Jamais plus T2 A tout jamais Colleen Hoover PDF

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St. Michael's Senior Secondary School Satna MP

Colleen Hoover

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Colleen Hoover romance novel contemporary fiction

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Ce livre est la suite de "Jamais plus" de Colleen Hoover, commençant là où le premier tome s'est terminé. Il est dédié à Maria Blalock, et se concentre sur les personnages de Lily et Atlas. L'auteur remercie sa communauté pour le soutien.

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Ce livre est pour la courageuse et téméraire Maria Blalock. Cher·e·s lecteur·rice·s, Ce livre est la suite de Jamais plus et commence là où le premier tome s’est terminé. Pour une lecture optimale, À tout jamais doit donc être lu en second dans la...

Ce livre est pour la courageuse et téméraire Maria Blalock. Cher·e·s lecteur·rice·s, Ce livre est la suite de Jamais plus et commence là où le premier tome s’est terminé. Pour une lecture optimale, À tout jamais doit donc être lu en second dans la série des deux livres. Après avoir publié Jamais plus, je ne pensais pas du tout me lancer un jour dans une suite. Je n’imaginais pas non plus que ce livre serait accueilli ainsi, par tant de personnes. Je suis très reconnaissante à tous ceux qui ont trouvé que l’histoire de Lily était aussi inspirante que l’était pour moi celle de ma propre mère. Une fois que Jamais plus a pris de l’ampleur sur TikTok, j’ai été inondée de demandes pour retrouver Lily et Atlas. Comment pourrais-je le refuser à une communauté qui a changé ma vie ? Ce roman a été écrit en guise de remerciement pour l’énorme soutien dont j’ai bénéficié, et c’est pourquoi j’ai voulu offrir une expérience beaucoup plus légère. Lily et Atlas le méritent. J’espère que vous apprécierez leur voyage. Avec tout mon amour, Colleen Hoover 1 ATLAS Ce trouducu tagué en rouge sur la porte de derrière du Bab’s me fait penser à ma mère. Elle n’aurait pas fait sauter le L final en l’articulant et se serait appliquée à détacher les syllabes pour bien distinguer les trois mots. J’avais envie de rire chaque fois que j’entendais ça, mais comment y voir de l’humour lorsque, enfant, je me prenais en permanence cette insulte en pleine figure ? – Trouducu… marmonne Darin. Ça doit être un gamin. Un adulte, il sait comment ça s’écrit. – Pas sûr. Je touche la peinture, qui ne me colle pas au doigt. L’auteur de ce tag a dû le faire juste après la fermeture, hier soir. – Tu crois que c’est fait exprès, cette orthographe ? me demande- t-il. Que tu serais un tel trou du cul que tu ne mérites même pas qu’on l’écrive correctement ? – Pourquoi tu penses que ça m’est spécialement adressé ? C’est peut-être toi qu’ils visaient, ou Brad. – C’est ton restaurant, je te rappelle. Ôtant sa veste, il s’en protège la main pour décoller un morceau de verre brisé encore attaché à la fenêtre. – C’est peut-être un employé insatisfait, ajoute-t-il. – J’aurais des employés insatisfaits ? Je n’imagine aucun de mes salariés me faisant une chose pareille. La dernière personne que j’ai vue partir, c’était il y a cinq mois, et on s’est quittés en bons termes après que la fille a obtenu son diplôme universitaire. – Et ce type qui faisait la vaisselle, avant que tu embauches Brad, comment il s’appelait ? Il avait le nom d’une pierre, quelque chose du genre… c’était super bizarre. – Quartz, dis-je. C’était un surnom. J’avais complètement oublié l’existence de ce mec. Je doute qu’il m’en veuille encore après tout ce temps. Je l’ai viré assez vite, dès le début, quand j’ai découvert qu’il ne lavait la vaisselle que lorsqu’il y voyait des traces de nourriture. Les verres, les assiettes, les couverts… tout ce qui revenait à la cuisine avec une apparence assez propre, il le plaçait directement sur l’égouttoir. Si je ne l’avais pas fichu dehors, les services d’hygiène nous aurait obligés à fermer à cause de lui. – Tu devrais prévenir la police, me dit Darin. Il va falloir déclarer tout ça à l’assurance. Sans me laisser le temps d’objecter, Brad apparaît à la porte de derrière, les débris de verre crissant sous ses pieds. Arrivé avant nous, il faisait l’inventaire à l’intérieur pour constater des vols éventuels. Frottant sa barbe naissante, il observe : – Ils ont pris les croûtons. Un moment de flottement, puis Darin demande : – Les croûtons ? – Oui. Ils ont embarqué tous les croûtons qu’on avait préparés hier soir. À part ça, rien ne manque. Je ne m’attendais pas à ce qu’il dise ça. Si quelqu’un force la porte d’un restaurant et n’emporte aucun matériel ou objet de valeur, c’est qu’il a faim. Je connais ce genre de situation. – Je ne porterai pas plainte. – Pourquoi ? s’étonne Darin. – Ils pourraient mettre la main sur le coupable. – C’est un peu ce qu’on veut, non ? J’attrape une boîte vide dans la poubelle et commence à ramasser les bris de verre. – J’ai déjà forcé la porte d’un restaurant. Pour y voler un sandwich au poulet. Brad et Darin me jettent un regard stupéfait. – Tu étais bourré ? me demande ce dernier. – Non. J’avais faim. Je ne veux pas qu’on arrête quelqu’un pour avoir volé des croûtons. – D’accord, mais peut-être que ce n’était que le début. Et s’ils revenaient pour voler du matériel, la prochaine fois ? La caméra de surveillance, elle est toujours en panne ? Voilà des mois qu’il me demande de la faire réparer. – Je n’ai pas eu le temps… Darin me prend la boîte des mains et continue de ramasser les morceaux de verre à ma place. – Tu devrais la faire réparer avant qu’ils ne reviennent. Je ne blague pas, ils sont bien capables de s’attaquer au Corrigan’s, ce soir, vu que c’était si facile avec le Bab’s. – Au Corrigan’s, la caméra fonctionne. Et puis je doute qu’ils viennent vandaliser mon nouveau restaurant. Le Bab’s, ce n’était pas forcément ce qu’ils visaient ; c’était juste plus facile pour eux, voilà tout. – Tu ne doutes pas, tu espères, corrige aussitôt Darin. Je m’apprête à répondre quand l’arrivée d’un message vibre dans ma poche. Jamais je n’ai mis la main aussi vite sur mon téléphone. En voyant que le SMS ne vient pas de Lily, je suis un peu déçu. Je suis tombé sur elle, ce matin, pendant que je faisais des courses. C’était la première fois qu’on se voyait depuis un an et demi, mais elle était en retard pour aller bosser, et je venais de recevoir le SMS de Darin m’annonçant qu’on avait forcé la porte du restaurant. On s’est séparés un peu maladroitement, non sans qu’elle me promette de m’envoyer un message dès qu’elle arriverait à son travail. Ça fait déjà une heure et demie, maintenant, et je n’ai encore rien reçu d’elle. Une heure et demie, ce n’est