L'emploi étudiant et les inégalités sociales dans l'enseignement supérieur PDF
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Cet article analyse l'emploi étudiant dans l'enseignement supérieur français, se concentrant sur les inégalités sociales. Il discute des différents types d'emplois étudiants et de leurs impacts sur le cheminement professionnel et la réussite des étudiants.
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LA CÉLÉBRATION DE L’EXPÉRIENCE PROFESSIONNELLE. À une vie étudiante implicitement considérée comme un prolongement de l’enfance est ici opposée l’expérience professionnelle en entreprise comme accès anticipé à une « vie active » épanouissante (personnages communiquant entre eux, femmes souriantes et...
LA CÉLÉBRATION DE L’EXPÉRIENCE PROFESSIONNELLE. À une vie étudiante implicitement considérée comme un prolongement de l’enfance est ici opposée l’expérience professionnelle en entreprise comme accès anticipé à une « vie active » épanouissante (personnages communiquant entre eux, femmes souriantes et hommes affairés, etc.), voire émancipatrice (« la cour des grands »). Vanessa Pinto L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur « Faire du travail étudiant un atout » : telle était la À travers la valorisation de l’emploi étudiant se joue préconisation du Conseil économique et social qui, une redéfinition du travail académique et des modes dans son rapport de 20071, présentait cette activité d’accès aux diplômes, dans laquelle la place accordée comme une façon privilégiée, pour les étudiants, aux savoirs proprement universitaires tend à se rédui- d’acquérir à la fois « autonomie » et « expérience pro- re. En effet, les discours célébrant les vertus du travail fessionnelle »2. En vue de « transformer l’approche en cours d’études participent d’une vision apologétique par l’université de la situation des étudiants salariés », de la « professionnalisation » de l’enseignement, vision le rapporteur, Laurent Bérail, par ailleurs membre selon laquelle le système éducatif doit non seulement de la CFDT et cofondateur d’une agence œuvrant à délivrer des connaissances, mais aussi favoriser le déve- « faire tomber les murs » entre universités et entre- loppement de « compétences »4. L’entreprise est conçue prises, avançait plusieurs mesures comme la mise en comme le lieu d’acquisition par excellence de ces ma- place d’« aménagements pédagogiques » destinés aux nières d’être et l’« expérience professionnelle », comme étudiants salariés (cours du soir, mise en ligne des la meilleure voie possible pour leur mise à l’épreuve cours sur internet, etc.), la multiplication des emplois et leur perfectionnement, bref, comme l’expérience étudiants au sein des universités3, l’intégration du tra- la plus « formatrice »5. Au fond, il s’agit d’introduire vail étudiant dans le module « projet professionnel », dans un univers relativement autonome – l’université – la prise en compte des « compétences professionnel- des exigences et des catégories de classement issues du les acquises » dans l’attribution de crédits permettant monde économique, notamment par la promotion des l’obtention d’un diplôme, ou encore l’instauration « savoir-être » valorisés dans les entreprises. de nouveaux services d’« insertion professionnelle » Or, une telle professionnalisation pourrait bien au sein des établissements (avec le recours éventuel être illusoire (dans la mesure où le chômage découle à des « partenaires extérieurs »). d’une pénurie d’emplois plutôt que des insuffisances de 1. Conseil économique et social, « Le travail faute d’aides publiques adaptées, condam- l’emploi en cours d’études, la défiscalisation et Christian de Montlibert, Savoir à vendre. des étudiants », rapport présenté par Laurent nent cette contrainte comme étant particu- des revenus du salariat étudiant (associée L’enseignement supérieur et la recherche Bérail au nom de la Commission Travail, 2007. lièrement nuisible à la réussite universitaire à l’exclusion de ces revenus du calcul des en danger, Paris, Raisons d’agir, 2004. 2. Bien qu’on ait choisi d’insister ici sur cette et dénoncent la précarité à laquelle sont bourses et des aides au logement) a été 5. La Commission européenne définit ainsi « la vision de l’emploi étudiant, particulièrement confrontés les étudiants salariés. instituée par la loi « en faveur du travail, de connaissance au sens large » comme « une défendue dans le cadre de textes législatifs 3. La même année, la loi « relative aux liber- l’emploi et du pouvoir d’achat » de 2007. accumulation de savoirs fondamentaux, de et de rapports officiels, il existe d’autres dé- tés et aux responsabilités des universités » 4. Sur cette notion : Françoise Ropé et Lucie savoirs techniques et d’aptitudes sociales », finitions sociales de ce phénomène. Ainsi, (dite LRU) ouvrait aux présidents d’universi- Tanguy, Savoirs et compétences. De l’usage aptitudes dont la maîtrise « ne peut être plei- parmi les syndicats étudiants, les organisa- tés la possibilité de recruter tout étudiant de ces notions dans l’école et l’entreprise, nement acquise qu’en milieu de travail, donc tions situées à gauche du champ politique pour exercer au sein de l’établissement des Paris, L’Harmattan, 1994. Sur la « profes- essentiellement dans l’entreprise » (Livre blanc (l’UNEF et Sud-Étudiant essentiellement) tâches d’accueil, de soutien informatique, sionnalisation » de l’enseignement : Gilles sur l’éducation et la formation. Enseigner et considèrent l’emploi étudiant comme une d’appui aux personnels des bibliothèques, Moreau (coord.), Les Patrons, l’État et la for- apprendre. Vers la société cognitive, 1995). activité exercée par nécessité financière, etc. Autre mesure récente visant à favoriser mation des jeunes, Paris, La Dispute, 2002 ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 183 p. 58-71 59 Vanessa Pinto l’institution scolaire) voire contre-productive (puisque – notamment celle de l’Observatoire de la vie étudiante l’extension des stages et des emplois étudiants contri- (OVE) consacrée aux conditions de vie de cette bue à la déstabilisation du marché du travail et, de ce population – et par la réalisation d’enquêtes ethno- fait, au resserrement des perspectives professionnel- graphiques. Certes, la fréquence selon laquelle l’emploi les en début de vie active). Elle peut également s’avé- en cours d’études est exercé semble peu varier en rer inégalitaire : les salariés dont la valeur des titres fonction de l’origine sociale. En moyenne, un tiers dépend du monde économique sont abandonnés aux des étudiants de moins de 30 ans ont exercé en 2006 verdicts des entreprises qui, à la fois juges et parties, une activité rémunérée pendant l’année et l’été, 12 %, fixent alors la mesure de toute chose et, notamment, pendant l’année seulement et un autre tiers, pendant celle du « capital humain ». En accordant une place l’été seulement (les 22 % restants étant inactifs) ; parmi de plus en plus déterminante à des ressources autres les étudiants actifs en cours d’année universitaire (qui que scolaires, plus directement encore liées à l’ori- représentent 44 % des étudiants de moins de 30 ans), gine de classe, cette professionnalisation risque fort 14 % travaillent à plein temps, 24 %, au moins à mi- d’accentuer les inégalités sociales6, dans un contexte temps, au moins six mois par an, 32 %, régulièrement où, par ailleurs, les débouchés des filières les plus mais moins longtemps et 29 %, occasionnellement9. ouvertes socialement (sciences humaines et sociales) Mais, si l’exercice d’un emploi est aussi fréquent sont très touchés par les restrictions