psychologie clinique et psychopathologies plurielles 21-22.pdf

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SED 20 21 2022 PY00103T Psychologie clinique et Psychopathologies plurielles Université Toulouse - Jean Jaurès - Service d’Enseignement à Distance 5 allées Antonio Machado 31058 Toulouse cedex 9 Tel : +33 (0)5 61 50 37 99 - Mail : [email protected] – Site : sed.univ-tlse2.fr Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur-e Sommaire Psychologie Clinique et Psychopathologies Plurielles – 44 pages Laurent COMBRES Introduction - 4 pages CM : Psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse Leçons 1 à 5 – 38 pages le secteur « Psychopathologie, Psychologie de la Santé et Neurosciences présentera les leçons 7 à 11 accessibles en ligne Les modalités de contrôle des connaissances, éventuellement indiquées dans le document sont données à titre indicatif, sous réserve de validation par les départements de l’Université. Elles sont donc susceptibles d’être soumises à modifications. Pour vérification, connectez-vous sur le site de l’Université https://www.univ-tlse2.fr/accueil/formation-insertion/inscriptions-scolarite/le-controle-des- connaissances Introduction Cette partie de l’enseignement de PY0103 a pour objectif de vous présenter un modèle de la psychopathologie dite « syncrétique ». Cette notion de syncrétisme peut se comprendre à travers un modèle multidimensionnel qui prend en compte : les origines, l’histoire et l’évolution de la psychologie en tant que science, mais aussi les découvertes scientifiques tout au long de ces dernières 150 ans, ainsi que les influences externes sociales qui ont contribué à l’évolution de la psychologie Ce modèle, qui est souvent connu sous l’appellation « Cognitivo-comportementale » (nous parlerons dans cet enseignement d’approche « Thérapie Émotionnelle- Comportementale-Cognitive », soit TECC) propose la conceptualisation d’une approche scientifique en psychologie clinique et psychopathologie. L’objectif d’une approche scientifique en psychologie clinique et psychopathologie est d’élaborer une théorie qui prend en compte non seulement les spécificités de l’être humain – son corps, son cerveau, son contexte – mais aussi de proposer des moyens de prises en charge efficaces et validés empiriquement. Ces modalités de prises en charge font l’objet d’un corpus scientifique important démontrant l’efficacité de cette approche et permettent ainsi son évolution et amélioration depuis des années ainsi que pour les années à venir. Il est important de reconnaître qu’un modèle explicatif scientifique en psychologie ne peut expliquer qu’en partie les manifestations pathologiques. En effet, l’être humain est complexe et son contexte social et historique ne cesse de changer, d’évoluer. Il est donc important d’être attentif aux découvertes scientifiques, les comprendre et à identifier celles qui pourraient nous aider à mieux expliquer et comprendre la psychopathologie et ainsi que nous aiguiller vers indiquer vers une prise en charge hautement adaptée et efficace en psychologie clinique. Comment se déroulera cette partie du cours ? Cette partie du cours PY0103 a été conçue en étroite collaboration avec les équipes pédagogiques, celles qui interviennent dans l’autre partie de PY103 mais également avec celles impliquées dans la suite de votre formation, jusqu’au Master si vous souhaitez continuer après la Licence. Ce cours introductif vous fournira des bases solides en psychopathologie qui vous aideront à construire vos connaissances afin de pouvoir poursuivre vos études, et éventuellement, mieux comprendre les manifestations cliniques. Nous aurons chaque semaine un Cours Magistral (CM) qui aura comme objectif de vous présenter différentes théories et notions qui sont essentielles à connaître ; vous aurez également des chapitres à lire qui seront discutés en Travaux Dirigés (TDs) avec vos enseignants et les autres étudiants. Les CM ont pour objectif de vous présenter différentes théories situer dans la théorie présentée tout en étudiant les éléments connexes qui sont importants à connaître. Les TDs et les lectures proposées ont pour objectif de vous permettre de consolider vos connaissances. L’objectif de cette partie de cours est de vous aider non seulement à apprendre et à découvrir des notions essentielles en psychopathologie et psychologie clinique mais aussi à les comprendre dans leur complexité et à commencer à les appliquer dans le domaine de la psychologie. Ce qui est attendu de vous, les étudiants En SED, nous attendons non seulement votre assiduité physique (ou virtuelle) aux regroupements, mais aussi une lecture préalable des chapitres et documents rendus. Si nous vous proposons des chapitres à lire, c’est pour vous aider à connaître des auteurs actuels utiles auxquels vous pourriez faire référence par la suite. Les chapitres ont été choisis avec soin et attention au regard à vos des besoins pédagogiques mais aussi en tenant compte de votre temps. Nous sommes conscients que les étudiants en SED sont souvent employés à plein temps et ont aussi des vies personnelles riches et actives. Par conséquent, nous avons proposé un nombre limité de chapitres. Les lectures sont soit disponibles en forme électronique par le BUC (inscription et utilisation de vos comptes ENT nécessaire) soit seront déposés le site IRIS en cas d’indisponibilité en forme électronique. Les chapitres alloués en lecture représentent pour nous le minimum essentiel pour réussir ce cours. Les trois livres représentent des lectures approfondies indispensables en psychologie clinique et psychopathologie cognitive. Si vous souhaitez les lire en leur totalité, nous vous invitons à le faire. Cependant, nous sommes conscients que votre temps est limité et nous souhaitons que vos connaissances pour ce cours (discussions, examens) soient concentrées sur les chapitres proposés. Ces lectures sont identiques à celles qui sont proposées aux les étudiants inscrits en CT et CC en présentiel. Les cours de SED couvriront les mêmes thèmes que ceux présentés en CM aux étudiants en présentiel. Nous vous proposerons également les diaporamas utilisés en CM mais sans le commentaire d’un enseignant devant vous. De ce fait, vous seriez évalués sur le contenu des chapitres obligatoires et les documents SED. Pour chaque cours, vous aurez un document déposé sur IRIS. Les thèmes des cours seront les suivants : 1) La définition et la différenciation de la psychologie clinique et la psychopathologie en approche comportementale-cognitive-émotionnelle (TECC) 2) Les modèles de la normalité et de la pathologique (statistique, social, idéal, existentiel, fonctionnel) 3) Introduction à l’approche syncrétique de la psychologie clinique et la psychopathologie cognitive-comportementale 4) Les théories d’apprentissage et de conditionnement qui influencent la conceptualisation de l’approche TECC 5) L’arrivée des notions cognitives en psychologie et leur importance pour comprendre la psychologie clinique et la psychopathologie 6) Conclusion : Un modèle syncrétique impliquant l’apprentissage, le conditionnement, les émotions et la cognition qui contribuent à expliquer non seulement l’adaptation de l’individu mais aussi sont inadaptation ponctuelle qui résulte en une manifestation pathologique. Pour résumer, donc, votre obligation consiste en la lecture des chapitres (et nous vous encourageons de commencer dès à présent avec les éléments indiqués sur le site IRIS du cours) ainsi que la lecture des documents rédigés pour chaque thème du cours qui seront déposés sur IRIS le plus rapidement possible. Votre présence aux regroupements vous permettra de poser vos questions et, si le temps le permet, de discuter les notions et théories présentées avec nous, vos enseignants, ainsi qu’avec les autres étudiants. Notre souhait est vous proposer un accompagnement le plus constructif positif possible. Nous vous proposons un cours qui présentera les fondements de la psychologie clinique et psychopathologie cognitive-comportementale. Nous serons présents pour les regroupements pour répondre à vos questions et discuter avec vous de cette approche moderne et scientifique de la psychologie clinique et la psychopathologie. Bibliographie BOUVET, C. Introduction aux thérapies comportementales et cognitives (2ième édition). Ed. Dunod, 2020.  Disponible en ressources électroniques de la BUC sur le site « Cairn » BOUVET, C., BOUDOUKHA, A-H. 22 grandes notions de psychologie clinique et psychopathologie ; 2ième édition. Dunod, 2021.  Chapitres à lire seront déposés sur IRIS (nouveau livre non disponible sur « Cairn » en septembre 2021) CALLAHAN, S., CHAPELLE, F. Les thérapies comportementales-cognitives : Fondements théoriques et applications cliniques. Ed. Dunod, 2016.  Disponible en ressources électroniques de la BUC sur le site « Cairn » Lecture obligatoire Cours Bouvet, C. (2020) Bouvet et Boudouka Callahan et Chapelle (2021) (2016) 1 : Définitions -*- Chapitres 1 et 2 -*- 2 : Modèles normalité -*- -*- Chapitre 1 et pathologie 3 : Intro à l’approche -*- -*- Chapitre 3 syncrétique 4 : Conceptualisation Chapitre 1 -*- -*- psychopathologie – apprentissage 5 : Conceptualisation Chapitre 2 -*- Chapitre 2 psychopathologie TECC exhaustive 6 : Approche -*- -*- Avant-propos syncrétique conclusion L1 Psychologie UE PY 103 Psychologie Clinique et Psychopathologies Plurielles Secteur : « Psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse » Leçons 1 à 5 sur 6 (le secteur « Psychopathologie, Psychologie de la Santé et Neurosciences présentera dans un autre document les leçons 7 à 11) Page 1 sur 38 UE PY0101V Histoire de la psychologie et de ses idées : Psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse Comme dans les autres chapitres de la psychologie, il s’agit de s’interroger sur le fait humain à partir de la psychopathologie, de la psychologie clinique et de la psychanalyse. En un sens ce champ s’est constitué à partir de sa façon de répondre à une série de questions relatives au fait l’humain : qu’est-ce qui fait la spécificité de l’humain (de l’hominisation à l’humanisation, quel est le processus d’humanisation, quelles sont ses conditions de pérennisation et de transmission) ? Et quels faits sont spécifiquement humains ? Lesquels appellent et relèvent de la psychologie – de la psychologie clinique, de la psychopathologie, de la psychanalyse ? Force est de constater que de tous les « êtres vivants », l’humain est le seul qui parle. De ce fait il est immédiatement contraint de se poser à lui-même la question que la science pose aujourd’hui à propos de ses objets : que suis-je ? Il est alors le seul à devoir tenir compte de la réponse et de la nature de celle-ci : des mots. De tout temps les humains semblent avoir eu l’appréhension du fait que ce qu’ils sont comme objet du savoir général ne se confond pas avec la réponse à la question de ce qui fait la spécificité de chaque « individu » qui compose la foule humaine. Telle est au fond la matrice d’une division qui prendra divers noms dans l’histoire (nature et culture, corps et âmes, individu et sujet, sciences dures et sciences humaines…) à laquelle la psychologie clinique, la psychopathologie et la psychanalyse respectivement se dévoueront. Chaque époque a secrété sa propre anthropologie – la notre n’y coupe pas – et les disciplines scientifiques portent la marque de leur temps. De sorte que nous allons tenter de croiser les conceptions du fait humain dans le champ que nous étudions, avec les discours qui trament chaque époque : et nous soupçonnons que les « psychologies » surgissent soit pour servir le discours dominant, soit pour le contrarier. Car à la différence d’autres chapitres de la psychologie, le départ est pris dans les souffrances psychiques concrètes que les « individus » éprouvent du fait de leur fonctionnement psychique, mais également de leur difficulté à se loger, avec leur propre réponse à la question de ce qu’ils sont, dans le vivre ensemble qui leur est contemporain. La psychopathologie, la psychologie clinique, la psychanalyse sont à prendre comme les réponses d’une époque pour traiter (guérir ? éradiquer ? transformer ?) ce que chacun présente alors comme « symptôme » et comme les enseignements tirés sur le mode de fonctionnement et le « soin » psychiques. On verra que ces termes devront être précisés en fonction des problèmes, des théories et des époques examinées. Pour plus de commodité, nous désignerons parfois ce chapitre par le premier terme du titre : « Psychologie clinique ». D’ores et déjà le chapitre est découpé en quatre leçons : 1) Des origines du soin à la science moderne ; 2) Deux réponses à la modernité : la psychopathologie et la psychologie clinique moderne ; 3) Les psychologies de la santé et la postmodernité. 