rien, mais j’ai la désagréable impression de l’avoir sentie hésitante pendant les cinq minutes d’échange qu’on a eues dans la rue. Personnellement, je n’ai aucun doute sur ce que j’ai pu lui dire. J’ai peut-être été surpris sur le moment – en voyant à quel point elle semblait heureuse et en découvrant qu’elle n’était plus mariée –, mais je pensais réellement tout ce que je lui ai dit. Je me sens prêt pour ça. Plus que prêt. Je la cherche dans mes contacts. Combien de fois j’ai voulu lui écrire, au cours de cette année et demie… seulement, la dernière fois qu’on s’était parlé, j’avais laissé la balle dans son camp. Elle avait déjà tellement à gérer, je ne voulais pas lui compliquer la vie. Mais elle est célibataire, maintenant, et elle m’a bien fait comprendre qu’elle était prête à nous donner une seconde chance. En même temps, elle a disposé d’une heure et demie pour repenser à notre conversation… C’est amplement suffisant pour regretter ce qu’elle semblait souhaiter. Chaque minute qui passe sans recevoir de texto va me paraître aussi longue qu’une fichue journée. Elle est toujours répertoriée sous le nom de Lily Kincaid dans mon téléphone. J’en profite pour changer son nom de famille en Bloom. Je sens Darin regarder par-dessus mon épaule, les yeux sur mon écran pendant que je tape. – C’est de notre Lily dont il s’agit ? Brad ajoute à son tour : – Il envoie un message à Lily ? – Notre Lily ? répété-je, surpris. Vous ne l’avez vue qu’une fois. – Elle est toujours mariée ? insiste Darin. Je secoue la tête. – Tant mieux pour elle, commente-t-il. Elle était enceinte, non ? Qu’est-ce qu’elle a eu pour finir ? Une fille ou un garçon ? Je ne veux pas parler de Lily parce qu’il n’y a rien à dire sur elle, encore. Je ne veux pas en rajouter. – Une fille, et je ne répondrai à aucune autre question. Je me tourne vers Brad : – Theo vient, aujourd’hui ? – On est jeudi. Oui, il sera là. J’entre dans le restaurant. Si je dois parler de Lily à quelqu’un, ce sera à Theo. 2 LILY Mes mains tremblent encore, même si ça fait déjà presque deux heures que je me suis retrouvée nez à nez avec Atlas. Je ne sais pas si je tremble parce que je suis troublée ou parce que j’avais trop à faire, une fois arrivée, pour avoir le temps de manger. J’ai eu à peine cinq secondes pour intégrer ce qui s’est passé ce matin, et encore moins pour avaler le petit déjeuner que j’avais emporté. Tout ça s’est vraiment passé ? J’ai réellement posé à Atlas une série de questions gênantes au point de m’en vouloir… jusqu’à l’année prochaine ? Il n’avait pourtant pas l’air gêné, lui. Il semblait très heureux de me voir ; et quand il m’a prise dans ses bras, c’était comme si une partie de moi, endormie jusque-là, s’éveillait soudain à la vie. Mais c’est seulement maintenant que je trouve le temps de m’offrir un petit tour aux toilettes ; et là, maintenant que je me vois dans la glace, j’ai envie de pleurer. Je ne suis carrément pas présentable. J’ai de la carotte plein le chemisier, et mon vernis à ongles est à moitié écaillé depuis… disons… le mois de janvier. Non pas qu’Atlas cherche la perfection de ma part, c’est juste que j’ai tellement rêvé de tomber sur lui un jour… mais certainement pas un matin de panique, une demi-heure après avoir été la cible d’un bambin de onze mois armé d’une cuillère pleine de purée de carotte. Il était si beau. Il sentait si bon. Et moi qui devais sentir le lait maternel… Cette rencontre imprévue m’a tellement secouée qu’il m’a fallu deux fois plus de temps, ce matin, pour organiser les livraisons avec le coursier. Je n’ai même pas consulté les mails pour m’enquérir des nouvelles commandes. Un dernier coup d’œil dans le miroir, et tout ce que je vois, c’est une mère célibataire surmenée et épuisée. Je me glisse hors des toilettes et retourne à mes commandes. J’en sors une de l’imprimante, lis le message à rédiger sur la carte qui accompagnera les fleurs. Jamais mon esprit n’a eu autant besoin de s’envoler ailleurs, donc je suis contente que la matinée soit plutôt chargée. On me commande un bouquet de roses pour une dénommée Greta, de la part d’un certain Jonathan. Le message dit ceci : Désolé pour hier soir. Tu me pardonnes ? Je lâche un petit grognement. Des fleurs en guise d’excuse… c’est bien le genre de bouquet que je n’aime pas faire du tout. Je finis toujours par me poser la même question : de quoi peuvent bien s’excuser les gens ? Il a loupé leur rendez-vous ? Il est rentré trop tard ? Ils se sont disputés ? Il l’a battue ? Parfois, j’ai presque envie d’inscrire sur la carte le numéro d’appel pour violences familiales, mais toutes les excuses ne sont pas forcément liées à des choses comme celles que je subissais à l’époque, je dois m’en souvenir. Peut-être que Jonathan est l’ami de Greta et qu’il essaie seulement de la réconforter. Peut-être que c’est son mari et qu’il lui a fait une plaisanterie de mauvais goût. Quelles que soient les raisons de ces fleurs, j’espère qu’elles reflètent un geste sympa. Je mets la carte dans l’enveloppe et glisse celle-ci dans le bouquet de roses. Je les pose sur le comptoir des livraisons et fais apparaître la commande suivante quand je reçois un texto. Je plonge sur mon téléphone comme si le message allait s’autodétruire dans les trois secondes, et je fronce les sourcils en voyant mon écran. Il ne provient pas d’Atlas mais de Ryle. Elle mange des frites ? Je balance une réponse rapide : Oui, mais pas trop cuites. Je lâche mon téléphone sur le comptoir dans un bruit sourd. Je n’aime pas qu’elle mange trop souvent des frites, mais Ryle ne l’a avec lui qu’un jour ou deux par semaine, donc je fais en sorte qu’elle se nourrisse plus sainement quand elle est avec moi. C’était agréable de ne pas penser à lui pendant quelques minutes, mais son message me rappelle qu’il existe. Et, tant qu’il existe, je crains qu’aucune relation, ni même une amitié, ne puisse exister entre Atlas et moi. Comment Ryle le prendrait-il si je commençais à voir Atlas ? Comment réagirait-il s’ils devaient se retrouver l’un en face de l’autre ? Peut-être que j’anticipe trop, en fait. Je regarde mon téléphone, en me demandant ce que je devrais dire à Atlas. J’ai promis de lui écrire après avoir ouvert le magasin, mais des clients attendaient déjà devant alors que j’avais à peine sorti les clefs de mon sac. Et maintenant que Ryle m’a envoyé ce texto, je me souviens que lui aussi existe dans le scénario de ma vie, ce qui m’empêche carrément d’écrire à Atlas. La porte vitrée s’ouvre, et mon employée, Lucy, finit par entrer. Elle semble toujours tirée à quatre épingles, même quand je devine qu’elle est de mauvaise humeur. – Bonjour, Lucy. Elle repousse une mèche de son visage et pose son sac sur