budgétaires, pri- chez les étudiants issus des différents milieux sociaux, vant les étudiants d’origine populaire de leurs pers- la structure des ressources dont chacun dispose varie pectives traditionnelles d’ascension (enseignement, nettement : l’aide parentale sous ses diverses formes administration, secteur sanitaire et social, etc.). (prêts ou dons en nature, prise en charge de frais, En somme, un des enjeux majeurs de la redéfi- versements monétaires) est plus importante chez nition actuelle des fonctions de l’enseignement supé- les enfants de cadre que chez les enfants d’ouvrier, rieur et de la réforme des rapports entre « la forma- dont les ressources reposent, plus souvent que chez tion » (« initiale ») et « l’emploi »7 est la transformation les premiers, sur l’aide publique (bourses, logement en des modes de reproduction des positions sociales et cité universitaire). Quant à la différenciation sociale des modes de légitimation des inégalités statutaires : des emplois étudiants, elle devient patente dès lors la référence dominante à la méritocratie scolaire est que l’on s’intéresse au type d’activité exercée, comme peu à peu remise en cause à travers la valorisation, le montre le tableau 1 [voir p. 62]. dans le cadre même de l’octroi des titres, de l’« ex- Par rapport aux enfants d’ouvrier, particulièrement périence professionnelle »8. Expérience qu’il est, de exposés aux emplois susceptibles d’entraver la réus- ce point de vue, essentiel d’éclairer, surtout lorsque, site universitaire, les enfants de cadre bénéficient de acquise en dehors des dispositifs institutionnels et conditions de vie et d’études beaucoup plus favorables, à travers l’exercice de « jobs » ou de « petits boulots » dans la mesure où leur activité rémunérée est, au début à côté des études, elle semble relativement indéfinie. de leur parcours, très occasionnelle (baby-sitting ou cours particuliers), puis, avec l’avancée en âge et dans La différenciation sociale le cursus10, complémentaire de leurs études (internes en médecine, ATER, etc.) voire susceptible de leur fa- des emplois étudiants ciliter l’accès ultérieur à des emplois qualifiés11. Parmi L’hétérogénéité de cette « expérience » selon les carac- les étudiants de moins de 30 ans actifs au moins à téristiques sociales et scolaires des étudiants est mise mi-temps, au moins six mois par an, plus de 40 % des en évidence par l’exploitation d’enquêtes statistiques enfants de cadre exercent une activité intégrée aux 6. Vanessa Pinto, « “Démocratisation” et Ravages de la « modernisation » universitai- 10. La probabilité de demeurer étudiant sitaire [...] la part des enfants de cadres su- “professionnalisation” de l’enseignement re en Europe, Paris, Syllepse, 2007 et Fré- de façon prolongée est un peu plus faible périeurs est trois fois plus élevée que celle supérieur », Mouvements, 55-56, 2008, déric Neyrat, « Enseignement supérieur : chez les enfants d’ouvrier que chez les en- de leurs pères dans l’effectif des GSP, alors p. 12-23. la grande transformation ? », Mouvements, fants de cadre. Mais surtout, chez les en- que celle des enfants d’ouvriers est cinq 7. À cet égard, on peut aussi évoquer le 55-56, 2008, p. 62-71. fants de cadre, la prolongation des études fois moindre » (Louis Gruel, « En guise de plan pluriannuel de 2007, dit « plan réus- 8. Au Québec, où l’emploi étudiant s’est s’accompagne plus souvent que chez les conclusion : quatre grands facteurs de dif- site en licence », qui prévoit notamment rapidement généralisé, la croyance en la enfants d’ouvrier d’une élévation du niveau férenciation », in Louis Gruel, Olivier Galland de faire « découvrir » le « monde profes- nécessité d’une socialisation profession- de diplôme, écart qui s’ajoute aux inégalités et Guillaume Houzel (dir.), Les Étudiants en sionnel » aux étudiants de deuxième année nelle précoce a acquis le statut d’« évidence d’accès aux diverses filières : « en 1er cycle France. Histoire et sociologie d’une nouvel- de licence par le biais de « séminaires, de sociale partagée » (Henri Eckert, « Étudier, universitaire, la part des enfants de cadres le jeunesse, Rennes, PUR, 2009, p. 392). forums, de tutorat d’entreprise » et d’obli- travailler... Les jeunes entre désir d’autono- supérieurs est deux fois plus grande que 11. Sur les effets des différents emplois ger tous les étudiants de troisième année mie et contrainte sociale », Sociologie et celle de leurs pères dans les effectifs des étudiants sur les parcours effectués à l’is- à suivre « au moins un stage validé dans sociétés, 41(1), 2009, p. 239-261). Groupes socioprofessionnels (GSP), alors sue des études : Catherine Béduwé et Jean- le cursus ». Sur les réformes récentes de 9. Voir aussi Béatrice Thiphaine, « Les étu- que celle des enfants d’ouvriers est deux François Giret, « Le travail en cours d’études l’enseignement supérieur : ARESER, Chris- diants et l’activité rémunérée », OVE Infos, fois moindre ; en classes préparatoires aux a-t-il une valeur professionnelle ? », Économie tophe Charle et Charles Soulié (dir.), Les 1, février 2002. Grandes écoles et aussi en 3e cycle univer- et Statistique, 378-379, 2004, p. 55-83. 60 L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur études12 ou un emploi d’enseignant ou de cadre contre exercées en cours d’études (elle est déclarée par près 15 % des enfants d’ouvrier, lesquels sont surrepré- de 18 % des étudiants), regroupe des emplois assez sentés dans les catégories « employé de commerce », hétérogènes du point de vue des conditions de travail, « surveillant/animateur », « ouvrier » et « employé de du contenu des tâches effectuées et des possibilités de service » (activités qui, chez les étudiants de moins de valorisation (au moins subjective) du poste occupé. 30 ans actifs au moins à mi-temps, au moins six mois À cet égard, il faudrait pouvoir distinguer, par exemple, par an, sont exercées par près de la moitié des enfants un emploi de caissière au sein d’une grande surfa- d’ouvrier et par le quart des enfants de cadre). ce alimentaire et un poste équivalent au sein d’une Variable synthétique dans laquelle se réfractent celles grande enseigne culturelle, ou encore un travail de de l’origine sociale, du sexe, du parcours scolaire, vendeuse de prêt-à-porter bon marché et un tra- des usages du temps et du rapport à l’avenir, la filière vail équivalent dans une petite boutique de fripes d’études paraît elle aussi déterminante en matière branchées. Par ailleurs, parmi les catégories d’acti- d’emploi étudiant : parmi les étudiants de moins de vités mentionnées dans le questionnaire de l’OVE, 30 ans actifs en cours d’année universitaire, les étu- qu’en est-il des stages effectués par les étudiants ? diants de lettres et sciences humaines, les plus expo- Un stage de vente réalisé dans le cadre d’un BTS a-t- sés à la nécessité financière (emploi non intégré aux il été déclaré parmi les activités rémunérées (si tant études et exercé au moins à mi-temps, obligation de est qu’il fît l’objet d’une rétribution) ? Si l’étudiant travailler plus pour boucler le budget, insatisfaction interrogé l’a mentionné dans cette rubrique, l’a-t-il à l’égard des ressources économiques, etc.) et les défini comme une « activité intégrée » ou comme plus pessimistes quant à la facilité de trouver du un poste d’« employé de commerce » ? travail à l’issue de leur formation, s’opposent, d’une En fait, l’imprécision de certaines catégories d’em- part, aux étudiants des filières de santé, qui exercent ploi n’est pas sans lien avec le flou des définitions souvent une activité intégrée aux études (internat), sociales des postes correspondants et avec