4) Sigmund Freud et la naissance de la psychanalyse ; A ces 4 leçons s’ajouteront deux autres leçons plus spécifiquement sur l’histoire du mouvement psychanalytique : 5) Histoire de la psychanalyse 1 ; 6) Histoire de la psychanalyse 2. Page 2 sur 38 Chapitre 1 : DES ORIGINES DU SOIN A LA SCIENCE MODERNE (rédaction : Sidi Askofaré, Laurent Combres, Florent Poupart) 1. Archéologie du soin (Michel Foucault) De tout temps et en tous lieux il y a eu soin. Mieux, cette universalité du soin se double de son caractère non spécifiquement humain. De ce point de vue, on pourrait faire une “ histoire naturelle ” du soin, voire son éthologie. Car avant d’être une activité et une pratique humaines, le soin apparaît et peut être défini d’abord comme un comportement animal contraint par l’instinct. A partir d’une certaine échelle dans l’évolution animale, la survie de l’individu n’est possible en effet qu’à la condition qu’un certain nombre de soins - de l’alimentation à la protection en passant par la chaleur, l’abri etc. - lui aient été prodigués. Le soin donc, au sens générique, n’est pas spécifique à l’homme et ne le spécifie pas. Ce qui spécifie l’humain dans cette problématique du soin, c’est la paradoxalité que lui impriment deux déterminations particulières avec lesquelles nous relisons, rétroactivement, les pratiques ancestrales : a. En raison de la “ prématuration spécifique de la naissance ” - inachèvement anatomique du système pyramidal, impuissance motrice, dépendance du nourrissage -, le petit d’homme exige pour son développement et son autonomisation un temps très long d’élevage et donc de soins : l’enfance ; b. Ces soins se déploient dans un espace, un univers de langage, avec a minima quatre conséquences importantes : 1. La dé-naturation du soin qui cesse d’être instinctuel pour s’élever à la dignité d’une pratique culturelle du simple fait de l’empreinte langagière qu’il reçoit (cf. les cuisines, le maquillage, la coiffure…) ; 2. La prise du soin dans le langage le plie au bon vouloir d’au moins un autre parlant – soit, aux conditions subjectives (le soin se désire, s’érotise, s’interprète…) – et le soumet à la nécessaire dépendance d’un autre parlant – dialectique intersubjective du lien - et à la disparité subjective qu’impose l’aliénation signifiante à l’Autre (le soin devient non seulement quelque chose qui se donne, mais aussi quelque chose qui peut se demander, se refuser, se négocier, etc.) –. 3. A un niveau plus radicalement social, sur le plan de la Cité, le soin se professionnalise, de manière restreinte d’abord, puis de plus en plus élargie jusqu’à se stabiliser en des fonctions sociales plus ou moins éminentes (prêtres, sorciers, guérisseurs, etc.) ; 4. Cette pratique de soin ne reste presque jamais à l’état d’une pratique muette, d’un faire brut que ne précède, que n’accompagne ou que ne reprend aucun savoir. Les pratiques de soins sont toujours prises dans des savoirs, dans des discours qui les fondent, les justifient, les orientent ou les éclairent. Il est nécessaire de distinguer, d’un côté, les savoirs qui fondent et justifient des pratiques qui s’ordonnent à partir de leurs énoncés indialectisables - c’est-à-dire en général des mythes, des dogmes religieux ou idéologiques - et de l’autre, des savoirs qui résultent de l’élaboration critique et rationnelle d’une expérience (mieux d’une pratique réglée). 2. La science moderne : avènement et incidences 2.1. Les caractéristiques de la science moderne Dans la mesure où nous avons choisi comme boussole la science moderne, essayons de cerner ses caractéristiques. Nous appelons science aujourd’hui la pratique sociale qui vise la production de Page 3 sur 38 connaissances certaines ou en tout cas vérifiées et vérifiables. Cette science vise à décrire, à expliquer, à prévoir et si possible à reproduire. Elle s’inscrit dans un projet de maîtrise et de domination de la nature – son premier champ – et, au-delà, de tout ce qu’elle investit comme objet de recherche. Telle qu’elle est issue de la physique mathématique, c’est-à-dire en particulier de la mécanique de Galilée et de Newton, elle opère par réduction du complexe - au mesurable ; - au calculable ; - au prévisible ; - au reproductible ; - au manipulable (ce qu’on peut soumettre au changement en opérant sur des variables). D’où la question radicale de ce qu’elle devient dès lors que son objet n’est plus la nature – physique, astronomie, chimie etc., – ou le vivant végétal ou animal, mais le vivant animal parlant, le sujet humain qui tient son être et sa condition d’humain du langage, de la parole et de leurs incidences sur sa jouissance (ce vivant parlant est le seul capable de faire science). 2.2 Le sujet de la science moderne 2.2.1. Les pionniers La science moderne commence avec les savants qui ont eu le courage de réfuter le savoir accumulé jusqu’à eux, savoir auréolé de l’autorité de la tradition, parce qu’un fait d’expérience ou la rigueur d’un raisonnement s’y oppose. Ces savants découvrent qu’il y a du réel qui échappe au savoir présenté jusqu’à eux comme assuré et exhaustif, que le monde n’est pas tel que décrit par les savoirs qui font autorité : Aristote et La Bible, les deux mamelles de la scolastique. Ces nouveaux savants (Copernic, Galilée, Huygens, Kepler, Newton, etc.) adoptent d’une part une posture qui consiste à interroger les savoirs établis, et d’autre part l’idée que le vrai dans la science se confond avec le vérifiable, ce qui se démontre et fait objet de consensus entre savants à l’exclusion donc de tout savoir révélé. Le gain de savoir obtenu à partir de là remet en cause les savoirs les mieux établis. Cette découverte a été accompagnée, sous l’impulsion de Galilée, de l’adoption du langage mathématique (langage sans parole) pour interroger la nature qui répond dans le même langage. On voit la difficulté et la gageure que représenterait l’ambition de la psychologie clinique pour faire science, soit d’exiger d’un sujet parlant qu’il réponde dans un langage de ce type qui est fondé sur l’univocité et la tautologie. 2.2.2. Le doute fondateur Les inventeurs et des découvreurs ne définissent pas la science moderne qu’ils mettent en œuvre Il revient à René Descartes de prendre d’en prendre acte. Si ses travaux de physicien n’ont pas marqué l’histoire des sciences, il est celui qui a donné à la science moderne ses fondements de raison. Dans deux de ses ouvrages, les Méditations métaphysiques et le très célèbre Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, il s’interroge sur ce qu’est la science et sur la façon de conduire sa raison pour obtenir un savoir certain. Il est obligé de partir d’un constat. De tout ce qui lui a été appris par ses maîtres, il n’est certain d’aucun de ces savoirs dès lors qu’il les envisage en dehors de la garantie que leur confère leur énonciation par une autorité, un maître (Platon, Aristote, Hippocrate, Saint Thomas d’Aquin, etc.). Là où était la croyance au savoir appendue à l’argument d’autorité – c’est vrai parce qu’Untel l’a dit –, Descartes institue le doute. Il s’agit d’un doute méthodique (hyperbolique), c’est-à-dire un doute qui se veut une voie vers la vérité. Littéralement, ce doute est un remède contre le doute qui se trouve au principe de l’indécision et du choix. D’où l’expérience du Cogito qui consiste à se Page 4 sur 38 défaire de toutes les idées et de toutes les croyances, à se libérer de toutes les traditions et autorités pour parvenir à la certitude de la vérité. Pour nous, une conclusion se dégage déjà : le sujet qui fait la science, le sujet qui est l’agent de la science est un sujet qui parle, qui doute, qui n’est pas assuré de ce qu’il perçoit, qui ne sait pas si ses sens, sa sensibilité ou son entendement ne le trompent pas – il est « divisé » entre le savoir (de la science) et la vérité (la recherche d’une garantie). Paradoxalement ce doute qui le divise caractérise le sujet qui fabrique la science, le sujet qui exerce sa raison. C’est le sujet qui déclare : « Cogito ; dubito ». De ce point de vue s’intéresser à la psychologie c’est faire la théorie du sujet qui fabrique la science ! 2.2.3. Une expérience mentale Le Cogito est l’occasion d’une expérience mentale : “ Je pense » (« je m’introduis comme sujet du doute dans le savoir »), « je mets, constate le désordre dans le savoir » (aucune garantie par le maître ne résiste au doute), donc le sujet du doute existe” (donc « il y a du sujet »). Du coup il nous faut distinguer deux « sujets » : a) le sujet qui pense et qui énonce « cogito », c’est-à-dire le sujet de l’expérience mentale ; b) le sujet démontré, produit par l’expérience comme « fait de discours », le sujet qui s’écrit « ergo sum ». Insistons : le “ je suis ” sur lequel conclut l’expérience du Cogito est un “ je suis ” transformé en fait de science, en énoncé linguistique, que nous pourrions traduire par : « Il existe donc du sujet ». Ce sujet démontré comme objet de science n’est aucun sujet particulier. Chacun de nous peut réitérer l’expérience du Cogito, sans que le sujet démontré (le « ergo sum ») porte la moindre trace de la singularité de Descartes (de sa biographie par exemple) ni d’aucun de ceux qui refont la démonstration après lui. Il y a donc d’un côté le sujet qui fabrique la science (un être singulier) et de l’autre l’affirmation scientifique de l’existence du sujet déduit d’une expérience mentale. 