Adéle Tariel, LA MEUTE Reading Practice PDF

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Summary

This is a reading practice document. It details a story about a teenager, Adéle Tariel, and her experiences in high school. The story explores themes of social dynamics, fitting in, and new experiences.

Full Transcript

Adèle Tariel, LA MEUTE Comment j’ai pu en arriver là ? Moi, la fille cool, gentille, tranquille, la bonne élève. Dans le bureau de ce policier, tout me fait peur, la couleur des murs, les uniformes… J’imagine les pires criminels passés par là, assis sur la même...

Adèle Tariel, LA MEUTE Comment j’ai pu en arriver là ? Moi, la fille cool, gentille, tranquille, la bonne élève. Dans le bureau de ce policier, tout me fait peur, la couleur des murs, les uniformes… J’imagine les pires criminels passés par là, assis sur la même chaise que moi. Mes deux parents, à mes côtés, sont raides, immobiles, silencieux. Ils ont du mal à comprendre ce qui se passe. Moi je sais ce qui s’est passé. Le policier s’impatiente devant mon silence : - Il va vraiment falloir m’expliquer, Léa. Nous avons déjà récupéré des tas de preuves, les autres ont donné votre nom. En jetant des coups d'œil sur les côtés, j’aperçois mes parents. Ma mère a l’air de me détester. Elle qui m’admirait tant. Mon cœur s’effondre, mes larmes coulent. Mon père n’ose même pas me regarder, trop choqué, sans doute. C’est peut-être la première fois qu’il est là pour une réunion qui me concerne. Je ne l’ai jamais vu à une rencontre parents-profs. Il travaille pour un grand laboratoire pharmaceutique, il est toujours en déplacement. Il rentre tard, fatigué. Mais tout ça, ce n’est pas moi, ce n’est pas de ma faute, jamais je n’aurais fait ça toute seule… Je relève la tête difficilement. - Léa, pour la troisième et dernière fois : c’est quoi la Meute ? ***** C’était il y a quelques mois, mais si loin déjà, une autre vie, celle où je pouvais encore me regarder en face. Je me revois entrer en seconde dans un lycée où je ne connais personne. Ce lycée est immense, près de trois mille élèves. L’enfer. Les autres élèves se connaissent tous, ils sourient et ils rient. Personne ne me parle, personne ne me voit, même si je suis plus grande que la plupart d’entre eux. On entre dans la classe, ils se bousculent pour avoir les chaises au fond de la salle. Des vrais bébés. Je les déteste déjà. Mais je les envie aussi, j’ai envie d’être comme eux et de ne pas avoir peur. Je choisis la technique du fantôme, devenir transparente. Ce sera plus simple. C’est le premier jour au lycée, l’année va être longue. Je marche le long des murs, je suis clairement une étrangère dans ce lycée. C’est la pause, je suis toute seule, assise sur un banc. Personne ne vient me voir. Ils n’ont pas besoin d’une fille comme moi dans leur vie. Lina et Emma, mes anciennes copines de troisième, m’ont sans doute déjà oubliée. Je monte le son de ma musique dans mes écouteurs, je voudrais disparaître. Je ferme les yeux. Quand je rouvre les yeux, la cour est vide. Quelle heure est-il ??? Je jette un coup d'œil sur mon portable, je n’ai pas dû entendre la sonnerie de la fin de la récré. Personne ne m’a prévenue, ils me détestent, c’est sûr. Je m’élance dans un couloir au hasard, je suis paniquée. Il apparaît alors, ce garçon brun au visage doux. Il esquisse un sourire. - Viens, c’est par là. Je t’emmène ! Ces quelques mots changent tout pour moi. On entre dans la classe. Les autres nous observent. Ils semblent découvrir que j’existe. Je crois voir certains me sourire. Une fille retire son sac d’une chaise à côté d’elle, comme pour m’y inviter. Je m’installe. Mon coeur se calme peu à peu. On est donc en SVT. ***** Deuxième jour. Cet après-midi, c’est histoire-géo. J’adore l’histoire-géo mais le prof, lui, a le regard fuyant. Il se tourne rapidement pour écrire son nom au tableau : monsieur Fauchon. Il est très grand et maigre, il a une moustache épaisse. Il est mal habillé et il a un air un peu bizarre. D’un coup, je comprends qu’il est en train de parler. Je tends l’oreille car on ne l’entend presque pas. Sa voix est si faible. Ma voisine se penche vers moi : - Quel bouffon, celui-là ! Ma sœur est en terminale, elle l’a eu en seconde et en première. Il est trop nul. Elle m’a expliqué que c’est tout le temps le bordel dans son cours. Il ne dit jamais rien. On peut faire ce qu’on veut, ici. Ça va être cool. On ne va rien apprendre mais on va se marrer. - Ah… cool, je réponds bêtement. - Moi, c’est Cindy. - Léa. - Enchantée, Léa ! Cindy a les dents blanches et des habits trop stylés. Elle n’a pas l’air stressée par la rentrée, elle. Tout le monde semble l’apprécier. Le garçon qui m’a guidée nous sourit en nous voyant discuter. - Le beau mec, c’est Théo, me dit Cindy. Mais il n’est pas mon style. Je fais un sourire gêné. Elle parle fort, sans gêne. - Les deux folles, là, c’est Founé et Victoria. Et les deux de devant, Lucas et Yassine. Il y a aussi le mec blond derrière : Kylian. Voilà, ils me sourient désormais comme si cette présentation officielle était le ticket d’entrée chez eux. Enfin, ils me regardent. - On est les seuls intéressants, ici. Sérieux, les autres élèves, ils sont trop nuls. Je ris, je me sens encouragée. Au bout de quinze minutes, plus personne n’écoute monsieur Fauchon. J’aurais pourtant aimé connaître le programme de l’année. Certains rigolent au fond. Mais peu importe. J’ai réussi à parler avec quelques élèves. Je ne veux plus être seule. Si tu es seule, tu n’existes pas, tu ne veux rien. ***** La deuxième semaine, j’aperçois Théo jouer au basket avec d’autres élèves de seconde dans la cour. Le basket, j’adore ça, j’y joue depuis toute petite. Je prends mon courage à deux mains et je m’approche, je fais juste la fille cool, détendue, intéressée. Deux minutes plus tard, je récupère un ballon à la volée. Sans réfléchir, je shoote : le ballon dessine une courbe parfaite qui s’achève directement dans le panier. Moment de silence. Puis des sifflements, des « Bravo ! », « Joliiiiiiii !», « C’est qui, elle ?». Théo me dévisage et se plante devant moi. - Tu te débrouilles bien la nouvelle ! - Léa. - Ok, Léa, tu es avec nous. Théo a décidé de m’intégrer dans l’équipe ! La partie recommence, avec moi. Mon cœur bondit avec mes dribbles. J’ai marqué un point, ce ne sera pas le dernier. ***** Retour en histoire-géo. Monsieur Fauchon nous sourit en entrant. Avec son air gentil, il me fait un peu pitié. Je devine qu’il va se faire chahuter. Le cours commence calmement mais, cinq minutes plus tard, le brouhaha règne. Il essaie d’imposer le silence mais ses remarques n’ont aucun effet. Bientôt je ne l’entends presque plus. Je reçois une boulette de papier. Je me retourne, Théo me sourit. Je regarde le papier : « Ça va, championne ?». Le prof m’observe du coin de l'œil mais continue son cours, on dirait qu’il ne veut pas s’interrompre pour si peu. Je n’ose pas répondre à Théo mais un deuxième papier arrive : « On joue à la pause ? Ensemble, on va les écraser ». Je me retourne et lui souris. J’écris : « Ok, chef, tu vois qui dans l’équipe ?». Ça a duré pendant tout le cours. Monsieur Fauchon n’a pas dit un