVe s. sur 300-350.000) participent à la vie politique (les plus riches). Pour la plupart des réformateurs (hommes politiques), tous les individus ne peuvent pas être reconnus comme des citoyens égaux et des restrictions au principe d’égalité des citoyens apparaissent justifiées. Périclès lui-même est l’auteur d’une réforme qui, en -451, limite la citoyenneté athénienne aux individus ayant une filiation athénienne par leurs deux parents. Bref: pas d’égalité de droit « abstraite » ou universelle En outre, si la loi n’implique pas la démocratie, l’égalité non plus: à Sparte (1er ex. de citoyenneté fondée sur la loi, la communauté et même l’égalité matérielle!), le modèle militaire ignore la liberté et la participation, qui conditionnent la démocratie. 12 1.2.3. La démocratie inachevée… et contestée D’un côté, la démocratie est une rupture avec les formes de légitimité fondées sur la tradition, la religion: - elle fonde la politique sur la loi et la liberté, l’égalité, la recherche de la justice; - elle donne un horizon moral à la politique, contre le pouvoir du plus fort ou de la richesse. De l’autre, la citoyenneté est réservée à une minorité: - elle exclut esclaves, femmes, étrangers, ou « métèques »; - il existe des inégalités de fait parmi les citoyens fondées sur la richesse et les compétences, et des limites à l’élargissement du corps politique. ET surtout elle n’a pas réussi à éviter les « dérives tribunitiennes », le triomphe des démagogues, l’avènement de « tyrans » au pouvoir: sa négation! Après la défaite d’Athènes contre Sparte (403 av. J.-C.), décadence politique des cités. Période d’instabilité et d’intense réflexion philosophique. Au IVe s. av. J.-C., naissance de la philosophie politique (Platon), grand rayonnement culturel porté par les conquêtes d’Alexandre le Grand (conquête d’Athènes en -322) dont le précepteur est Aristote… 13 1.3. Les philosophes grecs, critiques de la démocratie La démocratie est impensable sans l’idée de raison et la naissance de la philosophie. Mais les philosophes grecs « les plus connus » assistent au déclin de la démocratie, au retour de la violence et de la tyrannie. Pour eux, ce qui importe, c’est la sagesse politique, la moralité, la vertu, l’excellence ou la modération des gouvernants, plus que l’égalité et la participation des citoyens. Avant Platon (-428-348) et Aristote (-384-322), Héraclite (-550-480) pose que la société doit rechercher l’ordre et la justice dans l’équilibre de ses composantes (à l’image du cosmos naturellement ordonné); la paix et l’harmonie par la loi (dikè) respectée de tous: « Il faut combattre la démesure plus que l’incendie ». Après lui, les philosophes dénonceront les dérives de la démocratie: le pouvoir des démagogues, l’eris (la discorde), qu’elle visait à éviter par le débat. Thucydide (-465-400) décrit même la démocratie sous Périclès comme « le gouvernement du premier citoyen »... À savoir une contradiction! C’est exagéré… Mais l’idée est qu’« une polis qui appartient à un seul homme n’est pas une polis » (Arendt): une communauté gouvernée par un seul, même le meilleur, n’est pas une cité; la liberté de chacun dépend de celle de tous pour les Anciens. Même pour les philosophes adversaires de la démocratie, la tyrannie n’est pas une solution. 14 1.3.1. Les sophistes et Socrate: naissance de l’humanisme Pour les sophistes, « l’homme est la mesure de toute chose » (dixit Protagoras, ami de Périclès, dans le Banquet de Platon) On distingue: - les premiers sophistes: défenseurs de la démocratie et critiques de la tradition; pour eux, les hommes ont inventé l’art politique, la Cité, ses lois, pour vivre ensemble; - les sophistes « radicaux »: défenseurs d’une forme de « réalisme » et critiques des lois de la cité: elles ne sont pas « sacrées » mais reflètent les intérêts du plus fort. L’école socratique les considèrent comme cyniques (surtout les seconds) et peu vertueux (attachés à convaincre par la « rhétorique », non à la recherche de la vérité) MAIS les sophistes ont montré l’importance du langage comme instrument permettant d’agir sur le monde. On leur doit aussi une distinction fondatrice entre: le monde de la nature et celui des hommes, les lois du cosmos (physis) (on peut les connaître pas les changer!) et les lois de la cité (nomos) faites par les hommes. Même si les sophistes ne s’entendent pas entre eux: quel monde, quelles lois prévalent? 