2.2.4. La fabrication de l’objectivité Le savoir n’est scientifique que s’il privilégie dans le raisonnement la causalité formelle du type : si A (la pagaïe dans le savoir du fait de l’introduction du sujet du doute) alors (donc, ergo) B (il existe du sujet). Le savoir produit n’est dit scientifique que parce qu’il atteint à l’objectivité. Il est objectif parce qu’il exclut la marque de la subjectivité qui le fabrique. Dès lors qu’il est objectif et démarqué de la subjectivité (doute, sentiment, croyance, etc.) qui le fabrique, il est généralisable et tend à l’universel : il vaut pour tous les objets du même type, il est acceptable par toutes les subjectivités qui en prendront connaissance. Le savoir scientifique, c’est le savoir désubjectivé ! A noter que Descartes divise le champ du savoir en deux (et du même coup enregistre la division du sujet lui-même). D’un côté (côté « ergo sum ») il y a le registre de la nature où ne se rencontrent que des objets (de la science) muets, ainsi fabriqués, relevant de la science physique (science de la nature), tel le corps humain doté de qualités et de caractéristiques à étudier : le sujet est objet d’étude (la cognition, les lois de la pensée, etc.). De l’autre côté (côté « Cogito »), « à côté » (méta) de la physique il y a donc le registre de la métaphysique où Descartes exile le sujet de la parole, du doute, de l’affect, etc. On le voit, les sciences dures et les sciences « humaines », celles qui vont s’interroger sur le sujet, prennent leurs sources dans la même expérience. Dès lors, on voit que, avec l’opération cartésienne, la science isole le sujet qui la fabrique, elle définit la catégorie de sujet, mais elle le rejette dans le même temps comme ne relevant pas de son champ. Ainsi, elle est capable d’étudier et de produire un savoir sur la reproduction humaine, mais pas sur l’amour, le désir ou la sexuation (non pas l’anatomie, mais la question de ce que signifie être homme ou femme, ainsi que la façon dont chacun choisit et s’oriente Page 5 sur 38 vers son sexe propre…). Nous pouvons faire l’hypothèse que surgira de ce qui est ici exclu et rejeté le terrain où s’exercera l’interrogation et la recherche psychologique, spécialement clinique. En toute logique, le sujet de la science (le sujet qui fabrique la science et le sujet de la civilisation scientifique, le sujet divisé entre savoir et vérité) c’est le sujet de la clinique, le sujet auquel la psychanalyse notamment se consacrera. 3. La médecine moderne 3.1. Ses caractéristiques L’avènement de la science moderne renouvelle de fond en comble la physique et les disciplines connexes. Ce bouleversement se retrouve dans les grandes caractéristiques de la médecine moderne. Nous en retiendrons quatre principales : naissance d’une médecine expérimentale et d’industries liées aux soins ; formation du médecin qui sacrifie tendanciellement l’art médical, la relation clinique au profit de la formation scientifique et technique ; hyper spécialisation des médecins due aux progrès fulgurants des connaissances et des appareillages ; clivage voire conflits entre recherche fondamentale et recherche clinique. D’où les problèmes récurrents relatifs à la formation des médecins voire à leur identité professionnelle. Indiquons ici que nous aurons à revenir sur l’avènement d’une autre cause de bouleversement : l’invention de la psychanalyse, qui introduit, avec l’invention freudienne de l’inconscient, l’idée d’une détermination spécifique, proprement psychique, à côté des déterminations naturelles. 3.2. La clinique médicale Le mot clinique dérive du grec Kliné qui signifie lit : il désigne la pratique qui s’exerce au pied du lit du malade, au un par un, donc. La clinique médicale se définit par le dispositif de traitement, par sa méthode et ses objectifs, par l’appareillage conceptuel qu’elle induit à chaque niveau (dispositif, objectif, méthode). 3.2.1. Le dispositif clinique L’âme étant mise de côté (renvoyé du côté de la métaphysique), la science s’occupe du physique, du corps, du soma. Cette objectivation du corps s’épanouit avec la possibilité de la dissection et de l’autopsie interdites jusque là par l’Église (qu’on se souvienne des ennuis de Léonard de Vinci… et de La leçon d’anatomie de Rembrandt). L’objectivation du corps s’accompagne de la promotion d’un regard et d’une écoute objectifs, désubjectivés (ce sont des signes que l’on cherche à capter et non plus des messages). Cette écoute est d’ailleurs appareillable (loupe, microscope, stéthoscopes, ancêtres des appareils modernes : IRM, ). Cette double objectivation s’accompagne justement de la promotion d’une séméiologie, d’une science des signes qui exige la prise de notes, des descriptions détaillées (cf. Michel Foucault, La naissance de la clinique)... 3.2.2. Démarche et objectif La description autorise classement et calcul : diagnostic : identification des maladies (les signes observés trahissent une entité invisible, la maladie, dont la première question qu’elle pose est de savoir si elle existe ou si elle n’est qu’une fiction, une construction langagière) ; Page 6 sur 38 nosographie : description de la pathologie (y compris de son évolution, de ses mutations, etc.); étiologie : science des causes ; pronostic : évolution supposée (guérison, à quelles conditions, ou mort) ; et, bien sûr, traitement(s) (= thérapeutique) : guérir, soulager, réduire, accompagner…). 4. Vers une autre clinique L’invention de la science moderne (la physique mathématique), au-delà des progrès de la médecine, bouleverse non seulement tout le champ du savoir, mais aussi l’ensemble des repères culturels et en particulier métaphysiques. Métaphysiques antiques, théologies chrétiennes (malgré leur Réforme et Contre-réforme) et leurs noces scolastiques avec l’Université, deviennent insuffisantes pour répondre, voire simplement poser la question de la subjectivité nouvelle. Une psychologie nouvelle est requise qui rende compte du fonctionnement psychique du sujet du temps de la science. 4.1. Une clinique née de l’échec Il était inévitable que la médecine rencontrât des échecs. Il y en eut de deux types : a) les premiers liés à l’état (aux limites) du développement de la médecine organique ; b) les autres liés au fait que les pathologies observées (troubles du caractère, des conduites, des comportements…) ne semblaient pas relever de l’organicité, quels que soient les progrès à espérer dans ce domaine. C’est de ce deuxième constat qu’est née l’idée d’attribuer ces pathologies inexplicables en première lecture par la physique (par le biologique, c’est-à-dire par la science médicale de l’époque), à ce qu’elle laissait de côté : le sujet de la parole, du doute, etc. – bref, de la métaphysique. D’où, à côté du médecin (medicus, en latin) de l’organisme (soma), l’avènement d’un médecin (iatros en grec) pour les maladies (pathos) de l’âme (psyché) : un psychiatre pour les pathologies psychiques, les psychopathologies (attention : le terme va changer de sens et signifier non plus les maladies de l’âme, mais les théories du fonctionnement maladif du psychisme ainsi que la réflexion sur les théories de ce fonctionnement). 4.2. Les pionniers Nous ne serons pas surpris de noter l’influence de la réflexion philosophique et politique, déjà rencontrée avec les Grecs – ici, l’incidence des philosophes des Lumières (Rousseau, Diderot, etc.) et de la Révolution française avec ses « droits de l’homme et du citoyen » : le sujet est responsable de sa position, et le psychiatre est d’abord un clinicien, un observateur…En France :Philippe Pinel (1745-1826), associé au surveillant-chef Pussin, reste dans les mémoires pour la libération des fous et la promotion du traitement moral (Cf. Marie Didier, Dans la nuit de Bicêtre, Gallimard, « L’un et l’autre »)…Etienne Esquirol (1772-1840) considère la folie comme un champ unitaire à côté de la médecine biologique, dans lequel on peut discriminer des états : manie, monomanie, hypomanie (littéralement une sous-manie, une manie atténuée), stupeur, démence…Jean Martin Charcot (1825-1893) s’illustre d’abord grâce à la méthode anatomo-clinique qui lui permet d’individualiser certaines scléroses et affections rhumatismales. Mais la même démarche l’oblige à reconnaître que l’hystérie ne peut être due à des lésions organiques, mais tout au plus à des lésions fonctionnelles…En Allemagne : Emil Page 7 sur 38 Kraepelin (1856-1926) considère la folie comme une maladie (psychose), et met l’accent plus sur l’élaboration théorique que sur la clinique ; il produit le premier Traité de psychiatrie et longtemps le plus important et le plus systématique de la pathologie mentale… 4.3. Une clinique de l’observation Le champ de la psychopathologie n’est pas homogène. Nous pouvons nous y orienter à partir d’une question sous-jacente à toutes les pratiques et théories qui le composent : quel sort faire (ou est-il réservé) à la souffrance du sujet ? Dans tous les cas, cette question amène les cliniciens à réaliser un recueil de données caractéristiques, voire des sortes d’exemples (le cas “ type ”, la vignette clinique, le paradigme), sur la base desquels ils s’appuient pour tenter de dégager des catégories, des régularités, des structures voire des lois générales. La multiplicité des conceptions relatives à la psychopathologie (aux “ maladies mentales ”) est bien sûr le premier résultat notable. Elles oscillent entre deux pôles : l’application des principes de la médecine organique dans le domaine de l’âme (la psychiatrie) et le relevé du témoignage propre du patient (la psychanalyse). Ce faisant, elles butent sur l’irréductibilité de la singularité de chacun aux savoirs établis : passer du cas (du singulier) à la théorie (au général) ne se fait pas sans perte, perte qui pousse au renouvellement doctrinal. Dans un premier temps cette exploration (observation) clinique (qui mobilise les sens : regard, audition, toucher, et même goût et odorat) débouche sur l’élaboration de grandes catégories nosographiques entre lesquelles le psychiatre espère répartir de façon exhaustive et sans recoupement les individus dits “ malades mentaux ” du type : les psychoses, les névroses, les perversions, les « états limites ». Les théories psychopathologiques s’efforcent de dégager pour chaque catégorie une description symptomatique précise qui prenne en compte l’évolution(dans le temps), un diagnostic, une étiologie, un pronostic et un traitement. Bibliographie : Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1961. Quétel C., Histoire de la folie. Paris : Taillandier, 2009. Sauret M-J, Alberti C. La psychologie clinique. Histoire et discours. Toulouse : P.U.M. ; 1995. Page 8 sur 38 Chapitre 2 : LA PSYCHOPATHOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE CLINIQUE MODERNE (rédaction : Sidi Askofaré, Laurent Combres, Florent Poupart) 1. Les grands modèles explicatifs en psychopathologie Nous distinguerons trois grandes catégories de modèles, en fonction de l’étiologie retenue : organogénétique (la cause de la pathologie psychique est à chercher dans l’organisme), psychogénétique (la cause est située dans le psychisme), sociogénétique (la cause implique la société, des facteurs politiques, culturels). Par ailleurs, d’autres modèles s’inspirent de la philosophie (phénoménologie psychiatrique), relèvent de l’intégrationnisme (combinaison de plusieurs modèles), ou de disciplines récentes (sciences cognitives). 1.1 Le modèle organogénétique. Il est calqué sur le modèle anatomopathologique ou anatomoclinique (Jean Martin Charcot, 1825-1893), emprunté à la médecine : il constitue le paradigme de l’orientation naturaliste. Il consiste à mettre en rapport un trouble mental (repéré à partir de ses manifestations : conduites et comportements) avec une atteinte organique (par exemple : un type de lésion cérébrale, ou un dysfonctionnement dans la neurotransmission). Cette approche tend à réduire l’écart entre neurologie et psychiatrie. Cette approche a permis deux évolutions majeures : - la découverte des médicaments psychotropes (neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, thymo-régulateurs, hypnotiques) : invention du premier neuroleptique, le Largactil, en 1952, par Pierre Deniker (1917-1998) et Jean Delay (1907-1987), ou l’efficacité du lithium dans la régulation de l’humeur dans le traitement des psychoses maniaco- dépressives ; - les progrès de l’exploration du cerveau grâce aux perfectionnements techniques (EEG, imagerie par résonance magnétique, scanner, etc.). 