mot. Même quand Théo a dit « Quel boulet » assez fort, et que tout le monde a ri. ***** Je suis crevée, j’ai tout donné au basket. Je sens que je me fais une place petit à petit. Le basket m’aura servi. Dans le bus du retour, j’appuie ma tête sur la vitre. C’est là que je l’aperçois. Monsieur Fauchon. Il rentre chez lui en vélo. Il a gardé sa veste en cuir malgré la chaleur. Quand le bus le dépasse, je vois ses mains trembler sur le guidon. Et il perd le contrôle de son vélo. En un quart de seconde, son vélo se couche au sol et le prof se retrouve étendu par terre, son grand corps barrant la moitié de la route. Ça me fait sourire. Je ne sais pas pourquoi. Tout de suite, j’imagine la tête des autres quand je leur raconterai. ***** Tout se déroule comme je l’imaginais. Dès mon arrivée, je retrouve Théo et Cindy, avec leur petite bande habituelle : Victoria, Founé, Kylian, Yassine et Lucas. Ils sont assis sur les bancs devant le lycée. J’avance doucement pour me faire une place dans le cercle. Je me lance : - J’ai un truc trop marrant à vous raconter. J'explique dans les détails la chute de Fauchon. J’en rajoute un peu en disant qu’il pleurait comme un petit enfant. Ils réagissent comme j’imaginais. « Mais nooooooooon ! » « La honte ! », « Il est trop nul !! ». Je ris beaucoup avec eux. Voilà, j’y suis désormais, à l’intérieur du groupe, complice, de leur côté. Merci Fauchon. Deux heures plus tard, devant le prof, Théo ne peut pas se retenir : - Alors monsieur, vous ne savez pas faire du vélo ? Fauchon sursaute. Il lance un coup d'œil inquiet dans ma direction, comme s’il cherchait quelqu’un qui puisse l’aider. La petite bande de potes éclate de rire. - Taisez-vous. Silence ! s’énerve-t-il. Puis il retourne au tableau. Mais le bazar reprend très vite. Je sens un malaise s’installer au creux de mon ventre. A la pause, Théo et Cindy restent près de moi. - Tu n’étais peut-être pas obligé de sortir le coup du vélo, je lance à Théo. - T’inquiète pas, championne, qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? Tu as peur ? Je baisse les yeux. Pourquoi je lui ai dit un truc pareil ? Je dois faire attention à ce que je dis pour rester avec eux. Tant que je serai avec eux, je ne serai plus seule. Cindy se colle à mon bras pour faire un selfie avec elle. Ça y est, j’ai l’impression que je suis rentrée dans leur bande. ***** Le lendemain suivant, en arrivant en histoire-géo, on est tous survoltés. Il fait bizarrement chaud en cette journée d’automne. On rentre de deux heures de sport, on a couru comme des bœufs. Le matin, on a enchaîné quatre heures d’évaluations. L’ambiance est électrique, ça va être très dur pour le prof. Les moqueries commencent à peine entrés en salle. Le prof fait semblant de ne pas entendre, comme d’habitude. Et puis là, au fond de la classe, Cindy sort son téléphone et l’allume. Elle met une chanson sur Youtube. Le son n’est pas très fort mais on l’entend dans toute la classe. Le prof se retourne, demande quel est ce bruit. Il avance dans l’allée, méfiant, comme un soldat dans les lignes ennemies. Il s’approche de Cindy mais elle a eu le temps d’éteindre son téléphone. Elle lui répond en montrant ses belles dents : - Il n’y a pas de bruit, monsieur, ou alors c’est mon ventre qui gargouille parce que j’ai faim. Tout le monde éclate de rire. On répète comme des moutons « Y a pas de bruit, monsieur ! ». Morts de rire. Fauchon force sur sa voix : - Ne me prenez pas pour un imbécile, j’ai clairement entendu de la musique. Mais Cindy continue son cinéma : - Pas du tout ! C’est mon ventre ! Je suis désolée, monsieur. Pardonnez-moi. Elle se lève, s’approche et se met à genoux devant lui. Le prof rougit, je vois sa mâchoire se serrer. Gêné, il tourne le dos et reprend son cours à mi-voix. Certains toussent très fort exprès, aucune chance de suivre le cours. La sonnerie retentit, on a déjà rangé nos affaires depuis dix minutes. On bondit hors de la classe alors qu’il parle encore. On rit. Un mur de rire contre lequel Fauchon ne peut rien. ***** La vie dans ce lycée s’annonce plus belle que prévu. On vient de plus en plus me chercher pour jouer au basket. Théo a l’air de m’apprécier. Je l’aime bien. Il a l’air tellement cool, tellement bien dans sa peau. Il est toujours drôle, on ne s’ennuie jamais avec lui. Dans la classe, j’ai l’impression que tous les élèves tournent autour de lui. Cindy n’est jamais loin non plus. Elle vient même nous regarder jouer au basket. Je joue super bien. Ça sonne. Théo me tend sa bouteille avec son regard de mec qui assure. - Allez, encore une heure avec l’autre débile. Il ne sert vraiment à rien, me lance-t-il. C’est histoire-géo, bien sûr. - Vous exagérez, quand même, il ne vous a rien fait, ce pauvre prof. Je vois le regard de Cindy devenir très noir. - Oh mais tu es relou, toi ! Si tu n’as pas d’humour, reste dans ton coin… Ils rigolent en me regardant. Je suis choquée. Ma place dans ce groupe est très fragile. ***** En cours avec M. Fauchon, c’est encore la catastrophe. Je vois le prof perdre pied. Malgré ses tentatives, il n’arrive pas à prendre le contrôle de la classe. Cindy se moque ouvertement de lui : - Monsieur, vous êtes très beau aujourd’hui, avec votre nouvelle veste. Elle rigole. Fauchon rougit, il commence à parler mais il n’y arrive pas. Sans réfléchir, je prends mon téléphone et je le filme. Théo s’approche de moi : - Viens, on poste ta vidéo sur Insta. Je ne réfléchis même pas. Je pianote rapidement sur l’écran, on crée un nouveau compte. On l’appelle « Boloss ++ ». Ma vidéo est la première publication. A la fin du cours, on compte déjà vingt-huit abonnés. Tous les élèves de ma classe, sauf un. Un grand mec, Arthur, qui ne dit presque jamais rien. Il n’a pas beaucoup de potes mais ça n’a pas l’air de lui poser de problème. Dans le couloir, il vient vers nous : - C’est dégueulasse, ce que vous faites, on dirait une meute de loups en chasse ! Après un court silence, on éclate de rire. - Une meute de loups, n’importe quoi… dit Théo. Une meute. Arthur a raison. C’est fort, comme mot. Je pianote sur mon téléphone et je montre mon écran à Théo. J’ai changé le nom de notre compte sur Instagram : « LA MEUTE ». - Génial ! s’écrie-t-il. Il se retourne vers les autres : - La Meute, les gars. Suivez ce compte Insta, vous allez adorer. Ceux qui l’entourent se jettent sur leur téléphone et tapotent pour liker. Ils lui lancent un regard plein d’admiration, comme s’ils avaient devant eux un dieu vivant. C’est là que tout bascule, le début de l’engrenage. Les jours suivants, plusieurs élèves envoient des photos de Fauchon à Théo. Ils zooment pour prendre des gros plans de sa veste,son cartable, son nez… Théo poste tout, directement, sans réfléchir. #boloss #debile #lameute #lyceevictorhugo Trois jours plus tard, la Meute compte soixante abonnés : d’autres élèves d’autres secondes nous suivent. L’info circule vite. A la fin de la semaine, une centaine d’abonnés. Les vidéos arrivent nombreuses, pour se moquer de lui : les élèves l’imitent en cours, sur son vélo, quand il marche dans les couloirs. Petit à petit, la Meute devient LE compte à suivre du moment. J’en suis fière. Les commentaires