15 1.3.1. Socrate (469-399): la critique philosophique de la démocratie Athénien d’origine modeste, Socrate marque une étape importante dans l’histoire de la philosophie. Il symbolise la sagesse antique. La source de la sagesse est pour lui la connaissance de soi, la compréhension de ses propres actes (« Connais-toi toi-même »). Il invente la « maïeutique » comme l’art « d’accoucher les âmes »; on connait ses enseignements grâce à son disciple Platon. Centrée sur l’âme humaine, la pensée de Socrate est indissociable de celle des sophistes même s’il n’a eu de cesse les critiquer et de défendre la vertu contre le cynisme. Pour lui, la vertu est le fruit de l’intelligence et la politique un art, on doit donc confier les tâches politiques aux meilleurs, et non pas désigner les magistrats par le vote ou, pis, par le tirage au sort (comme dans la démocratie); cela signifierait qu’on fait une confiance absolue dans la raison humaine, et c’est en soi déraisonnable. Socrate est extrêmement sceptique à l’égard de la démocratie. Il est supposé influent sur l’aristocratie mais se tient à l’écart de la politique. Cependant, pour lui, la cité, sa loi et son ordre sont sacrés, même issus de la démocratie: condamné à mort pour « impiété », Socrate ne cherche pas à fuir et boit la cigüe. 16 1.3.2. Platon (427-346 av. J.-C.): la naissance de la philosophie politique et la « Cité idéale » La philosophie politique naît sous la plume de Platon et d’Aristote. Elle a pour objet les hommes ensemble: organisés en communauté dans la polis. Platon offre la première œuvre écrite qui a pour objet un projet politique, celui d’une « Cité idéale » fondée sur la connaissance philosophique. D’où l’importance de l’éducation (Platon fonde « l’Académie ») et l’idée, qu’il abandonnera, des « rois philosophes », qui détiennent le pouvoir et la science. C’est aussi la première réflexion systématique sur le pouvoir politique et les formes idéales des « constitutions » ; Playon propose ainsi 2 typologies des régimes politiques (dans La République puis dans Le Politique). Aristocrate très hostile à la démocratie (assiste à sa restauration puis à sa dégradation au IVe, avant la victoire d’Alexandre), Platon ne vise pas à « améliorer »/réformer la vie politique (comme le fera Aristote). Sa perspective idéaliste est radicale comme l’illustre l’allégorie de la caverne: ce qu’on prend pour la « réalité » est une illusion car nos sens nous trompent. La vérité est du côté des idées, de la connaissance. La Cité idéale n’a donc rien à voir avec la démocratie, c’est une Idée qui peut être dévoilée par le philosophe. Mais que les hommes ne veulent pas voir. Elle n’est donc pas « irréaliste » ou « utopique », elle est « théorétique » (G. Mairet). 17 1/ La République de Platon: l’ordre politique idéal, idée et méthode La conception élitiste de Platon – la faculté de juger et la vertu ne sont accessibles qu’à une minorité – se distingue de celle de son maître Socrate en affirmant une ambition collective. L’ordre politique idéal repose sur la sagesse et la connaissance philosophique, c’est la recherche de la vérité qui conditionne la réalisation de la justice. L’ordre politique juste repose donc sur la vertu et l’excellence… qui sont forcément l’apanage de quelques-uns; il n’implique pas l’égalité des citoyens devant la loi; il n’est pas fondé sur l’opinion du plus grand nombre (démocratie). L’ordre politique est nécessairement hiérarchique: les affaires publiques doivent être confiées aux meilleurs sur la base de leurs connaissances, de leur éducation. C’est à cette condition que la cité peut se rapprocher de l’Idée, d’une cité idéale, et cela ne peut faire l’objet de simples réformes. La réorganisation complète de la communauté se fonde sur une réflexion philosophique sur les conditions d’accès à la vérité (par le raisonnement dialectique, qui permet de distinguer le vrai du faux, cf. les « dialogues »), dont dépendent la réalisation du bien et du juste. 