le comptoir avec un soupir. – Vraiment ? Elle n’est jamais très cordiale, le matin. C’est pourquoi mon autre employée, Serena, ou moi-même, travaillons à la caisse jusqu’à au moins onze heures, pendant que Lucy s’occupe dans l’arrière- boutique. Elle est bien plus avenante avec la clientèle après quatre ou cinq tasses de café. – Je viens d’apprendre que nos cartons pour placer les invités à table n’arriveront jamais car ils ne se font plus, et qu’il est trop tard pour en commander d’autres. Et le mariage est dans moins d’un mois ! Ce mariage a déjà tellement mal démarré que je n’ai même pas le cœur de lui dire de tout laisser tomber. Mais je ne suis pas superstitieuse. Et j’espère qu’elle ne l’est pas non plus. Je hasarde alors : – Tu sais, les cartons qu’on fait soi-même, c’est très tendance. – Ce genre de travail manuel, je déteste, marmonne-t-elle. Je n’ai même plus envie de me marier, maintenant. J’ai l’impression qu’on se connaît depuis moins longtemps qu’on ne prépare ce mariage. Ça, ce n’est pas faux. – On va peut-être tout annuler et aller se marier à Las Vegas. Toi, tu t’es enfuie avec ton fiancé, non ? Tu le regrettes ? Je ne sais pas à laquelle de ses questions répondre d’abord. – Comment peux-tu détester le travail manuel ? Tu es fleuriste. Et puis, j’ai divorcé ; bien sûr que je regrette de m’être enfuie avec lui. Je lui tends une série de commandes que je n’ai pas encore regardées. – Mais c’était amusant, dois-je reconnaître. Lucy se rend dans l’arrière-boutique et s’attaque au reste des commandes. Et moi, je pense à Atlas. Et à Ryle. Et à Armageddon, le film qui résume parfaitement ce qui se passe dans mon cerveau occupé par ces deux types en même temps. Je n’ai aucune idée de la façon dont tout ça va tourner. Quand Atlas et moi sommes tombés l’un sur l’autre, c’était comme si tout s’effaçait autour de nous, Ryle y compris. Sauf que maintenant Ryle recommence à hanter mon esprit. Pas comme il l’occupait avant, plutôt comme un barrage. Voilà que ma vie amoureuse, devenue une sorte de chemin rectiligne et lisse, sans bosses ni ornières, c’est-à- dire inexistante depuis plus d’un an et demi, me fait à présent l’effet d’un chemin rocailleux, bourré d’obstacles et de raidillons. Est-ce que ça vaut le coup ? Bien sûr, Atlas, lui, vaut le coup. Mais nous, est-ce que nous valons le coup ? Est-ce que nous valons le stress que cette situation imposera inévitablement à tous les autres aspects de ma vie ? Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti un tel conflit en moi. J’aimerais tellement appeler Allysa et lui raconter mon entrevue avec Atlas, mais je ne peux pas. Elle sait ce que Ryle éprouve encore pour moi. Elle sait ce qu’il ressentirait si je faisais entrer Atlas dans le paysage. Je ne peux pas parler à ma mère parce que c’est ma mère. Nous avons beau nous être beaucoup rapprochées ces derniers temps, je ne me vois pas en train de discuter librement avec elle de ma vie amoureuse. Il n’y a réellement qu’une femme avec qui je pourrais parler d’Atlas sans aucune retenue. – Lucy ? Apparaissant dans l’embrasure de la porte, elle écarte un écouteur de son oreille. – Tu as besoin de moi ? – Oui. Tu pourrais me remplacer ici un moment ? J’ai une course à faire. Je serai de retour dans une heure. Elle se glisse derrière le comptoir et j’attrape mon sac. Comme je n’ai pas beaucoup de temps à moi depuis l’arrivée d’Emerson, il m’arrive de voler une heure par-ci par-là lorsque j’ai quelqu’un pour me remplacer à la boutique. Parfois, j’aime m’asseoir et réfléchir, mais c’est impossible de faire ça avec un enfant, car même quand elle dort, je suis en mode maman. Avec ces allées et venues incessantes dans le magasin, il est rare de trouver un moment de tranquillité sans être interrompue. En revanche, j’ai découvert que seule dans ma voiture avec de la musique – et parfois même une part de cheesecake –, je parviens à faire le tri dans le bazar qui encombre mon cerveau. Une fois garée face au port de Boston, j’abaisse le dossier de mon siège et saisis le carnet et le stylo que j’ai emportés avec moi. J’ignore si ça me fera autant de bien que le dessert que je m’offre d’habitude, mais j’ai besoin de laisser libre cours à mes pensées comme je le faisais avant. Une méthode qui m’a bien aidée quand il fallait que je remette les choses en place ; encore que, cette fois, je me contente d’espérer que tout ne parte pas complètement en vrille. Chère Ellen, Devinez qui voilà ? Moi. Et Atlas. Nous deux. Je suis tombée sur lui alors que j’allais retrouver Ryle avec Emmy, ce matin. C’était tellement bon de le revoir ! Mais même si c’était super cool de se dire où on en était chacun dans notre vie, ça s’est terminé de façon un peu frustrante. Il avait une petite urgence avec son restaurant, et moi, j’étais en retard pour ouvrir le magasin. On s’est séparés avec la promesse que je lui enverrais un message. J’aimerais lui écrire quelque chose. Vraiment. Surtout parce que le fait de le revoir m’a rappelé tout le plaisir que j’éprouvais auprès de lui. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point je me sentais seule… jusqu’à ces petites minutes passées avec lui, ce matin. Mais depuis mon divorce d’avec Ryle… Oh, mais attendez… Mince, je n’ai rien dit sur mon divorce ! Voilà trop longtemps que je ne vous ai pas écrit. Laissez-moi vous raconter. J’ai décidé de me séparer de Ryle pour de bon après la naissance d’Emmy. J’ai attendu ce moment-là pour demander le divorce. Je ne cherchais pas à lui faire du mal en choisissant ce moment, seulement je ne savais pas ce que j’allais décider tant que je n’aurais pas tenu mon bébé dans mes bras ; tant que je n’aurais pas été certaine de tenter tout ce que je pourrais pour mettre un terme à cet infernal cycle d’abus. Oui, demander le divorce, ça fait mal. Oui, ça m’a brisé le cœur. Mais, non, je ne le regrette pas. Ce choix m’a aidée à comprendre que, parfois, les décisions les plus dures peuvent aboutir aux solutions les meilleures. Je ne vais pas mentir en disant que Ryle ne me manque pas, parce que, oui, je regrette ce que nous étions ensemble, parfois. Je regrette la famille que nous aurions pu former pour Emerson. Mais je sais que j’ai pris la bonne décision, même si je suis souvent dépassée par tout ce que cela incombe. C’est difficile parce que je dois interagir avec Ryle. Il possède encore toutes les qualités dont j’étais tombée amoureuse, et maintenant que nous ne sommes plus ensemble, je vois plus difficilement le côté négatif des choses, celui qui a mis fin à notre mariage. Je pense que c’est lié à l’attitude qu’il a fini par adopter. Il a tout fait pour se montrer agréable, éviter les disputes, car il savait que je pouvais