Plus rien ne pourra me blesser : Maitrisez votre esprit et défiez-vous PDF

Summary

Ce livre est un guide inspiré par David Goggins pour maîtriser son esprit et ses limites. L'auteur décrit son parcours personnel pour atteindre son plein potentiel et donner un plus grand impact sur le monde.

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À LA VOIX QUI RÉSONNE DANS MA TÊTE ET QUI N’A DE CESSE DE ME DIRE DE NE JAMAIS ABANDONNER ORDRE DE MISSION Disponibilité : 24/7 Mode d’action : mission solo 1. Situation Vous courez le risque de mener une vie si confortable et si...

À LA VOIX QUI RÉSONNE DANS MA TÊTE ET QUI N’A DE CESSE DE ME DIRE DE NE JAMAIS ABANDONNER ORDRE DE MISSION Disponibilité : 24/7 Mode d’action : mission solo 1. Situation Vous courez le risque de mener une vie si confortable et si ramollie que vous allez mourir sans avoir jamais atteint votre plein potentiel. 2. Mission Libérer votre esprit. Abandonner votre mentalité de victime pour toujours. Maîtriser tous les aspects de votre vie. Bâtir des fondations solides. 3. Exécution a. Lisez cet ouvrage de la première à la dernière page. Étudiez les techniques présentées, réalisez les dix challenges. Recommencez. La répétition endurcira votre esprit. b. Si vous œuvrez du mieux possible, cela vous fera souffrir. Cette mission ne vise pas à faire en sorte que vous vous sentiez mieux. Cette mission vise à ce que vous soyez meilleur et que vous ayez un plus grand impact sur le monde. c. Ne vous arrêtez pas quand vous serez fatigué. Arrêtez-vous quand vous aurez fini. 4. Niveau de classification. Il s’agit de l’histoire d’un héros. Vous êtes le héros. Par ordre de : David Goggins Signature : Grade et service : premier-maître, US Navy SEAL, retiré du service actif. INTRODUCTION Savez-vous réellement qui vous êtes et ce dont vous êtes capable ? Je suis persuadé que vous le pensez, mais ce n’est pas parce que vous le pensez que cela rend la chose réelle. Le déni constitue l’ultime zone de confort. Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas le seul. Dans chaque ville, dans chaque pays, à travers le monde entier, des millions de personnes écument les rues, le regard vide tels des zombies, accros au confort, épousant une mentalité de victime et inconscients de leur véritable potentiel. Je le sais parce que j’en rencontre et j’entends des témoignages tout le temps, et parce que, tout comme vous, j’ai été l’un d’entre eux. Moi aussi, j’avais une putain de bonne excuse. La vie m’avait plutôt maltraité. Je suis né brisé, j’ai grandi en recevant des coups, j’ai été pris pour souffre-douleur à l’école, et je me suis fait traiter de sale nègre plus souvent que je ne saurais m’en rappeler. Nous étions pauvres, dépendants des aides sociales pour survivre, logés dans des HLM alors même que mon état dépressif ne faisait qu’empirer. Je vivais au fond du gouffre et mon futur était aussi sombre qu’une pierre tombale. Très peu de gens savent ce que signifie réellement être au fond du trou. Ce n’est pas mon cas. C’est comme être englouti par des sables mouvants. Ils vous font prisonnier, vous aspirent vers le bas et ne vous relâchent jamais. Quand la vie ressemble à cela, il est facile de se laisser aspirer et de continuer à faire des choix confortables qui nous mèneront à notre perte, encore et encore. Mais la vérité, c’est que nous faisons tous les mêmes choix habituels, les mêmes choix bloquants. C’est une chose aussi naturelle que le lever du soleil, aussi fondamentale que la loi de la gravité. C’est ainsi que nos cerveaux fonctionnent, c’est la raison pour laquelle le concept de motivation n’est qu’une vaste blague. Même les discours les plus galvanisants, les programmes les plus inspirants ne peuvent servir que de rustine temporaire. Ça ne reprogramme pas votre cerveau. Ça n’amplifie pas votre voix, pas plus que ça ne transforme votre vie. La motivation n’y change strictement rien. Les mauvaises cartes que j’avais reçues dans ma vie m’appartenaient, à moi seul, et c’était à moi seul de régler le problème. Je suis donc allé à la rencontre de la douleur, je suis tombé amoureux de la souffrance et j’ai fini par me métamorphoser, passant de l’état d’étron le plus minable de toute cette planète à celui d’homme le plus résistant jamais créé par Dieu – en tout cas, c’est ce que je me disais à moi-même. Il y a de fortes chances pour que vous ayez eu une enfance plus heureuse que la mienne et que vous disposiez même d’un train de vie plutôt confortable en ce moment, mais qui que vous puissiez être, quels que puissent être vos parents ou quels qu’ils furent, où que vous viviez, quoi que vous fassiez comme boulot, quoi que vous possédiez, vous ne vivez sans doute qu’à 40 % seulement de vos capacités. Pas de quoi pavoiser. Nous avons tous le potentiel d’être beaucoup plus que cela. Il y a plusieurs années, j’ai été invité à participer à un colloque au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Je n’avais jamais mis les pieds dans un amphithéâtre d’université en tant qu’étudiant. J’avais à peine réussi à achever mon cursus de lycéen et voilà que j’étais reçu dans l’une des universités les plus prestigieuses du pays afin d’y débattre, avec quelques autres conférenciers, de la force mentale. À un moment au cours du débat, un éminent professeur du MIT déclara que nous avions tous des limites génétiques. Comme des plafonds de verre. Il y aurait certaines choses qu’il nous serait impossible d’accomplir quelle que puisse être la force mentale dont nous serions doté. Quand nous atteignons ce plafond génétique, affirma le professeur, la force mentale sort de l’équation. Dans le public, tout le monde semblait accepter sa version de la réalité car ce professeur déjà âgé était réputé pour avoir fait de très longues recherches sur la force mentale. C’était l’œuvre de sa vie. Mais c’était surtout un gros ramassis de bêtises et, en ce qui me concernait, j’avais l’intime conviction qu’il enrobait son charabia d’un vernis scientifique afin de mieux nous baratiner. J’étais demeuré silencieux jusque-là, mal à l’aise, parce que j’étais entouré de toutes ces personnes plus intelligentes que moi, mais quelqu’un dans le public remarqua la tête que je faisais et me demanda si j’étais d’accord avec ce qui venait d’être dit. Et moi, quand on me pose une question directe, je réponds sans détour. « Il y a des précisions à apporter quand on connaît le sujet en le vivant plutôt qu’en l’étudiant, lançai-je avant de me tourner vers le professeur. Ce que vous affirmez est sans doute vrai pour la majorité des gens, mais certainement pas pour 100 % d’entre eux. Il y aura toujours ce 1 % d’entre nous prêt à accomplir tout ce qu’il faudra pour déjouer l’adversité. » Je poursuivis en exposant les enseignements que j’avais tirés de mes propres expériences. En disant que n’importe qui pouvait devenir une tout autre personne et réussir à faire ce que des experts auraient qualifié d’impossible, mais que cela exigeait du cœur, de la volonté et un mental à toute épreuve. Héraclite, le philosophe né dans l’empire perse au Ve siècle avant J.-C., ne s’était pas trompé quand il avait écrit au sujet des hommes sur le champ de bataille : « Sur n’importe quel groupe de cent hommes, écrit-il, dix ne devraient même pas être là, quatre-vingts autres ne serviront que de cibles, neuf autres seront de véritables combattants, et nous aurons de la chance de les avoir avec nous car ce sont eux qui décideront du sort de la bataille. Ah, et le dernier, l’unique, c’est un guerrier… » Dès votre premier souffle, la mort devient une possibilité. De même qu’il vous est possible de puiser en vous-même pour devenir ce guerrier unique. Mais il vous revient de vous équiper pour les batailles qui vous attendent. Vous êtes le seul à pouvoir contrôler votre esprit, une chose nécessaire pour connaître une vie ponctuée d’accomplissements dont la plupart des gens pensent qu’ils sont hors de leur portée. Je ne suis pas un génie comme ces professeurs du MIT, mais je suis ce guerrier unique. Et ce récit que vous allez découvrir, l’histoire de ma vie chaotique, vous dévoilera un parcours déjà éprouvé vers la maîtrise de soi. Il vous permettra de vous confronter à la réalité, de vous considérer comme responsable de vos actes, d’apprendre à surmonter la douleur et à aimer ce que vous redoutez, d’apprécier vos échecs à leur juste valeur, de vivre votre plein potentiel et de découvrir qui vous êtes réellement. Les êtres humains évoluent à travers la connaissance, les habitudes et les récits. À travers mon histoire, vous apprendrez ce dont peuvent être capables le corps et l’esprit quand ils sont poussés au maximum de leurs capacités, et comment y arriver. Car, quand vous en avez la volonté, quel que soit ce qui se profile devant vous, que ce soit le racisme, le sexisme, des injures, un divorce, une dépression, l’obésité, une tragédie ou la pauvreté, tout cela peut devenir le moteur de votre métamorphose. Les étapes qui suivent représentent une sorte d’algorithme évolutionnaire, un algorithme qui permet de surmonter les obstacles, de scintiller de gloire et de trouver la sérénité. J’espère que vous êtes prêt. Il est temps de partir en guerre contre vous-même. CHAPITRE 1 J’AURAIS DÛ ÊTRE UNE STATISTIQUE Nous nous étions retrouvés en enfer au cœur d’un quartier magnifique. En 1981, Williamsville offrait ce qu’il y avait de mieux en termes de propriété foncière à Buffalo, dans l’État de New York. Les rues arborées et paisibles étaient bordées de chaque côté par de belles demeures abritant des citoyens modèles. Des médecins, des avocats, des cadres supérieurs travaillant dans des aciéries, des dentistes ou des joueurs de football professionnels vivaient là avec leur épouse et leurs adorables 2,2 enfants. Les voitures étaient neuves, les rues balayées, les possibilités offertes infinies. Nous parlons bien là de vivre et de respirer le rêve américain. L’enfer se trouvait sur une parcelle d’angle, au coin de Paradise Road. C’est là que nous vivions, dans une maison à un étage et quatre chambres ; une maison de bois blanche avec ses quatre piliers encadrant un porche qui donnait sur la plus grande et la plus belle des pelouses de Williamsville. Nous avions un véritable potager à l’arrière ainsi qu’un garage deux places, l’une pour une Rolls Royce Silver Cloud de 1962, l’autre pour une Mercedes 450 SLC, mais nous possédions aussi une Corvette noire de 1981 garée dans l’allée. Tous ceux qui habitaient sur Paradise Road vivaient en haut de la chaîne alimentaire et, à en juger par les apparences, la plupart de nos voisins pensaient que nous, la famille Goggins, qualifiée d’heureuse, se trouvait en première ligne de cette opulence. Mais les surfaces vernies réfléchissent bien plus les choses qu’elles ne les révèlent. Ils nous voyaient surtout les matins de la semaine, tous rassemblés dans l’allée à 7 heures. Mon père, Trunnis Goggins, n’était pas très grand, mais il était séduisant et bâti comme un boxeur. Il portait des costumes coupés sur mesure, affichait un sourire chaleureux et jovial. Il avait l’allure de l’homme d’affaires qui a réussi et se rend à son travail. Ma mère, Jackie, une femme svelte et magnifique, avait dix-sept ans de moins que lui, tandis que mon frère et moi étions bien propres sur nous, vêtus d’un jean et d’un polo pastel monogrammé Izod, le cartable sur le dos comme tous les autres écoliers. Les écoliers blancs. Dans notre version d’une Amérique opulente, chaque allée menant à un garage était une scène de théâtre à partir de laquelle signes de têtes, embrassades et gestes de la main étaient échangés tandis que les parents et les enfants partaient les uns après les autres pour le bureau ou pour l’école. Les voisins voyaient ce qu’ils voulaient bien voir. Personne ne cherchait à creuser trop profondément. Ce