18 2/ La « Cité idéale » de Platon dans La République Platon imagine une cité très hiérarchisée où l’intérêt collectif prime sur les libertés et intérêts individuels. Elle est divisée en 3 groupes: - Les gardiens possèdent la connaissance et donc l’aptitude au commandement; ils sont dépouillés de la richesse pour éviter la corruption; - Les gardiens auxiliaires sont une classe de guerriers; - Le peuple exerce des fonctions économiques, il n’a aucun pouvoir. Une société « juste » n’est donc pas égalitaire mais aristocratique (pouvoir aux meilleurs) et chacun y tient sa place… Remarque: Ce modèle de cité idéale dans La République est lié à la 1ère typologie des régimes politiques, « généalogique » et qui contient l’idée d’une dégradation: 1) La timocratie est fondée sur “la recherche des honneurs” mais elle est fragile car non inspirée par les philosophes et dégénère donc en... 2) Oligarchie, fondée sur la richesse, d’où la révolte des pauvres et la… 3) Démocratie, pouvoir du « peuple » qui ne promeut que l’incompétence, où la loi ne repose sur aucune autorité (cf. Arendt) et qui dégénère donc en... 4) Tyrannie: pouvoir d’un seul, non sage, violent et non soumis à la loi - un changement radical est donc nécessaire. 19 3/ Le politique et la seconde typologie de Platon Plus tard, Platon reconnaîtra que de bonnes lois peuvent être utiles pour limiter l’injustice et restaurer la paix (la sagesse des gouvernants ne peut pas tout); il dénoncera le pouvoir absolu, y compris des « sages » et des vertueux, et défendra une certaine modération: après tout, l’idéal de Justice relève des Dieux. Il en résulte une seconde typologie où Platon défend le principe de « constitution mixte », hybride entre monarchie (idéale lorsque la loi est respectée et les dirigeants vertueux) et démocratie (le principe de majorité permettant de prévenir certains abus). Mais malgré cette évolution, Platon sacrifie bel et bien la liberté des citoyens au profit de la communauté et du bien commun. Sa conception de la cité reste inégalitaire et antidémocratique, elle nie la pluralité des opinions, toutes soumises à la supériorité de la connaissance philosophique. Ce que son disciple Aristote critiquera. 20 1.3.3. Aristote (384-322 av. J.-C.) « Métèque » (étranger à Athènes), disciple de Platon, fondateur du Lycée, précepteur d’Alexandre, Aristote a exercé une grande influence et reste une figure majeure pour la pensée politique - la critique de la modernité, au XX e s., redécouvre l’héritage des classiques (Arendt puis les auteurs dits « communautariens »). Aristote ne croit pas en l’existence d’un monde des idées éternel et supérieur au monde sensible qui gouverne la nature et les hommes. Sa philosophie « positive » ou « réaliste » s’inscrit en faux contre « l’idéalisme » platonicien. Elle est fondée sur la démonstration/le raisonnement logique mais aussi sur l’histoire, l’observation, la description, l’analyse, la comparaison et orientée vers la réforme. Pour lui, on peut connaître, comprendre les choses en les observant. Il faut donc s’intéresser à la réalité et on peut améliorer le réel en s’appuyant sur la connaissance du réel plus que sur celle de l’idéal. L’œuvre est immense et très diversifiée mais deux textes plus directement politiques sont incontournables: Les politiques (ou La Politique) et L’éthique à Nicomaque. 21 1.3.3. Aristote (384-322 av. J.-C.) 1/La polis/communauté politique est naturelle 2/ L’homme est un animal politique 3/ L’étude des constitutions 4/ La recherche de l’équilibre 5/ L’éloge de la prudence 6/ La défense d’une constitution « mixte » 22 1/La polis chez Aristote Pour Aristote, la polis (communauté politique) est une « réalité naturelle », le prolongement nécessaire (en vue de l’autonomie) des autres communautés (famille, village), qui contrairement à la polis peuvent disparaître, C’est un ordre supérieur et antérieur aux autres, non une association volontaire (comme le défendront les théories modernes du contrat). Ce qui peut être volontaire, c’est au contraire de vivre hors du monde, en ermite (« sans foi, sans loi, sans lignée… »). La communauté est vouée au pluralisme, qui doit s’exprimer librement et que le groupe doit avoir intérêt à conserver. 