l’accuser à tout moment de violence conjugale. Il risquait de perdre beaucoup plus que sa femme, dans l’histoire ; donc, quand on en est venus à évoquer la garde de notre enfant, les choses se sont passées de façon bien plus consensuelle que je ne l’aurais cru. Cela aurait pu l’être davantage encore car je n’ai pas discuté autant que lui. Mon avocate a été très franc quand je lui ai dit que je voulais la garde exclusive de notre bébé. À moins de vouloir laver notre linge sale en plein tribunal, je ne pouvais pas faire grand-chose pour refuser à Ryle un droit de visite à Emerson. Et même si je devais mettre en avant ses violences domestiques, mon avocat m’a assuré qu’il était très rare qu’un père plein de bonne volonté, à la situation professionnelle confortable, sans aucun casier judiciaire, n’ait aucun droit auprès de sa fille. J’hésitais entre deux options : traîner Ryle en justice, mais avec la possibilité d’aboutir à une garde partagée ; ou tenter de trouver un accord qui nous contenterait tous les deux, tout en préservant notre relation de co-parents. Pour finir, on est arrivés à un compromis, même si aucun accord au monde ne me satisfera jamais de laisser partir ma fille avec quelqu’un dont je connais les accès de colère. Tout ce que je pouvais faire, c’était choisir la meilleure des options en priant pour qu’Emmy ne le voie jamais sous cet angle. Je souhaite qu’elle s’attache à son père. Je ne cherche pas à l’éloigner de lui. Je veux juste m’assurer qu’elle est en sécurité, raison pour laquelle j’ai supplié Ryle d’accepter des visites quotidiennes durant les premières années… Mais sans jamais lui avouer que c’est au fond parce que je ne lui fais pas totalement confiance. J’ai trouvé comme excuse le fait que j’allaitais et qu’il était toujours susceptible d’être appelé à l’hôpital, mais, au fond, je suis sûre qu’il sait pourquoi je n’ai jamais voulu qu’elle passe la nuit chez lui. Les violences qu’il m’a infligées, nous ne les évoquons jamais. Nous parlons d’Emmy, de notre travail, nous affichons des sourires radieux en présence de notre fille. Parfois, cela fait forcé et fabriqué, du moins de ma part, mais c’est mieux que ce qui aurait pu se passer si je l’avais traîné en justice, et de perdre, pour finir. Je ferai semblant de sourire devant ma fille jusqu’à ses dix-huit ans si cela me permet de ne pas avoir à partager sa garde et peut-être l’exposer régulièrement aux pires côtés de son père. Jusqu’à maintenant, ça marche, si on ne tient pas compte de son attitude ambiguë, par moments. J’ai eu beau être très claire sur mes sentiments pendant ce divorce, il garde espoir pour nous. Il dit parfois des choses qui me laissent entendre qu’il pense encore pouvoir se réconcilier avec moi. Je crains qu’une grande partie de la bonne volonté qu’il montre ne repose sur l’assurance qu’il finira par gagner s’il est assez gentil pendant assez longtemps. Il a dans l’idée qu’avec le temps je serai plus conciliante. Mais ce n’est pas ainsi que ça va se passer, Ellen. Je vais continuer d’avancer, et si je suis honnête avec moi-même, c’est vers Atlas que je marcherai. Il est encore trop tôt pour savoir si c’est possible, mais je sais que, même avec le temps, je ne retournerai jamais auprès de Ryle. Cela fait presque un an que j’ai demandé le divorce, mais la dispute qui est la cause de notre séparation date, elle, de dix-neuf mois. Ce qui veut dire que je suis seule depuis plus d’un an et demi. Un an et demi de séparation entre deux relations potentielles, ça semble long, et peut-être que ça le serait pour quelqu’un d’autre qu’Atlas. Seulement, comment faire pour que ça marche ? Si j’envoie un message à Atlas et qu’il m’invite à déjeuner ? Que ce déjeuner se passe merveilleusement bien, ce dont je suis sûre, et que ça mène à un dîner ? Un dîner qui nous conduirait directement là où on en est restés quand on était plus jeunes ? Et que ça nous rende super heureux, qu’on retombe amoureux et qu’il se réinstalle dans ma vie ? Je sais que j’ai l’air de m’emballer, mais c’est d’Atlas dont on parle. À moins qu’il n’ait subi une transplantation de personnalité, je pense que, vous comme moi, nous savons comme il est facile pour moi de l’aimer, Ellen. Voilà pourquoi j’hésite tellement… parce que j’ai peur que ça marche. Et, si ça marche, que va penser Ryle de ma nouvelle relation ? Emerson a presque un an, et cette année s’est déroulée dans un calme relatif, sans doute parce que nous avons trouvé une espèce de fluidité que rien n’a interrompue. Alors, pourquoi le seul fait d’évoquer Atlas devrait-il provoquer un tsunami ? Non pas que Ryle mérite l’inquiétude que j’éprouve actuellement, mais il est capable de faire de ma vie amoureuse un enfer. Pourquoi occupe-t-il encore un pan entier de mes pensées ? C’est exactement ce que je ressens – comme si tout ce qui m’arrivait de merveilleux finissait par se noyer dans mon esprit, juste parce que je redoute d’éventuelles mauvaises réactions de Ryle. Oui, c’est vraiment ce que je crains le plus. J’aimerais croire qu’il ne sera pas jaloux, mais il le sera. Si je commence à voir Atlas, il va nous rendre à tous la vie impossible. Même si je sais que le divorce était la meilleure option, j’en subis encore les conséquences. Et l’une d’elles est que Ryle considérera toujours Atlas comme celui qui a brisé notre mariage. Ryle est le père de ma fille. Quel que soit l’homme qui entre ou sort de mon existence, il restera toujours celui que je devrai apaiser si je veux la paix et la tranquillité pour ma fille. Et si Atlas Corrigan revient dans ma vie, Ryle ne se sentira jamais apaisé. J’aimerais que vous m’aidiez à prendre une décision. Dois-je sacrifier un bonheur dont je suis certaine afin d’éviter la confusion que causerait la présence d’Atlas ? Ou aurai-je en permanence dans le cœur un trou béant du nom d’Atlas, que lui seul pourrait combler ? Il attend un message de ma part, mais je crois qu’il me faudra un peu de temps avant de le lui envoyer. Je ne sais même pas quoi lui dire. Je ne sais pas quoi faire. Dès que j’aurai une idée, je vous le dirai. Lily 3 ATLAS – On a enfin atteint le rivage… répète Theo. Tu lui as vraiment dit ça ? Comme ça ? Mal à l’aise, je gigote sur le canapé. – On s’est liés d’amitié devant Le Monde de Nemo, quand on était jeunes. – Tu cites un dessin animé ! reprend Theo en levant les yeux au ciel. Et ça n’a pas marché. Voilà plus de huit heures que tu es tombée sur elle, et elle ne t’a toujours envoyé aucun message. – Peut-être qu’elle est trop occupée. – Ou que tu en as trop fait, suggère Theo. Penché en avant, il joint les mains entre ses genoux et ajoute : – D’accord, alors qu’est-ce qui s’est passé après que tu lui as sorti toutes ces