Vie, Technique et Société : Problèmes Philosophiques (2023-2024) PDF
Document Details
Uploaded by HighSpiritedSweetPea
Sorbonne University
2024
UPEC
Elodie Boublil
Tags
Summary
This document provides an introduction to a course on the philosophy of technology and society. It explores the relationship between human life, technology and society, using philosophical, epistemological and ethical perspectives. The course examines how technology affects human life and society, as well as the history of these interactions.
Full Transcript
LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Vie, Technique et Société : Problèmes Philosophiques Elodie Boublil, Faculté de Santé, UPEC LSPS 3 – UE 7 Cours Magistral n°1 Vi...
LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Vie, Technique et Société : Problèmes Philosophiques Elodie Boublil, Faculté de Santé, UPEC LSPS 3 – UE 7 Cours Magistral n°1 Vie, Technique et Société : Introduction Introduction L’interrogation philosophique, épistémologique et éthique sur le vivant a montré l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire pour penser les phénomènes naturels et sociaux qui impactent nos vies contemporaines. L’humanité, à l’ère de l’anthropocène, ne peut plus être pensée de manière isolée indépendamment du milieu environnemental et social dans lequel elle évolue, et de l’influence que sa croissance et son développement engendrent sur la planète. Les phénomènes d’anthropisation désignent cette empreinte de l’être humain sur la nature. Ils sont le fruit des transformations importantes de l’environnement et des modes de vie, en lien avec l’industrialisation et le développement de l’activité technique et des technologies. Ce cours vise à analyser les rapports entre « vie, technique et société », à partir de différentes approches : historiques, philosophiques, épistémologiques, juridiques et éthiques. L’impact grandissant des technologies dans nos sociétés et dans nos modes de vie accentue un rapport ambivalent à la technique qui semble avoir toujours existé : en réfléchissant à la technique de l’invention de l’écriture, Platon disait déjà que celle- ci était un « pharmakon » (à la fois potentiellement un « poison » car elle favorise l’oubli et un « remède » car elle permet la transmission). 1 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 La technique indique le dépassement et la transformation d’une condition donnée. Elle peut générer des fantasmes aussi bien positifs chez les technophiles que négatifs chez les technophobes. On se souvient du mythe récurrent de l’apprenti-sorcier dans le cinéma ou la littérature ou bien encore du personnage de Frankenstein. Réfléchir sur la technique a conduit les philosophes depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, à s’interroger sur le rapport qu’elle entretient avec la sphère de la nature et celle de la culture, autrement dit avec ce qui relève du déjà donné (de l’inné) et ce qui relève de l’acquis, de ce qui est fabriqué et produit par l’activité humaine. Au 20ème siècle, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009), dans son ouvrage intitulé, Les structures élémentaires de la parenté établit une différence entre les attributs du règne naturel et les attributs du règne culturel. Le règne naturel se caractérise par : « l’instinct, l’équipement anatomique qui seul peut en permettre l’exercice et la transmission héréditaire des conduites essentielles à la survivance de l’individu et de l’espèce. » Le règne culturel se caractérise par les éléments suivants : « langage, outils, institutions sociales et systèmes de valeurs esthétiques, morales ou religieuses. Ceci montre à l’évidence qu’on ne saurait assimiler, par exemple, un ramasseur de miel à une abeille butineuse : il existe une différence essentielle entre la mise en œuvre d’une technique, même élémentaire et l’action d’un instinct », écrit Lévi-Strauss. Ø La technique renvoie donc au domaine de l’acquis et de l’apprentissage et non pas de l’inné Comme l’écrit le philosophe contemporain Jean-Yves Goffi : « Au fond, l’on ne cesse d’opposer le sage, qui est parvenu à la sérénité par la maîtrise de soi et le renoncement joyeux aux choses, au sorcier, qui est parvenu à la maîtrise grinçante sur les choses au prix du renoncement à soi. La technique inquiète donc : elle trouble de façon prométhéenne ou faustienne l’ordre de l’univers ; elle déchaîne, ou risque de déchaîner, des forces incontrôlables, en nous ou hors de nous ; en elle se déploie