23 2/ L’homme est un animal politique Pour Aristote, le but de la vie (sa finalité, son telos) c’est d’être heureux et la Cité est le lieu de la vie heureuse: la communauté dans laquelle l’homme se réalise. En effet, l’homme n’est pas simplement un « animal social » (comme les abeilles), il est un « animal politique » = un être moral qui peut discerner le bien du mal, le juste de l’injuste, le vrai du faux, grâce à la communication, au langage. C’est ainsi que « La polis donne à chaque individu… outre sa vie privée une sorte de seconde vie, son bios politikos » (une vie humaine, une « vie bonne ») (Hannah Arendt). Dans la Politique (ou Les Politiques), Aristote définit la polis comme une « communauté d’égaux en vue d’une vie qui soit potentiellement la meilleure ». Contrairement à la conception individualiste moderne, c’est donc la Cité qui fait de l’homme un homme libre et heureux, c’est là qu’il s’épanouit. Et il n’y a pas de séparation entre la vie politique (qui organise les rapports entre les composantes sociales) et la vie éthique (recherche de la vertu et de la vérité). 24 Contrairement aux modernes, Aristote ne sépare pas ces 2 questions, la 2ème question est la réponse à la 1ère! 3/ L’étude des « constitutions » Aristote sort d’un raisonnement qui oppose « bon » et « mauvais » gouvernement. Il étudie des dizaines de « constitutions » (ou régimes) selon de multiples critères: - le nombre de dirigeants (comme Platon) mais aussi de citoyens, la taille des communautés, leur situation géographique, leur économie, etc.; - la vertu des dirigeants (défense du bien commun vs égoïsme) (comme Platon…) Mais aussi - la répartition des magistratures; - le rôle de la loi; Il en ressort 6 grands « types » de régimes: 3 constitutions « droites » ou « vertueuses »: monarchie, aristocratie, politie; 3 constitutions « dégradées »: tyrannie, oligarchie, démocratie. L’idée est que l’organisation formelle ne fait pas tout; la justice dépend avant tout de la vertu des gouvernants et du rôle de la loi. De ce qui permet de garantir liberté et pluralisme. MAIS à chaque cité de trouver la constitution qui lui convient, en fonction des situations concrètes (milieu rural ou urbain, nombre, etc.), de son histoire, et des aspirations du plus grand nombre. 26 4/ La répartition des rôles et la recherche de l’équilibre Toutefois, dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote identifie 3 rôles: - l’homme politique qui dirige la cité en s’adaptant aux circonstances, en interprétant la loi dans le sens du bien commun; - le législateur qui ne décide pas mais définit des règles générales et les modifie; - le philosophe-éducateur (distingué du législateur). Dans Les politiques, on trouve aussi la première formulation de la répartition tripolaire des pouvoirs: législatif, exécutif et de jugement, qui s’oppose à leur concentration MAIS ce partage n’est pas la condition de la vertu ni de la justice, qui dépendent: - des besoins de chaque cité, - du comportement moral des dirigeants, - en particulier de leur modération. 27 5/ D’où: l’éloge de la prudence et du juste milieu A la différence de Platon pour qui la vertu se fonde sur l’excellence, la vertu chez Aristote commande de rechercher la modération, qui n’est pas la médiocrité mais le prolongement de la raison, et permet de lutter contre les passions destructrices, qui ont rongé la démocratie. Ce n’est donc pas dans l’égalité mais dans la juste mesure que se réalise la justice: la prudence et l’équilibre conditionnent la vie heureuse en luttant contre les extrêmes. Implications sur la vie politique: - le pouvoir ne peut pas être absolu: l’autorité du chef de famille ne peut pas être transposée dans la cité (les citoyens sont libres, ils ont des droits) – contrairement à ce qu’on observera plus tard chez les penseurs chrétiens (// pouvoir religieux//pouvoir domestique//pouvoir politique: idée d’une hiérarchie et d’un chef qui a autorité voire le pouvoir absolu) - dans chaque cité, le meilleur régime est finalement celui qui recueille l’assentiment le plus large (stabilité); - la « bonne constitution » est celle qui permet aux institutions de se réformer et de durer. 