conneries cucul ? Je le trouve bien brutal. – Rien. On devait chacun repartir travailler. Je lui ai demandé si elle avait toujours mon numéro, et elle a répondu qu’elle l’avait en mémoire. Et puis on s’est dit au r… – Attends ! Elle a ton numéro en mémoire ? – Apparemment, oui. – D’accord. Il a un petit regard d’espoir, tout à coup. – Ce n’est pas rien, ça. Personne ne retient plus les numéros, aujourd’hui. Je pensais la même chose, tout en me demandant si elle avait retenu mon numéro pour d’autres raisons. À l’époque, quand je le lui avais donné sur un papier, c’était au cas où elle aurait besoin d’aide en urgence. Peut-être craignait-elle inconsciemment de le perdre ; elle l’aurait donc mémorisé pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec moi. – Alors, je fais quoi ? Je lui envoie un texto ? Je l’appelle ? J’attends que ce soit elle qui me joigne ? – Ça fait huit heures, Atlas. Calme-toi. Sa réflexion me fait l’effet d’un coup de fouet. – Il y a deux minutes tu m’as dit que huit heures sans SMS c’était très long… et maintenant tu me dis de me calmer ? Theo hausse les épaules, puis, d’un coup de pied contre mon bureau, il fait pivoter sa chaise avant de lâcher : – J’ai douze ans. Je n’ai pas encore de téléphone, et tu veux mon avis sur les règles de l’envoi de textos ? Ça me surprend qu’il n’ait pas encore de portable. Brad n’a pourtant pas l’air d’un père très sévère. – Pourquoi tu n’as pas de téléphone ? – Papa dit que je pourrai en avoir un à treize ans. Dans deux mois… Theo vient au restaurant après l’école un ou deux jours par semaine, depuis que Brad a eu sa promotion, six mois plus tôt. Il m’a dit qu’il voulait être psychothérapeute, plus tard, donc je le laisse s’exercer sur moi. Au début, nos échanges devaient servir à son expérience ; maintenant, on dirait que c’est plutôt moi qui en bénéficie. Brad passe une tête dans mon bureau à la recherche de son fils. – On y va, Theo. Atlas a du boulot. Il lui fait signe de se lever mais le gamin continue de tournoyer sur la chaise de mon bureau. – C’est Atlas qui m’a appelé, papa. Il avait besoin d’un conseil. – Je ne comprendrai jamais ça, commente Brad. Quel genre de conseil peut bien te donner mon fils ? Comment éviter tes corvées et gagner à Minecraft, c’est ça ? Theo se met debout et lève les bras au-dessus de la tête pour s’étirer. – Un conseil sur les filles, en fait. Et puis le but ce n’est pas de gagner, dans Minecraft, papa. C’est plus un jeu de bac à sable. Avant de sortir, il se retourne vers moi et lance : – Envoie-lui un texto. Comme si c’était la solution la plus simple… Peut-être qu’il a raison. Brad le pousse dehors. Je reprends ma place devant mon bureau et considère mon écran vide. Peut-être a-t-elle mémorisé le mauvais numéro. Je la cherche dans mes contacts. J’hésite. Theo a peut-être raison. J’en ai sans doute trop fait, ce matin. On ne s’est pas dit grand-chose lors de cette rencontre inattendue, mais le peu qu’on a échangé avait beaucoup de sens et de poids. Est-ce que ça lui aurait fait peur ? Ou alors… j’ai raison et elle a mémorisé le mauvais numéro. Mes doigts hésitent au-dessus du clavier de mon téléphone. Je voudrais lui envoyer un message mais je ne veux pas non plus lui mettre la pression. Pourtant, elle et moi savons que nos vies auraient pris un sens tout différent si je n’avais pas commis tant d’erreurs avec elle dans le passé. Des années durant, je me suis répété que j’avais eu raison de m’éloigner, que la vie que je menais n’était pas digne d’elle, mais Lily savait s’adapter. Elle aurait trouvé sa place auprès de moi. Je refuse, cette fois, de la laisser partir sans un petit effort supplémentaire de ma part. En commençant par m’assurer qu’elle a le bon numéro. C’était bon de te voir aujourd’hui, Lily. J’attends la suite. Quand j’aperçois les trois petits points sautiller sur l’écran, je retiens mon souffle. Pour moi aussi. Je contemple sa réponse, bien trop longtemps, en espérant qu’elle ajoutera quelque chose. Mais… rien. C’est tout ce que j’obtiens. Ce ne sont que trois mots, cependant je sais lire entre les lignes. Je lâche un soupir dépité et abandonne mon téléphone sur le bureau. 4 LILY Ryle et moi vivons une relation peu conventionnelle depuis la naissance d’Emerson. Je ne crois pas que beaucoup de couples se lancent dans une procédure de divorce juste après avoir déclaré la naissance de leur enfant. Autant j’en veux à Ryle de m’avoir obligée, en quelque sorte, à mettre fin à notre union, autant je ne veux pas l’empêcher de créer des liens avec notre fille. Vu son emploi du temps de folie, je coopère le plus possible. Il m’arrive même d’emmener Emmy le voir au travail pendant sa pause déjeuner. Il a aussi la clef de mon appartement depuis avant la naissance. Si je la lui ai donnée, c’est parce que je craignais d’être seule au moment de mon accouche-ment. Il avait ainsi accès à l’appartement en cas de besoin. Il ne m’a jamais rendu cette clef depuis, même si j’ai souvent pensé à la lui demander. Il s’en sert les rares fois où sa première intervention est prévue l’après-midi, ce qui lui donne le temps de voir Emerson le matin après mon départ au travail. C’est pourquoi je n’ai jamais vraiment insisté pour qu’il me la rende. Mais ces derniers temps, il utilise cette clef pour ramener Emmy à la maison. Il m’a envoyé un message juste avant que je ferme le magasin, en me disant que la petite était fatiguée et qu’il allait la coucher chez moi. Il utilise si souvent cette clef en ce moment que je me demande si notre fille est la seule personne qu’il vient voir. Ma porte d’entrée n’est pas verrouillée lorsque j’arrive à mon appartement. Ryle est dans la cuisine, et il se tourne vers moi quand je le rejoins dans la pièce. – J’ai apporté de quoi manger, m’annonce-t-il en me montrant le sac en papier de mon restaurant thaï préféré. Tu n’as pas dîné, au moins ? Je n’aime pas ça. Il prend de plus en plus ses aises ici. Quant à moi, je suis encore sous le coup de l’émotion après cette journée ; donc, je secoue la tête et décide de discuter de tout ça une autre fois… plus tard. – Non. Merci… Je pose mon sac sur la table, traverse la cuisine et me dirige vers la chambre d’Emmy. – Je viens de la coucher, me prévient Ryle. Je presse l’oreille contre la porte. N’entendant aucun bruit, je retourne à la cuisine sans la réveiller. Je me sens mal à l’aise après la trop brève réponse que j’ai envoyée à Atlas tout à l’heure, mais mon échange avec Ryle ne fait que confirmer mes craintes. Comment pourrais-je m’engager avec quelqu’un quand mon ex possède la clef de mon appartement et continue de m’apporter à dîner sans prévenir ? Il faut vraiment que je définisse des limites nettes avec Ryle avant