qui était une bonne chose. La vérité, c’est que la famille Goggins venait de passer une nouvelle nuit entière dans le ghetto, et que si Paradise Road était l’équivalent de l’enfer, je vivais avec le Diable en personne. Dès que nos voisins refermaient leur porte ou tournaient à l’angle de la rue, le sourire de mon père se transformait en un rictus. Il aboyait ses ordres avant d’aller se rendormir pour une heure, mais nous, nous n’en avions pas fini. Mon frère, Trunnis Jr, et moi devions aller à l’école et il revenait à notre mère, qui n’avait pas dormi de la nuit, de nous y conduire. J’étais au CP en 1981 et je nageais en plein brouillard, littéralement. Non pas parce que les matières étaient difficiles – du moins, pas encore –, mais parce qu’il m’était impossible de rester éveillé. La voix chantante de ma professeure était comme une berceuse à mes oreilles, mes bras croisés sur le bureau comme un oreiller, et ses remarques sèches – elle me surprit une fois en train de rêver – comme une sonnerie de réveil malvenue et impossible à arrêter. Les enfants à cet âge-là sont de véritables éponges. Ils intègrent le langage et les idées à une vitesse étonnante afin d’établir des fondations sur lesquelles la plupart d’entre eux développeront des compétences de toute une vie comme la lecture, l’orthographe, les mathématiques élémentaires, mais comme je travaillais la nuit, il m’était impossible de me concentrer sur quoi que ce fût la plupart des matins. Je ne pouvais qu’essayer de lutter contre l’endormissement. Les récréations et les séances de sport constituaient d’autres terrains minés. Rester lucide dans la cour de récréation était ce qu’il y avait de plus facile. Le plus compliqué, c’était de rester invisible. Je ne pouvais pas me permettre que ma chemise s’envole. Je ne pouvais pas porter de short. Mes bleus auraient donné l’alerte. Je n’avais pas le droit de les montrer parce que, si je le faisais, je savais que je me prendrais d’autres roustes. Pourtant, dans cette cour de récréation comme en salle de cours, je me savais en sécurité, pour un certain temps en tout cas. C’était le seul endroit où je me trouvais hors de son atteinte, du moins sur le plan physique. Mon frère connut un trajet similaire à partir de la sixième, sa première année de secondaire. Il avait ses propres blessures à dissimuler et son propre sommeil à trouver car, dès que la fin des cours sonnait, la vraie vie commençait. Le trajet de Williamsville jusqu’au quartier de Masten, à l’est de Buffalo, prenait environ une demi-heure, mais il aurait tout aussi bien pu vous conduire à l’autre bout du monde. Comme la plupart des quartiers est de Buffalo, celui de Masten était un quartier peuplé pour l’essentiel d’ouvriers noirs, au cœur d’une ville qui n’avait rien d’une sinécure. Pourtant, au début des années 1980, ce n’était pas encore un vrai ghetto délabré. À cette époque, l’aciérie de la Bethlehem Steel crachait encore de la fumée et Buffalo demeurait la dernière grande ville de l’acier. La plupart des hommes de la ville, qu’ils fussent blancs ou noirs, travaillaient sous la protection de puissantes organisations syndicales et recevaient un bon salaire, ce qui veut dire que les affaires allaient bon train à Masten. Les affaires avaient toujours été bonnes pour mon père. À vingt ans, il possédait déjà une concession Coca-Cola et quatre camions qui en assuraient la distribution dans la région de Buffalo. Cela rapportait déjà beaucoup pour un gamin, mais il avait de plus grands rêves et visait le futur. Ce futur était équipé de quatre petites roues avec en toile de fond une sono disco-funk. Quand une boulangerie industrielle du quartier mit la clé sous la porte, il loua le bâtiment et fit construire l’une des premières patinoires d’intérieur de Buffalo. Accélération rapide sur dix ans, et voilà qu’entre-temps Skateland a été relocalisé dans un bâtiment sur Ferry Street, lequel s’étend quasiment sur tout un pâté de maisons au cœur du quartier de Masten. Trunnis a ouvert un bar au-dessus de la piste, qu’il a surnommé l’espace Vermillon. C’était l’endroit où il fallait se montrer à Buffalo Est dans les années 1970, et c’est là qu’il avait fait la rencontre de ma mère alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans et qu’il en avait trente-six. C’était la première fois qu’elle se retrouvait loin de chez elle. Jackie avait été élevée dans la religion catholique. Trunnis étant le fils d’un pasteur, et il connaissait suffisamment bien les éléments de langage pour se faire passer pour un croyant, ce qu’elle avait trouvé séduisant. Mais soyons honnête. Elle l’avait aussi trouvé séduisant parce qu’elle était complètement ivre. Mon frère Trunnis Jr vit le jour en 1971. Je naquis moi-même en 1975 et, quand j’avais six ans, la folie du roller-disco était à son apogée. Skateland faisait le plein tous les soirs. Nous arrivions sur place généralement vers 17 heures et, tandis que ma mère s’affairait au stand de popcorn, à griller des hot-dogs ou cuire des pizzas tout en alimentant le frigo, je devais pour ma part ranger les rollers par taille et par genre. Toutes les fins d’après-midi, je me juchais sur un tabouret pour asperger de déodorant mon stock de rollers et remplacer les tampons de caoutchouc leur servant de freins. Le parfum de l’aérosol me tournait la tête en permanence et me tapissait les narines. J’avais les yeux injectés de sang. C’était la seule chose que je respirais pendant plusieurs heures. Mais c’était là un désagrément qu’il me fallait ignorer si je voulais rester concentré et efficace. Car mon père, qui préparait l’espace DJ, ne cessait jamais de nous observer, et si jamais une de ces paires de rollers venait à manquer à l’appel, ce serait pour mon cul. Avant que les portes ne s’ouvrent pour accueillir le public, il me fallait encore nettoyer et cirer les pistes avec un balai qui faisait deux fois ma taille. À Skateland, à l’âge de six ans. Vers 18 heures, ma mère nous appelait pour que nous puissions aller dîner dans un bureau au fond. Cette femme vivait dans un déni permanent, mais elle était animée d’un véritable instinct maternel qui n’était pas dénué de ressources, tant elle s’accrochait à tout ce qui pouvait avoir un semblant de normalité. Tous les soirs, dans ce bureau, elle posait par terre deux plaques électriques, s’asseyait en repliant les jambes sous elle et préparait un véritable dîner – de la viande rôtie, des pommes de terre, des haricots verts et des petits pains – pendant que mon père faisait les comptes et passait des coups de fil. La nourriture était bonne, mais même à six ou sept ans j’avais conscience que ce « dîner de famille » était une mascarade par rapport à ce qui se passait dans les autres familles. En plus, il fallait se dépêcher d’avaler. Nous n’avions pas le temps d’apprécier notre dîner car à 19 heures, quand les portes s’ouvraient, le spectacle devait commencer. Nous devions tous être à notre poste, avec tout notre matériel prêt. Mon père était comme un shérif, et dès qu’il mettait les pieds dans l’espace DJ, il continuait à nous garder dans sa ligne de mire. Si vous faisiez une connerie, vous étiez sûr d’en entendre parler. À moins que vous ne sentiez d’abord les coups. Le lieu n’avait rien de spécial sous une lumière blanche et crue, mais quand celle-ci était éteinte, des projecteurs balayaient la piste et la coloraient de rayons rouges qui venaient se refléter sur les boules à facettes pour créer l’univers fantasmé du roller-disco. Les soirs de semaine ou le week-end, des centaines de patineurs faisaient la queue à l’entrée. Ils venaient la plupart du temps en famille, payant les 3 dollars de frais d’entrée et les 50 cents pour la location de rollers avant d’accéder à la piste. Je m’occupais de la location des rollers et assumais seul ce rôle. Je transportais mon tabouret partout avec moi, comme une béquille. Si je ne m’en servais pas, les clients ne pouvaient même pas me voir derrière mon comptoir. Les rollers de grande taille étaient rangés en bas, sous le comptoir, mais les plus petites pointures étaient rangées si haut sur les étagères qu’il me fallait une échelle pour y accéder, ce qui faisait toujours rire les clients. Maman était la seule et unique caissière. Elle s’assurait que tout le monde payait bien son dû, et elle collectait cet argent qui représentait tout aux yeux de Trunnis. Il comptait les clients à mesure qu’ils entraient, estimant à vue de nez ce qui lui reviendrait dans la poche en temps réel, de sorte qu’il avait toujours une bonne idée de ce que révélerait la recette une fois les portes refermées. Et il valait mieux que chaque cent soit à sa place. Tout cet argent était pour lui. Nous autres, nous ne recevions jamais la moindre pièce pour notre sueur. En fait, ma mère ne recevait jamais rien de sa part. Elle n’avait pas de compte en banque, ni aucune carte de crédit à son nom. Il contrôlait tout et nous savions tous ce qui arrivait quand ses réserves de cash venaient à s’épuiser. Aucun des clients franchissant la porte de Skateland n’avait bien sûr connaissance de tout ça. Pour eux, il s’agissait d’une affaire familiale et d’un lieu de rêve. Mon père faisait virevolter ses vinyles au son du disco et du funk qu’il mêlait aux voix plus ténébreuses du hip-hop. La sonorité des cuivres rebondissait parfois sur les murs vermillon quand l’enfant prodige de Buffalo, Rick James1, ou les Funkadelic2 de George Clinton3, venaient jouer sur scène. Entre ces murs résonnèrent même les tout premiers morceaux enregistrés par Run-DMC, les pionniers du hip-hop. Certains gamins aimaient se lancer dans des courses de vitesse sur rollers. J’aimais moi aussi aller vite, mais nous avions déjà notre lot de clients à gérer et, pour nous, ça swinguait d’une autre manière. Au cours de la première ou des deux premières heures, les parents faisaient du roller en bas ou regardaient leurs enfants patiner, mais ils finissaient inévitablement par gagner l’étage supérieur, où leur propre espace les attendait. Quand ils étaient suffisamment nombreux à avoir décidé de s’y rendre, Trunnis sortait de son espace DJ et allait se mêler à eux. Mon père était considéré comme une sorte de maire bis de Masten, mais ce n’était qu’un affichage. À ses yeux, les clients n’étaient que des proies. Quel que soit le nombre de tournées qu’il leur offrait, les accolades qu’il leur faisait, tout cela ne signifiait rien pour lui, hormis des dollars en perspective. S’il vous payait un verre, c’était parce que vous alliez lui en commander deux ou trois autres. Bien que nous ayons connu notre lot de nuits blanches ou de journées de vingt-quatre heures lors de marathons du roller, les portes de Skateland fermaient généralement à 22 heures. C’est alors que ma mère, mon frère et moi devions redoubler d’ardeur au travail pour repêcher des tampons ensanglantés dans des toilettes bouchées, aérer les sanitaires pour évacuer les odeurs de cannabis, gratter la piste pour en détacher les chewing-gums collés, récurer les cuisines et faire l’inventaire. Juste avant minuit, nous pouvions enfin aller nous écrouler, à moitié morts de fatigue, dans le bureau. Notre mère nous glissait, mon frère et moi, sous une couverture, sur le canapé, nos têtes à l’opposé l’une de l’autre, les yeux fixés sur le plafond qui vibrait toujours au rythme des basses du funk. Notre mère, elle, n’avait pas encore terminé sa journée. Sitôt qu’elle mettait un pied dans le bar, Trunnis lui faisait nettoyer le sol ou l’envoyait à la cave telle une mule chercher des caisses de bouteilles d’alcool. Mon père avait toujours des menues tâches à lui confier et elle ne cessait jamais de s’activer tandis qu’il l’observait du coin de son comptoir, à partir duquel il surveillait toute la scène. Durant cette période, Rick James, un natif de Buffalo et