une volonté de puissance aux antipodes d’une véritable éthique. Ici, la 2 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 technophobie prend une dimension proprement mythologique1. » Pourtant, comme le rappelle ce philosophe, il ne peut pas y avoir de société humaine sans techniques. L’être humain est à la fois un être naturel et un être culturel et social. Plusieurs points sont donc d’emblée à noter : Ø L’opposition entre objet technique/artificiel & objet naturel recoupe l’opposition entre culture/société & état de nature. Ø En réalité, la technique fait partie de l’activité humaine. Elle contribue à la transformation de la nature et à la modification du rapport de l’homme au milieu. Ø D’emblée on peut dire que la technique caractérise toute société humaine, elle en est la condition de possibilité. « La technique construit autour des œuvres qu’elle produit des murs de protection contre la nature. » (K. Goldstein, La structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1983, p. 428). On peut donc proposer en introduction, la définition suivante de « l’activité technique » : « Une activité visible ou invisible, essentiellement sociale et donc acquise, qui a pour effet d’établir entre l’homme et son milieu une barrière protectrice et qui s’organise en système avec des activités de même nature2. » Certains penseurs vont élaborer une philosophie critique de la technique en évaluant son impact anthropologique, moral, politique et social. D’autres penseurs, au cours de l’histoire, vont rester neutres par rapport à l’évaluation de la technique en tant que telle et à la différence entre « naturel » et « artificiel », mais vont chercher à décrire et à analyser la fonction et la spécificité de la technique parmi les autres formes de la culture humaine (arts, religions, systèmes politiques etc.). Dans les trois premiers cours de cette UE, nous nous concentrerons sur la réflexion philosophique et éthique qui a accompagné le développement de la technique et la 1 J.-Y, Goffi, La philosophie de la technique, Paris, PUF, 1996, p. 8. 2 J.-Y Goffi, La philosophie de la technique, Paris, PUF, 1996, p. 21. 3 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 manière dont différents penseurs, au cours de l’histoire, ont compris et mis en perspective le lien entre le progrès technique, le développement des sociétés et le rapport à la vie. Cette transformation a connu une accélération au cours des 2 derniers siècles, engendrant une forme de renversement qui a conduit non plus seulement à définir la technique à la lumière de son statut et de son rôle dans la vie et les sociétés humaines (Quel est le rôle et le statut de la technique dans l’organisation de la société ?), mais bel et bien à analyser la transformation de la vie et des sociétés humaines sous l’effet des nouvelles technologies et des possibilités qu’elles offrent (Dans quelle mesure la technique transforme-t-elle le sens de la vie et les structures de la société?) (cf. Intelligence artificielle). Ce premier cours magistral vise donc à retracer les grandes lignes de cette évolution du questionnement du statut de la technique à son potentiel de transformation de la vie et des sociétés : Ø Chapitre I : La technique dans la vie : définitions philosophiques Ø Chapitre II : L’ère de la civilisation technique Ø Chapitre III : L’être humain face aux techniques Chapitre I : La technique dans la vie : définitions philosophiques A) Le mythe de Prométhée : La technique au service de l’espèce humaine Le mythe de Prométhée décrit par Platon dans le dialogue intitulé Protagoras3 est un mythe des origines. Il vise à expliquer la condition humaine, et plus spécifiquement l’origine de la société. 3 Platon, Protagoras , 320c - 322d. 4 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Lors de la venue au jour des différentes espèces sur la Terre, les dieux grecs confient à Prométhée et Epiméthée la mission de répartir les différentes qualités (force, vitesse etc.) entre les espèces en fonction de leurs besoins. Epiméthée s’occupe de la répartition, en fonction d’un principe d’équilibre et d’harmonie (conforme au cosmos grec) : « Dans cette distribution, il donne aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains, il accorde des armes ; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité́ qui puisse assurer leur salut. A ceux qu’il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l’habitation souterraine. Ceux qu’il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. » Mais Épiméthée oublie de pourvoir l’espèce humaine : « Or Épiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l’espèce humaine, pour laquelle, faute d’équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l’homme sorte de la terre pour paraître à̀ la lumière. » « Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober la sagesse technique d’Héphaïstos et d’Athéna, et en même temps le feu (...) puis, cela fait, il en fit présent à l’homme ». Le vol du feu symbolise le vol de la sagesse technique qu’il convient alors de réguler grâce à l’art politique afin que les pouvoirs de l’être humain ne le conduisent pas à sa destruction. 