d’espérer entretenir l’idée d’une relation avec Atlas. Ryle choisit une bouteille de vin rouge sur l’étagère devant lui. – Je peux l’ouvrir ? demande-t-il. Je hausse les épaules tout en me servant un peu de pad thaï. – Si tu veux… je n’en prendrai pas. Il repose la bouteille et opte pour un verre de thé. Je sors de l’eau du frigo et nous nous asseyons tous les deux à table. – Comment elle était aujourd’hui ? – Un peu grognon, me répond-il, mais j’avais pas mal de courses à faire. Je pense qu’elle en avait assez d’être constamment enlevée puis réinstallée dans son siège auto. Elle s’est sentie mieux quand on est allés chez Allysa. – Ton prochain jour de congé, quand est-ce ? – Je ne sais pas. Je te le dirai. Il se penche en avant et, du pouce, enlève quelque chose sur ma joue. Je tressaille légèrement, mais il ne remarque rien. Ou il fait mine de ne rien voir. J’ignore s’il remarque mon geste de recul chaque fois que sa main s’approche de moi. Connaissant Ryle, il doit penser que, si je frémis, c’est que je sens une étincelle se ranimer entre nous. Après la naissance d’Emmy, il y a eu des moments où j’ai cru que c’était le cas. Il disait ou faisait quelque chose de gentil, ou il tenait notre enfant contre lui en chantant une berceuse, et je sentais sourdre en moi cette envie de lui que je connaissais bien. Cependant, je trouvais chaque fois le moyen de ne pas écouter cette impulsion. Il me suffit le plus souvent de me remémorer un mau-vais souvenir pour aussitôt calmer l’émotion fugace que j’éprouve parfois en sa présence. La route a été longue et sinueuse, mais ces sensations ont fini par disparaître. Sans doute grâce à cette liste que j’ai faite de toutes les raisons pour lesquelles j’ai choisi de divorcer. Parfois, après son départ, je vais dans ma chambre et je la relis, histoire de me rappeler que cet arrangement est le meilleur pour nous trois. D’accord, peut-être pas exactement cet arrangement. Car j’aimerais vraiment qu’il me rende cette clef. Je m’apprête à avaler un peu de nouilles lorsque je perçois le son étouffé d’une notification provenant de mon téléphone. Lâchant ma fourchette, je me rue sur mon sac posé sur la table avant que Ryle ne le fasse à ma place. Je ne crains pas qu’il lise mes SMS, mais je ne veux même pas qu’il me tende mon appareil par courtoisie. Il pourrait voir que le message vient d’Atlas, et je ne suis pas prête à affronter la tempête que cela risquerait de déclencher. Le texto ne vient cependant pas d’Atlas. Mais de ma mère. Elle m’envoie des photos d’Emmy prises un peu plus tôt dans la semaine. Je repose le téléphone et reprends ma fourchette, sous le regard inquisiteur de Ryle. – C’était ma mère, lui dis-je platement. Je ne sais même pas pourquoi, d’ailleurs. Je ne lui dois aucune explication, cependant je n’aime pas la façon dont il me regarde. – Tu espérais que ce serait qui ? Tu t’es carrément jetée sur ce téléphone. – Personne… J’avale une gorgée d’eau. Il continue de me fixer. Je ne sais pas comment il peut lire dans mes pensées, il semble avoir compris que je mens. Il enroule ses nouilles autour de sa fourchette, et, les mâchoires serrées, baisse les yeux sur son assiette. – Tu vois quelqu’un ? demande-t-il d’un ton cassant. – Ça ne te regarde pas, mais non. – Je ne dis pas que ça me regarde. Je fais juste la conversation. Je ne réponds pas car je sais que c’est un mensonge. Un mari récemment divorcé qui demande à son ex-femme si elle voit quelqu’un n’est pas en train de « faire la conversation ». – Je pense qu’on devrait avoir une discussion sérieuse à ce sujet, ajoute-t-il. Avant que l’un de nous ne fasse entrer quelqu’un dans la vie d’Emerson, il faudrait peut-être établir quelques règles de base. – Oui, fais-je en hochant la tête. Il faudrait établir des règles, et pas seulement pour ça. – Pour quoi d’autre ? s’étonne-t-il. – Le fait que tu aies accès à mon appartement, dis-je en me raclant la gorge. Je voudrais récupérer ma clef. Le regard fixe, Ryle s’essuie la bouche puis déclare : – Je ne peux pas mettre ma fille au lit ? – Ce n’est pas du tout ce que je dis. – Tu sais que j’ai un planning de fou, Lily. Je la vois à peine. – Je ne cherche pas à limiter tes visites. Je voudrais juste récupérer ma clef. Je tiens à mon intimité. Il me jette un regard dur. Il m’en veut. Je me doutais de sa réaction, mais il en fait juste un peu trop. Je n’ai aucune intention de limiter son temps de visite d’Emmy, en revanche je ne veux plus qu’il ait libre accès à mon appartement. Si j’ai déménagé et divorcé, c’est pour une bonne raison. Ce ne sera pas un énorme changement, pourtant nécessaire à moins de rester coincés pour toujours dans cette routine malsaine. – Dans ce cas, je vais me mettre à la garder la nuit entière, assène-t-il en épiant ma réaction. Je déteste ce qu’il vient de me dire, et il le sent. Je m’efforce de répliquer calmement : – Je ne pense pas être prête pour ça. Ryle laisse tomber sa fourchette dans son assiette : – Peut-être qu’on devrait modifier notre organisation. Paroles qui me font bondir, mais je parviens à ne rien montrer de ma colère. Je me lève, mon assiette à la main. – Sérieux, Ryle ? Je te demande la clef de mon appartement et tu menaces de me traîner en justice ? On s’était mis d’accord à propos de cette garde, mais il agit comme si cette entente était à mon avantage et non au sien. Il sait qu’après tout ce qu’il m’a fait subir j’aurais pu arguer de cela et obtenir la garde de notre fille. Franchement, je n’ai même pas porté plainte. Il devrait me remercier de ma générosité. Arrivée à la cuisine, je me débarrasse de mon assiette et m’agrippe au comptoir, la tête baissée. Calme-toi, Lily. C’est juste une mauvaise réaction de sa part. J’entends Ryle pousser un grand soupir avant de me rejoindre. Il s’appuie à son tour au comptoir pendant que je rince mon assiette. – Tu peux au moins me donner de quoi espérer ? demande-t-il d’une voix sourde. Me dire quand je pourrai l’avoir chez moi pour une nuit ? – Quand elle saura parler, lui dis-je en me retournant. – Pourquoi si tard ? Je déteste quand il me demande d’entrer dans les détails alors qu’il sait très bien ce que je veux dire. – Pour qu’elle puisse me dire s’il se passe quelque chose, Ryle. Lorsque l’idée pénètre enfin son cerveau, il se mord la lèvre et hoche la tête. Je lis sa frustration aux veines qui saillissent dans son cou. Il sort alors un trousseau de sa poche, ôte ma clef… qu’il jette sur le comptoir avant de s’en aller. Lorsqu’il saisit son blouson et sort de l’appartement, j’ai un pincement au cœur que je connais bien. Une culpabilité toujours suivie de doutes tels que : Suis-je trop dure avec lui ? Et s’il avait changé, au fond ? Je connais les réponses à ces questions, mais parfois, ce n’est pas si mal de se les rappeler. Je vais dans ma chambre et sors une liste de ma boîte à bijoux. 