s’affichent par dizaines, je passe toutes mes soirées à les lire, à les liker et à y répondre. Nous n’avons jamais donné nos prénoms ni indiqué notre classe, mais tout le monde sait qui nous sommes. Je l’ai compris car, dans la cour, on nous regarde différemment, avec une sorte de respect. La Meute. Les loups, c’est nous. Nous ne sommes qu’en seconde et même les terminales nous observent. D’un coup, on est très célèbres dans ce lycée. Je fais partie de cette bande, moi qui ne connaissais personne il y a deux mois. ***** Plus le nombre d’abonnés augmente, plus on sent nos followers s’impatienter : « C’est quand, la suite ? », « Vous êtes trop forts ! », « Encore, encore ! C’est trop drôle ». La Meute a désormais un public qui attend le prochain épisode de la série. Les autres élèves nous aiment, nous admirent. Deux cents abonnés. Le nombre de followers de mon compte perso explose aussi. Ça y est, j’existe dans ce lycée ! Un matin, Fauchon arrive vêtu d’une nouvelle chemise beige clair. Tout de suite, je vois le petit sourire sur la bouche de Cindy. Elle jette un coup d'œil à Théo en montrant son téléphone. Il a compris, il faut qu’il se prépare. Il allume son téléphone et commence à la filmer. Elle éclate de rire : - Filme au ralenti ! Elle attrape son stylo-plume, et d’un coup sec, elle fait partir un long jet d’encre vers le prof. Une longue ligne bleue tâche sa nouvelle chemise. La classe éclate de rire. Je sens que j’ai mal au ventre. Fauchon n’a rien senti, rien compris. Ou alors il fait semblant. Théo fait signe à Cindy que tout est bien filmé. Dans la minute qui suit, les images au ralenti s’affichent sur Instagram, et tout le monde like. Je suis à la fois choquée et excitée par cette popularité. Trois cents personnes suivent la Meute. #newshirt #pourvouslesgars Un jour, Théo réussit à photographier les fesses de Fauchon quand il se baisse pour ramasser son cartable. Enorme succès sur le compte : deux cent vingt-deux likes ! On compte plus de cinq cents abonnés. Certains ne sont même pas de notre lycée. On a tellement de succès ! Tout le monde me sourit dans les couloirs. Ça m'aide à oublier que j’ai mal au ventre. En même temps, j’ai l’impression d’être devenue quelqu’un d’exceptionnel, parce que, ici, la valeur d’une personne se mesure au nombre de likes. Avec les autres de la Meute, on est devenus tellement proches, on se comprend d’un regard. Désormais, les cours d’histoire-géo ne sont plus qu’un moment de rigolade pour nous. J’ai complètement lâché, je ne sais même pas de quoi parle le prof. ***** NOOOOOON ! J’ai raté mon bus, le prochain n’est que dans une heure, au secours… Allez, je décide de rentrer à pied. J’en ai pour quarante minutes et je suis crevée. Théo et Cindy commencent à me saouler car ils ne parlent que de la Meute ; ils passent leur temps à compter les likes et à lire les commentaires. Ça devient lourd. Il se met à pleuvoir, une pluie très froide. J’essaie d’avancer plus vite. Je tourne la tête vers la route et j’entends une voiture ralentir et se rapprocher de moi. Je vois le chauffeur se pencher pour me parler par la vitre : - Léa, je vous ramène ? C’est M. Fauchon. Qu’est-ce qu’il fout là ? Je regarde autour de moi, il n’y a personne du lycée. Je suis trempée jusqu’aux os et j’ai froid à cause de la pluie. - OK, merci monsieur, je lui réponds en montant dans sa voiture. J’habite rue des Jardins. - C’est parti ! me lance-t-il en souriant. Je suis hyper gênée, je n’aurais pas dû accepter. Lui a l’air content. - Normalement, je fais les trajets à vélo. J’ai eu un petit accident, alors maintenant j’ai un peu peur. Mais le vélo, c’est quand même beaucoup mieux pour l’environnement. Il rit. Je ne comprends pas pourquoi il me dit ça. Il sait que j’ai raconté aux autres son accident de vélo ? Il dit ça pour me punir ? - J’ai un petit garçon de cinq ans, il veut que je lui apprenne à faire du vélo. J’ai aussi un grand garçon qui… Ah, voilà Léa, nous sommes arrivés chez vous, sourit-il. Mon coeur se serre. Je me sens très mal. Je le remercie, il semble heureux de m’avoir rendu service. Je ne comprends pas à quoi il joue. Il veut peut-être que j’aille dire aux autres qu’il est gentil. Impossible. Avant de sortir de la voiture, je jette un coup d'œil autour de moi : personne que je connaisse. Je ne leur raconterai pas ça. Jamais. ***** Deux jours plus tard, retour en histoire-géo pour une évaluation. C’est n’importe quoi, tout le monde triche sans gêne. Tous ont un cahier ou le téléphone allumé sur les genoux. Le prof le voit, forcément. Qu’est-ce que je peux faire ? Je n’ai pas le choix. Si je ne triche pas, j’aurai de moins bonnes notes qu’eux. Et normalement, en histoire-géo, je suis super bonne ; je dois avoir de meilleures notes qu’eux, donc je dois tricher. Je prends mon téléphone et j’en profite pour photographier tous les élèves qui trichent. Je poste les photos sur le compte de la Meute. Le prof ne dit rien, il a l’air terriblement fatigué, déçu. Mais ce rare moment de silence lui fait du bien. Je repense à son sourire dans la voiture. Je ne l’ai jamais vu sourire comme ça, en classe. Comme on triche, on a tous terminé trente minutes avant la fin. J’aperçois Théo écrire un truc au stylo noir sur son poignet gauche. Puis il se tourne vers moi et me montre fièrement son bras. Il a dessiné une tête de loup sur sa peau. Il dessine très bien. - Stylé, non ? Vas-y, prends-le en photo. Maintenant, c’est notre symbole ! Cinq secondes après, la photo du loup sur son poignet apparaît sur notre compte Insta. #loup #teamlameute #vousallezvoir Trois minutes après, cinquante likes. Dans la soirée, on passe la barre des quatre cents. J’hallucine. Ce sera notre photo de profil. Le lendemain matin, les trois quarts de la classe ont recopié la tête de loup sur leur poignet. Pas moi. ***** - Il est où, ton loup ? Cindy me tombe dessus dès le premier cours. - Pardon ? - Pourquoi tu ne l’as pas fait ? - Je suis encore libre, non ? - Tu n’es pas avec nous ? - Si, tu sais bien… - Ben… Alors ? Théo me fixe droit dans les yeux. - Qu’est-ce que tu as, Léa ? Tu as peur ? - Je ne peux pas, le stylo sur la peau, ça me donne des allergies. J’ai eu des problèmes quand j’étais petite. Je mens pour mettre fin à cette conversation. À la pause, je rejoins le terrain de basket. Théo ne me suit pas, tant mieux. En reprenant mon téléphone, je découvre une nouvelle publication sur la Meute. Discrètement, Théo a photographié mes poignets sans le dessin de loup. #traître #menteuse #lameute J’ai mal au ventre. J’ai l’impression d’être prise au piège. Ce soir, c’est les vacances. Je vais pouvoir respirer, enfin. ***** Pendant ces vacances, je passe trois jours chez Emma avec Lina. Quel bonheur de retrouver mes anciennes amies ! Elles m’expliquent comment ça se passe dans leur lycée. Je leur parle du mien mais je n’ose pas leur parler de la Meute. Malheureusement, les filles en ont déjà entendu parler. - C’est pas dans ton lycée, ce groupe bizarre qui poste des photos et des vidéos d’un prof ? Je suis à moitié fière et à moitié gênée. J’explique en quelques mots comment le groupe est né et je leur avoue que j’en fais partie. Elles m’écoutent dans