1.2. L’approche psychogénétique. Dans cette approche, l’origine du trouble doit être recherchée dans une détermination psychique : perturbation des relations précoces, traumatisme psychologique, etc. La psychanalyse, en introduisant l’idée d’une causalité psychique, est emblématique de cette approche. Freud a d’abord recherché l’origine des névroses dans un traumatisme sexuel précoce, avant de formuler la théorie du fantasme (1897), selon laquelle la réalité psychique présente la même efficacité traumatique que la réalité évènementielle. Toutefois, certains psychanalystes, notamment Jacques Lacan ont pris leur distance avec une conception trop étroitement psychogénétique. 1.3. Le modèle sociologique ou psychosociologique. Il pose la maladie mentale comme le résultat d’une perturbation de la relation à l’autre et au monde. Tout ce qui se présente comme crise ou dysfonctionnement social serait susceptible d’entraîner des troubles pathologiques. Ce qui entraîne l’idée que toute réparation psychologique passe par une remise en cause et un changement des liens sociaux dominants. 1.3.1. La Psychothérapie institutionnelle née à l’hôpital psychiatrique de Saint- Page 9 sur 38 Alban (Lozère) durant la guerre de 1939-45, sous l’impulsion de psychiatres comme Georges Daumezon (1912-1979), Lucien Bonnafé (1912-2003), François Tosquelles (1912-1994), qui a pensé exploiter le potentiel thérapeutique de l’institution et des pensionnaires eux-mêmes (assemblées générales, participation aux décisions et au travail), contre les effets de sur-aliénation liés au marquage psychiatrique ; 1.3.2. Mentionnons l’expérience de l’antipsychiatrie anglaise (Ronald Laing [1927-1989], David Cooper [1931-1986], Aaron Esterson [1923-1999]) et son travail avec les schizophrènes ; 1.3.3. La psychiatrie démocratique italienne (Franco Basaglia [1924-1980]) a obtenu par la voie démocratique l’abolition de toutes les institutions spécialisées en psychiatrie. Son combat (et sa pratique dans les hôpitaux de Gorizia, Parme et Trieste) est en effet à l'origine de la Loi 180 visant la suppression des hôpitaux psychiatriques adoptée en 1978 ; 1.3.4. La psychiatrie communautaire française ; a créé des lieux d’accueil parmi lesquels nous mettrons à part celui de Maud Mannoni [1923-1998] (Bonneuil) pour sa référence à la psychanalyse ; 1.3.5. L’Ethnopsychiatrie, qui tend à relativiser les manifestations psychopathologiques en les attribuant à une incompréhension culturelle ou en indiquant qu’au moins leur forme est tributaire de la culture du sujet (Geza Roheim [1891-1953], George Devereux [1908-1985], Marie-Cécile [1915-2008] et Edmond Ortigues [1917- 2005], Tobie Nathan , Marie-Rose Moro ). Ce modèle a permis en France la constitution de la sectorisation psychiatrique (Loi de 1985). 1.4. Un modèle issu de la philosophie : la phénoménologie psychiatrique. La phénoménologie s’intéresse à l’expérience vécue, au Dasein (la présence, l’être-là), au rapport au temps, à l’espace, et aux autres (Mit-sein). Elle est issue de la philosophie d’Edmond Husserl (1859-1938) et de son élève Martin Heidegger (1889-1976). Ludwig Binswanger (1881-1966) en a développé une application psychothérapique (la Daseinsanalyse ou analyse existentielle) ; Eugène Minkowski (1885-1972) a quant à lui introduit en France la phénoménologie psychiatrique, développée ensuite par Arthur Tatossian. Il s’agit de s’intéresser au vécu du malade, plutôt que de chercher à comprendre pourquoi il est malade : pas de recherche de causalités (organiques, psychiques ou sociales). La démarche phénoménologique implique justement une suspension du jugement (Epochè), des aprioris, des théories, pour rencontrer le malade dans son univers intime, pour découvrir en quoi sa maladie constitue pour lui une façon d’être au monde. Carl Rogers (1902-1987) s’est aussi inspiré de la phénoménologie pour développer son approche humaniste centrée sur la personne. Dans les « Conditions nécessaires et suffisantes d’un changement de personnalité en psychothérapie » (1957), il écrit que pour amener un changement en psychothérapie, il suffit que le thérapeute se montre congruent, c’est-à-dire pleinement présent psychiquement à la situation et à la relation avec le patient ; le thérapeute doit également faire preuve d’un respect inconditionnel et d’une compréhension empathique pour le vécu du malade. Page 10 sur 38 De son côté, Henri Grivois (ex-médecin chef des urgences psychiatriques de l’Hôtel- Dieu à Paris) a travaillé sur le vécu psychotique en psychose naissante. Il décrit comment le psychotique, dans les heures qui suivent la décompensation, avant même l’émergence d’un délire, vit une impression de centralité (sentiment indiscutable d’être au centre des préoccupations de l’espèce humaine) et d’indifférenciation intersubjective (perte des limites dedans-dehors, soi-autrui, vécu dans un mélange d’excitation et d’angoisse paroxystiques). Il encourage les cliniciens à consacrer du temps à Parler avec les fous (pour reprendre le titre de l’un de ses ouvrages, parus, en 2007), sans attendre l’éclosion délirante. 1.5. Les modèles éclectiques Eugen Bleuler (1857-1939), a proposé en 1911 de substituer le terme de schizophrénie à celui de démence précoce (Emil Kraepelin). Bleuler, chef de la célèbre clinique universitaire de Zurich (le Burghölzli), a travaillé avec plusieurs grands noms de la psychiatrie du début du XXème siècle, dont Carl Gustav Jung, l’un des plus proches disciples de Freud, avant leur rupture amicale et théorique au début des années 1910 (voir le film A dangerous method, de David Cronenberg, en 2011). Bleuler est sensible à la théorie psychanalytique de Freud, qu’il intègre dans sa théorie de la schizophrénie. Il distingue les signes primaires (d’origine organique) et les signes secondaires, expression d’une réorganisation psychique face aux signes primaires : les signes secondaires sont donc compréhensibles par la psychanalyse, ils expriment des « complexes affectifs inconscients ». Gaëtan Gatian De Clérambault (1872-1934) propose de repérer un « automatisme mental » à l’origine de toutes les psychoses : automatisation de la pensée, des affects, de la volonté ; le malade ressent sa vie psychique comme automatisée, autonomisée ; cette autonomisation est d’origine biologique, organique. Mais le patient va interpréter ce vécu en fonction de sa personnalité, de son histoire, des représentations propres à sa culture et à son époque (magie, possession, intervention divine, ondes, extra-terrestres, etc.), et de son « subconscient ». Cette compréhension de la psychose fut qualifiée de mécaniciste (« outrancièrement mécanique, écrira Henri Ey en 1934) : elle considère que les idées délirantes découlent mécaniquement, rationnellement, des impressions du malade, à partir d’une intelligence préservée. Le malade, sentant sa pensée fonctionner en-dehors de sa volonté, en déduirait naturellement qu’il est la proie de phénomènes surnaturels. Henri Ey (1900-1977) propose un modèle organo-dynamique. Il s’inspire des travaux du neurologue britannique John Hughlings Jackson (1835-1911) qui décrit le fonctionnement neurologique sous une forme hiérarchisée, avec plusieurs niveaux, les niveaux supérieurs contrôlant et inhibant les niveaux inférieurs. Henri Ey propose, de la même façon, de considérer une organisation psychologique hiérarchisée : - niveau des réflexes et des associations mnésiques (forme la plus archaïque) ; - niveau du jeu, des fantasmes, des rêveries, des tendances, des noyaux de la personnalité ; - activité adaptative, intelligence, volonté, conscience (forme la plus élaborée). Si le niveau supérieur est atteint (par un processus psychopathologique d’origine organique), le niveau inférieur, normalement bridé, contrôlé, se retrouve désinhibé. Dès lors, les complexes inconscients, propres à chaque individu, vont se manifester dans la symptomatologie. Comme son nom l’indique, ce modèle organo-dynamique prend en compte et articule les deux catégories de facteurs, organique et psychodynamique. Plus récemment, le modèle bio-psycho-social constitue une tentative de synthèse. L’état Page 11 sur 38 de santé de l’individu, sa « qualité de vie » (aspects physiques, psychiques et sociaux), est le résultat d’interactions complexes entre des facteurs biologiques (innés et acquis), environnementaux (relations précoces, éducation, stresseurs chroniques et évènements de vie) et socio-démographiques (âge, sexe, niveau socio-économique). On décrit des typologies de personnalité (type A, type C). Mais l’individu n’est pas passif : il interagit avec son environnement (notion de transaction) : on parle de stratégies de coping, qui permettent à l’individu de faire face à une situation stressante, en évaluant les caractéristiques de la situation et ses capacités à y répondre. Ces modèles sont développés par la psychologie de la santé, qui procède par des études statistiques et épidémiologiques pour repérer les facteurs, leur poids respectif dans la détermination et l’évolution de l’état de santé physique et mental, et les interactions complexes entre ces facteurs. Le modèle intégratif s’appuie quant à lui sur un parti pris épistémologique : il postule que chaque théorie détient sa parcelle de vérité, et s’efforce de rassembler tout ce qui peut s’élaborer au sein de la même doctrine en réalisant un travail d’intégration afin de gommer les contradictions et les disparités. Cela pose une question épistémologique : peut-on extraire un élément d’une théorie sans lui faire perdre sa pertinence ? Le risque est d’aboutir à un conglomérat hétéroclite, sans rigueur épistémologique, et d’aboutir à des applications psychothérapeutiques intégratives qui s’efforcent d’associer des méthodes psychanalytiques, cognitivistes, systémiques, humanistes, sans cohérence interne. 