l’indéter- sont relativement satisfaits de leurs ressources et opti- mination qui caractérise – notamment dans les posi- mistes à l’égard de leur avenir professionnel et, d’autre tions médianes de l’espace social13 – la phase biogra- part, aux élèves des classes préparatoires, les plus dis- phique au cours de laquelle ces postes sont occupés. tants vis-à-vis de la nécessité financière et exerçant De ce point de vue, l’enquête statistique permet, mal- les emplois les plus occasionnels. gré (ou grâce à) ses failles, de mettre en évidence une dimension essentielle d’une partie des emplois étu- Flou des classements et âge diants, celle du jeu avec les classements sociaux que ces postes autorisent. C’est ce que suggère le tableau de l’indétermination 2 [voir p. 62], qui permet de saisir la composition so- Toutefois, il s’avère que les outils statistiques dispo- ciale de chacune des activités rémunérées exercées en nibles ne permettent de décrire qu’imparfaitement cours d’études. l’emploi exercé pendant les études, comme le laisse Ainsi, les activités ici indiquées (lignes encadrées) d’ailleurs suggérer la proportion, particulièrement se distinguent, d’une part, des « jobs » très occasionnels élevée, d’étudiants déclarant une « autre activité » (baby-sitting, cours particuliers), des activités inté- (intégrée ou non), faute de catégorie d’emploi adé- grées aux études et des emplois qualifiés (interne, quate parmi celles prévues dans le questionnaire : ATER, etc.) qu’exercent spécifiquement les enfants ils représentent près du quart des étudiants de moins de cadre (cellules grises du haut du tableau), qui à la de 30 ans ayant travaillé au cours de l’année. De fait, fois dominent au sein de chacun de ces types d’acti- la formulation de certains intitulés d’emploi proposés vité et sont surreprésentés au regard de leur part dans aux enquêtés pour définir leur poste peut leur paraî- l’ensemble des emplois occupés (ligne « ensemble »). tre vague, surtout s’ils sont peu familiers des caté- Ces activités se distinguent, d’autre part, des postes gories socioprofessionnelles détaillées de l’INSEE : d’employé de service et d’ouvrier, plus particulièrement ainsi, des télévendeurs ont pu se classer aussi bien réservés aux enfants d’ouvrier (surreprésentés parmi les « enquêteurs » que parmi les « employés à la fois dans chacun de ces deux postes et au regard de bureau » ou les « employés de commerce » ou dé- de leur part dans l’ensemble des emplois) et au sein clarer exercer une « autre activité ». Du reste, on peut desquels une main-d’œuvre étudiante côtoie de nom- penser que la catégorie d’« employé de commerce », breux travailleurs pas ou peu diplômés qui n’ont pas dont la part est très importante parmi les activités d’autre horizon professionnel que celui des emplois 12. En excluant la modalité « autre activité intégrée aux études », trop vague. 13. Gérard Mauger, « Unité et diversité de la jeunesse », in Gérard Mauger, René Bendit et Christian von Wolffersdorff, Jeunesses et sociétés. Perspectives de la recherche en France et en Allemagne, Paris, Armand Colin, 1994, p. 21-49. 61 Tableau 1 Type d’activité rémunérée exercée pendant l’année universitaire en fonction de l’origine sociale* (étudiants de moins de 30 ans) Vanessa Pinto Interne ou externe ATER/vacataire Cours Baby-sitter Enquêteur/ Surveillant/ Autre Autre Employé de Employé Ouvrier ou Total Part dans dans des universitaire/ particuliers employé animateur activité activité commerce de service apparenté l’ensemble hôpitaux/cadre professeur de bureau intégrée ou profession stagiaire/ aux libérale enseignant études Cadre 11,3 11,7 9,2 11,5 5,9 8,1 14,0 7,7 14,7 3,4 2,8 100 32,7 Profession intermédiaire 5,4 9,5 7,1 8,9 5,9 11,6 16,7 8,5 17,1 4,6 4,8 100 23,8 Artisan/ commerçant/ chef d’entreprise 4,3 9,5 7,2 9,1 4,1 10,1 18,0 9,1 20,7 3,1 4,9 100 9,3 Agriculteur 4,1 6,3 6,8 8,8 5,0 10,0 17,5 13,8 15,5 3,7 8,5 100 2,6 Employé 4,0 6,9 6,7 7,1 8,2 11,3 16,4 8,6 19,2 6,5 5,1 100 12,5 Ouvrier 2,9 6,6 5,6 7,9 4,8 11,9 14,7 9,4 21,1 7,2 8,0 100 19,2 Ensemble 6,5 9,3 7,4 9,3 5,8 10,3 15,5 8,6 17,6 4,8 4,9 100 100 *Le cumul de plusieurs activités rémunérées étant possible, celle retenue est l’activité que l’étudiant considère comme étant celle qui lui a rapporté le plus d’argent. Quant à l’origine sociale, elle est saisie à travers la profession du parent de référence, que l’OVE définit à partir de la profession du père et, à défaut, à partir de la profession de la mère. Tableau élaboré à partir de l’exploitation des données de l’enquête de l’OVE de 2006. Cases grises : taux supérieur à celui de la ligne ensemble (ex. : l’exercice d’une activité d’interne ou de cadre est surreprésenté chez les enfants de cadre par rapport à la part de cette activité chez l’ensemble des étudiants). Tableau 2 Composition sociale des différents types d’emplois occupés en cours d’année universitaire (étudiants de moins de 30 ans) Cadre Profession Artisan/ Agriculteur Employé Ouvrier Total Part dans intermédiaire commerçant/ l’ensemble chef d’entreprise Interne ou externe dans des hôpitaux/cadre ou profession libérale 56,6 19,7 6,1 1,6 7,6 8,4 100 6,5 ATER/vacataire universitaire/ professeur stagiaire/enseignant 41,2 24,5 9,6 1,8 9,3 13,6 100 9,3 Cours particuliers 40,2 22,7 8,9 2,4 11,3 14,5 100 7,4 Baby-sitter 40,2 22,5 9,0 2,5 9,5 16,3 100 9,3 Enquêteur/employé de bureau 33,1 24,4 6,5 2,3 17,7 16,0 100 5,8 Surveillant/animateur 25,7 26,8 9,1 2,6 13,7 22,1 100 10,3 Autre activité 29,4 25,5 10,7 3,0 13,2 18,2 100 15,5 Autre activité intégrée aux études 29,4 23,4 9,8 4,2 12,5 20,8 100 8,6 Employé de commerce 27,3 23,0 10,9 2,3 13,6 22,9 100 17,6 Employé de service 23,2 23,1 6,1 2,1 16,9 28,7 100 4,8 Ouvrier ou apparenté 18,9 23,1 9,3 4,6 12,9 31,3 100 4,9 Ensemble 32,7 23,8 9,3 2,6 12,5 19,2 100 100 Tableau élaboré à partir de l’exploitation des données de l’enquête de l’OVE de 2006. L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur précaires, ni d’autre ressource à faire valoir que leur e résultats dégagés par l’enquête quantitative, l’enquête endurance physique, sorte de capital par défaut (vigiles, ethnographique par observation participante et par femmes de ménage, etc.) – situations d’autant plus pé- entretiens14 permet de révéler les modes d’exercice nibles que les possibilités de définir le travail comme des emplois occupés et la logique propre des enquêtés une activité estudiantine y sont réduites et les ressources et de les mettre en rapport avec la trajectoire sociale, symboliques octroyées, presque inexistantes. le parcours scolaire et les dispositions à l’égard de À l’inverse des activités les plus classantes, cer- l’avenir de chacun d’eux. tains postes autorisent une certaine indétermination Ainsi peuvent être dégagés trois pôles qui corres- subjective et peuvent favoriser une vision brouillée des pondent à la fois à trois types de rapport à l’avenir appartenances sociales, dans la mesure où les étu- – qu’on appellera « le provisoire », « l’anticipation » diants issus des différents milieux sociaux y sont repré- et « l’éternisation » – et à trois modes d’articulation sentés dans des proportions à peu près équivalentes : entre emploi et études – « la dissociation », « l’ajuste- ces positions intermédiaires peuvent alors apparaître, ment » et « la substitution »15. Le premier pôle regrou- aux yeux de ceux qui les occupent, comme sociale- pe des étudiants dont l’activité rémunérée est éloignée ment plus ouvertes que d’autres. Car les étudiants des études suivies, mais exercée de façon relativement ont rarement une vue d’ensemble de l’espace des emplois détachée et occasionnelle. Le