l’un des plus proches amis de mon père, avait pris l’habitude de passer nous voir chaque fois qu’il descendait en ville, garant son Excalibur sur le trottoir d’en face. Sa voiture était comme un panneau d’affichage annonçant qu’un mec super-blindé se trouvait à l’espace Vermillon. Ce n’était pas la seule célébrité à nous faire l’honneur de sa présence. O. J. Simpson était à l’époque l’une des plus grandes vedettes de la National Football League et lui et ses camarades de l’équipe des Buffalo Bills étaient des clients réguliers, de même que Teddy Pendergrass et Sister Sledge. Si ces noms ne vous disent rien, renseignez-vous. Peut-être que si j’avais été plus âgé, ou si mon père avait été quelqu’un de bien, j’aurais éprouvé une certaine fierté à vivre de tels moments, mais les gamins se moquent bien de cette vie-là. C’est comme si nous étions tous nés avec une boussole morale parfaitement réglée, quels que puissent être nos parents et quoi qu’ils puissent faire. Quand vous avez six, sept ou huit ans, vous avez déjà conscience de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas vraiment. Et quand vous êtes né au milieu d’un ouragan de terreur et de douleur, vous savez que les choses ne devraient pas se passer comme ça. C’est une vérité implacable qui vous tourmente en permanence, comme une écharde qui serait plantée dans votre esprit. Vous pouvez choisir de l’ignorer, mais ça n’empêchera pas cette sensation désagréable de perdurer alors que vos jours et vos nuits finiront par se mélanger dans le flou de votre mémoire. Certains moments resteront cependant gravés, et l’un d’eux auquel je pense à cet instant me hante toujours. Une nuit, ma mère arriva au bar de Skateland avant d’y être attendue et découvrit mon père occupé à draguer une femme qui devait avoir dix ans de moins qu’elle. Trunnis, voyant que ma mère le regardait, lui répondit par un haussement d’épaules tandis qu’elle-même s’enquillait deux shots de Johnnie Walker Red pour se calmer les nerfs, mais sans cesser de le fixer droit dans les yeux. Mon père nota sa réaction et ne l’apprécia pas le moins du monde. Ma mère savait comment les choses se passaient. Elle savait que Trunnis dirigeait un réseau de prostitution de l’autre côté de la frontière, à Fort Erie, au Canada. Une résidence d’été appartenant au président de l’une des plus grosses banques de Buffalo lui servait de bordel éphémère. Il présentait les banquiers de Buffalo à ses filles chaque fois qu’il avait besoin d’une nouvelle ligne de crédit, et ces prêts ne tardaient jamais à lui être accordés. Ma mère savait que la jeune femme qu’elle observait était l’une des pouliches de son écurie. Elle l’avait déjà vue auparavant. Un jour, elle était entrée dans le bureau pour les découvrir en train de baiser sur le canapé, celui-là même où elle faisait dormir ses enfants tous les soirs. Quand elle les avait découverts, la femme lui avait souri. Mon père avait haussé les épaules. Non, ma mère n’ignorait pas ce qui se passait, mais le voir de ses propres yeux est toujours plus douloureux. Aux alentours de minuit, ma mère s’en alla, escortée par l’un des gardes du service de sécurité, pour faire un dépôt à la banque. L’homme l’implora de quitter mon père. Il lui recommanda de partir la nuit même. Peut-être savait-il ce qui allait se produire ? Elle aussi le savait, mais il lui était impossible de s’enfuir car elle ne disposait d’aucune ressource lui permettant d’être indépendante et elle n’allait pas nous abandonner entre les mains de mon père. En outre, elle ne disposait d’aucun droit sur le patrimoine commun puisque Trunnis avait toujours refusé de l’épouser, ce qui avait toujours représenté une énigme qu’elle commençait tout juste à résoudre. Ma mère était issue d’une famille de la classe moyenne, avec la tête sur les épaules, et elle avait toujours été vertueuse. Mon père, qui lui en voulait pour cela, traitait mieux ses putes que la mère de ses enfants et, au final, il avait réussi à la piéger. Elle était à 100 % dépendante de lui. Si elle voulait partir, il lui faudrait s’en aller à pied, avec juste ses vêtements sur le dos. Mon frère et moi ne dormions jamais très bien à Skateland. Le plafond oscillait beaucoup trop car il était situé juste sous la piste de danse. Quand ma mère nous rejoignit cette nuit-là, j’étais réveillé. Elle me sourit, mais je remarquai ses yeux pleins de larmes et je me rappelle avoir senti l’odeur d’alcool dans son haleine quand elle me prit dans ses bras pour un câlin aussi tendre que possible. Mon père arriva peu après, vêtu de manière négligée et l’air irrité. Il retira un pistolet de sous le coussin sur lequel ma tête reposait (oui, vous avez bien lu, il y avait une arme chargée sous le coussin contre lequel je dormais) et il me le braqua dessus en souriant avant de le glisser dans un holster de cheville, sous son bas de pantalon. Il tenait dans l’autre main deux sacs en papier kraft contenant près de 10 000 dollars en espèces. Jusque-là, c’était une nuit comme les autres. Mes parents n’échangèrent pas un mot sur la route du retour, mais on sentait la tension monter entre eux deux. Ma mère se gara dans l’allée de notre maison sur Paradise Road juste avant 6 heures du matin, soit relativement tôt d’après nos standards. Trunnis sortit de la voiture en trébuchant, entra dans la maison, coupa l’alarme, puis posa les sacs de billets sur la table de la cuisine et monta à l’étage. Nous le suivîmes, puis ma mère nous glissa dans nos lits, m’embrassa sur le front et éteignit la lumière avant de disparaître dans la chambre parentale, où elle le trouva en train de l’attendre, faisant claquer sa ceinture de cuir. Trunnis n’appréciait pas trop que ma mère lui fasse les gros yeux, surtout en public. « Cette ceinture est venue tout droit du Texas juste pour te fouetter », dit-il d’une voix calme. Puis il commença à la faire claquer, la boucle en premier. Parfois, ma mère se défendait, et c’est ce qu’elle fit cette nuit-là. Elle lui lança un bougeoir en marbre à la figure. Il se baissa pour l’éviter et celui-ci alla s’écraser dans le mur. Elle courut dans la salle de bains, ferma la porte à clé et se réfugia sur le siège des toilettes. Il défonça la porte et la gifla du revers de la main. Sa tête percuta le mur. Elle était à peine consciente quand il l’empoigna par les cheveux et la traîna au bas de l’escalier. Mon frère et moi avions entendu ce déchaînement de violence et nous le regardâmes l’entraîner dans les escaliers jusqu’au rez-de- chaussée, puis s’accroupir sur elle, sa ceinture à la main. Elle saignait alors à la tempe et à la lèvre et la vue de ce sang déclencha quelque chose en moi. À ce moment précis, ma rage surpassa ma peur. Je courus en bas et bondis sur son dos, le martelant de mes petits poings et cherchant à lui griffer les yeux. Je lui étais tombé dessus par surprise et il bascula sur un genou tandis que je continuais à hurler. « Ne frappe pas Maman ! », criai-je. Il me repoussa facilement, s’approcha de moi avec sa ceinture à la main, puis se retourna vers ma mère. « On dirait que t’as élevé un voyou », fit-il en souriant à moitié. Je me recroquevillai en position fœtale quand il commença à m’asséner des coups de ceinture. Je pouvais sentir la lanière m’éclater la chair du dos alors que ma mère rampait vers le système d’alarme situé près de la porte d’entrée. Elle réussit à appuyer sur le bouton « panique » et, tout à coup, une sonnerie stridente retentit dans toute la maison. Mon père se figea, regarda en direction du plafond, s’essuya le front d’un revers de manche, inspira profondément, passa la ceinture autour de sa taille et referma la boucle puis regagna l’étage pour se purger de toute sa monstruosité et de sa haine. La police était en route et il le savait. Le répit de ma mère fut de courte durée. Quand les flics arrivèrent, Trunnis alla les accueillir sur le seuil. Ils jetèrent un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de ma mère, qui se tenait à quelques pas derrière lui, le visage tuméfié et la peau marbrée de traces de sang coagulé. Mais c’était une autre époque. Il n’existait pas alors de mouvement #MeToo. Cette connerie n’existait pas et ils ignorèrent ma mère. Trunnis leur dit que c’était beaucoup de bruit pour rien. Juste quelques règles de discipline à rappeler au sein du couple. « Regardez-moi cette maison ! Est-ce que j’ai l’air de maltraiter ma femme ? demanda-t-il. Je lui offre des manteaux de fourrure, des bagues en diamant, je me casse le cul pour lui offrir tout ce qu’elle veut et elle me balance un bougeoir en marbre à la figure ? Elle est trop gâtée. » Les policiers ricanèrent avec lui quand il les reconduisit à leur voiture. Ils partirent sans poser la moindre question à ma mère. Il ne recommença pas à la frapper, ce matin-là. Il n’en avait plus besoin. Les dégâts psychologiques avaient fait leur œuvre. À partir de ce moment-là, il nous parut évident que pour Trunnis et la police la chasse était ouverte et que nous étions le gibier. Au cours de l’année suivante, notre programme ne changea guère et les coups continuèrent à pleuvoir tandis que ma mère faisait de son mieux pour survivre dans ces ténèbres, éclairées parfois de rares rais de lumière. Elle savait que je voulais devenir scout, alors elle m’inscrivit dans la meute locale. Je me revois enfilant la chemise bleue à boutons de louveteau un samedi matin. J’étais fier de porter un uniforme et de savoir que, pendant quelques heures, j’allais pouvoir faire semblant d’être un gamin comme les autres. Ma mère souriait tandis que nous nous dirigions vers la porte. Ma fierté et son sourire n’étaient pas motivés par le seul fait de rejoindre ce club de scouts. Ils provenaient d’une source plus profonde. Nous faisions enfin quelque chose pour nous dans cet univers morbide. C’était la preuve que nous comptions et que nous n’étions pas complètement impuissants. C’est alors que mon père revint de l’espace Vermillon. « Vous allez où, tous les deux ? » demanda-t-il en me fixant. Je baissai les yeux vers le sol. Ma mère se racla la gorge. « J’emmène David à sa première réunion de scouts, répondit-elle d’une voix douce. – C’est ce que tu crois ! » Je relevai les yeux et il éclata de rire quand il vit que je pleurais. « On va au champ de courses. » Moins d’une heure plus tard, nous arrivions à Batavia Down, une piste de trot attelé, le genre d’hippodrome où les jockeys conduisent leurs chevaux depuis une sorte de carriole tractée dans leur dos. Mon père attrapa le bulletin des courses dès que nous passâmes le portail d’entrée. Pendant des heures, nous le regardâmes tous les trois placer pari sur pari, fumer comme un pompier, boire du whisky et enchaîner les scandales tandis que tous les chevaux sur lesquels il avait parié étaient incapables de finir classés. Avec mon père qui hurlait contre les dieux du hasard et qui se comportait comme un imbécile, j’essayais de me faire le plus petit possible chaque fois que des gens passaient à côté de nous, mais je n’en restais pas moins visible comme un poil au milieu de la main. J’étais sans doute le seul scout noir qu’ils aient jamais vu et ma tenue de louveteau avait tout d’un déguisement pour imposteur. Ce jour-là, Trunnis perdit des milliers de dollars et il fut incapable de se taire sur le trajet du retour, la voix cassée par les nuages de nicotine engloutis toute la journée. Mon frère et moi étions serrés l’un contre l’autre sur la banquette arrière et, chaque fois qu’il crachait par la fenêtre, son mollard atterrissait sur ma figure. Chaque goutte de son écœurante salive me brûlait la peau comme un venin et accroissait ma haine. J’avais cependant appris depuis longtemps que le meilleur moyen d’éviter une raclée consistait à se faire le plus invisible possible, à détourner le regard, à s’échapper de son corps et