1.6. L’approche systémique. Il s’agit d’une application en psychologie et en psychothérapie, de la théorie des systèmes. Un système est un ensemble d’éléments qui interagissent selon des règles (par exemple : l’écosystème est constitué par une série d’espèces animales et végétales en situation d’interdépendance). Modifier la position d'un élément du système modifie la position de tous les autres élément ; modifier la position de l'ensemble modifie la position d'un élément en particulier. Cette théorie s’est développée essentiellement à partir des années 1950 ; elle est issue des travaux de la cybernétique (science des systèmes, étude des principes d’interaction, d’échange, qui a amené le développement des robots, de l’informatique, des réseaux, etc.). La théorie systémique en psychologie propose de considérer la famille comme un système : le patient n’est donc pas à considérer comme un individu isolé, mais comme un membre d’un système, soumis à des interactions et des modes de communication spécifiques. Le malade n’est que le porteur du symptôme familial, sa maladie est le seul mode de réponse possible à un fonctionnement systémique dysfonctionnant. Pour soigner le malade, il faut donc prendre en charge le système familial dans son ensemble. Un système est régi par quatre principes : - Le principe de totalité : les éléments constitutifs d’un système sont interdépendants ; si un élément change, tout le système changera, et inversement ; - Le principe de non-sommativité : le système n’est pas la somme des éléments qui le composent ; il possède sa propre dynamique ; - Le principe d’homéostasie (ou d’inertie) : tout système vise à sa propre pérennité ; il développe donc différentes stratégies pour éviter le changement, quitte à produire des troubles ; - Le principe d’équifinalité : des causes différentes peuvent avoir un même effet, et inversement ; il faut donc renoncer à toute causalité linéaire. La théorie systémique (Gregory Bateson [1904-1980] et de Paul Watzlawick [1921- Page 12 sur 38 2007], fondateurs de ce qu’on a appelé l’Ecole de Palo Alto), a mis en évidence un mode de communication paradoxale au sein de certaines familles de malades schizophrènes : il s’agit d’une incompatibilité entre deux messages envoyés, par exemple entre la communication verbale et non-verbale ; deux ordres incompatibles sont envoyés en même temps, avec l’obligation implicite d’y répondre, et l’interdiction tacite de repérer la contradiction (on parle de double bind, ou double contrainte). Selon la théorie systémique, ce type de biais de communication, s’il est répété et non-repéré par celui qui le reçoit, pourrait être à l’origine de troubles psychiques graves (notamment la schizophrénie). L’enfant « devient fou » en réponse au lien paradoxal qui l’unit à ses parents. L’approche systémique a donc développé des méthodes de thérapie familiale spécifiques, centrées sur les modes de communications au sein du système familial ou conjugal. La thérapie systémique possède ses propres méthodes : le contre-paradoxe (le thérapeute propose l’inverse de ce qu’il entend dans le double-bind), redéfinition des rôles, le recadrage (redéfinition d’un comportement ou d’une situation à partir d’un autre éclairage). L’entretien entre la famille et le thérapeute peut être observé par une équipe de supervision située derrière une glace sans tain ; les entretiens peuvent également être filmés. 1.7. Un modèle issu des sciences cognitives. Le modèle cognitivo-comportemental est l’héritier du behaviorisme : l’étude des relations entre des stimuli et des réponses comportementales (travaux d’Ivan Pavlov [1849- 1936] repris et poursuivis par Burrhus Frederic Skinner [1904-1990]). Le behaviorisme considère que les comportements anormaux et normaux ne diffèrent pas de manière intrinsèque : ils relèvent de mécanismes d’acquisition et de maintien correspondant aux lois de l’apprentissage. L’approche cognitive approfondit la démarche du behaviorisme, en s’intéressant à la « boîte noire », c’est-à-dire tout ce qui se passe entre le stimulus et la réponse : les cognitions, les croyances, les schémas de pensée, le système de signification de l’individu qui détermine ses réactions de façon automatique. La spécificité des processus cognitifs automatiques est d’être infraliminaire (ils se déroulent en-dehors de la conscience de la personne), rapide et demandent peu d’effort cognitif. Dans contexte, on considère l’individu sous l’angle du traitement de l’information (modèle informatique). Les troubles psychiques sont considérées comme des erreurs d’apprentissage (une phobie est l’association erronée entre le percept phobogène et l’affect d’angoisse) et des erreurs dans le traitement de l’information. Par exemple, un déficit de la fonction cognitive de formation d’hypothèses aboutit à des idées délirantes ; un déficit de la fonction de discrimination entre les phénomènes d’origine interne et ceux d’origine externe se traduit par une hallucination (le pensée propre prise pour une voix étrangère.), etc. Le modèle cognitivo-comportemental est étroitement articulé aux neurosciences, c’est-à-dire l’étude du fonctionnement cérébral, notamment par les moyens de l’imagerie. 1.8. Une démarche pragmatique et humaniste : la réhabilitation psychiatrique. Après-guerre, le contexte psychiatrique est confronté à deux phénomènes indépendants : - une critique de l’institution psychiatrique considérée comme aliénante, deshumanisante, iatrogène, qui pousse à inventer des alternatives à l’asile (mouvements anti-psychiatriques à travers le monde, notamment en Europe) ; - la découverte des neuroleptiques (années 1950) qui apporte une amélioration spectaculaire du sort de nombreux malades. Ce progrès facilite l’entrée de la psychothérapie dans le monde Page 13 sur 38 psychiatrique, et fait naître des espoirs nouveaux quant à la réinsertion des malades. Les décennies d’après-guerre verront alors se développer à travers le monde des méthodes, des techniques, des outils variés, visant à palier à la perte d’autonomie consécutive à la maladie mentale. C’est ce qu’on appellera la réhabilitation psychosociale, à entendre au sens anglo-saxon de rehabilitation : retrouver des habiletés perdues. Il s’agit d’un ensemble d’interventions qui tendent à augmenter les compétences psychosociales des patients désinsérés, et à agir sur la communauté pour faire en sorte que ces patients puissent y vivre. L’intérêt des soignants se porte de plus en plus sur le handicap d’origine psychique (qui trouvera un fondement juridique en France dans la « loi Kouchner » (2002) : il est défini comme la perte d’autonomie consécutive à la maladie mentale, à ses traitements, et à l’institutionnalisation (les malades passent souvent de nombreux mois dans les établissements hospitaliers, ce qui tend à aggraver leur perte d’autonomie). On développe des outils qui visent à ré-entraîner les fonctions instrumentales, cognitives et socio-cognitives perdues : rééducation à l’autonomie du quotidien, remédiation cognitive, entraînement aux habiletés sociales, psychoéducation, etc. On développe également des soins ambulatoires, un réseau de professionnels à l’extérieur de l’hôpital, et des lieux de vie adaptés aux malades, pour favoriser leur réinsertion dans la Cité. Il s’agit d’une démarche hautement humaniste : elle s’efforce de rompre avec l’infantilisation des malades en psychiatrie. Elle préfère parler d’usager de la psychiatrie, plutôt que de patient ou de malade. L’usager est invité à exprimer ses choix, il est respecté dans ses désirs. On doit toutefois noter que cette démarche risque de mettre de côté ce qu’elle devrait seulement compléter : le soin psychique, l’attention portée à la singularité, la subjectivité, qui est le propre de la posture clinique héritière de la psychanalyse. 2. Histoire et spécificités de la psychologie clinique La psychologie fut longtemps une sous-discipline de la philosophie ; son objet relevait de la métaphysique. Au XIXème siècle, elle s’efforce de s’autonomiser, en prenant pour modèle le paradigme expérimental des sciences naturelles. En France, c’est à Théodule Ribot (1839- 1916), philosophe, que l’on doit d’avoir milité en faveur de cette autonomisation. Il faudra attendre l’aube du XXème siècle pour voir émerger une psychologie clinique à proprement parler, c’est-à-dire indépendante de la médecine, et distincte de la méthode expérimentale. La psychologie clinique (une clinique non psychopathologique) naît en même temps aux Etats Unis, en France et en Autriche, mais dans trois registres différents : elle est fille de la psychologie expérimentale (naturaliste) aux Etats-Unis ; issue de la psychopathologie en France, et comme – expression malheureuse – une « psychologie des profondeurs » annonciatrice d’une psycho-analyse (devenue : psychanalyse) en Autriche (avec Freud, nous y reviendrons au chapitre suivant). 2.1. L’émergence de l’approche clinique en psychologie 2.1.1. Lightner Witmer (1867-1956) Psychologue américain élève de Wilhelm Wundt (1832-1920), serait le premier à avoir utilisé le terme de psychologie clinique lors d’une conférence, en 1896, devant l’Association Américaine de Psychologie. Il a ouvert la première « clinique psychologique » au monde, où il recevait des enfants perturbés. En France, c’est dans le champ de la psychopathologie et non de la psychologie expérimentale que le terme de psychologie clinique est apparu pour la première Page 14 sur 38 fois. 2.1.2. Jean Martin Charcot Les travaux de Charcot (1825-1893) sur l’hystérie marquent le passage à l’orientation nouvelle, qui ne réduit pas la psychologie à l’explication naturaliste : l’hystérie est une névrose qui n’est pas due à des lésions anatomiques mais fonctionnelles (la perturbation affecte le fonctionnement d’un appareil organique sans lésion organique). Le trouble fonctionnel ouvre la voie à une prise d’indépendance d’avec l’organicité (dans laquelle Freud se glissera pour fonder la psychanalyse). 2.1.3. Pierre Janet, pionnier de la psychologie clinique Pierre Janet (1851-1947) développe une approche réellement clinique (intérêt pour la singularité et la totalité de la personne) en ce qu’elle étudie à la fois le particulier et la totalité de la personne. Philosophe puis médecin avant de devenir psychologue, Janet est souvent présenté à la fois comme un adversaire résolu de Freud et comme celui qui revendiquerait contre ce dernier la découverte des fondements de la psychanalyse. Il soutient une thèse en philosophie, sur L’automatisme psychologique (1889). Il y distingue deux modalités du fonctionnement psychique : l’activité automatique et l’activité de synthèse. La maladie se définit par la prédominance des activités automatiques, la santé par un équilibre entre les deux types. Il travaille auprès de Charcot, avec qui il partage un intérêt pour l’hypnose et l’hystérie. Il dirige un laboratoire de psychologie de la Salpêtrière (de 1889 à 1910). Il met en évidence chez les hystériques une dissociation du champ de conscience aboutissant aux symptômes hystériques (c’est pourquoi ils peuvent être levés ou créés sous hypnose, qui reproduit une telle « dissociation »). Pour Janet, cette dissociation du champ de conscience est d’origine dégénérative (faiblesse des capacités de synthèse chez les hystériques). Pour Freud au contraire, cette dissociation n’est pas dégénérative ; elle est réactionnelle à un trop fort investissement de certaines représentations, qui sont isolées du reste du psychisme pour le protéger : Freud invente la notion de défense, et de refoulement, qui l’amènera à développer la théorie psychanalytique. 