deuxième rassemble des exercés en cours d’études : en général, ils se réfèrent, étudiants qui perçoivent leur emploi comme à la fois dans leurs comparaisons ou leurs jugements, aux cohérent avec la filière où ils sont inscrits et prépara- régions les plus proches des leurs. De même, ils ne toire au métier auquel ils aspirent. Le troisième réunit rapportent pas systématiquement, comme le fait le so- des étudiants pour lesquels l’emploi exercé provisoi- ciologue, la part de leur catégorie sociale au sein d’un rement, en parallèle avec les études, devient durable, emploi à la part que cette catégorie représente parmi au point de prendre progressivement la place des étu- l’ensemble des étudiants salariés. Ainsi, dans certaines des, aussi bien dans les occupations que dans les pré- activités, la présence relativement importante des en- occupations quotidiennes. Trois cas exemplaires de fants de cadre tend à occulter aux yeux des étudiants chacun de ces pôles peuvent être présentés : il s’agit qui les exercent la sous-représentation relative de cet- de trois étudiants très inégalement dotés scolairement te catégorie d’étudiants : par exemple, parmi les em- et socialement et dont on connaît le devenir à la sortie ployés de commerce, les enfants de cadre représentent du système d’enseignement. la catégorie sociale la plus nombreuse (27,3 %, contre Le provisoire 22,9 % d’enfants d’ouvrier), mais ils y sont sous- Figurant parmi les plus diplômés des enquêtés représentés au regard de leur part dans l’ensemble des (DEUG de biologie à Paris, licence et maîtrise activités (32,7 %), alors que, à l’opposé, les enfants d’ingénierie de la santé dans un IUP à Montpellier d’ouvrier y sont plus nombreux que dans l’ensemble puis DESS de biologie cellulaire à Poitiers), de la population (où ils ne représentent que 19,2 % Delphine 16 possède d’importantes ressour- ces culturelles héritées : ancien élève de HEC, des étudiants). De ce fait, dans cette zone floue des son père est cadre supérieur au sein de la direc- emplois étudiants (employés de commerce, anima- tion internationale d’une grande entreprise de teurs, etc.), les enfants d’ouvrier comme les enfants télécoms et sa mère, titulaire d’une maîtrise de cadre peuvent avoir l’impression de vivre une sorte de droit, est juriste et ingénieur de recherche de moratoire en échappant, au moins temporairement, au CNRS 17. Le parcours de Delphine, âgée aux classements sociaux. de 23 ans au moment de l’entretien, est marqué par une relative distance à la nécessité finan- cière et par un mode de vie studieux. Lycéenne, Les usages sociaux de l’emploi étudiant elle a, pendant quelques mois, donné des cours de soutien scolaire à raison de trois ou quatre heures Une telle zone floue, qui réunit une population hétérogène par semaine (« j’aimais beaucoup ça ») et, à l’âge sous le rapport des origines sociales et des perspec- de 19 ans, elle a exercé un emploi d’été d’un mois (relances téléphoniques au sein de l’entreprise tives professionnelles, mérite une attention particu- où travaille son père). Quant aux stages (peu ou lière, d’autant qu’elle semblerait de nature à infirmer pas rémunérés) qu’elle a effectués dans le cadre l’hypothèse d’une segmentation sociale des emplois de son cursus universitaire, ils avaient surtout étudiants. Loin de se réduire à la simple illustration d valeur d’apprentissage (« stage ouvrier » de deux 14. Cette enquête repose principalement approfondis auprès d’étudiants salariés, 16. Les prénoms des enquêtés ont été travaille dans un centre de recherches sur une série d’observations participan- d’employeurs et de formateurs. modifiés. consacré aux risques environnementaux. tes menées dans la restauration rapide, 15. Vanessa Pinto, « L’emploi étudiant. Ap- 17. Ancien élève de l’IEP de Paris, où il Âgée de 20 ans, sa sœur est inscrite les centres d’appels et l’animation socio- prentissages du salariat », thèse de docto- a obtenu un DESS de relations interna- en licence de science politique dans une culturelle et sur la réalisation d’entretiens rat en sociologie, Paris, EHESS, 2009. tionales, son frère, alors âgé de 26 ans, université parisienne. 63 Vanessa Pinto mois dans une grande entreprise de médicaments dans le cinéma et emploi de caissière dans une homéopathiques et stages de trois et six mois dans grande enseigne d’articles de sport. Elle évoque des centres de recherche en cosmétique). ce dernier emploi (un poste « hyper fatigant, extrê- Condition essentielle à une vie étudiante mement stressant et compliqué ») comme une dans laquelle l’exercice d’une activité rémuné- occasion très « instructive » de « plonger dans rée est évité, le soutien financier de ses parents des atmosphères différentes » et de « découvrir (qui « assuraient tout ») 18 a été déterminant, un monde qu’on connaît pas ». Manière de vivre d’autant que ses études l’ont amenée à quitter l’exercice temporaire d’un travail non qualifié pendant quelques années le domicile familial et comme une expérience existentielle, comme une à se loger de manière autonome (foyer de jeunes sorte de stage ouvrier, qui tient sans doute pour filles, colocation, cité universitaire, foyer de une grande part aux dispositions idéologiques jeunes travailleurs). En outre, la filière qu’elle a dont Delphine a hérité (elle a reçu « une éducation suivie exige des étudiants un mode de vie entiè- catholique très marquée » et « de gauche »). rement tourné vers le travail universitaire19. Avec R apidement, cette période transitoire au moins une trentaine d’heures de cours par prend fin car, par l’intermédiaire de sa forma- semaine et des week-ends consacrés aux révisions, tion de DESS, elle reçoit une offre d’emploi le rythme de ses études à l’IUP a en effet été « très – un poste d’ingénieur de recherche en biologie soutenu », à l’instar de son DESS : « concrè- dans un centre privé de recherches fondamentales tement, ça me laissait pas de temps pendant la sur la peau associé à une marque de luxe – qui semaine pour bosser à côté ». Du reste, dispo- s’avère intéressante selon elle : « c’est un boulot sant d’un « temps libre » très réduit, ses dépenses qui est […] quand même bien dans la lignée de étaient relativement limitées (« comme j’avais pas ce que préparait mon DESS […]. C’était tout mal de boulot, je pense que je dépensais moins, à fait concordant avec les études et les petits en loisirs, […] en fringues », « j’avais pas d’activité stages que j’avais faits déjà avant ». Elle saisit extrascolaire, je me disais que j’avais pas tellement donc l’opportunité qui lui est offerte (un « coup le temps »), sans compter que le coût de la vie du destin ») et accepte le poste. D’abord embau- était moins élevé qu’à Paris. Bref, le mode de vie chée sur un contrat à durée déterminée d’un an, de cette étudiante a surtout été déterminé par les Delphine restera quatre ans et demi dans cette impératifs universitaires (mobilité géographique, entreprise, d’abord comme ingénieur de recher- limitation du temps et des dépenses de loisirs, etc.), che puis comme « biochemist » au sein d’une dans un contexte familial permettant le finance- antenne nouvellement créée aux États-Unis, avant ment de ses années d’études. de devenir « chargée de recherche prospective » Quelques mois après l’obtention de son auprès d’une marque de luxe concurrente. DESS, Delphine s’offre un petit moratoire (elle L’accès de Delphine au poste d’ingénieur de veut « prendre du temps pour [elle] », selon recherche succède donc à une courte période ses termes) pour « [s]’ouvrir un peu l’esprit » de questionnements suscités, plutôt que par (elle suit des cours de psychologie à