à espérer passer inaperçu. C’était une méthode que j’avais affinée au cours des années, mais je commençais à en avoir marre de toute cette merde. Je ne voulais plus me cacher devant le Diable. Cet après-midi-là, alors qu’il conduisait en zigzaguant sur l’autoroute pour rentrer à la maison, il continua à pérorer et je pris la décision de le toiser depuis ma banquette arrière. Avez-vous déjà entendu l’expression « l’espoir plutôt que la peur » ? Pour moi, c’était la haine plutôt que la peur. Il surprit mon regard dans le rétroviseur central. « Tu as quelque chose à dire ? – De toute façon, on n’aurait jamais dû aller à l’hippodrome », répondis-je. Mon frère se tourna vers moi comme si j’avais perdu l’esprit. Ma mère se tortilla, mal à l’aise, sur son siège. « Répète ça encore une fois. » Il s’était exprimé d’une voix calme, enrobée de menaces. Je ne répondis rien, alors il chercha à me donner une claque depuis le siège conducteur, mais j’étais si petit qu’il m’était facile de me dérober. La voiture commença à se déporter sur la droite, puis sur la gauche, tandis que, à moitié retourné vers moi, il frappait dans le vide. Il arrivait à peine à me toucher, ce qui ne faisait qu’attiser sa colère. Il se remit à conduire en silence jusqu’à ce qu’il ait repris son souffle. « Quand nous arriverons à la maison, tu enlèveras tous tes habits », se contenta-t-il de dire. C’est ce qu’il ordonnait quand il s’apprêtait à administrer une sérieuse branlée, et il n’y avait aucun moyen d’y couper. Je fis ce qu’on m’avait demandé. Je me rendis dans ma chambre et me déshabillai, traversai le couloir pour me rendre dans sa chambre, fermai la porte derrière moi, éteignis la lumière, puis m’allongeai dans l’angle de son lit avec mes jambes pendant dans le vide, mon torse à plat et les fesses à l’air. C’était le protocole, et il avait été conçu de manière à générer une douleur psychologique et physique maximale. Les coups étaient souvent brutaux, mais le pire c’était l’anticipation de ces coups. Je ne pouvais pas voir la porte dans mon dos et il aimait prendre son temps, afin que la peur me submerge. Quand je l’entendais ouvrir la porte, mon état de panique était à son comble. Même avec la porte ouverte, la pièce était encore si sombre que je ne pouvais pas voir grand-chose dans ma vision périphérique et que je ne pouvais pas me préparer au premier coup avant que sa ceinture ne vienne s’abattre sur mon corps. Il ne se contentait pas de deux ou trois coups. Il n’y avait d’ailleurs aucune unité de mesure, de sorte que je ne savais jamais quand la punition allait cesser. Cette raclée-là dura de longues minutes. Il commença par me fouetter les fesses, mais la douleur était si intense que j’interposai mes mains pour bloquer les coups, aussi il passa à mes cuisses. Quand j’abaissai mes mains pour protéger mes cuisses, il choisit de s’en prendre au bas de mon dos. Il me fouetta avec sa ceinture plusieurs dizaines de fois, jusqu’à se retrouver à la fin le souffle court, crachant ses poumons et dégoulinant de sueur. Je respirais laborieusement moi aussi, mais je ne pleurais pas. Il était vraiment trop diabolique et ma haine me donnait du courage. Je refusais de donner à cet enfoiré la moindre satisfaction. Je me contentai de me lever, de le regarder droit dans les yeux, puis de repartir vers ma chambre en boitant, avant de m’observer dans un miroir. J’étais couvert de marques depuis le cou jusqu’à la pliure des genoux. Je ne parus pas à l’école pendant plusieurs jours. Quand vous vous faites brutaliser de manière continue, l’espoir finit par s’envoler. Vous réprimez vos émotions, mais votre trauma s’exprime de manière inconsciente. Après avoir subi elle-même ou été témoin de nombreuses raclées, cette séance en particulier plongea ma mère dans une sorte de brouillard permanent. En l’espace de quelques années, cette femme était devenue l’ombre d’elle-même. Elle était distraite et oisive la plupart du temps, sauf quand il l’appelait. Elle se mettait alors à sa disposition comme si elle était son esclave. J’appris, des années plus tard, qu’à cette époque elle avait envisagé de se suicider. Mon frère et moi, nous nous défoulions l’un sur l’autre. Nous prenions place, assis ou debout, l’un en face de l’autre et il me balançait des coups de poing aussi fort qu’il le pouvait. Ça commençait généralement comme un jeu, mais il avait quatre ans de plus que moi, il était beaucoup plus fort et il n’hésitait jamais à faire usage de toute sa force. Chaque fois que je tombais par terre, je devais me relever pour qu’il me frappe encore, de toutes ses forces, hurlant à la manière d’un pratiquant d’arts martiaux, les traits déformés par la rage. « Tu ne m’as pas fait mal ! C’est tout ce que t’es capable de faire ? », hurlais-je en retour. Je voulais qu’il sache que je pouvais encaisser plus de souffrance qu’il serait jamais capable de m’en infliger, mais quand venait l’heure de s’endormir et qu’il n’y avait plus de combat à mener, plus d’endroit où se cacher, je mouillais mon lit. Presque tous les soirs. Le quotidien de ma mère était comme une leçon de survie. Elle avait toujours entendu dire qu’elle était nulle, elle commença donc à en être persuadée. Tout ce qu’elle faisait avait pour seul objectif d’apaiser la colère de mon père afin qu’il ne tabasse pas ses enfants ou qu’il ne la fouette pas, mais il y avait comme des pièges invisibles dans son monde et il lui arrivait de ne pas savoir quand ou comment elle avait pu les déclencher avant qu’il ne se mette à la frapper. À d’autres moments, elle savait à l’avance qu’elle allait recevoir des coups. Un jour, je revins en avance de l’école en raison d’une douleur insupportable à l’oreille et j’allai m’allonger sur le lit de mes parents, à l’emplacement de ma mère, mon oreille gauche me faisant incroyablement souffrir. À chaque élancement, ma haine ne faisait que croître. Je savais que je n’irais pas chez le médecin puisque mon père ne voyait pas l’intérêt de dépenser de l’argent chez un docteur ou un dentiste. Nous n’avions pas d’assurance santé, pas de pédiatre ni de dentiste. Si nous tombions malades ou si nous nous blessions, on nous disait de serrer les dents car il était hors de question que mon père paye pour quelque chose qui ne lui profiterait pas directement. Notre santé n’entrait pas dans ce cadre-là et ça me mettait hors de moi. Au bout d’une demi-heure environ, ma mère monta à l’étage pour voir si j’allais mieux et, quand je me retournai sur le dos, elle vit du sang couler le long de mon cou et venir tacher l’oreiller. « OK, ça suffit comme ça, dit-elle, tu viens avec moi. » Elle me fit sortir du lit, m’habilla et m’aida à marcher jusqu’à sa voiture, mais avant même qu’elle ait pu démarrer le moteur, mon père nous tomba dessus. « Vous comptez aller où, comme ça ? – Aux urgences », répondit-elle en tournant la clé de contact. Il voulut se pencher pour l’arracher, mais elle écrasa l’accélérateur et l’abandonna dans un nuage de poussière. Furieux, il retourna dans la maison d’un pas lourd, claqua la porte derrière lui et aboya après mon frère : « Fils, va me chercher un Johnnie Walker ! » Trunnis Jr lui apporta aussitôt une bouteille de Red Label et un verre du minibar. Il le remplit et le remplit encore, regardant mon père écluser verre après verre. Chacun nourrissant son brasier intérieur. « David et toi, vous devez être forts », affirma-t-il. « Je n’ai pas envie d’élever des fiottes ! Et c’est ce que vous deviendrez si vous allez chez le toubib chaque fois que vous avez un petit bobo. Tu comprends ? » Mon frère ne put qu’acquiescer, pétrifié par la peur. « Ton nom de famille, c’est Goggins ! Et on se fout de tout ! » À en croire le médecin que nous vîmes cette nuit-là, ma mère m’avait amené aux urgences juste à temps. Mon infection était si avancée que j’aurais perdu l’ouïe de mon oreille gauche si nous avions attendu plus longtemps. Elle avait risqué sa vie pour la mienne, mais nous savions tous deux qu’elle ne manquerait pas d’en payer le prix fort. Nous reprîmes la route de la maison dans un silence de mort. Quand nous débouchâmes sur Paradise Road, mon père était toujours en train de fulminer à la table de la cuisine, et mon frère toujours en train de lui servir à boire. Trunnis Jr avait peur de notre père, mais en même temps il vénérait cet homme et était comme ensorcelé par lui. En tant qu’aîné des garçons, il avait droit à un meilleur traitement. Ça n’empêchait pas Trunnis de se déchaîner contre lui, mais quelque part dans son esprit tordu, il n’en considérait pas moins Trunnis Jr comme son prince. « Quand tu seras grand, je voudrais te voir te comporter comme l’homme de la maison, déclara Trunnis. Et ce soir, tu vas voir comment un homme se comporte. » Quelques instants après notre retour, Trunnis se déchaîna sur notre mère, mais mon frère fut incapable de regarder. Chaque fois que les raclées dégénéraient en ouragans de violence, il partait se réfugier dans sa chambre. Il préférait ne pas contempler les ténèbres car la vérité était trop difficile à supporter. Moi, je ne la quittais pas des yeux. Au cours de l’été, nous ne bénéficiâmes d’aucun répit de la part de Trunnis, mais mon frère et moi apprîmes à faire du vélo et à rester éloignés le plus longtemps possible de la maison. Un jour, je revins pour le déjeuner et entrai à l’intérieur comme à mon habitude, en passant par le garage. Mon père dormait généralement comme un sonneur l’après-midi et j’avais donc imaginé que la voie serait libre. J’avais tort. Mon père était paranoïaque. Il trempait dans tellement d’affaires louches qu’il se faisait forcément des ennemis. Il avait rebranché l’alarme après notre départ. Quand j’ouvris la porte, les alarmes se mirent à retentir et mon estomac s’affaissa. Je me figeai, reculai contre le mur et guettai les bruits de pas. J’entendis les marches grincer et je sus que j’étais foutu. Il descendit l’escalier dans sa robe de chambre marron, le pistolet à la main, et traversa la salle à manger avant d’arriver dans le salon, son arme braquée devant lui. Je vis le canon du pistolet apparaître lentement dans l’angle de la pièce. Dès qu’il eut fini de découper son angle, il me découvrit à près de 6 mètres de distance, mais il n’abaissa pas son arme pour autant. Il me visa droit entre les deux yeux. Je ne cessai de le fixer, le regard aussi neutre que possible, les pieds solidement ancrés dans le sol. Il n’y avait personne d’autre dans la maison et une partie de moi aurait aimé qu’il presse la détente. À cette époque de ma vie, je ne me souciais plus de savoir si j’allais vivre ou mourir. Je n’étais qu’un gosse de huit ans à bout de forces, qui en avait marre d’être terrifié par son père, et qui en avait aussi sa claque de Skateland. Au bout d’une minute ou deux, il abaissa son canon et fit demi-tour pour regagner sa chambre. Il était désormais évident que quelqu’un allait laisser sa peau à Paradise Road. Ma mère savait où Trunnis rangeait son calibre.38. Parfois, elle chronométrait ses déplacements et le suivait, imaginant alors comment les choses pourraient se dérouler. Ils prendraient chacun leur voiture pour se rendre à Skateland, elle récupérerait son arme sous le coussin du canapé avant qu’il n’arrive lui-même au bureau, elle nous ramènerait tôt à la maison, nous mettrait au lit et l’attendrait près de la porte d’entrée avec le pistolet à la main. Quand elle entendrait sa voiture arriver, elle franchirait la porte et le tuerait dans l’allée – en laissant son corps dehors, jusqu’à ce que le livreur de lait le découvre. Mes oncles, ses frères, parvinrent à l’en dissuader, mais ils s’accordaient à dire qu’elle devait faire quelque chose de radical, sinon ce serait son cadavre à elle que l’on retrouverait dehors. Ce fut une vieille voisine qui lui offrit un moyen de s’en sortir. Betty