1) Il t’a giflée parce que tu as ri. 2) Il t’a précipitée en bas d’un escalier. 3) Il t’a mordue. 4) Il a essayé de te violer. 5) Tu as dû te faire poser des points à cause de lui. 6) Ton mari s’en est pris physiquement à toi plus d’une fois. Ça aurait pu continuer indéfiniment. 7) Tu as fait ça pour ta fille. Je passe les doigts sur le tatouage de mon épaule, sentant les petites cicatrices qu’il y a laissées avec ses dents. Si Ryle m’a fait cela au plus fort de notre relation, de quoi serait-il capable alors qu’elle est au plus bas ? Je replie soigneusement le morceau de papier et le range dans mon coffret… pour la prochaine fois où j’aurai besoin d’une petite dose de rappel. 5 ATLAS – On était réellement visés, dit Brad en considérant le tag. Ceux qui ont vandalisé le Bab’s il y a deux soirs ont décidé la nuit dernière de s’en prendre à mon tout dernier restaurant. Le Corrigan’s a deux vitrines fracassées, et il y a un autre message tagué à la bombe sur l’entrée de derrière. Va te faire foutre, Culas. Culas… j’ai presque envie de rire devant l’astuce, mais non, je ne suis pas d’humeur à ça, ce matin. L’acte de vandalisme d’hier m’a à peine dérangé. Je ne sais pas si c’était parce que je venais juste de tomber sur Lily et que j’étais encore sur un petit nuage, mais ce matin, mon humeur est assombrie par le fait qu’elle semble m’éviter. Les dégâts causés à mon nouveau restaurant me démoralisent. – Je vais voir le système de sécurité. J’espère que les caméras de surveillance révéleront quelque chose d’utile. Je ne sais toujours pas si j’ai envie d’appeler la police. Si ce sont des gars que je connais, je pourrais au moins les affronter avant de devoir en arriver là. Brad me suit jusqu’à mon bureau. J’allume l’ordinateur et ouvre l’appli de la sécurité. Il doit deviner ma frustration parce qu’il ne dit pas un mot pendant que je mets plusieurs minutes à trouver l’enregistrement. – Là, regarde ! lance Brad en indiquant le coin inférieur gauche de l’écran. Je ralentis la vidéo jusqu’à ce qu’on distingue une silhouette, et je stoppe l’enregistrement. Quand je le relance, on se regarde tous les deux d’un air interloqué. Quelqu’un est couché sur les dernières marches, inerte. On fixe l’écran pendant une vingtaine de secondes, puis je reviens en arrière. Selon l’heure indiquée sur la vidéo, le gars reste là pendant plus de deux heures. Sans couverture, en octobre, à Boston… – Il a dormi ici ? s’étrangle Brad. Jamais il n’a eu peur de se faire pincer ? Je repasse la séquence jusqu’à ce qu’elle me montre l’arrivée de l’individu, peu après une heure du matin. À cause de l’obscurité, j’ai du mal à distinguer son visage, mais il a l’air jeune. Un ado plus qu’un adulte. Il va et vient pendant quelques minutes, fouille dans la benne à ordures, tripote la serrure de la porte avant de sortir une bombe de peinture et de laisser sa bonne blague. Puis il utilise l’aérosol pour tenter de briser les fenêtres, mais celles du Corrigan’s possèdent des triples vitrages. Donc, il finit par se lasser et n’essaye même plus de faire un trou aussi gros que celui du Bab’s. C’est là qu’il s’allonge sur les marches… pour s’y endormir. Juste avant le lever du soleil, il se réveille, regarde autour de lui, tranquille, s’en va comme s’il ne s’était rien passé. – Tu les reconnais ? demande Brad. – Non. Et toi ? – Pas du tout. Je stoppe la vidéo là où j’estime que je pourrai avoir la meilleure vue de l’individu, mais l’image est très pixélisée. Il porte un jean et un sweat noir dont la capuche est rabattue si bas sur le front que même ses cheveux sont invisibles. Il n’y aurait aucun moyen de le reconnaître si je le croisais. La vidéo n’est pas d’assez bonne qualité, et pas une fois il ne regarde la caméra. La police elle-même ne trouverait aucune utilité à cet enregistrement. J’envoie quand même le fichier à mon adresse mail. Au même moment un téléphone annonce l’arrivée d’un message. Je regarde le mien, mais cela provient de celui de Brad. – Darin dit que tout va bien au Bab’s. Il range son portable dans sa poche, puis il se dirige vers la porte du bureau en lançant : – Je vais commencer à nettoyer. J’attends que mon fichier soit envoyé et je redémarre la vidéo. J’éprouve plus de pitié que de colère. Ça me rappelle tellement les nuits polaires que j’ai passées dans cette maison à l’abandon, avant que Lily ne propose de m’héberger dans sa chambre. Rien qu’en y pensant, je peux encore sentir le froid qui me glaçait les os. Je n’ai aucune idée de qui ça pourrait être. C’est quand même troublant qu’il ait écrit mon nom sur la porte, et encore plus perturbant qu’il se soit senti assez à l’aise pour rester là et s’offrir une sieste de deux heures. Un peu comme s’il cherchait à me provoquer. Mon téléphone se met à vibrer sur mon bureau. Je le saisis, mais c’est un numéro que je ne connais pas. Dans ces cas-là, je ne réponds pas, bien que j’aie toujours Lily dans le coin de la tête. Elle pourrait m’appeler d’un appareil du bureau. Franchement, je suis pathétique. – Allô ? Un soupir me répond. Celui d’une femme. Qui semble soulagée de m’entendre. – Atlas ? Je soupire aussi, mais pas de soulagement… juste parce que ce n’est pas la voix de Lily. Je ne sais pas qui c’est, de toute façon, c’est décevant. Je m’appuie contre le dossier de mon fauteuil de bureau. – Oui ? – C’est moi. Moi ? Mais qui ? J’essaie de passer en revue toutes les ex qui pourraient m’appeler, cependant cette voix ne m’évoque aucune d’entre elles. Et aucune d’elles ne partirait du principe que je pourrais la reconnaître juste à son « C’est moi ». – Qui, vous ? – Moi, répète-t-elle avec emphase. Sutton. Ta mère. J’écarte aussitôt le téléphone de mon oreille et vérifie le numéro sur mon écran. C’est une blague ? Comment ma mère aurait-elle mon numéro de portable ? Et pourquoi le voudrait-elle ? Voilà des années qu’elle m’a fait comprendre qu’elle ne voulait plus me voir. Je ne réponds rien. Je n’ai rien à dire. Je me redresse, me penche en avant, attendant qu’elle me crache la raison pour laquelle elle a finalement fait l’effort de m’appeler. – Je… euh… Elle s’arrête. J’entends la télévision pas loin d’elle. On dirait une émission style Le juste prix. Je l’imagine bien, assise sur le canapé, une bière dans une main et une cigarette dans l’autre, à dix heures du matin. Elle travaillait le plus souvent la nuit quand j’étais jeune, donc elle dînait et restait réveillée pour regarder sa télé avant d’aller se coucher. C’était le moment de la journée que j’aimais le moins. D’une voix sèche, je lui demande : – Qu’est-ce que tu