titre d’audi- l’absence de perspectives objectives (cas des trice libre, visite des expositions de vulgarisation étudiants les moins dotés), par le caractère très scientifique à La Villette, etc.) et pour « réflé- prévisible des débouchés qui lui sont offerts à l’issue chir » à son avenir professionnel : elle souhaite d’un parcours universitaire très linéaire, sorte de ainsi effectuer quelques stages dans le domaine voie royale (DESS obtenu cinq ans après le bacca- du journalisme scientifique et, afin de bénéficier lauréat, dans la continuité des autres diplômes du statut étudiant et de conventions de stage, passés). En somme, cette courte séquence biogra- elle s’inscrit dans une formation où il reste des phique de déambulation professionnelle a semble- places, un Diplôme universitaire (DU) d’arabe. t-il eu pour fonction de faire accepter à Delphine Dans ce cadre, l’exercice de « petits boulots » lui un destin auquel elle n’adhérait qu’à moitié et de lui permet de bénéficier d’« argent de poche », de faire goûter, par contraste, les nombreux avantages financer elle-même ses « loisirs » (elle habite chez de la position sociale à laquelle elle peut accéder. ses parents) et de retarder un peu l’entrée dans ce qu’elle appelle « le monde du travail » (celui L’anticipation auquel ses études la destinent). Pendant quelques Âgée de 25 ans, diplômée d’une licence profes- mois, elle exerce en effet une série d’emplois très sionnelle en médiation culturelle obtenue trois temporaires (une ou deux semaines chacun) : ans plus tôt à l’université de Créteil, Fabienne surveillance de cantines dans une école mater- suit, à raison de deux jours de cours par semaine, nelle, missions ponctuelles de promotion commer- un DU de « Techniques documentaires et média- ciale d’une crème de soin et de couches culottes tion culturelle » organisé par le Centre régional dans des supermarchés, distribution de prospectus de formation aux carrières des bibliothèques et de la FNAC, passation de questionnaires, distri- supervisé par l’université de Nanterre. En outre, bution d’invitations et saisie informatique pour elle s’apprête, au moment de l’entretien, à passer le compte d’une agence de marketing spécialisée les épreuves orales d’un concours de la fonction 18. Elle a pu bénéficier d’aides au logement mais pas de bourses (versées sur critères sociaux). 19. Sur les exigences différenciées des filières d’études : Matthias Millet, Les Étudiants et le travail universitaire, Paris, PUF, 2003. 64 L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur publique territoriale pour un poste de catégorie C Agréable (« l’équipe est sympa », « j’aime bien les au sein des bibliothèques municipales. Secteur plantes », « c’est un peu un cadre de loisirs »), cet peu éloigné de son univers familial, puisque son emploi a aussi l’avantage, selon elle, d’être « assez père, titulaire d’une licence de géographie, est flexible » (« c’est devenu un peu ma boîte d’inté- secrétaire administratif et responsable d’un service rim ») : elle l’exerce au gré de ses disponibilités et de la Mairie de Paris et sa mère, qui a le baccalau- le complète, si besoin, par des baby-sittings ou par réat, est aide financier au sein du même service20 ; des inventaires effectués durant quelques soirées tous deux encouragent Fabienne à travailler dans au sein de grandes surfaces. Qui plus est, en vertu la fonction publique en raison de la sécurité des stratégies de présentation de soi mises en œuvre statutaire que ce secteur assure, avis partagé par dans le cadre d’un recrutement, elle minimise, leur fille, même si celle-ci se sent également attirée face à ses évaluateurs, l’importance de son emploi par le secteur associatif. en jardinerie, qui paraît la disqualifier dans le Elle vient, par ailleurs, d’effectuer son stage secteur des bibliothèques : « Dès que j’évoque ça, d’approfondissement du BAFA 21. Pour cette on me dit : “Mais ça n’a rien à voir avec les études stagiaire particulièrement ajustée aux valeurs que vous avez faites” […]. Ça fait un trou dans mon défendues par l’association où elle a suivi cette CV ». Elle finira même par démissionner de cette formation (et où elle envisage de devenir bénévole), jardinerie pour un secteur comme l’animation, plus l’animation représente un emploi temporaire proche de sa filière d’études. C’est donc au terme relativement adapté à ses souhaits profession- d’une série d’ajustements successifs que Fabienne nels : à l’occasion de ses oraux, Fabienne compte en vient à aligner ses « petits boulots » sur un avenir ainsi « mettre en avant » son BAFA, de même que anticipé (l’emploi de bibliothécaire), celui auquel l’organisme de formation qu’elle a choisi, actif son cursus universitaire lui permet d’accéder. dans le domaine de la lecture. À plus long terme, une fois en poste, ce diplôme pourrait, selon elle, L’éternisation lui permettre d’accéder à des tâches plus variées Âgé de 28 ans, Amadou est entré chez McDonald’s que celles du prêt et du rangement, puisqu’il lui sept ans plus tôt comme « équipier » (employé permettrait d’attester de ses aptitudes à mener des de base), avant de devenir « swing manager » au activités d’animation en bibliothèque. L’animation bout de cinq ans puis « manager ». Si, de fait, apparaît donc ici comme un secteur préparatoire il a connu une promotion interne, il considère au métier auquel cette étudiante aspire – et auquel être resté dans cette enseigne « par accident » elle accèdera, puisqu’en effet elle deviendra par et regrette d’avoir arrêté ses études quatre ans la suite bibliothécaire au sein du département après son embauche. Voici le récit qu’il fait de « jeunesse » d’une médiathèque municipale. son parcours : « On veut travailler au McDo pour Ce « petit boulot » propédeutique s’inscrit financer ses études… et puis, suivant la manière dans une trajectoire que Fabienne vit et présente dont ça se passe entre les études et le McDo, au fil de l’entretien sur le mode d’un chemine- ou bien on reste, ou bien on reste pas. […] Moi [...] ment personnel finalement doté d’une certaine j’étais en sciences économiques et je faisais McDo cohérence (« Je me suis cherchée pendant un bout en même temps [...]. J’avais loupé ma première de temps, j’ai tourné mais quelque chose se dessine, année de sciences économiques et puis […] quand ça prend sens »). De fait, son parcours d’études et tu refais une année et que tu es à la fac, tu as pas d’emplois, orienté globalement vers les métiers du vraiment envie de rattraper les cours, donc aussi livre (« job » dans une librairie, licence profession- j’ai travaillé à côté […]. Et puis, petit à petit, ben nelle de médiation culturelle, accompagnement je suis resté au McDo et puis ainsi de suite [...]. scolaire en MJC en tant que bénévole et animation Depuis, ça été un travail. [...] Comme tout le d’ateliers d’écriture auprès d’enfants, stage de trois monde, j’étais réfractaire à McDo, au début, avant mois dans une petite maison d’édition associative de venir chez McDo [...]