2.2. Première définition de la psychologie clinique en France Entre décembre 1897 et décembre 1901, deux psychiatres de l’Hôpital Sainte Anne, Paul Hartenberg et Paul Valentin, publient la Revue de Psychologie clinique et thérapeutique. L’ambition est polémique : défendre les thèses de Bernheim contre celles de Charcot. En effet, le contexte intellectuel français de la fin du XIXème siècle est le siège d’un conflit idéologique des rapports de l’hypnose et de l’hystérie : pour Charcot (Ecole de la Salpêtrière), l’état hypnotique est une potentialité morbide des hystériques (elles y sont plus sensibles que les autres), donc l’hypnose doit servir à étudier l’hystérie ; pour Hippolyte Bernheim et Ambroise- Auguste Liébault (école de Nancy) au contraire, l’état hypnotique et l’hystérie elle-même ne sont que des produits de la suggestion. Ils considèrent que Charcot crée artificiellement les grandes hystéries qu’il prétend étudier (il suggestionne ses patientes…). La revue propose une première distinction entre psychologie expérimentale et psychologie clinique, qui implique de définir la psychologie clinique : « La psychologie expérimentale isole et dissocie les éléments de la vie psychique. Elle suscite dans des conditions prévues d’avance, les phénomènes de sensation, de volition, d’idéations, qu’elle note et qu’elle mesure à l’aide de calcul et des instruments enregistreurs. Elle conduit à des moyennes d’autant plus satisfaisantes qu’elles sont plus abstraites et plus générales. C’est pour ainsi dire la mathématique de la psychologie. […] La psychologie clinique, au contraire […] observe la vie Page 15 sur 38 psychologique elle-même, considérée comme un tout concret et réel […], elle poursuit le développement, normal et pathologique de la personnalité, la tâche n’est pas de schématiser mais d’individualiser » (cité par Evelyne Séchaud, Psychologie clinique. Approche psychanalytique, Paris, Dunod, 1999, p. 6). 2.3. La naissance de la psychologie clinique universitaire. Daniel Lagache (1903-1972) est considéré comme le fondateur de la psychologie clinique universitaire française. Philosophe, médecin, psychanalyste, il fait partie de la seconde génération de psychanalystes, analysé par Rudolph Lowenstein (à l’instar de Jacques Lacan et Sacha Nacht : nous y reviendrons en détail dans la dernière leçon de ce cours). Il choisit une carrière universitaire, et enseigne la psychologie à l’Université de Strasbourg, puis à la Sorbonne à Paris. Il milite pour faire exister le métier de psychologue clinicien, souvent envers et contre ses pairs : psychologues, psychiatres, psychanalystes, qui y voient une menace. Il s’efforce de définir l’identité, les méthodes, et le champ d’action du psychologue clinicien. S’il tente sans relâche de fonder l’identité de la psychologie clinique face à la méthode expérimentale, il défend aussi l’unité de la psychologie. Il tient en 1949 une conférence devant un parterre de médecins : Psychologie clinique et méthode clinique, considérée comme l’acte de naissance de la discipline. Il y défend l’autonomie de la psychologie clinique, dont l’objet est « l’étude approfondie des cas individuels », c’est-à-dire « l’étude de la personne totale “en situation” », par opposition à la méthode expérimentale qui opère en isolant des variables. Si la psychologie clinique se voudrait profondément enracinée dans la psychanalyse, c’est au prix, pour Lagache, de conclure que “ le mot psychanalyse ne veut rien dire de plus qu’analyse psychologique ” : “ La psychanalyse a pour objet la personnalité totale, dans ses rapports avec le monde et avec elle-même… Ces rapports n’étant pas autre chose que des conduites, cette définition inclut la psychanalyse dans la psychologie conçue comme science du comportement des êtres vivants ”. Ego Psychologie et psychologie sociale sont les moyens utilisés par Lagache pour obtenir cette intégration de la psychanalyse dans la psychologie. L’affirmation de cette intégration aboutit à la création de la psychologie clinique et à sa leçon fameuse “ Psychologie clinique et méthode clinique ” (1949), dans laquelle la psychanalyse apparaît sous l’appellation d’ultra-clinique comme l’un des outils à la disposition du psychologue clinicien. Chacun a en mémoire sa définition de l’objet de cette psychologie – l’ « étude approfondie de cas individuels », i.e. de la personne totale en situation, de l’homme concret aux prises avec des situations concrètes – et ses buts qui ne sont rien moins que ceux déclarés impossibles par Freud : conseiller, guérir, éduquer… Cette psychologie clinique, dispose de sa propre autonomie, et d’outils spécifiques (l’entretien clinique, l’observation, les tests psychométriques, etc.). Il défend l’identité professionnelle du psychologue, et sa fonction thérapeutique auprès des patients, ce qui ne manquera pas de soulever quelques résistances dans la communauté médicale, notamment chez Eugène Minkowski et Henri Ey. La perspective (mise en acte par Lagache) de confier des psychothérapies à des professionnels non-médecins, apparaît à certains comme une hérésie. L’affaire Clark-Williams marque l’apogée de ce conflit, lorsqu’une psychanalyste américaine non-médecin, qui s’était vue confier des psychothérapies, se voit condamner en 1953 pour exercice illégal de la médecine. Pour sa reconnaissance comme discipline à part entière au sein de l’Université, la psychologie doit se dégager des études de philosophie, la psychopathologie doit sortir de la psychiatrie, et la psychologie clinique doit gagner sa place parmi les cursus de la psychologie aux côtés des autres sous-disciplines. En 1947, Daniel Lagache est choisi pour créer une licence de psychologie libre (hors cursus de philosophie) à la Sorbonne ; Page 16 sur 38 En 1955, D. Lagache prend la nouvelle chaire de psychologie pathologique de la Sorbonne et Juliette Favez-Boutonnier le remplace dans celle de psychologie ; En 1958, Juliette Favez crée le premier séminaire de recherche en psychologie clinique au niveau 3ème cycle ; En 1967, Juliette Favez propose un certificat de psychologie clinique en licence : protestation des médecins qui accusent les psychologues à la fois de leur voler leur clinique et d’exercice illégal de la médecine ; En 1968, la loi Faure crée les U.E.R. (Unité d’Enseignement et de Recherche) de psychologie ; viendront les D.E.S.S., Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées en psychologie (suivi de la mention de la sous-discipline : clinique, sociale, etc.), diplôme professionnel. Philippe Malrieu crée l’Institut de psychologie à Toulouse. Il faudra attendre 1985 pour que soit votée la loi réglementant l’usage du titre de psychologue, dès lors réservé aux personne diplômées d’un haut niveau en psychologie (DESS, devenu Master 2 Professionnel). Il s’agit d’un titre unique, pour toutes les sous-disciplines de la psychologie. Puis en 1996, la profession se dote d’un Code de déontologie, qui définit des règles d’exercice du psychologue, quelle que soit sa spécialité et son champ d’intervention. Il se fonde sur des principes de respect des droits de la personne, de compétence, de responsabilité et d’autonomie, de rigueur dans le choix de ses méthodes, de probité. Il s’applique aussi bien à la pratique du psychologue, qu’à la recherche et l’enseignement. Enfin, l’histoire récente est marquée par la règlementation de l’usage du titre de psychothérapeute (loi du 9 août 2004 ; décrets d’application du 20 mai 2010 et du 7 mai 2012). Les médecins psychiatres et les psychologues sont psychothérapeutes de droit (à condition, pour les psychologues, d’avoir effectué 500h de stage en établissement médical ou social ou médico- social). Les médecins non-psychiatres et les psychanalystes doivent suivre 200h de formation en psychopathologie et psychothérapie, et 2 mois de stage (en établissement sanitaire ou social ou médico-social). Les autres professionnels doivent se soumettre à une formation de 400h, assortie de 5 mois de stage. La psychologie clinique est une invention universitaire récente. Sa profession vient à peine de se doter de l'appareil législatif dont elle a besoin pour se soutenir (décret réglant la pratique de la psychothérapie). Il faut rappeler le rôle de Didier Anzieu (1923-1999) dans le succès de la professionnalisation (création du « Syndicat national des psychologues- psychanalystes » en 1953, inspirateur du code de déontologie des psychologues, interlocuteur du gouvernement relativement à l’écriture de la loi relative au titre de psychologue). La psychologie clinique porte avec elle le paradoxe lié au fait de s’intéresser rigoureusement au sujet que la science s'efforce d'exclure pour se constituer (cf. Foucault, Kühn, Prigogine, Stenger). Les cliniciens se référant à la psychanalyse tentent de se rassembler sous l’égide de la Psychopathologie clinique (Pierre Fédida [1934-2002], Roland Gori et André Sirota ont ainsi créé le Séminaire Inter Universitaire Européen d’Enseignement et de Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie aujourd’hui présidé par Alain Abelhauser). Bibliographie : Commission Nationale Consultative de Déontologie des Psychologues. (2012) Code de déontologie des psychologues. Foucault M., La psychologie de 1850 à 1950, Revue Internationale de Philosophie, vol. 44, n°17, 2/1990, pp. 159-176. Ionescu S. (1991) 15 approches de la psychopathologie. Paris : Armand colin ; 2015. Lagache D. Psychologie clinique et méthode clinique, L’Evolution Psychiatrique 1949 ; 14(2) : Page 17 sur 38 155-178. Ohayon A. La psychologie clinique en France. Eléments d’histoire. Connexions 2006 ; 85(1) : 9-24. Page 18 sur 38 Chapitre 3 – SIGMUND FREUD ET LA NAISSANCE DE LA PSYCHANALYSE (rédaction : Sidi Askofaré, Laurent Combres, Florent Poupart) 1. Sigmund Freud (1856-1939). Tout le monde sait que la psychanalyse est l’invention de Sigmund Freud. Neurologue viennois né dans l’actuelle République Tchèque, il est élève de Franz Brentano (au côté d’Edmond Husserl) qui enseigne l’intentionnalité, un concept scolastique (philosophie chrétienne médiévale) relu par Brentano. Tout phénomène psychique est intentionnel, au sens d’orienté vers un objet (concret ou abstrait) : une croyance, une pensée, une perception, un désir, est toujours « de quelque chose ». Pour Brentano, l’intentionnalité est le critère du mental : un phénomène est mental si et seulement si il est intentionnel, orienté vers un objet. Cette conception est reprise par Edmond Husserl en phénoménologie : la conscience est toujours conscience de… Chez Freud, l’intentionnalité se retrouve dans la notion de pulsion : le psychique est mu par des forces qui tendent, poussent, vers un objet (l’objet pulsionnel, l’objet du désir, de la haine, etc.). Freud se forme à la médecine, puis travaille en tant que médecin assistant dans un institut de recherche en physiologie, où il rencontre Joseph Breuer (1842-1925) à la fin des années 1870. De 1880 à 1882, Breuer traite Anna O (de son vrai nom Bertha Pappenheim), une patiente qui présente des hallucinations, des troubles de la vision, des paralysies d’origine hystérique. Breuer utilise l’hypnose pour faire raconter par Anna O des évènements traumatiques avec abréaction (décharge de la charge émotionnelle liée au souvenir traumatique et considérée comme à l’origine des troubles) : talking cure, méthode cathartique, « chemney sweeping » (ramonage de cheminée, selon l’expression de la patiente elle-même). Deux ans plus tard, Breuer raconte cette psychothérapie à Freud, qui s’en inspire pour sa théorie de l’hystérie. Ils publient ensemble en 1895 les Etudes sur l’hystérie, où est rapporté le cas Anna O de Breuer et quatre cas de Freud. La « guérison » d’Anna O fut très vite contestée, tant par les proches de Freud (en faveur de Freud) que par les opposants à la psychanalyse, qui y voient une mystification, un mensonge fondateur de la psychanalyse. Après son diplôme en 1881, il travaille en psychiatrie, puis en ophtalmologie et en dermatologie. En 1885, il vient passer 6 mois à Paris, où il rencontre JM Charcot : il lui propose de traduire ses travaux en allemand, et suit ses leçons sur l’hystérie. En 1886, il retourne à