avait vécu de l’autre côté de la rue et était restée en contact avec ma mère après avoir déménagé. Elle avait vingt ans de plus qu’elle et la sagesse qui va avec cet âge. Elle encouragea ma mère à préparer un plan d’évasion plusieurs semaines à l’avance. La première étape consistait à obtenir une carte de crédit à son nom. Cela nécessitait qu’elle regagne la confiance de Trunnis car elle allait avoir besoin de sa signature. Betty rappela aussi à ma mère qu’il fallait garder leur amitié secrète. Pendant plusieurs semaines, Jackie fit son numéro de charme à Trunnis, le traitant comme elle l’avait fait quand elle avait été une beauté de dix-neuf ans avec des étoiles dans les yeux. Elle parvint à lui faire croire qu’elle l’admirait toujours, et quand elle glissa sous ses yeux un formulaire de demande de carte de crédit, il déclara qu’il serait heureux d’augmenter un peu son pouvoir d’achat. Quand la carte arriva au courrier, ma mère en caressa les angles à travers l’enveloppe de papier tandis qu’un immense soulagement la gagnait. Elle ouvrit l’enveloppe et tint la carte à bout de bras pour l’admirer. La carte brillait tel un ticket gagnant. Quelques jours plus tard, elle entendit mon père parler d’elle en de très mauvais termes au téléphone avec l’un de ses amis, alors qu’il était en train de prendre son petit déjeuner avec mon frère et moi à la table de la cuisine. Ce fut le déclic. Elle s’approcha de la table et lâcha : « Je quitte votre père. Vous deux, vous pouvez rester ou choisir de partir avec moi. » Mon père resta bouche bée, mon frère aussi, mais pour ma part je bondis de ma chaise comme si elle venait de prendre feu. J’attrapai quelques sacs poubelle noirs et grimpai dans ma chambre pour faire mes bagages. Mon frère finit lui aussi par empaqueter quelques affaires. Avant que nous ne partions, nous tînmes tous les quatre une dernière réunion de famille autour de la table de la cuisine. Trunnis posa sur ma mère un regard aussi choqué que méprisant. « Sans moi, tu n’as rien et tu n’es rien, dit-il. Tu n’as aucune éducation, tu n’as pas d’argent et pas d’avenir. D’ici un an tu feras le trottoir. » Il fit une pause, puis se retourna vers mon frère et moi. « Vous deux, vous allez devenir des fiottes. Et surtout, Jackie, ne pense pas que tu pourras revenir ici. Il ne me faudra pas plus de cinq minutes après ton départ pour trouver une femme qui te remplacera. » Elle acquiesça et se leva. Elle lui avait sacrifié sa jeunesse, son âme, désormais c’était fini. Elle empaqueta le minimum d’affaires. Elle lui laissa les manteaux de fourrure et les bagues de diamants. Pour ce qu’elle en avait à faire, il pourrait toujours les offrir à sa prochaine pétasse. Trunnis nous regarda charger nos affaires dans la Volvo de ma mère (le seul véhicule qu’il possédait et ne conduisait jamais), nos bicyclettes étant déjà accrochées à l’arrière. Ma mère démarra lentement et il resta tout d’abord imperturbable, mais avant que nous ne tournions au coin de la rue, je pus le voir rentrer dans le garage. Ma mère écrasa alors la pédale d’accélérateur. Rendons-lui hommage, elle avait envisagé toutes sortes d’éventualités. Elle avait imaginé qu’il pourrait la suivre, aussi elle ne prit pas la direction de l’autoroute qui nous aurait conduits jusque chez ses parents, dans l’Indiana. Au lieu de cela, elle se dirigea vers la maison de Betty, au bout d’une route en cours de construction dont mon père ignorait jusqu’à l’existence. Le garage de Betty était ouvert quand nous arrivâmes. Nous nous garâmes à l’intérieur. Betty referma aussitôt la porte et, tandis que mon père passait en trombe sur l’autoroute à bord de sa Corvette afin de nous prendre en chasse, nous attendîmes juste sous son nez que la nuit finisse par tomber. Nous savions qu’à cette heure-là il serait de retour à Skateland pour l’ouverture. Il n’allait pas prendre le risque de passer à côté de quelques dollars, quels que puissent être les enjeux. Les choses se gâtèrent à environ 150 kilomètres de Buffalo, quand la vieille Volvo se mit à perdre de l’huile. Le pot d’échappement commença à cracher de gros nuages de fumée noire, ce qui fit paniquer ma mère. Jusque-là elle avait réussi à tenir le coup, à enfouir sa peur au plus profond d’elle-même, à la dissimuler derrière un masque lui permettant de faire bonne figure, jusqu’à ce que ce nouvel obstacle apparaisse et qu’elle perde absolument tous ses moyens. Des larmes inondèrent son visage. « Qu’est-ce que je dois faire ? » interrogea ma mère, en ouvrant des yeux comme des soucoupes. Mon frère, qui n’avait jamais vraiment voulu partir, lui conseilla de faire demi-tour. J’étais assis sur le siège passager. Elle me regarda avec espoir. « Qu’est-ce que je dois faire ? – Il faut continuer, Maman, répondis-je. Il faut continuer. » Elle s’arrêta dans une station-service perdue au milieu de nulle part. Hystérique, elle se précipita vers une cabine téléphonique et appela Betty. « Je n’y arriverai pas, Betty, lui dit-elle. La voiture est tombée en panne. Il faut que j’y retourne. – Où te trouves-tu ? demanda Betty d’une voix calme. – Je n’en sais rien, répondit ma mère. Je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve. » Betty lui demanda de trouver un pompiste – il y en avait un dans toutes les stations-service à l’époque – et de le lui passer au téléphone. Celui-ci expliqua à Betty que nous nous trouvions dans la banlieue d’Erie, en Pennsylvanie, et après que Betty lui eut donné quelques instructions, il tendit le combiné à ma mère. « Jackie, il y a un garage Volvo à Erie. Trouve un hôtel pour cette nuit et amène-leur ta voiture demain. » Ma mère écoutait, mais elle ne répondait pas. « Jackie, tu m’as entendue ? Fais ce que je te demande et tout ira bien. – Ouais, d’accord, murmura-t-elle, épuisée émotionnellement. Un hôtel. Un garage Volvo. J’ai compris. » Je ne saurais dire à quoi ressemble Erie aujourd’hui, mais à cette époque, il n’y avait qu’un seul hôtel décent en ville, un Holiday Inn, situé non loin du garage Volvo. Mon frère et moi suivîmes ma mère jusqu’à la réception de l’hôtel, où une autre mauvaise nouvelle nous attendait. Il n’y avait aucune chambre de libre. Les épaules de ma mère s’affaissèrent. Mon frère et moi étions plantés à côté d’elle, nos sacs poubelle pleins d’affaires à la main. Nous étions l’image même du désespoir et le réceptionniste s’en aperçut. « Écoutez, nous avons quelques lits d’appoint que nous pourrions mettre dans la salle de conférence, dit-il. Il y a des toilettes à côté que vous pourrez utiliser, mais il faudra partir tôt car nous accueillons une conférence à 9 heures. » C’est avec reconnaissance que nous allâmes nous coucher dans cette salle de conférence avec sa moquette industrielle et ses lumières fluorescentes au plafond, notre purgatoire personnel. Nous étions en fuite et dans une situation très difficile, mais ma mère n’avait pas flanché. Elle s’allongea sur son lit et contempla les dalles du plafond jusqu’à ce que nous nous endormions. Elle se glissa ensuite dans l’espace restauration adjacent afin de surveiller d’un œil anxieux nos bicyclettes et la route pendant le reste de la nuit. Nous attendions depuis un moment dehors quand le garage Volvo ouvrit enfin ses portes, ce qui donna juste assez de temps aux mécaniciens pour identifier le problème et obtenir la pièce dont nous avions besoin avant que leur journée de travail ne s’achève. Nous quittâmes Erie au coucher du soleil et roulâmes toute la nuit, pour finalement arriver chez mes grands-parents à Brazil, dans l’Indiana, huit heures plus tard. Ma mère était en larmes quand elle gara sa voiture devant leur vieille maison de bois à l’aube, et je pouvais comprendre pourquoi. Notre arrivée marqua une étape importante, à ce moment-là mais aujourd’hui encore. Je n’avais que huit ans, mais j’entamais déjà le deuxième volet de mon existence. Je ne savais pas ce qui m’attendait – ce qui nous attendait – dans cette petite ville rurale du sud-est de l’Indiana et je m’en fichais pas mal. Tout ce que je savais, c’est que nous venions d’échapper à l’enfer et que, pour la première fois de toute ma vie, nous étions enfin libérés du Diable en personne. *** Nous passâmes les six mois suivants chez mes grands-parents et, pour la seconde fois, je fus inscrit en CE1 dans une école catholique locale du nom de l’Annonciation. J’étais le seul gamin de huit ans dans cette classe. Aucun des autres enfants ne savait que je redoublais mon année, mais il ne faisait aucun doute que j’en avais bien besoin. Je savais à peine lire, mais j’eus la chance d’avoir Sœur Katherine pour professeure. La soixantaine, petite et menue, Sœur Katherine arborait une dent en or. C’était une religieuse, mais elle ne portait pas la tenue de son sacerdoce. Elle était également revêche comme pas possible et ne s’en laissait pas conter. Pour ne rien gâcher, j’adorais son petit cul rebondi. En classe de CE1, à Brazil. L’école de l’Annonciation n’était pas grande. Sœur Katherine enseignait aux CP et aux CE1 dans une seule et même classe, et avec seulement 18 élèves, elle n’était pas du genre à fuir ses responsabilités en mettant en cause mes difficultés d’apprentissage, pas plus qu’elle n’acceptait que des mauvais comportements ou des troubles émotionnels déteignent sur notre compréhension des leçons. Tout ce qui comptait à ses yeux, c’était que je puisse bénéficier de l’enseignement du primaire. Son job consistait à m’ouvrir l’esprit. Elle n’aurait pas manqué d’excuses pour m’envoyer consulter un quelconque spécialiste ou m’identifier comme un enfant à problèmes, mais ce n’était pas son genre. Elle avait commencé à enseigner avant que l’on ne se mette à coller des étiquettes aux gamins et elle personnifiait la mentalité « pas d’excuses » dont j’avais tant besoin si je voulais rattraper mon retard. Sœur Katherine est la raison pour laquelle je ne ferai jamais confiance à un sourire et je ne jugerai jamais un air renfrogné. Mon père souriait souvent, pourtant il n’en avait rien à foutre de moi. En revanche, Sœur Katherine la bougonne se souciait de nous, se souciait de moi. Elle voulait que nous devenions le meilleur de nous- mêmes. Je le sais car elle n’hésita jamais à faire des heures supplémentaires avec moi, aussi longtemps que nécessaire, afin que je puisse retenir mes leçons. Avant la fin de l’année, j’avais presque rattrapé mon retard en matière de lecture. Trunnis Jr ne s’était pas aussi bien adapté. Au bout de quelques mois, il avait exprimé le désir de retourner à Buffalo, où il était redevenu l’ombre de mon père et s’était remis à travailler à Skateland comme s’il ne l’avait jamais quitté. Nous avions entre-temps emménagé dans un endroit à nous : un appartement de 55 mètres carrés avec deux chambres à Lamplight Manor, un HLM, pour un loyer de 7 dollars par mois. Mon père, qui chaque nuit gagnait plusieurs milliers de dollars, nous envoyait 25 dollars toutes les trois ou quatre semaines en guise de pension alimentaire, tandis que ma mère gagnait quelques centaines de dollars par mois en travaillant dans un grand magasin. Elle suivait aussi des cours du soir à l’Indiana State University, ce qui coûtait également de l’argent. Afin de combler les trous, il fallut donc s’inscrire auprès d’un organisme d’aide sociale, ce qui permit de recevoir 123 dollars par mois ainsi que des bons d’achat alimentaires. Ils lui firent un chèque le premier mois, mais la rayèrent de leurs listes quand ils découvrirent qu’elle avait une voiture, ce qui la rendait inéligible au programme d’aide. Ils affirmèrent néanmoins qu’ils seraient heureux de l’aider pour peu qu’elle se débarrasse de son véhicule. Le problème, c’est que nous vivions à la campagne, dans une ville de 8 000 habitants dépourvue du moindre système de transport public. Nous avions besoin de cette