. Mais petit à petit, tu de livres pour la jeunesse), comporte des détours vois les choses autrement et puis, tu t’y fais […]. et des périodes de doute : abandon, au bout Au début, je comptais pas travailler chez McDo, de deux ans, de sa licence de géographie et échecs et puis petit à petit, je me suis senti à l’aise. » à des concours de la fonction publique (professeur Varié, le travail de manager lui apparaît comme des écoles, bibliothécaire de catégorie A). d’autant plus « intéressant » qu’il offre un appren- En outre, Fabienne exerce, pendant trois ans, tissage polyvalent de la vie active (« j’aime bien un emploi dans une jardinerie, secteur éloigné parce qu’il y a de l’alternance, il y a le côté gestion de ses études. Toutefois, se considérant comme […], il y a le côté manuel, il y a le côté relations une « éternelle étudiante » plutôt que comme une avec les gens, il y a le côté amusement […]. C’est salariée, elle manifeste une certaine « distance » dingue, il y a plein de choses […] à apprendre… »). à l’égard de ce poste d’employée et le présente Amadou déplore néanmoins d’avoir délaissé ses surtout comme un « job alimentaire » essen- études en se laissant prendre au piège de cette tiellement destiné à financer ses frais de voiture opportunité (« j’ai fait l’erreur de vraiment bascu- (vivant chez ses parents, elle ne paie aucun loyer). ler vers McDo, c’est vrai qu’à ce moment-là c’était 20. Sa sœur, alors âgée de 24 ans, a un DEUG AES et une licence d’administration publique et suit une formation de secrétaire médicale et son frère, âgé de 22 ans, est étudiant en licence de STAPS. 21. Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur de centre de vacances et de loisirs. 65 Vanessa Pinto une possibilité ») et regrette les garanties à l’égard de ses désillusions à l’université, elle se laisse pren- de l’avenir que lui aurait procuré un diplôme du dre au jeu de ce « petit boulot » qui, par glissements supérieur (« c’est toujours un passeport vers autre successifs, s’éternise, de sorte que le présent marqué chose hein, c’est une sécurité… »). Car, bien que satisfait d’avoir été promu au poste de manager, par l’occupation d’un emploi non qualifié devient un Amadou perçoit l’incertitude de sa position profes- avenir probable. À cet égard, ce cas éclaire la question sionnelle, ce que son père22, devenu fonctionnaire du rapport entre réussite universitaire et exercice d’un (éboueur à la Ville de Paris) à son arrivée du Mali emploi. S’il est évident que l’exercice régulier d’une au début des années 1970, lui rappelle souvent activité rémunérée nuit, à terme, au bon déroulement (« le fait de travailler pour une entreprise privée des études, on peut aussi constater que certains étu- – et surtout au McDo, c’est quelque chose qui est plus axé vers les jeunes –, on a l’impression que diants sont plus exposés que d’autres à se laisser pren- c’est quelque chose de précaire. […] Donc mon dre au piège de leur emploi : c’est particulièrement le père, il a été […] très réfractaire à ça. »). Amadou cas des « enfants de la démocratisation »24 les moins lui-même émet plusieurs critiques sur son emploi intégrés dans l’enseignement supérieur, et notam- et sur son entreprise (l’organisation du travail ment celui des étudiants d’origine populaire relégués en sous-effectif et « très axée sur la rentabilité », dans les filières les moins encadrées et ouvrant sur un les contraintes engendrées par les horaires, varia- bles et parfois très tardifs, ainsi que les difficultés avenir incertain. En ce sens, l’enquête ethnographi- à obtenir une formation et une promotion) et, tout que laisse suggérer que la démocratisation réelle du en défendant son métier de manager, il dénonce supérieur ne peut faire l’économie d’une transforma- ce qu’il qualifie d’« abus ». tion des conditions d’encadrement et d’intégration de ces « nouveaux étudiants » et d’une amélioration des Un poste, trois destins sociaux moyens pédagogiques et des conditions de vie univer- sitaire (par le développement des équipements et des Le rapport au temps est donc une dimension centrale services collectifs plutôt que des systèmes de finance- dans l’analyse des emplois étudiants et de leurs usages ments individualisés comme les prêts étudiants25). sociaux : en fonction de leurs chances objectives et de leurs espérances subjectives (qui, les unes et les autres, Un présent qui n’engage à rien dépendent du volume et de la structure des ressources À première vue, Leila, étudiante de 20 ans d’origine détenues et de la pente de la trajectoire individuelle et comorienne, semble relativement proche socia- de la trajectoire du groupe d’origine)23, les étudiants lement de sa collègue Khadija, dont il sera salariés considèrent leur emploi soit comme un tra- question : elle vit dans une cité d’un quartier populaire de Paris et a eu, elle aussi, l’occasion vail purement alimentaire et passager (pôle du pro- de travailler parallèlement à ses études et ce, visoire), soit comme une activité préparatoire à une dès le lycée. Mais elle semble dotée de capitaux carrière professionnelle ou à un certain mode de vie susceptibles de lui ouvrir un tout autre avenir que (pôle de l’anticipation), soit comme une activité exer- celui de Khadija et fait un usage très différent cée par défaut, dans un contexte d’enlisement dans le de son emploi de téléactrice. Bien qu’étant sur présent (pôle de l’éternisation). Distinction que l’on le point de renoncer à son DEUG d’anglais, elle fait preuve de dispositions scolaires assez impor- peut observer parmi des étudiants occupant un même tantes (sa terminale littéraire s’est « très bien poste et dotés de propriétés sociales qui, vues de passée » et, par ailleurs, elle a suivi assidûment loin, pourraient sembler homogènes (jeunes femmes des cours de piano et de solfège au conservatoire « issues de l’immigration » et ayant grandi dans des municipal pendant près d’une dizaine d’années) cités). Ainsi, au-delà d’une proximité apparente, les et a hérité de ses parents un certain capital cultu- rel. Si sa mère est « femme au foyer », son père est usages que trois étudiantes enquêtées font de leur ingénieur (depuis une trentaine d’années) dans une emploi de téléactrice en centre d’appels diffèrent sen- multinationale de services pétroliers, après avoir siblement : alors que Leila le considère comme un étudié à l’École Polytechnique (sans doute à titre emploi ponctuel uniquement destiné à lui procurer d’auditeur libre externe), à l’issue d’une période de l’argent de poche, Sandrine y voit, outre l’intérêt de « galère » faite de « petits boulots d’étudiant » et de « cours du soir ». financier, une expérience professionnelle supplémen- À l’université, le désintérêt de Leila à l’égard taire en vue d’une carrière commerciale et Khadija, des études ne tient ni au sentiment d’être dépas- quant à elle, se trouve progressivement entraînée dans sée scolairement ni à celui d’être perdue dans un provisoire à durée indéterminée. En effet, au gré un monde nouveau. Il ne découle pas non plus 22. Sa mère est femme au foyer. Amadou de sociologie, XV, 1974, p. 3-42. 25. Hélène Ducourant et Sandrine Rous- ment supérieur », Revue française de vit chez ses parents et ses frères et sœurs. 24. Stéphane Beaud, 80 % au bac… et seau, « Le développement du prêt étu- socio-économie, 4, 2009. 23. Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et après ? Les enfants de la démocratisation diant, pierre indispensable à la construc- causalité du probable », Revue française scolaire, Paris, La Découverte, 2002. tion du marché des services d’enseigne- 66 L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur d’un investissement trop fort dans son emploi que son parcours scolaire : l’idée selon laquelle de téléactrice. Son détachement à l’égard de « la pratique » vaut mieux que « la théorie » revient ses études d’anglais s’explique plutôt par son ainsi de manière récurrente dans son discours. intérêt concurrent pour le « domaine artistique » Étudiante âgée de 22 ans inscrite en deuxième et le « show business », auxquels elle aspire. année dans une école de commerce moyennement Du reste, elle dispose d’un petit capital de relations cotée (après un baccalauréat ES et deux années (un producteur et un acteur d’une émission de de classes préparatoires à HEC), Sandrine exerce télé-réalité, un cameraman, etc.) qui, associé à régulièrement des emplois comme ceux d’hôtesse ses ressources artistiques, lui laisse espérer de d’accueil ou de téléactrice. Le centre d’appels pouvoir accéder un jour à cet univers. De même, où elle travaille au moment de l’enquête est une moins utile qu’une formation artistique et que les petite entreprise sous-traitant alors la vente de castings de films et les tournages de vidéoclips forfaits internet d’un grand opérateur ; elle y a auxquels elle participe, son emploi de téléactrice été recrutée par le biais d’une « junior entreprise » n’a pour elle qu’une place secondaire, celui d’un de son école, association qui propose aux élèves emploi d’appoint dont les revenus lui procurent des missions d’intérim. Son investissement dans de « l’argent de poche » (elle vit chez ses parents) l’emploi de téléactrice s’explique en partie par et lui permettent de payer des frais comme sa ses besoins financiers (son loyer, ses dépenses facture de téléphone portable (150 à 230 euros par quotidiennes et surtout ses frais d’inscrip- mois). Elle fait donc preuve d’un grand détache- tion d’environ 8 000 euros par an que son prêt ment vis-à-vis de son poste. Et, tout en reconnais- bancaire et sa bourse ne financent qu’en partie) sant que le travail peut parfois être « fatigant » et par le système des primes au rendement instauré et les relations avec la clientèle, tendues, elle dans cette entreprise. Quant à son aisance à tolère cette pression en raison même du caractère décrocher des ventes, elle découle d’un certain provisoire de son emploi. savoir-faire et de certaines dispositions : aptitudes Si Leila fait preuve d’une attitude distanciée à orienter les échanges vers l’obtention d’une vis-à-vis de ses « petits boulots », c’est sans doute vente et à en limiter les aspects superflus, à sentir parce que, à la différence d’une étudiante comme dès le premier instant le caractère plus ou moins Khadija, plus ou moins contrainte de se faire influençable de la personne sollicitée, à ne jamais à cette position, elle dispose de ressources lui perdre de vue l’objectif des primes et à se fixer à permettant d’accéder à des postes plus qualifiés soi-même des petits défis au point d’en « suer », ou plus valorisés. De fait, la suite de son parcours vision asymétrique, voire agonistique, du rapport confirme cette hypothèse. Après avoir renoncé de vente, vécu sur un mode ludique. au DEUG d’anglais, elle suivra avec succès un En partie hérité de son père (qui, « routard » parcours universitaire relativement avancé : licence originaire de Malaisie devenu représentant de de droit dans une université parisienne (où elle commerce dans la gastronomie de luxe, aurait remportera par ailleurs un concours de plaidoi- connu une forte ascension sociale26), son goût rie), préparation aux écoles de journalisme par le pour le commerce s’est manifesté, selon elle, CNED, année en école de journalisme et, en paral- précocement puis tout au long de son parcours lèle, cours d’hébreu à « Langues O » (« vraiment d’emploi (restauration, vente en boutique de costu- juste pour avoir quelque chose en plus »). mes pour hommes, etc.). Non seulement Sandrine En outre, elle complètera sa formation artistique peut faire valoir ses dispositions au sein de ses par des cours d’expression scénique et de danse « petits boulots », mais en outre elle escompte de africaine et participera régulièrement à une chorale ces emplois un certain nombre de profits (« carnet de gospel. Quant à ses activités rémunérées, d’adresses », « expériences » à afficher sur le CV, elle abandonnera les postes comme ceux de télé- savoirs pratiques sur le monde de l’entreprise, etc.) actrice, ayant accès à des emplois dans les secteurs supérieurs à ceux que pourraient, à ses yeux, lui de la mode et de l’audiovisuel où, peu à peu, procurer des savoirs scolaires, sans compter qu’elle elle projettera de devenir présentatrice télévisée. retire des ressources symboliques du récit de ces activités rémunérées (et de son enfance dans une ville populaire de l’Est de la France) : « quand tu Un avenir inscrit dans le présent dis que tu finances tes études, et qu’en plus, tu fais Dans le cas de Sandrine, qui correspond au pôle pas de la fac mais que tu fais des écoles qui sont de l’anticipation, les « petits boulots » exercés ne se logiquement réservées à une certaine minorité, limitent pas à de simples emplois d’appoint, mais ça passe très bien et ça t’ouvre des portes. […] sont censés contribuer à faire advenir un futur J’en joue, même ». Du reste, outre son éducation souhaité, dans la mesure où elle peut y faire valoir familiale, sa filière d’études la pousse à valoriser ses dispositions et y acquérir, en plus d’un revenu, les expériences non académiques (profession- des ressources valorisées dans l’univers commercial, nelles, mais aussi associatives, etc.), en lien avec où elle souhaite faire carrière. Dans ces condi- la position de ce type d’écoles, intermédiaire tions, cette « expérience professionnelle » lui paraît entre le monde académique et le monde écono- dotée d’une valeur formatrice, autant – sinon plus – mique, comme si la valeur sociale du diplôme 26. Quant à sa mère, elle est chargée de clientèle dans les assurances, après avoir été assistante de direction dans une salle de concert de province. 67 Vanessa Pinto LES ÉTUDIANTS, UNE MAIN-D’ŒUVRE SOLLICITÉE. La plupart de ces annonces sont extraites de la rubrique « Jobs et emplois » d’un magazine gratuit distribué dans les établissements d’enseignement supérieur. 68 L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur 69 Vanessa Pinto (dont l’obtention est, dans ces écoles, relativement électronique, ses préoccupations quotidiennes sont facile une fois le concours d’entrée réussi) dépendait surtout centrées sur son emploi de téléactrice. Son plus d’expériences extra-académiques que rapport au travail a lui-même évolué au fil de ses de l’acquisition de savoirs jugés abstraits car échecs universitaires et de ses déconvenues dans perçus comme dénués de valeur professionnelle. l’entreprise : assez positif au début, il apparaît plus En somme, selon Sandrine (incitée dans ce sens mitigé un an plus tard. En effet, elle se montre très par son école elle-même), les emplois qu’elle exerce déçue de ne pouvoir obtenir, en échange de son constituent une « extension » (selon ses propres investissement, ni contrat à durée indéterminée ni termes) aux études supérieures et une propédeutique promotion. Amertume d’autant plus grande qu’elle au métier auquel elle aspire. est devenue, comme elle le perçoit et le dit elle- Sandrine semble donc disposer à la fois même, plus « salariée » qu’« étudiante » et qu’elle des dispositions requises pour la vente et des a eu tendance à « oublier un petit peu l’école ». chances objectives et subjectives d’obtenir à l’issue Et si elle affirme, comme au début, ne pas vouloir de ses études un emploi de commerciale plus stable demeurer dans ce centre d’appels (« je vais pas [y] et plus qualifié que ses « petits boulots » : étayé par passer ma vie », « je pense pas que je vais rester sa socialisation dans une école de commerce, son indéfiniment là-bas »), c’est plus par dépit que par habitus est ajusté aux catégories de l’univers où elle conviction d’accéder à un avenir différent. souhaite faire carrière. Univers auquel elle accèdera Khadija, qui n’a finalement pas obtenu son d’ailleurs puisque, quelques années après l’entre- DEUG AES, a, après avoir quitté ce centre tien, Sandrine occupera un poste de cadre bancaire