Vienne où il présente les travaux de Charcot sur l’hypnose. Il travaille 10 ans, de 1886 à 1896, en neurologie pédiatrique à Vienne. En 1887, il rencontre Wilhelm Fliess, un ORL berlinois, avec qui il va entretenir un échange épistolaire de 1887 à 1904 (cf. La naissance de la psychanalyse) : il soumet, dans ces échanges, ses premières spéculations théoriques sur le rôle de la sexualité dans la vie psychique et dans les névroses, le rôle décisif des fantasmes, du complexe d’Œdipe, la différence entre hystérie et névrose obsessionnelle, etc., sous forme de manuscrits qu’il fait lire à son ami. En 1889, très isolé sur le plan professionnel (ses prises de positions sur l’hypnose et l’hystérie lui attirent des ennemis), il va à Nancy rencontrer Bernheim (l’opposant majeur de Charcot sur la conception de l’hypnose et de l’hystérie). Il est choqué par l’usage de la suggestion, qui selon Bernheim devrait tout expliquer, et que Bernheim utilise de façon autoritaire sur ses malades. Au fil des cas traités, Freud abandonne l’hypnose, la suggestion, la méthode cathartique. Il découvre qu’il faut laisser le malade amener le matériel inconscient par la méthode des associations libres (cf. plus loin), et travailler sur les résistances (forces qui s’opposent à la levée du refoulement), et sur le transfert (réactualisation des relations passées dans la rencontre avec le médecin). Il s’intéresse au rêve, « voie royale vers l’inconscient » (L’interprétation des rêves, 1900) et aux actes manqués (Psychopathologie de la vie quotidienne, 1901) : rêves, Page 19 sur 38 oublis, actes manqués, lapsus, symptômes, partagent la même structure : leur contenu manifeste cache un sens caché, refoulé le contenu latent ; ils ont donc à être décodés, interprétés. Freud est l’un des premiers, historiquement, à utiliser le terme de psychologie clinique. Ecarté de l’université à cause de ses appartenances juives (cf. le rêve de l’oncle à la barbe jaune), il se tourne vers la psychiatrie de cabinet. Il invente une nouvelle discipline dont il écrit en 1899 : « Maintenant la connexion avec la psychologie telle qu’elle se présente dans les Etudes sur l’hystérie sort du chaos ; j’aperçois les relations avec le conflit, avec la vie, tout ce que j’aimerais appeler psychologie clinique ». Indiquons seulement que sa discipline lui paraîtra tellement nouvelle qu’il optera pour un nom nouveau : psycho-analyse, qui accentue la référence à la chimie (analyse en chimie : découpage d’une solution en ses diverses composantes, ex. analyse sanguine…). Plus tard, il utilisera aussi celui de métapsychologie (1915), pour intégrer les trois points de vue topique, économique et dynamique de la psychanalyse, soulignant ainsi l’écart aux théories psychologiques ambiantes : psychologie le manifeste, l’observable (pensées, émotions, comportements) ; métapsychologie le latent, le sous-jacent, inobservable mais dont on fait l’hypothèse). 2. La période « pré-analytique ». 2.1. Suggestion et hypnose Freud découvre l’hypnose chez JM Charcot (Paris) et la suggestion chez H Bernheim et AA Liébault (Nancy). Il en retire un modèle d’hystérie expérimentale : il est possible de créer un symptôme hystérique (un symptôme somatique sans fondement lésionnel organique : crise de convulsion, paralysie, etc.) en donnant un ordre sous hypnose (suggestion hypnotique). Le symptôme est attribuable à l’effet d’une représentation inconsciente. Freud en retire aussi l’idée d’une action thérapeutique : si l’on supprime le souvenir inconscient en le rendant conscient, le symptôme cesse. Seulement Freud se heurte à trois ordres de faits : a) certains hystériques ne se laissent pas hypnotiser b) d’autres ne se soumettent pas à la suggestion c) enfin, la levée du symptôme, quand elle survient, est seulement temporaire. Freud doit donc abandonner l’hypnose, en faveur d’une méthode plus longue, plus laborieuse, moins directive : la libre association du patient. Ce sont les associations libres qui mènent le discours, et guident la thérapie, et non plus le clinicien. Il ne s’agit plus de lever le symptôme par une injonction (suggestion) ni de provoquer de façon directive la remémoration d’un évènement traumatique (hypnose, méthode cathartique), mais de repérer comment le patient amène le matériel inconscient par ses associations, et surtout comment il s’en défend (résistances : silences, rupture dans le discours, transfert, attaques du cadre…). On analyse moins le contenu du discours que les résistances du sujet à se remémorer. Cette tâche est longue, mais indispensable. C’est là que naît la psychanalyse à proprement parler. Freud, 1917 (Introduction à la psychanalyse) : « Grâce à l'hypnose, en effet, l'existence de la résistance échappait à la perception du médecin. En refoulant la résistance, l'hypnose laissait un certain espace libre où pouvait s'exercer l'analyse, et derrière cet espace la résistance était si bien dissimulée qu'elle en était rendue impénétrable, tout comme le doute dans la névrose obsessionnelle. Je suis donc en droit de dire que la psychanalyse proprement dite ne date que du jour où on a renoncé à avoir recours à l'hypnose ». 2.2. Les paralysies hystériques et le refoulement D’où vient l’ordre inconscient symptomatique ? La réponse lui est fournie par ses Page 20 sur 38 travaux de neurologues sur les paralysies. Freud connaît les paralysies organiques : définies par des lésions dans le système nerveux, dont la construction en système permet d’expliquer pourquoi tel sujet présente une hémiplégie droite, gauche, une tétraplégie, une paraplégie : la forme de la paralysie est cohérente avec la lésion neurologique. Or il existe des paralysies qui n’obéissent pas aux lois de l’anatomie, pour lesquelles on ne découvre aucune lésion, et que pour ces raisons on qualifie de paralysies hystériques : paralysie de la cuisse seule, paraplégie des membres supérieurs seulement, perte de la fonction de la marche… Ces paralysies sont inexplicables par la logique neurologique. Freud découvre que chez ses patientes hystériques, la paralysie obéit à l’idée que ses patientes ont de leur corps. “ Ce n’est pas le bras qui est malade, c’est l’idée de bras ”. Ce n’est donc pas le corps organique qui est lésé, mais la représentation fantasmatique du corps, l’image inconsciente du corps, qui est atteinte. La lésion n’est pas organique, mais psychique : la lésion psychique est ce qu’il appellera refoulement : exclusion d’une représentation hors du champ de conscience, dans l’inconscient. 2.3. Le sexuel freudien Freud découvre que tous les souvenirs refoulés ont trait au sexuel, au sens psychanalytique qu’il en propose, et qui dépasse largement l’activité sexuelle génitale (à visée de reproduction) : toute activité qui produit une satisfaction par excitation rythmique d’une partie du corps (zone érogène) (ex. la succion chez le bébé). Au-delà de cette composante érotique, le sexuel est tout ce qui pousse le sujet vers l’objet (l’objet de son désir). Pourquoi le sexuel est-il susceptible d’être refoulé ? Cela se déduit du fait de l’hominisation : le sexuel a cessé d’être instinctif (réglé par les saisons, le rut, ou par les hormones, l’œstrus, le cycle menstruel féminin), il est devenu d’un autre ordre, celui du désir : n’étant plus instinctif, spontané, il devient une menace pour la perpétuation de l’espèce ; il faut donc élever des barrières, des garde-fous (cf son le travail de Freud sur le tabou de l’inceste, dans Totem et tabou). Donc il se conflictualise, devient source d’angoisse ; le désir sexuel peut même être traumatique. Ex. Dora (1905, in Cinq psychanalyses), est embrassée par M. K lorsqu’elle est adolescente ; le désir (supposé) provoqué par cette scène est trop intense, il est source d’angoisse, et se trouve refoulé ; il fait retour sous forme inversée : le dégoût. Le caractère traumatique du sexuel est, le plus souvent, en lien avec la sexualité infantile. Une scène à caractère sexuel est vécue dans l’enfance, sans être comprise. C’est seulement après la puberté, qu’un second évènement, éventuellement anodin, mais relié à la première scène par une chaîne associative, va révéler après-coup le caractère sexuel de la première scène, qui devient alors traumatique. Cette notion d’après-coup caractérise la temporalité psychique : l’histoire du sujet est réécrite à chaque nouveau récit, à chaque nouvelle rencontre (clinique), en fonction de ce qu’est le sujet dans l’ici et maintenant de la rencontre. Le psychologue clinicien ne travaille pas sur la réalité objective, mais sur la « réalité psychique » (idée selon laquelle la subjectivité a une réalité). 3. L’invention d’un nouveau dispositif. 3.1. L’expérience inaugurale : Emmy von N. Emmy von N. est une patiente de Freud (son cas est relaté dans les Etudes sur l’hystérie, 1895). Le 12 mai 1889, elle intime à Freud l’ordre de se taire, de cesser ses suggestions, et de l’écouter. La psychanalyse naît avec l’abandon de l’hypnose et de la suggestion, en faveur de l’association libre, et la double découverte d’une sexualité traumatique et d’un inconscient qui ne peut jamais être remémoré (concepts forgés par la pratique de l’investigation de l’inconscient dans la cure). Page 21 sur 38 3.2. La règle fondamentale : l’association libre et l’attention flottante. Pour l’analysant (le patient), la situation analytique est une expérience (et non pas une expérimentation, qui est une soumission à une situation dont un chercheur manipule des variables) : le sujet fait l’expérience de son rapport à la parole, en se soumettant à la règle de l’association libre. Voici la consigne telle qu’elle est décrite par Freud en 1913 : « Votre récit doit différer, sur un point, d’une conversation ordinaire. Tandis que vous cherchez généralement, comme il se doit, à ne pas perdre le fil de votre récit et à éliminer toutes les pensées, toutes les idées secondaires qui gêneraient votre exposé et qui vous feraient remonter au déluge, en analyse vous procèderez autrement. Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles ont passé par le crible de votre critique. […] Ne cédez pas à cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez à le faire ou justement à cause de cela. […] Donc, dites tout ce qui vous passe par l’esprit. Comportez-vous à la manière d’un voyageur qui, assis près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu’il se déroule à une personne placée derrière lui. Enfin, n’oubliez jamais votre promesse d’être tout à fait franc, n’omettez rien de ce qui, pour une raison quelconque, vous paraît désagréable à dire. ». Pour le psychanalyste, la posture est celle de l’attention flottante : c’est le pendant de l’association libre, du côté de l’analyste. Il s’agit d’une forme d’écoute qui implique la suspension des a priori, des attentes. 