voiture pour aller à l’école, au travail ou aux cours du soir. Ma mère était cependant déterminée à changer de vie et elle parvint à contourner le système en passant par le Programme d’aide aux enfants à charge. Elle se débrouilla pour que le chèque soit libellé au nom de ma grand-mère, qui déposait ensuite l’argent sur son compte, mais cela ne nous rendit pas pour autant la vie plus facile. Ce n’étaient pas 123 dollars qui pouvaient réellement changer les choses. Je me souviens d’une nuit où nous étions tellement fauchés qu’il nous fallut rentrer à l’appartement avec un réservoir quasiment vide, pour nous retrouver devant un frigo complètement vide, une facture d’électricité impayée et un compte en banque à sec. Je me souvins alors de nos deux bocaux remplis de pièces jaunes. J’allai les chercher sur l’étagère où ils se trouvaient. « Maman, on va compter nos pièces ! » Elle sourit. Quand elle était jeune, son père lui avait appris à ramasser les petites pièces qu’elle pouvait trouver par terre. Il avait été marqué par la Grande Dépression et savait ce que c’était que de traverser des moments difficiles. « Tu ne sais jamais quand tu pourras en avoir besoin », lui disait-il. Quand nous vivions en enfer, rapportant des milliers de dollars chaque soir, l’idée même que nous puissions manquer d’argent semblait ridicule, mais ma mère n’en avait pas moins conservé ses habitudes d’enfant. Trunnis aimait la dénigrer à ce sujet, mais le moment était désormais venu de savoir combien d’argent toute cette ferraille pouvait représenter. Nous vidâmes les bocaux sur le sol du salon et comptâmes l’ensemble pour découvrir que nous avions suffisamment pour payer la facture d’électricité, faire un plein et quelques courses à l’épicerie. Nous avions même de quoi nous acheter des hamburgers chez Hardee’s sur le chemin du retour. Les temps étaient sombres, mais nous arrivions tout juste à nous en sortir. Mon frère aîné manquait terriblement à ma mère, mais elle était heureuse de me voir m’adapter et me faire de nouveaux amis. L’année scolaire s’était bien déroulée et je n’avais pas une seule fois mouillé mon lit depuis la première nuit que nous avions passée dans l’Indiana. Tout semblait indiquer que j’étais en voie de guérison, mais ça ne veut pas dire que mes démons avaient cessé de me tourmenter. Ils s’étaient tout simplement mis en sommeil et quand ils se réveillèrent, ils n’y allèrent pas avec le dos de la cuiller. *** La classe de CE2 fut un véritable choc pour moi. Non seulement parce qu’il me fallut apprendre à écrire en cursives alors que j’avais toujours du mal à tracer des lettres capitales, mais aussi en raison de notre professeur. Mlle D. n’avait rien à voir avec Sœur Katherine. Notre classe était assez petite, une vingtaine d’enfants se répartissant entre CE2 et CM1, mais elle ne gérait pas les choses aussi bien et ne se souciait pas de m’accorder les quelques heures de plus dont j’avais besoin pour suivre. Mes problèmes commencèrent avec le test d’évaluation que nous passâmes juste après la rentrée. Mes résultats furent affligeants. Je me situais bien loin derrière les autres enfants et j’avais du mal à retenir les leçons de la veille, sans même parler de celles de l’année précédente. Sœur Katherine avait perçu ces failles comme étant le signe qu’il lui fallait passer plus de temps avec les élèves les plus faibles, et elle m’avait pris sous son aile au quotidien. Mlle D. voyait les choses autrement. À la fin du premier mois de cours, elle affirma à ma mère qu’il me fallait aller dans une autre école, une école pour enfants ayant des « besoins particuliers ». Tous les enfants savent aujourd’hui ce que sous-entend l’expression « besoins particuliers ». Elle signifie que vous serez montré du doigt jusqu’à la fin de votre misérable vie. Cela signifie que vous n’êtes pas quelqu’un de normal. Cette simple menace déclencha quelque chose en moi et je me mis à bégayer dès le lendemain. Le stress et l’angoisse empêchaient désormais les mots que formait mon esprit de sortir de ma bouche, et ce handicap était encore plus flagrant à l’école. Imaginez un instant que vous êtes le seul enfant noir de votre classe, et même de toute l’école, et qu’il vous faut supporter jour après jour l’humiliation d’être également considéré comme le plus stupide de tous. J’avais l’impression de ne faire ou de ne dire que des âneries et cela empira à tel point que, plutôt que de répondre à Mlle D. en bégayant comme un disque rayé à chaque fois qu’elle m’interrogeait, je me contentais de rester silencieux. Il s’agissait de ne pas s’attirer les moqueries et de sauver la face. Mlle D. ne chercha jamais à faire preuve de la moindre empathie. La frustration la gagnait rapidement et elle s’en libérait en me hurlant dessus, parfois même en se penchant derrière moi, la main sur le dossier de ma chaise, son visage à quelques centimètres du mien. Elle n’avait aucune idée de ce que contenait la boîte de Pandore qu’elle était en train d’ouvrir. Autrefois, l’école avait été comme un havre de paix, un endroit où la souffrance ne pouvait pas m’atteindre, mais dans l’Indiana elle s’était transformée en chambre de torture. Mlle D. tâcha de me faire quitter sa classe, avec le soutien de l’administration, mais ma mère fit tout son possible pour s’y opposer. Le directeur accepta de me garder dans son établissement à condition que ma mère me fasse suivre par un orthophoniste et qu’elle m’inscrive dans une thérapie de groupe chez un psychologue qu’ils recommandèrent. Le bureau du psychologue se trouvait à côté d’un hôpital, ce qui était l’endroit idéal pour amener un gamin à douter de lui-même. On aurait dit un mauvais film. Celui-ci installa sept chaises en rond autour de lui, mais certains des enfants ne pouvaient pas ou ne voulaient pas rester en place. L’un d’eux portait même un casque car il avait la fâcheuse habitude de se frapper la tête contre les murs. Un autre gamin se leva alors que le psy était en train de parler et se dirigea vers l’autre extrémité de la pièce afin d’aller uriner dans une poubelle. L’enfant assis à côté de moi semblait le plus normal de tous au sein du groupe, mais il n’avait pas hésité à mettre le feu à sa maison ! Je me rappelle avoir regardé le psy le premier jour et m’être dit : Ce n’est vraiment pas ma place. Cette expérience fit monter encore de plusieurs crans ma phobie sociale. Mon bégaiement devint incontrôlable. Je me mis à perdre mes cheveux et des taches blanches firent leur apparition sur ma peau noire. Un médecin diagnostiqua un TDAH4 et me prescrivit de la Ritaline, mais mes problèmes étaient bien plus complexes que cela. Je souffrais de ce qu’on appelle le « stress toxique ». Il a été démontré depuis que le genre d’abus physique et psychologique auquel j’avais été exposé entraîne de nombreux effets collatéraux chez les jeunes enfants en raison de la croissance et du développement rapide du cerveau au cours de l’enfance. Si au cours de ces années-là votre père n’est qu’un sombre salopard déterminé à briser tous ceux qui se trouvent dans le foyer familial, votre niveau de stress grimpe en flèche et, pour peu que ces épisodes de stress se reproduisent souvent, il devient possible de les relier les uns aux autres à la manière de sommets montagneux. Cette ligne de crête devient votre nouvel environnement. Elle installe les enfants dans un mode « combattre ou fuir » permanent. La mentalité « combattre ou fuir » peut se révéler un outil formidable dans la mesure où elle vous incite en situation de danger à vous battre jusqu’au bout ou, au contraire, à partir en courant, mais elle ne peut en aucun cas constituer un mode de vie permanent. Je ne suis pas le genre de gars à vouloir tout expliquer par des raisonnements scientifiques, mais les faits sont là. J’ai lu que des pédiatres estimaient que le stress toxique faisait plus de dégâts parmi les enfants que la polio ou la méningite. Je sais, pour l’avoir vécu, que cela conduit à des difficultés d’apprentissage et à une phobie sociale car, à en croire les médecins, cela limite l’acquisition du langage et le développement de la mémoire, ce qui rend impossible, même pour les meilleurs élèves, de se souvenir de tout ce qu’ils ont déjà appris. Sur le long terme, quand des gamins comme moi grandissent, ils se retrouvent confrontés à des risques accrus de dépression, de maladies cardiaques, d’obésité et de cancer, sans même parler des dérives liées au tabac, à l’alcool ou aux drogues. Les enfants victimes de mauvais traitements dans leur foyer ont 53 % de chances supplémentaires d’être arrêtés en tant que délinquants juvéniles. Les probabilités qu’ils commettent des crimes une fois adultes sont accrues de 38 %. J’aurais pu servir de publicité pour cette expression générique que nous connaissons tous, « un enfant à risques ». Ma mère n’était pourtant pas en train d’élever un voyou. Il suffisait de regarder la réalité en face : si quelqu’un m’avait placé sur le chemin de l’autodestruction, c’était bien Trunnis Goggins. Je ne restai pas longtemps dans ce groupe de thérapie, et je ne pris pas non plus de Ritaline. Quand ma mère vint me récupérer à l’issue de la deuxième session, je restai assis à côté d’elle sur le siège passager, hagard. « Maman, je n’y retournerai pas, lui dis-je enfin. Ces enfants sont complètement fous. » Elle me donna raison. Mais j’étais toujours un gamin cabossé et, bien que des moyens aient fait leurs preuves quant à la manière d’enseigner et de gérer des enfants souffrant de stress toxique, il serait honnête de dire que Mlle D. n’en avait jamais été informée. Je ne peux la blâmer pour son ignorance. Dans les années 1980, la science n’était pas aussi avancée qu’elle l’est aujourd’hui. Tout ce que je sais, c’est que Sœur Katherine se coltinait les mêmes gamins déglingués que Mlle D. mais qu’elle maintenait un certain niveau d’exigence et ne laissait pas sa frustration prendre le pas. Elle avait cet état d’esprit, Écoute, tout le monde apprend d’une manière différente, nous allons bien finir par découvrir la tienne. Elle en avait déduit qu’il fallait me répéter les choses. Que j’avais besoin de résoudre le même problème, encore et encore, de différentes manières afin d’apprendre, et elle avait conscience que cela prenait du temps. Mlle D., elle, ne pensait qu’en termes de productivité. Elle proclamait sans cesse : Soit vous suivez le rythme, soit vous partez. Pour ma part, je me sentis acculé. Je savais que si je ne montrais pas le moindre signe de progression, je finirais par être renvoyé et par échouer pour de bon dans un établissement pour enfants à besoins particuliers. Il fallait que je trouve une solution. Je commençai donc à tricher systématiquement. Si apprendre était compliqué pour moi, surtout avec mon cerveau détraqué, en revanche j’étais un sacré bon tricheur. Je recopiais les devoirs maison de mes amis et lorgnais sur leurs copies durant les interrogations écrites. Je trichais même pour les tests d’évaluation qui n’avaient aucun impact sur mes notes. Et ça fonctionna ! Une moyenne en augmentation constante calma Mlle D. et permit à ma mère de ne plus recevoir de coups de fil de la part de l’équipe encadrante. Je croyais ainsi avoir résolu un problème alors qu’en réalité je n’avais fait qu’en créer un autre en choisissant la voie du moindre effort. Mes tricheries me confortèrent dans l’idée que j’étais incapable d’apprendre quoi que ce soit à l’école et que je ne pourrais jamais rattraper mon retard, ce qui ne faisait que me rapprocher d’un échec encore plus retentissant. La chance dont je bénéficiai au cours de ces années passées à Brazil, c’est que j’étais bien trop jeune pour imaginer le genre de préjudice auquel j’allais bientôt être confronté dans ce qui était devenu ma nouvelle ville de ploucs. Chaque fois que vous êtes le seul dans votre genre, vous courez le risque d’être poussé dans vos retranchements, considéré avec suspicion, méprisé, harcelé et maltraité par des ignorants. La vie est ainsi faite, et c’était d’autant plus vrai à l’époque. Le temps que cette réalité finisse par me sauter à la gorge, mon existence s’était déjà transformée en un putain de fortune cookie. À chaque fois que j’en ouvrais un, le message à l’intérieur était le même. Tu es né pour échouer ! 