dire un mot. Je ris en leur racontant comment on prend les photos, mais pas elles. - Léa, tu te rends compte ?? m’interrompt Emma. C’est horrible ! Je n’aurais jamais cru que tu puisses participer à ça. Mais qu’est-ce qu’il vous a fait, ce pauvre prof ?? - C’est juste pour rire, et il ne fait rien pour nous arrêter, je te jure ! J’essaie de me justifier comme je peux mais je sais qu’elle a raison. - Mais toi tu dirais quoi, si on postait des photos de toi comme ça, sans que tu sois au courant ? - Moi je serais hyper énervée, ajoute Lina. - Je sais, je sais… - Ils sont carrément pervers, tes copains. - Mais non… On rigole bien, on fait ça pour s’amuser ! Les filles m’ont regardée longuement sans dire un mot. Puis on est parties faire du shopping. Je ne leur ai pas reparlé de la Meute. Je me sens triste qu’on ne soit pas d’accord. ***** Retour au lycée. J’ai refait le dessin du loup sur mon poignet, pour ne pas avoir de problèmes. Sur le compte Instagram, certains réclament nos nouvelles publications. Dès mon arrivée dans la cour, Théo me regarde des pieds à la tête. - Léa, c’est quoi ce pull dégueulasse ? Tu fais partie de la Meute, on te regarde, ne nous fais pas honte ! Je sens que je deviens toute rouge. À la pause, je vais jouer au basket, je retrouve Samia, une fille de première (première = D1) avec qui j’ai joué la dernière fois. Elle est toujours souriante et sympa. J’espère que Théo ne viendra pas. On commence à jouer et je me détends. Mais Théo arrive, encore. Et tout le monde s’écarte pour lui faire une place. - Allez, Léa, tu me fais les passes et je vais marquer des points. Je lui balance violemment le ballon dans l’estomac. Sans réfléchir. Je le regrette immédiatement. Il me regarde, choqué. Je crois qu’il a mal mais il ne veut pas le dire. Je panique. Je m’excuse. Voilà, c’est tout le courage qu’il me reste. On ne peut rien dire à ce garçon, il est le roi de ce lycée et personne n’ose s’opposer à lui car on a peur d’être exclu. - Tout va bien ? me demande Samia. Tu es toute blanche. Je crois qu’elle est la première personne de ce bahut (= ce lycée) qui me demande vraiment si je vais bien. - Tu joues vraiment bien, tu es une des meilleures du lycée en basket ! - Merci, c’est gentil. - Samedi, j’organise une soirée chez moi. Viens, ce sera sympa. Je t’envoie l’adresse. Vingt heures ! Je souris toute seule en arrivant en classe. Victoria est en train de raconter qu’elle a aperçu Fauchon avec le proviseur (= le directeur du lycée) dans un couloir. Le prof d’histoire-géo lui parlait de nous, en évoquant une «classe très difficile». Et le proviseur lui a simplement conseillé d’être plus autoritaire. - Ha, ha ! Mort de rire, il est incapable de se débrouiller tout seul ! Tout le monde l’insulte et se moque de lui. Deux heures plus tard, avant qu’il n’arrive, Cindy écrit sur le tableau «Attention, classe très difficile» et elle met des petits cœurs autour. En entrant, le prof s’arrête. Il efface le tableau à toute vitesse. Tout le monde rigole. Dans le fond de la classe, certains hurlent comme des loups et d’autres ont déjà publié la photo sur les réseaux sociaux. #meutedeloups Nous sommes devenus incontrôlables. Quand Fauchon entre dans la salle de classe, maintenant, nous faisons tous le hurlement du loup pour l’accueillir. Tout le monde le fait. Donc le prof ne peut rien faire, il ne peut pas punir au hasard. Théo me fait des clins d’œil. À la pause, il s’assied tout près de moi. Victoria me regarde d’un air étrange. - Dis donc, la championne, tu nous as caché ta petite balade en voiture avec Fauchon ? - Pardon ? - Tu sais très bien, je t’ai vue sortir de sa voiture. Alors, c’est ton petit-Ali ou quoi ? J’ai hyper peur. Il faut que je réponde quelque chose. - Tu es fou, toi ! - Qu’est-ce que tu faisais avec lui, alors ? - Je… je… je… Il m’a proposé de me ramener parce qu’il pleuvait. Il est trop bête. - C’est toi qui es bête, tu n’aurais jamais dû accepter ! me lance Victoria. Le sang me monte à la tête, je la déteste. Théo reprend la parole : - Puisque tu connais sa voiture, tu vas nous la montrer sur le parking. En sortant du lycée, j’aperçois M. Fauchon près de sa voiture. Il est au téléphone, il se tient la tête avec l’autre main. Il a l’air paniqué. Je suis trop loin pour entendre ce qu’il dit. Et soudain je comprends : sa voiture est plus basse que les autres, ses quatre pneus ont été crevés. ****** Le samedi suivant, j’arrive chez Samira. J’ai lavé mon poignet au savon pour faire disparaître le dessin du loup. Mes parents avaient l’air contents que je sorte. Ils pensent que j’ai des amis dans mon nouveau lycée et que tout va bien. Samira ouvre la porte et elle a toujours ce même grand sourire. - Salut, Léa ! Je suis trop contente que tu sois là ! Viens, je vais te présenter mes potes (= mes amis). Je ne connais personne mais je m’en fous. J’ai besoin de voir de nouvelles personnes. Un garçon me propose à boire. - Je suis Alex, enchanté. Tu es dans la même classe que Samia ? - Non, on fait du basket ensemble pendant la récré. - Cool ! Moi je suis son voisin, on se connaît depuis qu’on est tout petits. - Enchantée. Moi c’est Léa. Tu es au lycée ? Ce bahut (= ce lycée) est tellement grand, je m’y perds encore. Alex est charmant. Alors je parle, je parle, ça me fait du bien. Je parle fort à cause de la musique. Tout mon stress disparaît avec mes paroles. - Venez danser ! nous hurle Samia. Il fait chaud, dans ce petit salon, nous sommes une trentaine mais je me sens bien. Alex reste avec moi, je le trouve vraiment très sympa. Je voudrais que cette soirée ne se termine jamais. À la fin de la soirée, Alex me raccompagne chez moi. Il est dans un lycée professionnel, il travaillera plus tard dans un restaurant. - Mon père est prof dans ton bahut, me dit-il. - Ah bon ? Prof de quoi ? - Prof d’histoire-géo. Il s’appelle Fauchon. Tu ne l’as pas comme prof, j’espère ? dit-il en rigolant. Mon sang se glace et je n’ose pas lui répondre. Il éclate de rire : - Quoi ?! Tu l’as ? Il est si horrible que ça ? Je suis dégoûtée. Comment est-ce possible ? C’est vraiment un mauvais coup du hasard. Mes mains tremblent. Je ne sais pas quoi dire. - Euh… oui, je l’ai. Ça va, il est gentil. Tu… tu ne lui ressembles pas vraiment…, je bégaye. - Oui, il paraît que je ressemble plus à ma mère. - D’accord. Je dois rentrer. Je m’enfuis. J’ai tellement honte, tout à coup. Je cours chez moi sans me retourner. Je n’ai pas le courage de croiser son regard. ****** Lundi matin. Ma tête est lourde, je ne me sens pas bien. Première heure : histoire-géographie, évaluation surprise. Je ne sais rien, bien sûr. Je regarde attentivement le prof. Je ne vois rien sur son visage qui me rappelle Alex. Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar. Fauchon a l’air très fatigué et stressé. Il parle en regardant le vide, sans même attendre un minimum de calme. Derrière moi, je sens Théo m’observer avec insistance. Il essaie de voir mon poignet. Je n’ai pas refait le dessin du loup. Pendant l’évaluation, les élèves trichent encore et toujours, ils ne se cachent même plus. Assis à son bureau, Fauchon lit un livre. Je vois parfois ses paupières se fermer, il n’est plus avec nous. À la fin du cours, j’ai réussi à sortir discrètement hors de la classe sans croiser les regards de Théo et Cindy. Mon téléphone vibre au fond de ma poche. Un message : « Salut Léa, Samia m’a donné ton dernier numéro. J’ai adoré la soirée avant-hier mais pourquoi es-tu partie si vite ? Appelle-moi. Alex ». Je suis triste, je ne vais pas l’appeler. ****** Janvier. Plus de trois mois après sa création, le compte Instagram de la Meute continue de cumuler des followers. On en a près de mille. Ce monstre que nous avons créé était consacré à l’origine à Fauchon, mais désormais la cible varie. La haine du groupe se porte parfois sur d’autres élèves. Des photos ridicules, souvent humiliantes, se succèdent. Dans notre classe, Arthur est notre nouvelle cible. Courageux, il est venu parler à Théo pour lui demander d’arrêter avec Fauchon. Théo a envoyé deux de ses potes pour frapper Arthur ; il a filmé la scène et a publié la vidéo. Quand quelqu’un est pris pour cible, l’enfer commence pour lui. Les moqueries et les insultes se multiplient, en classe, dans les couloirs, dans la cour, sur le chemin du lycée, sur les réseaux, partout, tout le temps. Ça vient de n’importe qui, y compris de ceux qu’il ne connaît pas. Tous veulent faire plaisir à Théo et Cindy. ****** Il faut que je m’éloigne de ces monstres. Je n’ai pas besoin d’eux pour me faire des amis, je l’ai enfin compris. Nouvelle évaluation d’histoire-géo ce matin. Je ne tricherai pas cette fois, c’est trop malhonnête. Mais dans cette classe, si on ne fait pas comme tout le monde, on se fait vite repérer. Cindy a vu que je n’ai pas mon cahier ni mon téléphone pendant l’évaluation. Elle m’observe. Mais je tiens bon, je fais mon évaluation sérieusement. Cindy fait des signes à Théo. À peine suis-je sortie de cours que Théo m’affiche devant tout le monde : - Alors, la petite fayote (= un élève qui veut absolument plaire aux professeurs), tu as bien révisé ? Tu ne veux plus faire la méchante ? C’est pourtant toi qui l’as ouvert, ce compte ? - Arrête, on peut aussi avoir un peu de respect… j’essaie de répondre. - Je croyais que tu avais compris : si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous. Va falloir te décider. Il regarde aussi tous les autres élèves pour bien faire comprendre l’avertissement à tous. Je sens que les autres élèves sont heureux de ce retournement de situation : j’étais la petite nouvelle protégée et maintenant je me fais rabaisser en public. Les cours suivants, plus personne ne me parle. ****** Lorsque j’arrive au lycée, Samia vient droit sur moi. - Salut Léa, tu es toute pâle (blanche), ça va ? - Oui, oui, merci. En fait non, ça ne va pas. J’ai fait des cauchemars toute la nuit. J’hésite à lui raconter la Meute, les cauchemars. Mais je ne trouve pas le courage. Cinq minutes plus tard, Théo me tombe dessus. - Salut, ma championne ! Il est très souriant et il me fait la bise, sans me laisser le choix. J’ai l'impression que la moitié de la cour s’est retournée vers nous. - Tu ne m’en veux pas pour hier, hein ? Tout le monde attend ma réaction. Je ne dis rien. Que puis-je faire ? - Aujourd’hui, tu vas voir, poursuit-il, on va bien se marrer (rire). La Meute lui a préparé une petite surprise, à Fauchon. Je fais un petit sourire. C’est la seule solution pour qu’il me laisse tranquille. Mais j’ai peur. Qu’est qu’il a pu inventer encore comme truc horrible ? Ce mec n’a aucune limite. En classe, pendant que Fauchon écrit au tableau, je vois Théo se baisser et s’approcher du bureau du prof. Il a des feuilles à la main. Il rigole en nous les montrant : elles sont couvertes de gros mots et de phrases vulgaires. Fauchon ne voit pas Théo, accroupi contre le bureau. Théo se relève, glisse les feuilles dans le sac de Fauchon, et court se rasseoir à sa place. Il faut vraiment être tordu (fou) pour penser à un truc pareil. Le prof se retourne après quelques minutes et aperçoit les feuilles. Il devient tout pâle. Silence. - Monsieur, il y a quoi qui dépasse de votre sac, là ? lance Cinday, du fond de la salle. Fauchon reste silencieux. J’ai mal à la gorge, les yeux fixés sur mes mains pour ne pas croiser son regard. Au bout d’un moment, il saisit un livre et le pose à plat sur son sac pour cacher les feuilles qui dépassent. - Un peu de calme, murmure-t-il. Reprenons. Les élèves ont l’air déçus. Ils auraient aimé que Fauchon essaie de se mettre en colère et n’y arrive pas, comme d’habitude. Le brouhaha (le bruit) recommence. ****** Le «ding» de mon téléphone m’alerte d’un nouveau message sur Instagram. Je suis stressée en découvrant l’expéditeur : la Meute. Je suis sûre que c’est Théo. J’hésite. Je l’ouvre. «Rendez-vous à minuit derrière le lycée. En noir, avec une capuche.» «C’est quoi, le plan ?» «Tu verras. Un conseil : sois présente.» Le mode écrit me donne davantage de courage. J’enchaîne : «Sinon quoi ?» «Sinon, c’est mort pour toi.» «C’est une menace ?» «Exactement.» Je pose mon téléphone loin de toi, je suis choquée. Je passe les heures suivantes à essayer de deviner ce qui se prépare. Je voudrais trouver un moyen de ne pas y aller, de disparaître, de ne pas être moi, de ne pas être dans cette situation. Mais je sais ce que je risque. Si la Meute me tombe dessus, elle est capable de retourner le lycée entier contre moi. J’ai peur. Il faut que je trouve un moyen de me sortir de là. Ce soir, ce sera ma dernière participation. Je fais rapidement au stylo le dessin du loup sur mon poignet. À 23h20, je sors donc discrètement de la maison, mes parents dorment déjà. La ville est calme et silencieuse. Je rejoins les autres à minuit. C’est la bande habituelle : Théo, Cindy, Founé, Vic, Lucas, Yassine et Kylian. Les mecs se sont tracé des traits noirs sur le visage, ils se croient partis à la guerre. - C’est bon, j’ai tout, murmure Yassine, en montrant le contenu de son sac à dos à Théo. - Super, j’ai aussi le pochoir (modèle pour faire un dessin). Vous me suivez, on s’entraide pour escalader le mur du lycée et on enchaîne. S’il y a un bruit, on se cache. - Ça va, il n’y a pas la police, chuchote Lucas en rigolant. - Ta gueule ! (tais-toi ! - très vulgaire) Tu fermes ta bouche et tu fais ce que je te dis. Quand Cindy et moi on sera en action, vous surveillez. S’il y a un problème, vous nous appelez. Nos téléphones sont en vibreur. Je panique : - Mais on fait quoi, merde (gros mot) ?! Je suis la seule qui n’est pas au courant (qui ne sait pas) ! - Toi, tu nous suis, c’est tout. On n’a plus confiance en toi. Victoria ricane (rit méchamment) derrière moi. Je me retourne : - Qu'est-ce que tu as, à rire comme une débile, toi ? - Les meufs, vos gueules ! On va se faire repérer, c’est ce que vous voulez ? Léa, tu viens avec moi. C’est parti ! Tout le monde obéit. Quelques minutes plus tard, on est à côté du mur d’entrée du lycée. Je suis cachée dans un buisson près de l’allée, je dois surveiller. Il fait très sombre, j’ai du mal à les voir. Je reconnais le bruit des bombes de peinture. Ils rient, surexcités. Après quinze minutes, on repart, éclairés par la lumière de nos téléphones. Au bord de la route, ils se serrent dans les bras et hurlent comme des loups à la lune. Je