3.3. La règle d’abstinence, la fonction du cadre clinique ou l’éthique. Freud constate que le patient soumis à la règle fondamentale de l’association libre va être amené à répéter plutôt qu’à se souvenir : c’est le moteur du phénomène de transfert. En conséquence, le médecin va s’efforcer de « maintenir sur le terrain psychique les impulsions que le patient voudrait transformer en actes » : « Afin que le malade ne puisse se laisser aller à des impulsions capables d’entraîner des désastres, le médecin lui fait promettre de ne prendre, tant que le traitement se poursuit, aucune grave décision. Le malade ne doit ni opter pour une profession, ni choisir un définitif objet d’amour, mais attendre, pour ce faire, d’être guéri. » (1914). Dans cet effort, le meilleur allié du médecin est le transfert, qui permet « d’enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir » : la tendance à la répétition, de facteur d’échec devient levier thérapeutique, dès lors qu’elle est contrainte de ne se déployer que dans le transfert. Celui-ci est décrit par Freud comme une arène, où la répétition pourra être analysée, et en dernier ressort, dépassée. Pour cela, la répétition (qui vient en lieu et place de la remémoration) doit se voir priver le droit à la mise en acte : Freud formule ainsi ce que certains analystes considéreront plus tard comme la seconde règle fondamentale, la règle d’abstinence. Le pendant de cette règle d’abstinence, côté analyste, est formulé l’année suivante (1915) : Freud invite les analystes à ne pas répondre aux demandes de satisfaction formulées par les patients. Il met en avant l’intérêt d’une telle frustration pour les progrès de la cure, dans la mesure où les désirs non-satisfaits du malade constituent des forces favorisant le travail analytique. Cette posture est devenue au fil des décennies, plus qu’un principe thérapeutique, un Page 22 sur 38 principe éthique indissociable de la posture clinique : le psychanalyste, le psychologue, le médecin, peuvent être mis par les malades dans une position de savoir, d’autorité, dont il doivent absolument s’abstenir de profiter dans leur propre intérêt, sous peine de mettre à mal leur patient. Le clinicien (psychologue, psychanalyste), tout particulièrement, doit donc s’astreindre à renoncer à satisfaire ses propres désirs sur le dos du malade (quand bien même cela répond à la demande du malade lui-même…). C’est le rôle du cadre clinique et/ou de l’éthique, dont les fonctions seront étudiées à partir des années 1950 pour le cadre et 1959 pour l’éthique (cf Lacan, séminaire XVII). Pour certains, le maniement du cadre clinique fait aujourd’hui pleinement partie de la pratique d’orientation psychanalytique. Elle est fortement mise à contribution dans le travail clinique auprès des populations qui n’étaient pas traitées par Freud lui-même : les adolescents, les psychotiques, les états-limite, dont l’essentiel du traitement concerne le rapport au cadre, et notamment ses transgressions répétées. Pour d’autres, c’est la fonction de l’éthique qui est mise en avant, telle la prise en considération de la différence la plus radicale qui soit entre le clinicien (par exemple l’analyste) et le patient. 3.4. La métapsychologie : un cadre théorique pour décrire le fonctionnement psychique. Freud, dans sa définition écrite pour L’Encyclopédie (1922), avance que : “ Psychanalyse est le nom : 1° d’un procédé pour l’investigation de processus mentaux à peu près inaccessibles autrement ; 2° d’une méthode fondée sur cette investigation pour le traitement de désordres névrotiques ; 3° d’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique ”. La psychanalyse s’intéresse à ce qui est sous-jacent aux conduites psychiques, la mécanique invisible qui les sous-tend. Elle se propose de repérer les règles qui régissent ce « latent » (par opposition au « manifeste »), cette part d’ombre, et les liens entre le latent et le manifeste, entre les processus inconscients et les conduites psychiques observables. En cela, la psychanalyse est une « métapsychologie » : elle s’intéresse à ce qui est « derrière », « au-delà » (méta- en grec) des conduites psychiques observables (pensées, émotions, comportement). Cette métapsychologie propose de se représenter le psychisme selon trois points de vue : - le point de vue économique : les processus psychiques sont décrits en terme de circulation et de répartition de certaines quantités d’énergie, qui investissent des représentations (sur le modèle du fonctionnement neurologique : la formation de neurologue de Freud a profondément imprégné la conception psychanalytique). Freud décrit ainsi un le psychisme comme un « appareil à traiter les excitations » ; - le point de vue dynamique : les phénomènes psychiques sont considérés comme l’expression manifeste de forces exerçant une certaine poussée et cherchant à se décharger : les pulsions (sur le modèle, là encore neurologique, de l’arc-réflexe). La pulsion est définie comme une poussée qui fait tendre l’organisme vers un but. Elle trouve sa source dans le corps, mais elle a deux représentants dans le psychisme : les représentations (images, mots, idées) et les affects (quantité d’énergie psychique). Les pulsions entrent en conflit, suscitant l’angoisse et la mise en branle de mécanismes de défense. Cet aspect de la métapsychologie amène parfois à qualifier la psychanalyse de théorie « psychodynamique » ; - le point de vue topique : la métapsychologie propose une représentation spatiale du psychisme. Celui-ci est divisé en « lieux psychiques » (« topos » en grec), traversés par de l’excitation : systèmes Inconscient, préconscient, et perception- conscient, puis à partir de 1920, les instances du ça, du moi, et du surmoi. Page 23 sur 38 A cela, les auteurs dits post-freudiens ont proposé d’ajouter un point de vue génétique (au sens de développemental), en référence aux travaux de Freud dès 1905 (Trois essais sur la théorie de la sexualité) sur les stades de développement de la libido (stades oral, anal, phallique, période de latence, et enfin phase génitale à la puberté). Chaque stade est marqué par une zone érogène, un mode de satisfaction sexuelle, et un mode de relation d’objet prévalent. Pour d’autres, et en particulier Lacan et ses élèves, les topiques freudiennes seront reprises au travers de ce qu’il appellera la topologie, où prévaut une logique de contingence plus que de développement. Ce n’est donc plus un stade qui prime mais une modalité de rapport à l’objet (objet a) dont les différentes formes dans les pulsions ne sont que des montages, des constructions (pulsion orale, anale, scopique, invoquante). Bibliographie : Castarède M-F. Introduction à la psychologie clinique. Paris : Belin ; 2003. Freud S. (1909) Cinq leçons sur la psychanalyse. Paris : Payot ; 2010. Freud S. (1915-1917) Métapsychologie. Paris : PUF ; 2010. Sauret M-J, Alberti C. La psychologie clinique. Histoire et discours. Toulouse : P.U.M. ; 1995. Page 24 sur 38 Chapitre 4 – UNE BREVE HISTOIRE DE LA PSYCHANALYSE (I) L’essor du mouvement (Vienne, Londres) (rédaction : Laurent Combres) Nous avons vu comment, à partir de la fin du XIXème siècle, Sigmund Freud a progressivement élaboré une nouvelle discipline, la psychanalyse, fondée sur l’hypothèse d’une vie psychique inconsciente, et l’expérience clinique de la cure analytique. Une communauté s’est progressivement développée autour de lui, d’abord essentiellement constituée de médecins pratiquant la psychanalyse, et contribuant à la diffusion et à l’évolution de la discipline. L’histoire du mouvement psychanalytique qui s’écrit depuis, est parcourue de conflits, de ruptures, de scissions, occasionnées par des désaccords parfois violents portant sur la théorie psychanalytique comme sur la technique de la cure. Nous allons sur les 2 dernières leçons de ce cours nous pencher un peu plus précisément sur cette discipline fondamentale qu’est la psychanalyse et depuis laquelle la psychologie clinique s’est aussi construite et se construit, avec, comme nous l’avons déjà vu dans le troisième cours, plus ou moins d’habileté. En effet, autant nous pouvons lire dans le travail de Daniel Lagache1 quels sont les buts, précis, qu’il a voulu donner à la psychologie clinique en France « conseiller, guérir, éduquer ou rééduquer », autant nous pouvons constater que ce qui est désigné ici avait quasiment déjà été pris et abordé par Freud mais comme des métiers impossibles « gouverner, éduquer et psychanalyser »2. Il peut donc y avoir parfois ainsi une contradiction radicale entre la psychologie clinique et la psychanalyse, mais cela sera toujours fluctuant selon qu’il s’agira d’avaliser une approche généraliste ou une approche singulière. Nous allons donc nous intéresser aux grandes lignes qui ont jalonné l’expansion de la psychanalyse avec, grâce et en opposition aux contributions les plus marquantes de son histoire. 1. Le groupe du mercredi et la société psychanalytique de Vienne Il n’y a pas, à proprement parler, de trace écrite de la première version du groupe qui fut fondé par Freud à l’automne 1902, quelques mois après sa rupture d’avec Fliess. En quelque sorte, il reprend ou met à l’œuvre quelque chose qui était cher à Freud lorsqu’il disait que « l’analyste ne doit pas vivre dans l’isolement, mais au contraire fréquenter d’autres gens avec qui il puisse échanger des idées et des expériences ». Ce que l’on peut apprendre dans les textes qui mentionnent l’activité du groupe, est que dès le départ ce groupe rassemble des gens « à la recherche d’idées et de principes directeurs nouveaux » leur permettant d’acquérir une meilleure connaissance de l’homme, mais intéressés aussi sur un plan privé au travers de difficultés personnelles et conjugales. Il semblerait que Freud l’aurait créé pour sortir de l’isolement dans lequel l’avait laissé d’abord sa rupture avec Breuer en 1894 et puis celle d’avec Fliess donc. Ce groupe travaillera donc pendant 4 ans jusqu’à s’ouvrir à d’autres à partir de 1906. Et bien sûr, Freud y eut une place de maître. Il y supporta une supposition de savoir et/ou de l’admiration, en tous les cas une position doctrinale qui faisait référence. Cette place se maintiendra aussi après 1906, non sans quelques embarras qui apparaîtront peu à peu, et donnant lieu à la dissolution puis la reconstitution du groupe ou d’autres groupes ; un peu comme si s’installait la nécessité d’une remise au travail systématique de tout groupe se revendiquant de la psychanalyse. 1 Lagache, D. « L’unité de la psychologie » 2 Freud, S. préface à « Jeunesse à l’abandon » d’Aichhorn (1925), et Analyse terminée et analyse interminable (1937). Page 25 sur 38 A partir de 1906 donc, le groupe s’ouvre à d’autre, et en particulier à Otto Rank, puisque c’est lui qui sera chargé du travail de secrétaire, et qui permet dont d’avoir accès aujourd’hui aux discussions qui ont eu lieu dans ce cercle à partir de 1906 ; cercle qui a pris le nom de Société psychologique de Vienne, pour devenir en 1908, à la suite du premier congrès de Salzbourg, la Société psychanalytique de Vienne. Du côté du dispositif donc « chaque semaine, ils discutent et débattent de points de doctrine, de questions, de cas, de thèmes variés, des diverses parutions, littéraires, psychiatriques, psychologiques, mais aussi artistiques, ainsi que de leurs articles à faire ou à publier ». C’est pour cela que nous pouvons situer le travail de ce groupe comme ayant été le point de diffusion et de discussion incontournable des premiers travaux de la psychanalyse. Tous les nouveaux psychanalystes n’y ont pas nécessairement directement contribué, mais à minima leurs travaux ont pu être sujets d’échanges, à commencer par ceux de Karl Abraham (Berlin), d’Ernest Jones (Londres) et de Sandor Ferenczi (Budapest). 2. Les pionniers contemporains de Freud 2.1. Karl Abraham Abraham, né en 1877 (mort en 1925), est initialement formé à la médecine, et est initi?

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