1. Chanteur, musicien, parolier et producteur de funk et de soul américain. 2. Groupe américain de funk dont les membres faisaient initialement partie de The Parliaments (devenu Parliament), un groupe de doo-wop qui débuta dans le salon de coiffure de George Clinton. 3. Chanteur et producteur américain, considéré comme l’un des pères fondateurs de la musique funk. 4. Trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. CHALLENGE #1 Les mauvaises cartes qui m’ont été distribuées sont arrivées assez tôt dans ma vie et ne m’ont pas quitté pendant un bout de temps, mais n’est-ce pas le cas de tout le monde d’être confronté à des difficultés dans la vie à un moment ou à un autre ? Quelles sont vos mauvaises cartes ? Quelles sont les saloperies que vous avez à gérer ? Est-ce que vous vous faites tabasser ? Abuser ? Harceler ? Vous sentez-vous en insécurité ? Peut-être que vos limites viennent de ce que vous avez grandi entouré de soutien et dans le confort sans jamais chercher à vous dépasser ? Quels sont les facteurs actuels qui limitent votre progression et votre succès ? Quelqu’un s’est-il placé en travers de votre chemin à l’école ou au boulot ? Avez-vous le sentiment de ne pas être apprécié à votre juste valeur et que les opportunités vous passent sous le nez ? Quels sont les défis auxquels vous êtes confronté actuellement ? Vous sentez-vous à votre place ? Ouvrez votre cahier – si vous n’en avez pas, allez en acheter un, ou commencez avec votre ordinateur portable, votre tablette, ou une application de prise de notes sur votre téléphone – et écrivez tout cela en détail. Ne faites pas le timoré avec cet exercice. Moi-même, je n’ai pas hésité à vous déballer tout mon linge sale. Si vous avez été blessé ou si vous vous trouvez toujours en danger, n’hésitez pas à retranscrire toute l’histoire. Donnez corps à votre souffrance. Absorbez son pouvoir, car vous allez bientôt vous en débarrasser. Vous allez utiliser votre histoire, cette liste d’excuses, ces raisons pour lesquelles vous ne vaudriez rien, afin d’alimenter votre réussite ultime. Ça a l’air sympa, pas vrai ? Eh bien, ça ne le sera pas. Mais ne vous inquiétez pas encore de cela. Nous y viendrons plus tard. Pour l’instant, contentez-vous de faire votre inventaire. Une fois que vous aurez rédigé votre liste, partagez-la avec qui vous voudrez. Pour certains, cela consistera à se connecter aux réseaux sociaux, poster une photo et expliquer en quelques lignes de quelle manière des circonstances passées ou présentes vous entravent au plus profond de votre âme. Faites usage des hashtags #badhand #canthurtme. Sinon, confrontez-vous à ce que vous avez écrit et acceptez la réalité des choses dans votre intimité. Faites ce qui fonctionnera pour vous. Je sais que cela peut paraître difficile, mais cette seule action pourrait vous donner la force de surmonter l’insurmontable. CHAPITRE 2 LA VÉRITÉ FAIT MAL Avec Wilmoth Irving, ce fut un nouveau départ. Avant qu’il ne rencontre ma mère et ne lui demande son numéro de téléphone, je n’avais connu que la misère et les épreuves. Quand nous avions eu de l’argent, nos vies n’avaient été qu’une suite de traumatismes. Une fois libérés de mon père, nous avions été engloutis par nos propres dysfonctionnements, dus au niveau de stress enduré, et par notre pauvreté. J’étais en CM1 quand elle avait rencontré Wilmoth, un charpentier et entrepreneur prospère originaire d’Indianapolis. Son sourire et son style décontracté lui plurent. Il n’émanait aucune violence de sa personne. Il nous permit de respirer. Avec lui à nos côtés, nous avions l’impression d’être soutenus, comme si quelque chose de bien arrivait enfin à notre famille. Elle riait quand ils étaient ensemble. Elle affichait un grand sourire sincère, elle relevait la tête. Il la faisait se sentir fière et belle à nouveau. De mon côté, Wilmoth représentait la figure paternelle la plus saine que j’eusse jamais connue. Il ne me dorlotait pas. Il ne me disait pas qu’il m’aimait, ou ce genre de connerie, mais il était présent. Depuis l’enfance j’étais un passionné de basket. Ce sport était au cœur de mes relations avec mon meilleur ami, Johnny Nichols, et Wilmoth était lui-même un très bon joueur. Lui et moi fréquentions les terrains ensemble. Il me montrait les gestes, m’aidait à construire ma défense, à améliorer mes tirs en suspension. Nous célébrions les fêtes et les anniversaires ensemble et, l’été qui précédait mon entrée en quatrième, il mit un genou à terre et demanda à ma mère d’officialiser leur union. Wilmoth vivait à Indianapolis et nous avions l’intention de nous installer chez lui l’été suivant. Bien qu’il ne fût pas aussi riche que Trunnis, il se débrouillait plutôt bien et nous avions hâte de renouer avec un environnement urbain. Mais le lendemain de Noël 1989, tout s’effondra. Nous ne nous étions pas encore complètement installés à Indianapolis et il avait passé Noël avec nous à Brazil, chez mes grands-parents. Le lendemain, il devait participer à un match de basket au sein de sa ligue et il m’avait invité à venir en tant que joueur remplaçant. J’étais si excité que j’avais préparé mes affaires deux jours plus tôt, mais ce matin-là, il m’indiqua que je ne pourrais finalement pas venir. « Tu vas devoir rester ici cette fois-ci, Petit David », m’annonça-t- il. Je baissai la tête et soupirai. Il vit que j’étais triste et tâcha de me rassurer. « Ta mère viendra dans quelques jours et nous aurons alors l’occasion de jouer ensemble. » J’acquiesçai à contrecœur, mais je n’avais pas été élevé pour jouer les inquisiteurs dans les affaires des adultes et personne ne me devait la moindre explication, encore moins un match de rattrapage. Depuis le porche de la maison, ma mère et moi le regardâmes démarrer sa voiture, nous adresser un sourire, puis nous faire un petit signe de la main. Et il partit. Ce fut la dernière fois que nous le vîmes vivant. Avec Wilmoth. Ce soir-là, il participa à son match de basket, comme prévu, puis il rentra seul au volant de sa voiture en direction de la « maison avec les lions blancs ». Chaque fois qu’il indiquait la direction de son foyer à des amis, à sa famille ou à des livreurs, c’était ainsi qu’il décrivait sa demeure construite à la façon d’un ranch, avec son allée encadrée par deux sculptures de lions blancs montées sur des piliers. Il passa entre les lions et engagea sa voiture dans le garage qui disposait d’un accès direct à la maison, sans avoir la moindre conscience du danger qui rôdait derrière lui. Il n’eut jamais l’occasion de refermer la porte de son garage. Cela faisait plusieurs heures qu’ils surveillaient sa maison, attendant le bon moment pour agir. Quand il sortit de sa voiture, ils émergèrent de l’obscurité et lui tirèrent dessus à bout portant. Il reçut cinq balles en pleine poitrine. Quand il s’effondra au sol, le tueur se rapprocha et l’acheva d’une balle entre les deux yeux. Le père de Wilmoth, qui vivait à quelques rues de là, passa en voiture le lendemain devant les lions blancs et remarqua que la porte du garage de son fils était restée ouverte. Il comprit alors que quelque chose n’allait pas. Il remonta l’allée à pied, entra dans le garage et éclata en sanglots devant le cadavre de son fils. Wilmoth avait quarante-trois ans. J’étais encore dans la maison de ma grand-mère quand la mère de Wilmoth appela quelques instants plus tard. Ma grand-mère raccrocha bientôt et me fit signe de venir m’asseoir à côté d’elle pour m’apprendre la terrible nouvelle. Je songeai alors à ma mère. Wilmoth avait été son sauveur. Elle avait réussi à sortir de sa coquille, à s’ouvrir aux autres, et elle avait commencé à se dire que de bonnes choses pouvaient lui arriver. Comment allait-elle réagir à l’annonce de cette nouvelle ? Dieu finirait-il un jour par la laisser tranquille ? J’avais commencé par encaisser la nouvelle, mais la rage finit bientôt par me submerger. Je m’arrachai des bras de ma grand-mère et allai me défouler en donnant un grand coup de poing dans le frigidaire, où je laissai une marque. Nous partîmes alors rejoindre ma mère, laquelle était déjà affolée car elle était sans nouvelles de Wilmoth. À notre arrivée elle était en train d’appeler chez lui. Elle fut surprise d’entendre un inspecteur décrocher, ne s’attendant pas à cela. Comment aurait-elle pu s’y attendre ? Elle était en pleine confusion quand ma grand-mère s’approcha pour lui retirer le téléphone des mains et la faire asseoir. Au début, elle refusa de nous croire. Wilmoth aimait faire des blagues et c’était tout à fait le genre de farce qu’il aurait pu imaginer. Elle se rappela ensuite qu’il s’était déjà fait tirer dessus deux mois plus tôt. Il avait prétendu que les gars n’en avaient pas après lui, que ces balles étaient destinées à quelqu’un d’autre, et elle avait choisi d’oublier cet incident parce qu’il n’avait eu rien de plus qu’une égratignure. Jusque-là, jamais ma mère n’aurait imaginé que Wilmoth pût avoir des secrets dans sa vie dont elle n’aurait rien su. La police ne parvint jamais à identifier celui qui l’avait tué, ni à comprendre pourquoi. Certaines rumeurs circulèrent selon lesquelles il avait été impliqué dans un contrat foireux ou dans une transaction de drogue qui avait mal tourné. Ma mère se trouvait toujours dans un état de déni quand elle prépara quelques affaires pour se rendre chez lui, mais elle prit tout de même une robe pour son enterrement. Quand nous arrivâmes sur place, sa maison était entourée d’une rubalise jaune de la police comme s’il s’agissait d’un putain de cadeau de Noël. Ça n’avait rien d’une blague. Ma mère se gara, se baissa pour passer sous la rubalise et je la suivis jusqu’à la porte d’entrée. Chemin faisant, je me rappelle avoir jeté un coup d’œil sur ma gauche pour tenter d’apercevoir la scène du crime. Une mare de sang s’étendait toujours sur le sol du garage. J’avais quatorze ans et je me baladais au milieu d’une scène de crime, m’imprégnais des lourdes vibrations du meurtre de mon futur beau-père, mais cela ne sembla émouvoir personne, pas plus ma mère que la famille de Wilmoth ou la police. Aussi cinglé que cela puisse paraître, la police autorisa ma mère à passer la nuit dans la maison de Wilmoth. Afin de ne pas rester seule, elle fit venir son beau-frère armé de deux pistolets au cas où les tueurs reviendraient. Je finis pour ma part dans une chambre d’amis chez la sœur de Wilmoth, une maison sombre et lugubre située à quelques kilomètres, où je passai la nuit seul. La maison était équipée d’une vieille télévision analogique avec treize chaînes préréglées. Seules trois chaînes avaient une image nette et je me branchai sur les informations locales. Toutes les trente minutes elles rediffusaient en boucle le même reportage : des images de ma mère et de moi passant sous la rubalise, puis regardant Wilmoth partir sur un brancard en direction d’une ambulance qui attendait, un drap recouvrant sa dépouille. C’était comme une scène de film d’horreur, moi assis seul, hypnotisé par les mêmes images repassant à l’antenne, encore et encore. Mon esprit était comme un disque rayé rejouant sans cesse la même musique sinistre. Le passé avait été sombre et à présent notre avenir radieux venait de voler en éclats. Il n’y aurait donc aucun répit, juste cette putain de réalité complètement foireuse qui empêchait toute lumière de jaillir. À chaque fois que je