pars en courant, sans dire un mot. ****** Le lendemain matin, une foule de lycéens est amassée devant le mur. «FAUCHON GROS COCHON» s’affiche en grandes lettres noires. Un profil de loup a été dessiné au pochoir en dessous. Au milieu des élèves hilares (qui rient beaucoup), les larmes me montent aux yeux. Je retrouve Samia dans la cour. - Léa, c’est quoi ce truc sur le mur ? Tu sais que c’est le père d’Alex ? C’est insultant et c’est débile ! Tu sais qui a fait ça ? Il paraît que c’est le mec du basket que tu connais. Je suis paralysée par la peur. - Mais qu’est-ce que tu as ? Réponds-moi ! Tu les connais, c’est ça ? Léa, dis quelque chose ! Tu te rends compte ? Ce que ça peut lui faire ? À lui, à sa famille… C’est hyper grave ! - Oui, je sais… Je me mets à pleurer. Elle reste interloquée (= très surprise) devant moi. Puis elle me prend dans ses bras, elle me serre fort. - Pourquoi tu ne dis rien ? Parle-moi ! Je pleure, je ne peux pas articuler un mot. Elle m’observe, elle attend que je me calme. Je bredouille (= je parle avec difficulté) : - C’est eux, dans la classe… C’est nous. - Comment ça, «nous» ? Tu fais partie de ce groupe horrible, la Meute ? Elle regarde mes poignets. Je n’ai pas eu le temps d’effacer le dessin du loup depuis cette nuit. Elle me regarde, paniquée. - C’est pas possible, ne me dis pas que tu as participé à ce truc monstrueux sur le mur ? murmure-t-elle. Je pleure encore plus. Samia est abasourdie ( = très choquée). - Écoute-moi, il faut que tu parles à Alex, il faut que tu lui dises ce qui se passe… Il faut que ça s’arrête, tu comprends ? Je lui ai envoyé une photo du mur et il vient de comprendre. Il a vu votre compte Insta. Là, il est en stage mais dès qu’il reviendra, il vous cherchera. Il veut tous vous casser la gueule (= vous frapper). Il est comme un fou ! J’ai hyper peur, c’est un cauchemar. - Il faut que tu lui parles, répète-t-elle. La honte est trop lourde à porter. - Je ne peux pas, non, s’il te plaît, ne lui dis rien, je t’en supplie, Samia. - Tu ne pourras pas vivre tranquillement avec ça, Léa. - Non, non, c’est impossible… Je m’échappe. Mes larmes coulent encore. J’entre en plein cours de français, je m’excuse auprès du prof. Il m’autorise à m’asseoir. Les autres me regardent avec insistance. Ils ont peur que je les dénonce (= que je dise ce qu’ils ont fait), je le sens. À la pause, tous sont sur leur téléphone, la photo de l’insulte sur le mur a bien sûr été postée sur Insta, partagée des centaines de fois. La plupart des élèves ont commencé leur journée par un selfie devant le mur. #fauchongroscochon #lameute ******* Le mur a été repeint le jour même. Le soir, un email a été envoyé à tous les parents pour leur signaler qu’une enquête avait débuté en raison d’une inscription insultante sur un mur du lycée. Je ne sais même pas si mes parents l’ont lu. Les autres font comme s’il ne s’était rien passé. Moi je me sens mal. Je ne m’oppose pas, je ne participe pas, je suis spectatrice. Neutre. Je passe le plus de temps possible avec Samia. Elle me demande de me révolter, d’en parler à Alex, de faire quelque chose. Elle me dit que c’est grave. Mais je ne peux pas, elle ne comprend pas, elle ne sait pas de quoi ils sont capables. Elle dit que je ne peux pas être neutre, que si je ne fais rien, ça veut dire que je suis d’accord avec eux, que je suis leur complice. Elle m’impressionne, elle a l’air libre, confiante, indépendante. Je l’admire. Mais si elle était tombée dans cette classe de fous, aurait-elle vraiment fait différemment ? Est-ce moi qui n’ai aucun courage ? À quel point faut-il être lâche (= manquer de courage) pour ne pas réagir devant des faits qui nous révoltent, juste pour se faire aimer des autres ? Les autres élèves de la Meute, les potes de Théo commencent à m’agresser et à m’insulter sur mon compte personnel. Ces mots me font mal et me font pleurer à chaque fois. Alex a appelé plusieurs fois ces derniers jours mais je ne réponds pas. Dès que je retrouve Samia, elle insiste : - Léa, il va finir par savoir… Moi je n’ai rien dit mais il a d’autres potes dans ce lycée, ils vont lui dire, ils vont finir par te citer, même si tu es discrète. Il faut que tu sois courageuse. - Arrête, tu ne comprends pas, c’est impossible, et ce n’est pas moi ! Tu ne veux pas me parler d’autre chose ? Elle se tait mais m’observe comme si j’étais un monstre. Difficile de rire avec elle, désormais. Cette histoire a pris toute la place. ****** Après l’épisode de l’inscription insultante sur le mur, monsieur Fauchon a été absent pendant trois jours. J’ai cru qu’il ne reviendrait pas. Mais il est bien là ce matin, debout devant nous, sans dire un mot. Un silence s’installe. Les traits de son visage sont tirés, sa peau est devenue grise. Il ouvre la bouche lentement : - Bonjour. Nous allons reprendre le programme, nous avons pris beaucoup de retard. Lucas et Théo soupirent bien fort pour qu’il les entende. - Taisez-vous ! hurle-t-il d’une voix cassée en regardant fixement Théo. Jamais je ne l’ai entendu crier comme ça. Il tousse, il essaie de se contrôler. Il prend une grande inspiration. - À la fin du cours, nous discuterons tous ensemble de ce qu’il s’est passé. Il faut que nous en parlions. Mais sa voix tremble. - Ouvrez vos cahiers. Nous commençons le chapitre sur la guerre froide. Ce nouveau silence est de courte durée. Cindy commence : - Il croit qu’il va nous parler comme ça, lui ? Ça va pas ou quoi ? On n’est pas des chiens ! C’est pas notre faute si ce mec est trop bizarre ! Fauchon l’entend très bien mais il ne réagit pas. Alors Théo enchaîne, en parlant plus fort : - Cochon ! Abruti ! Le prof se retourne d’un coup : - Je vous ai dit de vous taire. Pas un mot ! Mais Théo bondit de sa chaise et se met devant lui : - Sinon quoi ? Tu vas faire quoi, en fait ? - Vous n’avez pas le droit de me tutoyer ! Calmez-vous ! - Mais tu n’es qu’un clown, on va te casser jusqu’au bout, je te jure ! - Donnez-moi votre carnet de correspondance tout de suite ! (= en France, c’est le carnet qui permet de mettre des punitions) - Tu rêves ! Je vais te tuer, moi ! Théo est resté debout. Je suis terrorisée (= j’ai très peur), j’ai l’impression qu’il devient fou. Il ressemble à un animal sauvage qui va bondir sur sa proie. Tous les élèves l’observent, ils attendent la suite nerveusement. D’un coup, Théo saisit la poubelle à bout de bras et la jette de toutes ses forces vers le prof qui la reçoit en plein visage. Fauchon recule de quelques pas en poussant un cri de douleur. Ce cri me déchire le cœur. Quelques secondes de silence. Puis le prof se redresse, attrape son sac sur le bureau et court vers la porte comme pour s’échapper d’une maison en feu. Les élèves hurlent comme des animaux, hors de contrôle. ******* Tous les jours et toutes les nuits, je ne pense qu’aux loups de la Meute. Je n’ai plus d’appétit (= je n’ai plus faim). Mes notes ont chuté dans toutes les disciplines. Ma mère l’a enfin remarqué. - Léa, qu’est-ce qu’il se passe, ma chérie ? - Rien, rien, je suis fatiguée. Je suis peut-être malade. Je reste au lit une semaine, alors que je ne suis pas vraiment malade. Samia m’envoie des dizaines de messages mais je