d’appels, exercé pendant quelques années divers (conseil en développement de patrimoine). emplois de vendeuse. C’est avec son mariage vers l’âge de 25 ans qu’a pris fin cette période indéter- minée à plusieurs égards – scolaire, professionnel, Un présent sans avenir familial. Elle a alors donné naissance à un enfant Le cas de Khadija est très différent. Âgée de 21 ans, et arrêté de travailler, conformément à la défini- inscrite en première année de DEUG AES après tion des rôles sociaux et des âges de la vie selon un baccalauréat Sciences et technologies tertiaires le sexe qui prévalait dans son milieu d’origine. (spécialité commerce) et une année de BTS Action En somme, son exemple révèle de façon saisissante commerciale, Khadija est téléactrice dans un grand à quel point la « démocratisation » de l’enseigne- centre d’appels. D’origine sénégalaise, elle vit dans ment supérieur reste incomplète : si Khadija a une cité de la région parisienne et est hébergée chez pu, un temps, accéder à l’université et à un mode sa mère (salariée d’un salon de coiffure africaine de vie étudiant, néanmoins elle n’a pas pu retirer devenue femme au foyer) et son beau-père (agent de ce passage les ressources qui lui auraient de maîtrise à la RATP). Exercé de façon relati- permis, sinon de contrecarrer, du moins de réduire vement intensive (25 heures par semaine), son la puissance des mécanismes de reproduction emploi de téléactrice succède à des emplois d’aide- des rapports de classe et des rapports de genre. ménagère, d’aide aux personnes âgées et d’employée dans une enseigne de chaussures bon marché. Ainsi, bien qu’elles aient occupé, à un moment de leur Son salaire lui sert essentiellement à accéder aux trajectoire, le même poste, celui de téléactrice en centre biens de consommation juvéniles (vêtements de « marques », sorties en discothèque, etc.) et aux d’appels, leurs rapports au travail, aux études et à premiers attributs de la vie d’adulte (permis de l’avenir distinguent nettement des étudiantes comme conduire, télévision personnelle, etc.). D’autres Leila, Sandrine et Khadija. À cette période de leur aspects rendent ce travail plaisant aux yeux de vie, elles ne disposaient déjà plus des mêmes chan- Khadija : l’« ambiance » et les relations avec ces objectives de réussite universitaire et d’accès à les collègues, qui forment « une deuxième famille », des emplois autres que celui d’employé peu qualifié, le bâtiment luxueux, le contenu du travail, etc. Mais, peu à peu, cet emploi perd son carac- inégalités de destin qui permettent d’expliquer les dif- tère provisoire : alors que sa collègue Leila avait férences dans leurs façons d’appréhender leur emploi rapidement quitté le centre d’appels, Khadija de téléactrice et les études qu’elles mènent. s’y trouve encore un an après ; elle y travaille 32 heures par semaine et y enchaîne contrats à Loin de la vision commune de « petits boulots » si- durée déterminée et vacations. Ayant échoué dans tués en dehors des stratifications de l’espace social, deux matières déterminantes pour le passage en deuxième année, elle doit redoubler. De moins en les emplois exercés en cours d’études se révèlent donc moins contrainte par des obligations universitaires, différenciés socialement, en particulier du point de elle décroche progressivement de ses études, dans vue des usages qu’en font les diverses fractions d’étu- lesquelles, de surcroît, elle rencontre des difficultés diants. Toutefois, du fait des transformations objec- liées à ses lacunes dans l’enseignement secondaire tives de l’institution scolaire au cours des dernières (où elle a suivi une filière technologique plutôt que décennies, la perception de ces inégalités tend à être la filière générale ES, comme nombre d’étudiants qu’elle a croisés en AES). Dans ces conditions, si elle obscurcie. En effet, en même temps que le nombre aspire toujours à obtenir une licence et une maîtrise d’élèves et d’étudiants s’est fortement accru, l’École, de banque et finance et un DESS de commerce « système à coupures fortes [qui] faisait intérioriser 70 L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur fortement les classements et faisait finalement se ré- La main-d’œuvre étudiante peut alors apparaître signer aux limites dans lesquelles la destinée sociale comme exemplaire aux yeux des employeurs. Rela- paraissait irréversiblement inscrite »27, s’est divisée tivement disponible, elle permet une gestion flexible en de multiples filières aux hiérarchies complexes des contrats et des horaires de travail, adaptée aux et aux intitulés parfois flous28. À la différence des fluctuations de l’activité selon les aléas de la demande jeunes d’origine populaire des années 1950, qui en- (sociétés de télémarketing démarchant les particuliers traient de plain-pied dans le « monde du travail » et en soirée, fast-foods ouverts tous les jours et presque pour lesquels, en quelque sorte, les jeux étaient faits, à toute heure, connaissant des pics de fréquentation les « nouveaux étudiants » bénéficient d’une pério- à midi, centres de loisirs accueillant les enfants pen- de biographique où l’espace des possibles demeure dant l’été, etc.). Qui plus est, elle représente une main- ouvert, au moins subjectivement. Dans ces condi- d’œuvre à la fois surqualifiée, peu coûteuse et peu tions, l’emploi étudiant permet à la fois, avec les aides revendicative, dans la mesure où les étudiants consi- étatiques et/ou familiales, de financer cette période dèrent ces emplois peu qualifiés comme provisoires moratoire et de ressentir une forme d’apesanteur et, par ailleurs, bénéficient souvent d’aides publi- sociale, sentiment étayé par l’hétérogénéité sociale ques et/ou familiales qui viennent compenser la fai- (pourtant relative) de la main-d’œuvre côtoyée au sein blesse des salaires obtenus. Quant à leur instabilité de ces emplois de passage. statutaire, qui engendre un fort taux de turn-over, En fait, présentés et vécus comme transitoires et elle peut s’avérer avantageuse pour certains em- autonomes par rapport au marché du travail « clas- ployeurs, puisqu’ils disposent ainsi d’une main- sique », les emplois étudiants, sortes de positions en d’œuvre qui, constamment renouvelée, est à la fois « trompe-l’œil », pourraient contribuer à faire accepter jeune, dynamique et plutôt docile. En somme, le un destin social qui apparaît rarement comme tel aux salariat étudiant offre aux fractions économiques et yeux des intéressés : les positions n’étant pas assignées politiques dominantes les conditions idéales pour à soudainement ni d’emblée ajustées aux dispositions la fois instaurer de nouvelles normes de gestion de des agents, le temps des études est le temps des clas- la main-d’œuvre29 et euphémiser la réalité sociale de sements et des auto-classements et de la découverte, l’emploi précaire. Forme d’imposition d’un nouveau au fil des explorations successives, des rapports en- régime de mobilisation salariale qui, toutefois, peut tre titres et postes dans un contexte historique où le être remise en cause par la constitution progressive brouillage des modes de reproduction sociale favorise d’une main-d’œuvre stable, portée, dans certaines une perception de l’avenir comme indéterminé. conditions, à l’action collective. 27. Michel Pialoux, « Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 26-27, mars-avril 1979, p. 19-47. 28. Pierre Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, novembre 1978, p. 2-22. 29. Yannick Fondeur et Florence Lefresne, « Les jeunes, vecteurs de la transformation structurelle des normes d’emploi en Europe ? », Travail et Emploi, 83, juillet 2000, p. 115-136. 71