28 6/ La défense d’une constitution « mixte » Malgré son approche « réaliste » et sa méthode « positive », Aristote finit par définir les principes généraux d’une « bonne » constitution, qui pourraient être adaptés dans un grand nombre de cités. Cette constitution « mixte » appelée « politie » définit une voie moyenne entre « oligarchie » et « démocratie » (2 régimes dévoyés, non vertueux!), afin de neutraliser les rivalités sociales entre riches et pauvres. Le modèle consiste à confier le pouvoir à la classe moyenne (nombreuse et possédante, « ceux qui tiennent le milieu », ont « quelque chose à perdre »), tout en accordant certaines fonctions délibératives et judiciaires au peuple. Le rôle de la loi est alors essentiel: la loi doit empêcher toute dérive vers la démocratie plébéienne ou l’oligarchie autoritaire. 29 La philosophie de l’Antiquité: Conclusion (I) Quand la Grèce devient province romaine (ca. 136 av. J.-C.), il y a « hellénisation des vainqueurs »; la (pensée) politique romaine est très influencée par les Grecs, en part. par Aristote. Les Romains vont inventer des structures politiques qui institutionnalisent en les adaptant certaines idées des Grecs (sur le rôle du droit, la citoyenneté, l’équilibre des pouvoirs). Selon Arendt, en se dotant d’un mythe fondateur (la création de Rome), ils vont aussi doter l’ordre politique d’un fondement, d’une autorité (au sens de « l’auteur »). On doit aussi à Cicéron (1er s. av. J.-C.) la distinction entre droit naturel (principes universels incontestables) et droit positif (œuvre humaine imparfaite mais nécessaire à la réalisation d’un bon gouvernement). L’idée est que l’ordre de la nature est harmonieux et juste, mais cela ne justifie pas la passivité: « Les hommes doivent travailler à améliorer leur sort » et cela implique de bien connaître les lois. Couplé à l’expansion de l’Empire, l’essor du droit fonde une conception ouverte, potentiellement universelle, de la citoyenneté. D’où le sens de la phrase « Nous sommes tous des citoyens romains » (Claude Nicolet), qui contraste avec la conception communautaire des Grecs. 30 Conclusion (II): sur la postérité d’Aristote Aristote est le principal et le dernier représentant de la pensée politique grecque et son influence est énorme à son époque et lors de la domination romaine. La pensée politique sera ensuite dominée par la pensée chrétienne, qui pendant longtemps ignore, condamne ou « pille » la pensée grecque, antérieure à la révélation (à Jésus). Au XIIe s., Aristote est redécouvert en Occident par le biais de commentateurs arabes tels Averroes (Ibn Rochd ou Ibn Rushd de Cordoue) et grâce au travail de la scolastique et de Thomas d’Aquin (XIIIe s.), qui concilie les points de vue du christianisme (pas de vérité en dehors de la révélation et des Écritures) et de l’aristotélisme (ses méthodes, ses questions…). Au XXe s., son héritage est vivace chez Hannah ARENDT (1906-1975) à travers sa critique de la modernité politique: Arendt réhabilite l’action politique commune contre la réduction de la politique au pouvoir, à une technique de gouvernement mise en œuvre dans l’État au moyen de la violence, pour assurer une domination. L’héritage d’Aristote est aussi présent chez les auteurs dits « communautariens » dans le dernier quart du XXe siècle à travers leur critique (non marxiste) de l’individualisme libéral. 31 Les « communautariens » et la critique du libéralisme Origines du courant Fin XXe, ce courant philosophique nord-américain critique les conceptions individualistes qui dominent la pensée moderne et contemporaine. Les communautariens réaffirment l’importance des communautés, dans une visée à la fois morale et politique. Ils critiquent la pensée libérale de John RAWLS dans sa Théorie de la Justice (1970), selon laquelle on peut dégager des principe universels de justice, sans avoir une conception particulière préalable du « bien ». Rawls recourt pour le démontrer à la fiction du « voile d’ignorance »: Des individus rationnels et ignorant tout de leur condition réelle dans la société (religion, richesse, talents, …) vont forcément choisir des principes: 1) qui protègent leur liberté 2) maintiennent une réelle égalité des chances Principes communs aux auteurs communautariens Il n’existe pas d’individus isolés et interchangeables dont le but est de se protéger des autres. Importance du lien social, des solidarités, de l’appartenance communautaire et de ses gratifications morales. Défense de 3 principes: 1) Le moi est toujours situé, l’individu