5 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 « L’art politique » provient du don de deux vertus : la « pudeur » et la « justice » afin de faire en sorte que la vie sociale ne soit pas détruite par les rapports de force et de puissance. Ø Le politique vient donc réguler la technique La technique selon le philosophe grec est alors un « Pharmakon » : à la fois « poison » et « remède » comme Platon l’indique dans un autre mythe consacré à l’écriture, le mythe de Theuth (Phèdre 274b-275b). En effet, dans la philosophie de Platon, la science du beau, du bon et du juste est supérieure à la connaissance et aux compétences techniques. L’activité technique doit être subordonnée à l’idée du beau, du bien ou du juste, car elle est en elle-même neutre et imparfaite dans ses productions. La philosophie de Platon inaugure donc une conception qui dévalorise la technique au profit de la sagesse et qui se méfie de l’art car l’imitation, la copie est imparfaite par rapport aux idées originales, selon Platon. Chez Platon, l’activité technique est donc considérée comme étant inférieure à la fois à la sagesse (theoria), mais aussi à la nature (phusis). B) Aristote : la distinction entre le naturel et l’artificiel La distinction entre le naturel et l’artificiel est reprise par Aristote et explicitée au livre II de son ouvrage intitulé La Physique : « [192b] Parmi les êtres, les uns existent par nature, les autres en vertu d’autres causes. Ceux qu’on déclare exister par nature, ce sont les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau et l’air. Or, tous les êtres dont nous venons de parler présentent une différence manifeste avec ceux qui n’existent point par nature : chacun des premiers, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à̀ l’altération. » 6 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 « Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de cette espèce, en tant que chacun mérite son nom et dans la mesure où il est un produit de l’art, sont dépourvus de toute tendance naturelle au changement ; s’ils en ont une, c’est en tant qu’ils offrent cet accident d’être en pierre, en terre ou en quelque mixte et sous ce rapport seulement ». Cette distinction met en avant plusieurs éléments : Ce qui est naturel possède en lui-même un principe de vie et de mouvement Ce qui est artificiel est un produit, le résultat d’une activité, dépourvue en elle-même de tendance naturelle. Plusieurs points sont à retenir : Ø Le concept de technique est dérivé du grec « tekhnè » qui signifie « art », « savoir-faire » permettant de produire un objet donné. Ø Aristote affirme la neutralité de la technique, sa dimension purement instrumentale, productrice (fabrication : activité de la poiesis) ; les objets techniques sont destinés à être utilisés Ø La technique doit être différenciée de la pratique (« sagesse pratique » / praxis) qui elle se fonde sur l’identification d’une juste mesure / d’un juste milieu pour déterminer la bonne action à entreprendre (raisonnement de la prudence : phronesis). Ø Le naturel renvoie au domaine du vivant Ø La technique renvoie au domaine de la production artificielle ; elle est en lien avec l’apprentissage et avec le travail Ø Aristote introduit donc une distinction ontologique (qui relève de l’être) entre le naturel et l’artificiel C) René Descartes (1596-1650) : se rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature » Dans la conclusion du Discours de la Méthode (1637), Descartes affirme les points suivants : 7 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Ø Le but de la science est de « se rendre comme maître et possesseur de la nature » Ø Le principe du mécanisme apparaît comme une réconciliation du naturel et de l’artificiel Ø Il convient de mettre un terme à la distinction ontologique posée par les Grecs et notamment par Aristote « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusqu’ où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à̀ présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes: car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » (Descartes) « …Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » (Descartes) 8 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Ø Pour Descartes, la connaissance des lois de la nature permet d’agir sur elle Ø Le savoir sur la nature est un pouvoir technique sur elle et il accomplit l’esprit humain Ø Les phénomènes naturels et les objets artificiels sont soumis au même lois physiques (mécanisme) Ø Selon le philosophe, il n’y a pas de différence ontologique entre les corps Ø « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits » (Descartes, Principes de la Philosophie) Ø Descartes envisage le progrès de la connaissance et des techniques sous un angle exclusivement positif Ø Il n’y a pas chez Descartes de prise en compte des effets négatifs potentiels D) La révolution industrielle : les techniques et la technologie Sous l’effet du romantisme au 19ème siècle notamment, on voit réémerger l’opposition entre nature et culture, entre la nature d’une part et la culture et la technique d’autre part. Le progrès du capitalisme a opéré un lien entre l’industrialisation, la société de consommation et le développement des techniques et des technologies. Ø « La technique est livrée à elle-même et semble être la négation de toute culture. Les biens de production et de consommation sont eux, pensés dans la discipline qui a pour objet les principes de l’échange : l’économie politique, le discours économique en général. Les machines y figurent comme un des composants du capital, comme facteurs de production assurant les gains de productivité qui garantissent aux entreprises les conditions de leur profitabilité sur un marché devenu mondial. » (Dictionnaire des notions philosophiques, histoire du concept de « technologie ») 9 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Ø Dans le contexte économique du capitalisme, on assiste au passage d’une réflexion sur la technique à une réflexion sur la technologie. Questions philosophiques posées au 20ème siècle et au 21ème siècle : Ø S’achemine-t-on vers un changement de paradigme : de l’ère de la technique à l’ère de la technologie ? Ø La technique est-elle un outil d’émancipation ou un outil de dépassement de la condition humaine ? Ø le politique doit il réguler et contrôler le développement technique (transition et reprise du mythe de Prométhée) ? Ø Dans quelle mesure la technique et les technologies influencent elles voire façonnent-elles la vie, la société et la culture des individus ? Tableau Récapitulatif Conceptions antiques Conceptions modernes Le monde est un cosmos où Le monde est un univers où tout tout être être est inséré dans un réseau de causes Est inséré dans une hiérarchie ; et d’effets ; l’être humain y occupe sinon l’être la place suprême, du moins la place la plus Humain n’y occupe pas la place intéressante. suprême Agir c’est le plus souvent Agir c’est accomplir sa destination. troubler cette Hiérarchie ; c’est quelque fois faire preuve De démesure (hubris). 10 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Il y a une différence de nature Il n’y a pas de différence de nature entre le naturel entre le naturel et l’artificiel Et l’artificiel. La science est de l’ordre de la La science s’évalue, entre autres, par ses contemplation possibilités d’application. Il n’y a pas lieu d’établir Et non de l’action. De façon une hiérarchie entre action et pensée. générale, la vie Contemplative est supérieure à la vie active. Chapitre 2 : Vie, société et ère de la civilisation technique « Savoir c’est pouvoir, et par un paradoxe apparent il se trouve maintenant que ce sont les scientifiques et les techniciens qui, grâce à leur savoir de ce qui se passe dans un monde non vécu d’abstractions et de déductions, ont acquis cette puissance immense et croissante qui est la leur, dirigent et modifient le monde dans lequel les hommes ont à la fois le privilège et l’obligation de vivre ». J. HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 77. Problématiques : Quel est l’impact de la connaissance scientifique sur l’activité technique ? Dans quelle mesure ce « savoir » serait-il une forme de biopouvoir ? La transformation de la nature et du monde par la technique conduit-elle nécessairement à une transformation de l’homme ? Peut-on parler d’une « civilisation technologique » pour caractériser le monde contemporain ? Quelles en sont les conséquences aux plans anthropologique, social, éthique ? 