n’ai pas l’énergie pour lui répondre. Un matin, on sonne à la porte. J’entends une voix au loin, je n’arrive pas à la reconnaître. Ma mère entre doucement dans ma chambre. - Ma chérie, un de tes amis est venu prendre de tes nouvelles… Je n’arrive pas à deviner qui cela peut être. Je sors difficilement de mon lit et je me traîne jusqu’à la porte d’entrée. En apercevant mon «ami», je blêmis (= je deviens blanche). C’est Théo ! - Ça va, championne ? Comment ose-t-il venir chez moi ? - Je m’inquiétais pour toi, qu’est-ce qui t’arrive ? me demande-t-il. Je ne lui réponds pas. Ma mère m’observe, très étonnée. Il s’approche de moi et passe son bras autour de mon cou. Il me parle tout près, presque dans mon oreille - Ça va aller, hein ? On est ensemble, tu sais, rien ne peut t’arriver. Et puis tu es forte, championne, on peut te faire confiance, tu n’es pas une balance (= tu ne vas pas dire ce que nous avons fait), hein ?? On peut te faire confiance, hein ? Tu ne vas pas nous trahir, n’est-ce pas ? me dit-il en serrant un peu plus son bras autour de mon cou. Allez, tu me montres ta chambre ? - Non, Théo, je suis trop fatiguée. Salut. Je referme la porte. Je sais qu’il me le fera payer (= il va me punir). Mais peu importe, je ne peux plus le supporter. Mes yeux se remplissent de larmes. Ma mère me serre dans ses bras. - Il faut que tu me dises ce qui se passe, Léa. Tu ne peux pas rester comme ça, tu dois en parler, ma chérie. Ne t’inquiète pas, je suis là pour toi. Je m’effondre (= je tombe dans ses bras en pleurant). Elle me serre longtemps. Je me calme. Je lui parle vaguement (= un peu) de cette bande qui harcèle ce prof. Si je lui disais toute la vérité, elle serait trop effrayée et choquée. - Ne t’inquiète pas, maman, je gère, ça va aller. Je vais m’éloigner d’eux. J’ai d’autres amis. - Tu es sûre, ma chérie ? C’est vrai que nous aussi, à mon époque, on se moquait de nos profs, mais il faut faire attention… Elle n’a aucune idée de ce qu’il se passe dans cette classe. ****** Je retourne au lycée la semaine suivante. Ils recommencent leur harcèlement avec moi. J’entends leurs insultes, leurs moqueries : « C’est Léa qui sent mauvais comme ça ? Elle ne doit jamais laver ses fringues (= ses vêtements), c’est dégueulasse….». Je sens leurs regards qui m’encerclent, ils aspirent mon air, je vais étouffer. Je n’ai pas fait le loup sur mon poignet. Je tiens bon, ils vont se lasser (= ils vont arrêter). Je ne dois pas leur montrer que leurs mots me blessent. Je les déteste tellement, de faire ça et de m’avoir un moment rendue comme eux. Je voudrais qu’une bombe explose dans cette classe et que je sois la seule survivante. J’apprends qu’il n’y a pas eu d’histoire-géo depuis l’épisode de la poubelle. Quelque chose de terrible est arrivé. Je le sens, au plus profond de mon ventre. L’après-midi, le proviseur (= le directeur du lycée) se présente devant nous. Il nous regarde sévèrement. Immobile, il attend le silence complet. - Monsieur Fauchon sera encore absent pour un long moment. Il s’est passé des choses graves ces dernières semaines, sachez que les coupables seront tous bientôt identifiés. Un nouveau professeur arrivera dans la semaine. Je vous conseille de vous mettre tout de suite à vos révisions si vous espérez ne pas gâcher totalement votre année scolaire ! Théo, Cindy, Yassine, toute la bande, ils regardent leurs pieds. Ils sont lâches (= ils ne sont pas courageux), ils espèrent se faire oublier, maintenant. Je me demande s’ils regrettent. Je ne crois pas. Ils se croient encore supérieurs et intouchables. A la sortie, ils me suivent. Ils sont derrière moi, tout près, dans les couloirs, dans la cour, entre les portes de sortie. Devant le lycée, je me retourne d’un coup pour leur faire face. Je ne veux pas aller plus loin, je veux qu’il y ait des témoins quand ils me sauteront dessus comme des chiens. - Mais qu’est-ce que vous voulez ?? Lâchez-moi, je ne veux plus vous voir ! - Ha, ha ! Mais ce n’est pas toi qui décides, ma petite… Théo me regarde de haut, il serre le poing. - Tu n’es vraiment qu’une petite conne (= insulte). Tu nous as balancés, avoue ! (= tu as dit que c’est nous qui avons écrit l’insulte sur le mur). Cindy s’est mise à crier, devant tout le monde. Puis, en une fraction de seconde, c’est le chaos, je ne comprends plus rien. Quelqu’un fonce sur Théo et le frappe au visage. Celui-ci s’effondre de tout son long (= tombe brutalement) par terre, du sang coule de sa bouche. Je tourne la tête, Alex est debout, essoufflé. Il me regarde et il s’enfuit. Cindy hurle en levant les bras au ciel : - C’est qui, lui ? Il sort d’où ? Mais il est fou !! Je recule et je me sauve à travers la foule de lycéens, le cœur battant. ****** - Madame, monsieur, je résume : une plainte a été déposée à l’encontre de votre fille et de sept autres élèves de sa classe pour harcèlement à l’encontre de monsieur Jean-Yves Fauchon, professeur d’histoire-géographie. Le harcèlement, je vous le rappelle, se définit par la répétition de propos et de comportements avec pour but ou effet une dégradation des conditions de vie de la victime avec des conséquences sur la santé physique ou mentale de la personne harcelée. Dans notre cas, M. Fauchon a fait une tentative de suicide ( = il a essayé de se tuer). Il est hospitalisé depuis la semaine dernière. Par ailleurs, nous avons des preuves de cyber-harcèlement. Comme votre fille a plus de treize ans, elle risque une peine de prison jusqu’ à dix-huit mois et une amende jusqu’à 7500 euros. Si votre fille est condamnée par le tribunal, vous devrez verser cette somme d’argent à titre de dommages et intérêts. La voix du policier résonne dans ma tête. Plusieurs secondes passent, elles me semblent des heures. Il se tourne vers moi. - Il faut savoir, mademoiselle, que rien ne disparaît vraiment sur les réseaux sociaux. Je sais que vous avez fermé le compte, croyant tout effacer. Mais on retrouve toujours tout : les comptes, les mails, les vidéos sur Snapchat, n’importe quel message sur n’importe quelle messagerie. Tout. Toutes les images enregistrées sur vos téléphones, y compris celles supprimées, ont été récupérées. Donc, vous et votre petite bande, vous allez devoir assumer les conséquences de vos actes car des preuves, nous en avons des dizaines. Vous avez quelque chose à dire ? Je reste muette, trop accablée (= triste et choquée) pour répondre quoi que ce soit. Pendant le trajet de retour en voiture, je ne peux pas m’empêcher de pleurer. J’ai envie de vomir. Mes parents restent silencieux. Leur visage est figé dans la tristesse et la colère. Rien ne peut sortir pour le moment. Leur silence me glace. Arrivés à la maison, ils s’installent à la table du salon et me demandent d’en faire autant. Ma mère ouvre la bouche, enfin : - Comment as-tu pu faire une chose pareille, Léa ? Tu te rends compte de la cruauté (= la grande méchanceté) de tes actes ? Sa voix monte au fur et à mesure du flot des paroles. Elle hurle désormais : - Jamais tu n’as ressenti de pitié, d’empathie pour cet homme ? S’il était ton père ?? Je tente d’expliquer comment j’ai été prise dans l’engrenage (= un système dont on ne peut pas sortir) : - Si, bien sûr que j’ai eu de la peine pour lui, je l’ai dit aux autres mais ils m’ont obligée… Mon père se met très en colère, je ne l’ai jamais vu comme ça : - Quoi ?? Ils ne t’ont pas mis un couteau sous la gorge ! Tu ne peux pas décider par toi-même ? Penser par toi-même ? Agir par toi-même ? Tu es obligée de suivre les premiers idiots comme un mouton ? Tu as cru que, en groupe, la responsabilité serait divisée ? Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ?? Je ne peux pas me défendre, je craque, je les supplie : - Je suis désolée, je vous jure, je n’ai pas voulu ça. Je ne connaissais personne au début, je voulais avoir des amis… Après j’ai essayé de m’éloigner. Plus je parle, plus la colère monte. - Mais je ne voulais pas aller dans ce bahut ! Et vous n’êtes jamais là quand il faut. - Léa, nous t’aimons plus que tout, tu le sais. Nous ferons plus attention à toi, c’est promis. Mais ce sont des faits graves, il va falloir assumer. Tu vas changer de lycée, pour commencer. Je sais que ce n’est pas facile pour toi, mais dans cette situation, c’est nécessaire. Et vu tes notes, tu redoubleras ta seconde (= tu feras une deuxième fois ton année de C5). Les mots de ma mère sont presque un soulagement. Peut-être que je vais m’en sortir. Je réponds en murmurant : - Je comprends, je suis d´accord. Sans me regarder, mon père attrape ma main. Il la serre doucement. Ses yeux se remplissent de larmes mais il arrive à les retenir. - Pour la suite, tu devras payer une partie de l’amende de 7500 euros avec nous, quand tu auras travaillé cet été. Pour le reste, c’est à toi de voir avec ta conscience. Voir avec ma conscience. Sur le coup, je ne comprends pas ce que ça veut dire. ******* Je n’ai plus que deux semaines à tenir dans ce lycée. Après les vacances de Pâques, je change. La bande ne me parle plus, tant mieux. J’ai du mal à les imaginer chacun avec leurs parents au commissariat. Ils ont dû tout nier, forcément (= dire que c’est faux). Comment avouer : « Oui, je suis cruel (= très méchant), j’ai aimé harceler ce prof jusqu’au bout.» Rien ne peut expliquer ça. En classe, Théo essaie encore le faire le malin. Mais les autres ne le suivent plus, ils ne le regardent plus de la même façon, ils ne rient plus à ses mauvaises blagues. L’ex-roi du lycée n’a plus de public. Alors, petit à petit, il se calme, il s’éteint… et me laisse tranquille. Arthur s'assoit à côté de moi, il me demande si j’ai besoin d’aide, il me propose ses cours d’histoire-géo. - Je dois être le seul qui ait pris des notes, profites-en ! Tout le monde est au courant (= sait) de la plainte et de la convocation au commissariat. Il chuchote : - Allez, ça va aller, c’est fini. Tu vas passer à autre chose. Je l’admire d’avoir su ne pas tomber dans le piège, de rester sympa avec moi. J’aurais voulu avoir sa force. Essayer d’en convaincre un, puis deux, puis trois, pour faire cesser ce jeu cruel. J’aimerais remonter le temps et tenter le tout pour le tout. Je regrette tellement d’avoir manqué de courage. ****** Dans le bus, j’aperçois Alex, perdu dans ses pensées. Mon cœur s’emballe d’un coup. Il est temps de faire face. Je m’approche. - Salut. Il ne me répond pas, son regard est sombre. - Je voulais te demander… Comment va ton père ? dis-je doucement. Il tourne son regard vers moi, choqué. - Tu te fous de ma gueule ? (= tu te moques de moi ?) s’exclame-t-il soudain. Comment veux-tu qu’il aille, avec ce que vous lui avez fait, avec ce qu’il a subi, avec tous les médicaments qu’il a avalés ? Il hurle à présent : - Pourquoi tu me parles, de toute façon ? Dégage ! Tout le monde nous regarde. Alex me bouscule pour s’approcher de la porte. Il veut descendre. - Je suis désolée, lui dis-je en tentant de le retenir. Je me suis laissée entraîner… Il faut que je lui explique. - J’ai vu le compte Instagram, Léa, me lance-t-il, glacial. Vous n’êtes pas des loups, vous êtes des malades. Je ne veux plus jamais te voir ! - Alex, attends ! Je descends, je le suis. Il me fixe (= il me regarde très attentivement). - Rentre chez toi, Léa. Tu me dégoûtes. Dégage, je te dis ! Je le regarde s’éloigner. Une douleur violente me tord le cœur. Je ne tiens plus sur mes jambes, je m’accroupis au milieu du trottoir, en pleurs, tremblant de tout mon corps. Je hurle de douleur. Un couple de personnes âgées tentent de me relever. Je pars, je ne veux pas croiser leur regard de pitié. ****** Le lendemain, je croise Samia, c’est la première fois depuis que tout ça a éclaté. Elle vient vers moi, là, au milieu des autres, dans le couloir. Elle a compris la peur dans mes yeux. Elle me serre dans ses bras. - On se voit à la fin de la journée. Ne t’inquiète pas. Je hoche seulement la tête. En sortant des cours,j’ai d’un coup les idées claires. Je passe devant le bureau du proviseur. Je ne l’avais pas prévu , mais je frappe à la porte et j’entre. Je me lance, je ne peux plus faire marche arrière : - Monsieur, excusez-moi. Pour cette histoire, avec monsieur Fauchon, je suis tellement désolée. Je sais que c’est trop tard. J’ai tellement honte. J’ai compris trop tard. Il me regarde longuement, son visage est crispé. Il soupire : - J’espère vraiment que vous vous rendez compte de la gravité de tout ça, Léa. - Oui, je vous le jure. Je vous demande pardon, même si ça ne change rien… - C’est déjà un premier pas que vous venez de faire, mais ce n’est pas auprès de moi qu’il faut vous excuser. Il a raison. Je dois prendre mon courage à deux mains, jusqu’au bout. J’envoie un message à Samia : « Je te retrouve un peu plus tard, j’ai quelque chose à faire. Merci d’être là pour moi.» ****** J’appuie sur la sonnette en tremblant. Alex ouvre la porte. Il me regarde, ne dit rien. Lui aussi a les yeux rouges. Des larmes coulent sur mes joues. Je bégaie (= je dis en tremblant) : - Est-ce que je… je… je… pourrais lui parler ? Il finit par s’écarter pour me laisser entrer. J’avance doucement dans un couloir qui me semble très long. J’entre dans un petit salon, j’aperçois monsieur Fauchon enfoncé dans un grand fauteuil au fond de la pièce. Il n’a pas l’air surpris de me voir, il n’y a pas de haine dans son regard. Mon cœur bat de plus en plus vite, je m’apprête à faire la chose la plus difficile de ma vie. ****** Lors d’une convocation chez le proviseur, j’ai fini par parler de Théo et Cindy. Nous nous sommes fait renvoyer tous les trois. Le procès au tribunal a eu lieu deux ans plus tard. Je n’ai pas dormi pendant la semaine qui précédait. Monsieur Fauchon n’était pas là. Tous ceux qui avaient participé à l’expédition de l’inscription insultante sur le mur étaient présents, séparés les uns les autres par leurs parents. Revoir leur visage m’a donné le vertige. Lina, Emma et Samia étaient là pour me soutenir, je ne les remercierai jamais assez. Nous avons été condamnés à 3000 euros d’amende chacun. Je vais mettre longtemps à rembourser ma part. Peu importe. Pour moi, cette condamnation, c’est une façon d’enterrer la Meute. Définitivement. Quand je suis sortie de la salle du tribunal, j’ai découvert qu’Alex était là. Je ne l’avais jamais revu. Quand nos regards se sont croisés, il m’a souri.

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