revoyais ces images, l’angoisse grandissait jusqu’à remplir toute la pièce et pourtant j’étais incapable de détourner les yeux. Quelques jours après l’inhumation de Wilmoth, et juste après le Nouvel An, je montai à bord d’un bus scolaire à Brazil, Indiana. Je n’avais pas encore fait mon deuil et j’avais toujours l’esprit confus car nous ne savions toujours pas si nous allions rester à Brazil ou déménager à Indianapolis comme cela avait été prévu. Nous étions dans l’incertitude la plus grande et ma mère était toujours en état de choc. Elle n’avait toujours pas pleuré la mort de Wilmoth. Elle était même redevenue émotionnellement vide. C’était comme si toute la souffrance qu’elle avait éprouvée dans sa vie venait de l’engloutir à la manière d’une blessure béante dans laquelle elle aurait disparu et où il aurait été impossible de l’atteindre. Pour moi, l’école recommençait et je jouai le jeu, à la recherche du moindre lambeau de normalité auquel m’accrocher. Mais c’était difficile. J’allais la plupart du temps à l’école en bus scolaire et j’étais incapable de me débarrasser d’un souvenir de l’année précédente que j’avais profondément enfoui en moi. Ce matin-là, j’étais assis sur un siège au-dessus du pneu arrière gauche, le regard errant comme d’habitude en direction de la rue. Quand nous étions arrivés à l’école, le bus s’était rangé le long du trottoir, attendant que ceux qui étaient devant lui déchargent leurs passagers avant de pouvoir avancer à son tour. Au même moment, une voiture était venue stationner contre nous, et un petit garçon aussi adorable qu’enthousiaste en était descendu pour courir vers la porte de notre bus, un plateau de cookies dans les mains. Notre chauffeur ne l’avait pas vu. Le bus avait avancé brusquement. J’avais eu le temps de voir le visage de sa mère traversé par l’inquiétude avant qu’une gerbe de sang ne vienne subitement éclabousser ma fenêtre. La mère avait alors poussé un cri d’horreur, et subitement elle n’était plus des nôtres. Ses hurlements et ses gestes, tandis qu’elle s’arrachait littéralement les cheveux par poignées, évoquaient un animal sauvage blessé à mort. Des sirènes avaient bientôt retenti au loin avant de se rapprocher rapidement. Le petit garçon avait environ six ans. Il avait voulu offrir ses cookies au conducteur du bus. Nous avions tous reçu l’ordre de descendre du bus, et en passant devant le lieu du drame – appelez cela de la curiosité mal placée, ou l’attraction morbide des ténèbres pour les ténèbres – j’avais jeté un coup d’œil sous le bus et je l’avais vu. Sa tête était presque aussi plate qu’une feuille de papier, de la matière cervicale et du sang mêlés s’étalaient sous le véhicule telle une fuite d’huile. Pendant près d’un an, je n’avais jamais repensé à cette scène, pas une seule fois, mais la mort de Wilmoth l’avait ranimée et c’était désormais la seule chose à laquelle je pensais. J’avais dépassé les bornes de l’acceptable. Plus rien ne m’importait. J’en avais vu suffisamment pour savoir que le monde était rempli de tragédies humaines et qu’elles continueraient à s’accumuler jusqu’à me submerger. Je n’arrivais plus à dormir dans un lit, ma mère non plus. Elle dormait dans son fauteuil, avec la télévision en fond sonore ou un livre entre les mains. Pendant un temps, j’essayai d’aller me blottir dans mon lit le soir, mais je me réveillais tous les matins en position fœtale sur le sol. Je finis par renoncer et par me coucher directement par terre. Peut-être parce que si j’arrivais à trouver un certain confort en bas, la chute cesserait enfin. Nous étions deux personnes ayant désespérément besoin d’un nouveau départ que nous avions cru proche, alors, en dépit de la mort de Wilmoth, nous décidâmes malgré tout de déménager à Indianapolis. Ma mère m’inscrivit aux examens d’entrée de Cathedral High School, un établissement privé au cœur de la ville préparant à l’entrée à l’université. Comme d’habitude, je trichai, et je me débrouillai plutôt pas mal. L’été précédant mon admission en classe de troisième, quand je reçus par courrier ma lettre d’admission et mon emploi du temps, je découvris que j’avais droit à un paquet de cours AP1. Je me débrouillai pendant l’année scolaire, en trichant ou en recopiant, et parvins même à intégrer l’équipe de basket des troisièmes, qui était l’une des meilleures équipes de tout l’État. Nous comptions plusieurs joueurs qui continueraient à jouer dans des équipes universitaires. J’occupais moi-même le poste de meneur de jeu. Cela me redonna confiance en moi, mais ce n’était pas le genre de confiance sur laquelle bâtir quelque chose car j’avais conscience d’être un imposteur. L’autre problème, c’est que les frais de scolarité étaient si élevés que ma mère dut y renoncer au bout d’un an. Je fis donc mon entrée en seconde à la North Central High School, un lycée public accueillant 4 000 gamins, issus pour la majorité d’entre eux des quartiers noirs environnants. Pour mon premier jour de rentrée, je commis l’erreur de me présenter fagoté à la manière d’un petit Blanc prétentieux. Je portais un jean vraiment trop serré avec une chemise à col rentrée dans mon pantalon, fermé par une ceinture tressée. La seule raison pour laquelle je ne fus pas la risée générale vint de ce que je savais jouer au basket. Tout le défi de cette année de seconde consistait à paraître cool. Sous l’influence croissante de la culture hip-hop, je changeai de tenue et commençai à traîner avec des voyous en devenir ou d’autres gamins aux franges de la délinquance, ce qui signifie que je séchais parfois les cours. Un jour, ma mère rentra à la maison en milieu de journée et me trouva attablé dans le salon en compagnie de ce qu’elle décrivit comme étant « une dizaine de racailles ». Elle n’avait pas tort. Quelques semaines plus tard, nous fîmes nos bagages et retournâmes à Brazil. Je fus inscrit à la Northview High School au cours de la semaine de sélection pour l’équipe de basket et je me rappelle m’être pointé à l’heure du déjeuner alors que la cantine était bondée. Il y avait 1 200 élèves inscrits dans cette école de Northview, dont seulement cinq étaient noirs, et la dernière fois qu’ils m’avaient vu, je leur ressemblais beaucoup. Ce n’était plus le cas à présent. Je déambulai dans le lycée ce jour-là avec un pantalon de cinq tailles au-dessus de la mienne, qui me descendait sur les fesses. J’arborais également un blouson des Chicago Bulls trop grand et une casquette que je portais de travers, la visière en arrière. Quelques secondes suffirent pour que tous les regards convergent vers moi. Les enseignants, les élèves et le personnel administratif m’observaient comme si j’étais une espèce exotique. J’étais la première racaille noire qu’ils voyaient en vrai dans leur vie. Ma seule présence fit cesser la musique. J’étais le diamant de la platine traîné en travers du vinyle, générant un scratch qui, à l’instar du hip-hop lui-même, frappait les esprits mais n’était pas forcément apprécié par tout le monde. Je me pavanais sur la scène comme si je n’en avais rien à faire. Mais c’était un mensonge. Je faisais le fier et mon arrivée avait été fracassante, mais je me sentais en totale insécurité à l’idée de revenir à Brazil. Buffalo avait été un enfer brûlant. Mes premières années à Brazil avaient constitué un incubateur parfait pour le stress post-traumatique et, avant de quitter la ville, j’avais été frappé à deux reprises par des morts choquantes. Le départ à Indianapolis avait représenté une opportunité d’échapper à la compassion des autres et de laisser tout cela derrière moi. Étudier n’avait pas été facile, mais au moins là-bas je m’étais fait des amis et j’avais adopté un nouveau style. Désormais, de retour à Brazil, je semblais suffisamment différent de l’extérieur pour donner l’illusion que j’avais changé, mais pour véritablement changer, il faut s’en donner les moyens. Il faut savoir se confronter à la réalité et se mettre au boulot. Je n’avais rien fait de tel. J’étais toujours un gamin stupide sans le moindre atout sur lequel s’appuyer, et ces sélections que j’allais passer pour l’équipe de basket achèveraient de m’enlever le peu de confiance que j’avais encore en moi. Quand j’arrivai dans le gymnase, on me fit revêtir la tenue du lycée plutôt que mes affaires de sport personnelles. À cette époque, le style consistait à porter des vêtements amples plusieurs tailles au- dessus de la sienne, ce que Chris Webber et Jalen Rose des Fab Five contribueraient à populariser à l’université du Michigan. Les entraîneurs de Brazil n’étaient pas au courant de cette tendance. Ils me firent enfiler un petit short blanc du genre moule-couilles, qui me serrait aussi les cuisses et n’avait vraiment rien d’agréable. Je me retrouvai piégé dans le rêve préféré des entraîneurs, une sorte d’éclipse temporelle à la Larry Bird2 – ce qui était somme toute logique puisque Larry la Légende était considéré comme une divinité à Brazil et même dans tout l’Indiana. En fait, sa fille fréquentait notre lycée. Nous étions amis. Mais cela ne signifiait pas pour autant que je devais m’habiller comme lui ! Et puis, il y avait mon attitude. À Indianapolis, les entraîneurs nous laissaient parler à notre guise sur le terrain. Si je faisais un bon déplacement ou marquais un panier malgré la défense adverse, ça ne posait pas de problème que je fasse allusion à la mère ou à la copine de l’adversaire. J’étais plutôt doué dans ce registre. J’étais le Draymond Green3 de mon école, et ce genre de comportement faisait partie de la culture locale, en ville. Il n’en allait pas de même à Ploucland, et cela me coûta cher. Quand les essais commencèrent, je m’emparai du ballon et, chaque fois que je dribblais d’autres gamins et leur fichais la honte, je ne pouvais m’empêcher de leur faire savoir ainsi qu’aux entraîneurs tout le mal que je pensais d’eux. Cette attitude ne manqua pas d’embarrasser les entraîneurs (qui ignoraient visiblement que Larry la Légende était lui aussi connu pour ses écarts de langage) et il ne leur fallut guère de temps pour m’arracher le ballon des mains et m’affecter comme joueur intérieur, un poste que je n’avais jamais occupé. Je me retrouvai mal à l’aise, et cela se répercuta sur mon jeu. Ce qui me cloua le bec pour de bon. Pendant ce temps-là, Johnny domina le match. Mon seul plaisir cette semaine-là avait justement été de retrouver Johnny Nichols. Nous étions restés proches même quand j’étais à Indianapolis et nos marathons de « one to one4» avaient repris de plus belle. Bien que n’étant pas très grand, il avait toujours bien joué et se révélait l’un des meilleurs joueurs de cette sélection. Il savait marquer des paniers, lancer la balle aux joueurs démarqués et traverser le terrain en dribblant. Il n’y eut donc rien d’étonnant à ce qu’il soit sélectionné dans l’équipe du lycée, mais nous fûmes tous les deux choqués d’apprendre que je n’avais été accepté que dans l’équipe de réserve. J’étais dévasté. Et pas seulement à cause des résultats de cette sélection. À mes yeux, cela ne représentait qu’un autre symptôme de quelque chose que j’avais ressenti. Brazil semblait identique à elle-même, mais la merde dans laquelle je baignais avait une odeur différente. L’école primaire avait été difficile sur le plan scolaire, mais je n’y avais jamais éprouvé le moindre sentiment palpable de racisme alors qu’il n’y avait que quelques familles noires en ville. Désormais adolescent, c’est une chose que je constatais partout, et certainement pas parce que j’étais devenu hypersensible. En réalité, ce racisme débridé avait toujours été présent. Peu après notre retour à Brazil, mon cousin Damien et moi partîmes assister à une fête en pleine campagne. Nous restâmes sur place bien après la permission de minuit. En réal

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