11 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 A) Jürgen Habermas (1929--) : La technique et la science comme « idéologie » Philosophe allemand et théoricien de l’École de Francfort (courant inspiré du matérialisme historique de Marx et du pragmatisme américain, intégrant la psychologie et les sciences sociales), le philosophe Jürgen Habermas, propose une réflexion en philosophie morale et sociale sur la modernité. A la suite de la sociologie de Max Weber, il s’interroge sur la rationalité et analyse la différence entre la rationalité instrumentale (neutre moralement) et la rationalité en valeur (action orientée par une fin morale). Il réfléchit sur la dimension universelle de la communication, le rôle de l’individu, la démocratie et l’espace public. Il propose : Ø Une réflexion critique sur la technique et sur le rapport entre science et technique Ø Une définition de la technologie comme « idéologie de la technique » Il a publié sur ces questions un texte intitulé « La technique et la science comme idéologie ». Ce texte répond à la thèse du philosophe Herbert Marcuse (1898-1979) – également penseur de l’École de Francfort. Ce dernier écrivait : « La puissance libératrice de la technologie – l’instrumentalisation des choses – se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme. » « D’une manière générale les théoriciens du 20ème et du 21ème siècle qui élaborent une pensée critique sur la technologie s’appuient sur l’idée d’un renversement du savoir de l’homme en pouvoir sur l’homme. Dans la mesure où la technique représente tout un ensemble de moyens et d’instruments, elle peut tout aussi bien accroître la faiblesse de l’homme ou augmenter son pouvoir. Au stade actuel, c’est peut-être le moment où il se trouve plus impuissant qu’il n’a jamais été, à dominer un appareil qui lui appartient. » in L’homme unidimensionnel (Marcuse) Selon Marcuse, la technologie devient une forme de vie, elle structure notre rapport au monde au risque de nous en faire perdre le contrôle car elle est elle-même le fruit d’une rationalité instrumentale indifférente aux valeurs. Cette vision du monde peut 12 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 elle-même être considérée comme politique au sens où elle agence la société et le mode de fonctionnement des institutions. « L’a priori technologique est un a priori politique dans la mesure où la transformation de la nature implique celle de l’homme, dans la mesure où les choses créées par l’homme émanent d’un ensemble social et où elles y retournent. (…) Quand la technique devient la forme universelle de la production matérielle, elle définit toute une culture, elle projette une totalité historique – un « monde ». » (Marcuse) Ainsi la réflexion de Marcuse met en avant : Ø L’objectif de rationalisation qui serait lié au mode de production capitaliste Ø Le rapport entre la science et la technique au service de cet objectif et de cette production (l’objectif de production est défini comme la « possibilité de disposer techniquement des choses ») « Jusque vers la fin du 19ème siècle, il n’y avait pas d’interdépendance entre les sciences et la technique » (Habermas, ibid.) « Depuis la fin du 19ème siècle, c’est l’autre tendance marquant le capitalisme avancé qui s’impose toujours plus nettement : à savoir la scientifisation de la technique. » Ø Habermas souligne le rôle de l’innovation technologique dans ce processus « Les choses ont changé dans la mesure où le développement technique est entré dans une relation de feedback avec le progrès des sciences modernes. Avec l’apparition de la recherche industrielle à une grande échelle, science, technique et mise en valeur industrielle se sont trouvées intégrées en un seul et même système. Entre temps la recherche industrielle a été couplée avec la recherche scientifique sur commandes d’Etat qui favorise en premier lieu les progrès scientifiques et techniques dans le domaine militaire. De là, les informations refluent dans les domaines de la production civile. C’est ainsi que science et technique deviennent la force productive principale. » (Habermas, p. 44) « C’est ainsi que le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait alors figure de variable indépendante. » (p. 45) 13 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Ø Habermas regrette aussi le remplacement