abstrait n’existe pas. 2) Le Bien prime sur le Juste: il n’y a pas de principes neutres et universels de justice car la définition du Bien diffère selon les sociétés et c’est ce qui guide les comportements vers un possible engagement moral, philosophique, métaphysique ou religieux, en fonction d’une histoire, de traditions… 3) Critique de l’universalisme: il existe des différences culturelles et sociales irréductibles entre les communautés qui doivent être reconnues par les philosophes et les politiques… 33 Des sensibilités très différentes Michael WALZER (Sphères de Justice, 1983), propose une variante « libérale » (et social-démocrate) en reconnaissant une pluralité de sphères de justice (la famille, la politique, l’éducation, l’économie…) Charles TAYLOR (Multiculturalisme, 1994) vise à concilier libéralisme et communautarisme: il faut reconnaître et protéger les identités culturelles (comme celle des Indiens ou des First Nations) sans nier l’existence de principes universels. A. MACINTYRE (Liberalism and the Limits of Justice, 1982) et M. SANDEL (Après la vertu), sont plus radicaux: – les conceptions du bien sont relatives, aucune philosophie ne peut ériger des principes universels; – “le moi” s’évalue en fonction “d’étalons d’excellence” fixés par les groupes – les êtres humains ne peuvent se défaire de leurs attaches sociales et culturelles... 34 La réponse libérale à la critique communautarienne Certains libéraux reconnaissent que la critique du caractère universel de l’individualisme abstrait est fondée; RAWLS l’intègre en partie restreint la portée de sa théorie de la justice aux démocraties constitutionnelles… MAIS les libéraux dénoncent les risques de l’anti-individualisme: L’impossibilité pour les individus de contester les normes de son groupe d’appartenance… Et de l’anti-universalisme: Le relativisme culturel risque de justifier la tolérance pour des principes et pratiques contradictoires avec les libertés et les droits fondamentaux… (exemples: les mutilations sexuelles, l‘exclusion des femmes de la vie politique, le travail des enfants, les persécutions de l‘homosexualité, etc.) 35 Conclusion de la conclusion sur la pensée politique de l’Antiquité Aux XXe-XXIe siècles, la (pensée) politique des Grecs continue d’aiguiller les débats sur: - la démocratie (participative ou directe vs représentative), - l’importance de la « moralité » des politiques, - les limites de l’individualisme libéral, - l’importance de la communauté. Et, ce, concrètement, dans la vie politique (crise de la représentation, appels à une démocratie plus participative ou directe, dispositifs institutionnels innovants, comme les assemblées tirées au sort, mais aussi vitalité des discours et modèles élitistes…) Et via les auteurs: revalorisation de la « délibération », de l’agir en commun, et critique de l’individualisme abstrait et de l’héritage « moderne »… 36 Références principales Vincent AZOULAY et Paulin ISMARD, Athènes 403, Paris, Flammarion, 2020. Hannah ARENDT, La crise de la culture (« Qu’est-ce que l’autorité? »), trad., Paris, Gallimard (p. 121-185) (en ligne) Crystall CORDELL, « Passions viriles, émotions féminines? Généalogie de la construction genrée des affects politiques », Congrès AFSP Aix 2015 (en ligne). Vincent DE COOREBYTER, « La citoyenneté », Dossiers du CRISP 2002/1 (n°56), p. 11-25 (La démocratie directe athénienne) (en ligne) Jean-Marc FERRY et Justine LACROIX, La pensée politique contemporaine, Bruxelles, Bruylant, 2000 (« Le libéralisme et sa critique aujourd’hui », p. 29-144). Nicole LORAUX, la Cité divisée. L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Payot, 1997. Paul MAGNETTE, La citoyenneté. Une histoire de l’idée de participation civique, Bruxelles, Bruylant, 2001 (Première partie : L’invention de la citoyenneté, p. 13-50). Gérard MAIRET, Les grandes œuvres politiques, Paris, Livre de Poche, 1993 (Les Anciens, p. 23- 49). Olivier NAY, Histoire des idées politiques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 8-67. Olivier NAY et al., Dictionnaire de la pensée politique, Paris, Armand Colin, 2005. Claude NICOLET, « Le métier de citoyen dans la Rome républicaine », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°35, déc. 1976, p. 443-435. 37