de l’activité politique par l’activité techno-scientifique à l’époque contemporaine « Une certaine conception de soi du monde vécu social, culturellement déterminée, fait place à une auto-réification des hommes, qui se trouvent ainsi soumis aux catégories de l’activité rationnelle par rapport à une fin et du comportement adaptatif. » (46) Ø Revenant au mythe de Prométhée, il est nécessaire selon Habermas, de revenir aux vertus politiques pour encadrer le progrès et l’activité technique. Chez Habermas, cela passe par une réhabilitation de l’éthique de la discussion et la recherche d’une maxime universelle par le dialogue démocratique. « Partant d’une telle perspective, il est nécessaire de modifier la formulation de l’impératif catégorique pour aller dans le sens qui a été suggéré : « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle » (Habermas, Morale et Communication) La résolution de cette situation pour Habermas est politique : Ø Il convient de réhabiliter l’espace politique et démocratique de la discussion pour analyser les enjeux pratiques de telles transformations et comme le disait déjà Hanna Arendt : il faut « penser ce que nous faisons »: « Une discussion publique, sans entraves et exempte de domination, portant sur le caractère approprié et souhaitable des principes et normes orientant l’action, à la lumière des répercussions socio-culturelles des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin qui sont en train de se développer – une communication de cet ordre à tous les niveaux de la formation de la volonté politique, et à laquelle serait restitué son caractère politique, voilà le seul milieu au sein duquel est possible quelque 14 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 chose qui mérite de s’appeler « rationalisation ». » (« La science comme idéologie », p. 68) Chapitre 3 : L’être humain face aux techniques : Enjeux et Défis de la Modernité A) Günther Anders (1902-1992) : L’Obsolescence de l’Homme (1956) Ø Anders propose une réflexion sur les changements anthropologiques liés à l’évolution et au développement des techniques. Ø Le 20ème siècle a donné lieu à des transformations et des inventions majeures (avions, télévision etc.). Anders est témoin de ces bouleversements et de la manière dont ils affectent, d’un point de vue anthropologique le rapport de l’être humain à son monde et aux différents objets. Ø On assiste à une modification du rapport de l’être humain aux autres. La technologie permet à l’être humain d’interagir de manières différentes, de représenter et de connaître le réel. Ø Anders offre une vision pessimiste, technophobe et critique de la technique et des machines « Chacun de nous est effectivement un consommateur, un utilisateur et une victime potentielle des machines et de leurs produits. Je dis bien : de leurs produits. Car l'essentiel aujourd’hui ce n'est pas qui produit, ni comment on produit, ni combien on produit, mais bien plutôt - autre différence fondamentale entre l'ancienne menace et la nouvelle - ce qu'on produit. Alors qu'autrefois les produits n'étaient pas critiqués en tant que produits, jamais en tout cas au premier chef - le combat visait presque exclusivement le monopole de la production industrielle, qui ruinait la petite entreprise ou le travail à domicile -, désormais c'est le produit lui-même qui est en cause, comme, par exemple, la bombe, ou bien encore l'homme d'aujourd'hui, puisqu'il est lui aussi un produit (dans la mesure où il est au moins le produit de sa propre production, une production qui l'altère totalement et imprime en lui, en tant que consommateur, l'image du monde produit industriellement et la vision du monde qui lui correspond). » Anders, L’obsolescence de l’homme, p. 21. 15 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 B) Vers un « technocosme » ? La valorisation du progrès technique Ø « La réflexion sur le « technocosme » et la bioéthique (G. Hottois) « Assimiler la technique à un ensemble d’outils au service de l’homme est une vue devenue simpliste et illusoire. La technique constitue bien plus un milieu, un englobant, un univers, un technocosme ou une série de technocosmes tantôt emboîtés tantôt interreliés dont le réseau tend à couvrir toute la planète sous des formes multiples et dont le prototype est la mégalopole. Et sans préjuger de ce que cela implique, on pourrait dire que la technique est devenue bien plus la demeure que l’outil de l’homme. » (G. Hottois) Ø Selon le philosophe contemporain Gilbert Hottois, les directions prises par les « technosciences du vivant font éclater les cadres de l’humanisme » classique Ø « Elles conduisent l’homme au-delà de l’homme, hors de l’homme, pas nécessairement dans l’inhumain mais certainement vers l’ab-humain, l’autre que l’humaine nature ou espèce ». Ø La bioéthique devient une branche de la philosophie de la technique réfléchissant sur les technosciences du vivant Ø La technologie est à nouveau conçue comme « Pharmakon » : libération/aliénation : « Les technosciences du vivant peuvent être et sont un moteur de désaliénation aidant l’espèce homo à jouir pleinement de son essence. Elles peuvent aussi devenir une source d’aliénation radicale de cette essence, une aliénation, une perte de l’homme sans commune mesure avec toutes les aliénations de l’histoire parce qu’elles seraient la négation de la possibilité de continuer l’histoire. » (G. Hottois) « Liberté, Humanisme, Évolution », in Évaluer la Technique (dir.), p. 95) 16 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Problématiques abordées dans ce cours et les prochains cours : Dans quelle mesure le progrès technique repousse-t-il ou non les limites de l’humain ? (Prométhée) Comment relier le savoir sur l’humain et le pouvoir sur l’humain ? Dans quelle mesure la technique et ses usages transforment-ils la vie (bios) de l’être humain ? La condition technologique est-elle la condition de l’homme moderne voire postmoderne et quelles sont les implications sociales, éthiques et politiques d’une telle transformation ? L’usage des technologies en santé et la technicisation du vivant contribuent-ils à soigner et émanciper l’être humain ou présentent-ils des risques d’aliénation ou de transformation dommageable du rapport de l’humain à lui-même et à son environnement ? Comment penser le statut ontologique et éthique des objets qui sont eux-mêmes aux frontières du vivant et de l’artefact ? Objectifs : Ø Comprendre les enjeux de l’interrelation vie/technique/société et les défis philosophiques, épistémologiques, éthiques et juridiques qu’ils posent Ø Dépasser l’opposition entre technophiles et technophobes Ø Penser le rapport de l’humain à la technique Ø Penser aussi le mode d’existence propre des objets techniques (Simondon) Ø Réfléchir au monde commun et à la condition de l’homme moderne (approche globale de la santé) LES POINTS A RETENIR Les phénomènes d’anthropisation désignent cette empreinte de l’être humain sur la nature. Ils sont le fruit des transformations importantes de l’environnement et des modes de vie, en lien avec l’industrialisation et le développement de l’activité technique et des technologies. La technique indique le dépassement et la transformation d’une condition donnée. Elle génère fantasmes positifs et négatifs chez les technophiles et les technophobes. 17 LSPS 3 – UE 7 - ©Elodie Boublil 2023-2024 Pourtant : pas de société humaine sans techniques (l’être humain est à la fois naturel et culturel/social) L’opposition entre objet technique/artificiel vs objet naturel recoupe l’opposition entre culture/société et état de nature. En réalité, la technique fait partie de l’activité humaine (transformation de la nature et rapport au milieu) Ø Certains penseurs vont élaborer une philosophie critique de la technique en évaluant son impact anthropologique, moral, politique et social. Ø La technique comme « Pharmakon » : à la fois « poison » et « remède » comme Platon l’indique dans un autre mythe consacré à l’écriture, le mythe de Theuth (Phèdre 274b-275b) Ø Pour Descartes les phénomènes naturels et les objets artificiels sont soumis aux même lois physiques (mécanisme) Ø Descartes envisage le progrès de la connaissance et des techniques sous un angle exclusivement positif Habermas Ø Définition de la technologie comme « idéologie de la technique » « La puissance libératrice de la technologie – l’instrumentalisation des choses – se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme. » Depuis la fin du 19ème siècle, c’est l’autre tendance marquant le capitalisme avancé qui s’impose toujours plus nettement : à savoir la scientificisation de la technique. » Anders Ø Devant la perfectibilité et le progrès technique, les êtres humains prennent conscience de leur propre vulnérabilité et de leur propre manque. Conception d’un monde futur (dystopie) où l’homme devient obsolète face aux machines (« question de la transformation ou de la liquidation de l’homme par ses propres instruments » ex. de la bombe atomique) 18