veux ? À la façon dont elle se racle la gorge – elle fait ça depuis des années –, je devine qu’elle est embêtée. Je sens, à son petit soupir, qu’elle ne voulait pas m’appeler. Elle ne le fait que parce qu’elle y est obligée. Elle ne m’appelle pas pour s’excuser mais parce qu’elle a besoin de moi. – Tu es mourante ? Ce serait bien la seule chose qui m’empêcherait de mettre un terme à cette conversation. – Je suis mourante ? Elle répète ce mot avec un petit rire, comme si j’étais totalement absurde, irresponsable, un trouducu, quoi. – Non, je ne suis pas mourante. Je vais très bien. – Tu as besoin d’argent ? – Qui n’en a pas besoin ? L’angoisse qu’elle avait l’habitude de susciter en moi revient simplement après ces quelques secondes. Aussitôt, je raccroche. Je n’ai rien à lui dire. Je bloque son numéro, regrettant de lui avoir accordé ce bref laps de temps. J’aurais même dû le faire dès qu’elle s’est annoncée. Je me penche sur mon bureau et me prends la tête entre les mains, secoué par cet appel inattendu. À vrai dire, je suis surpris par ma réaction. Je savais que ça pourrait arriver un jour, sans imaginer que ça me toucherait à ce point. Je pensais rester indifférent devant son retour dans ma vie, de la même façon que lorsqu’elle m’avait forcé à quitter la sienne. Mais, à l’époque, peu de choses avaient le don de m’émouvoir. Aujourd’hui, il se trouve que j’aime ma vie. Je suis fier de ce que j’ai accompli. Je n’ai absolument aucun désir de laisser quiconque surgir de mon passé pour menacer mon existence actuelle. Je me passe une main sur le visage, dans l’espoir de chasser ces dernières minutes de mon esprit, puis je sors aider Brad à réparer les dégâts et tente d’oublier ce qui vient de se passer. Mais j’ai du mal. C’est comme si mon passé me revenait en pleine figure, et je n’ai personne à qui me confier. Nous travaillons quelques instants en silence, puis je dis : – Il faut que tu procures un téléphone à Theo. Il a presque treize ans. Brad éclate de rire. – Et toi, il faut que tu te trouves un thérapeute plus proche de ton âge. 6 LILY – Tu as décidé de ce que tu vas faire pour l’anniversaire d’Emerson ? me demande Allysa. Marshall et elle ont organisé pour la première année de leur fille, Rylee, une fête énorme, digne de celle d’une ado pour ses seize ans. 1 – Je sais que je lui ferai un smash cake plein de couleurs, entouré de petits cadeaux. Je n’ai pas de place pour une grosse fête. – On pourrait organiser quelque chose chez nous, me propose-t- elle. – Mais qui j’inviterais ? Elle sera toute seule ; elle n’a pas d’amis. Elle ne sait même pas parler. – Lily, ce n’est pas pour faire plaisir à nos enfants qu’on donne des fêtes, c’est pour impressionner nos amis. – Eh bien, tu es la seule que j’ai, et je n’ai pas besoin de t’impressionner. Je lui sors une commande de l’imprimante et demande : – On dîne ensemble, ce soir ? Deux fois par semaine au moins nous nous retrouvons pour la soirée, chez elle et Marshall, son mari. Il arrive que Ryle se joigne à nous, mais je m’arrange le plus souvent pour venir quand il est de garde. Je ne sais même pas si Allysa l’a remarqué. Si oui, elle ne m’en veut sans doute pas. Elle dit que ça lui fait mal au cœur de voir Ryle en ma présence car elle soupçonne qu’il garde l’espoir d’une réconciliation. Elle préfère passer du temps avec lui quand je ne suis pas là. – Les parents de Marshall arrivent ce soir, tu te souviens ? – Oh oui, c’est vrai… bon courage. Allysa aime bien le père et la mère de Marshall, mais je ne pense pas qu’elle, ou n’importe qui d’autre, puisse s’enthousiasmer à l’idée de voir ses beaux-parents séjourner à la maison durant une semaine. La clochette de l’entrée du magasin tinte soudain et nous levons la tête, Allysa et moi, dans un bel ensemble. Je doute cependant que son univers se mette à tournoyer autant que le mien. Atlas s’avance vers nous. – Est-ce que… – Oh mon Dieu… – Oui, c’est un dieu, murmure Allysa avec un sourire. Qu’est-ce qu’il fait là ? Et pourquoi a-t-il l’air d’un dieu ? Ce qui rend la décision que j’ai à prendre plus difficile encore. Je ne trouve même pas assez de souffle pour lui dire bonjour. Je ne parviens qu’à lui sourire et à attendre qu’il nous rejoigne, mais on dirait que la distance entre la porte d’entrée et le comptoir fait des kilomètres ! Il ne me quitte pas des yeux tandis qu’il approche. Enfin arrivé devant nous, il salue Allysa d’un sourire. Puis il reporte les yeux sur moi tout en posant un bol en plastique sur le comptoir. – J’ai apporté de quoi dîner, dit-il d’un ton tranquille, comme s’il faisait ce geste chaque jour. Et cette voix… J’avais oublié à quel point elle me touchait au plus profond. J’attrape le plat, mais je ne sais pas quoi dire, avec Allysa qui nous observe et attend de voir nos réactions. Je lui jette un regard appuyé… qu’elle fait mine de ne pas remarquer mais, voyant que j’insiste, elle finit par lâcher prise. – Très bien. Je vais… m’occuper des fleurs. Elle se lève et nous laisse à nos retrouvailles. Une main sur le bol et son couvercle, je souffle : – Merci… Qu’est-ce que c’est ? – Ma spécialité du week-end, répond Atlas. Des pâtes Pourquoi tu m’évites ? Je me mets à rire puis me reprends : – Je ne t’évite pas… Je secoue la tête et lâche un petit soupir. Impossible de lui mentir : – Oui, je t’évite. Les coudes sur le comptoir, je couvre mon visage de mes mains et murmure : – Je suis désolée. Comme Atlas ne réplique rien, je finis par lever les yeux vers lui. Il semble sincère quand il demande alors : – Tu veux que je parte ? Je secoue la tête, et aussitôt, je le vois plisser les yeux. Une esquisse de sourire qui me fait délicieusement chaud au cœur. Hier matin, quand je suis tombée sur lui, je n’ai pas cessé de parler. Et aujourd’hui, je suis trop troublée pour articuler quoi que ce soit. Comment suis-je censée discuter avec lui de tout ce qui se presse dans ma tête depuis vingt-quatre heures quand sa présence me noue la gorge ? Il me faisait le même effet quand j’étais ado, mais j’étais plus naïve à l’époque. J’ignorais que les hommes comme Atlas étaient si rares, donc je ne savais pas quelle chance j’avais de le côtoyer. Cependant, aujourd’hui, j’en suis consciente, et je suis terrifiée à l’idée de risquer de tout gâcher. Ou que Ryle puisse tout gâcher. – Ça sent trop bon, dis-je en soulevant le plat de pâtes qu’il vient d’apporter. – C’est bon. C’est moi qui l’ai fait. Je devrais rire de cette réflexion, ou sourire, mais cette réaction ne cadrerait pas avec notre conversation. Je pousse le bol de côté. Quand je relève les yeux sur Atlas, il devine, à mon expression perdue, ce que je ressens. Et me rassure d’un regard compréhensif. Nous n’échangeons quasiment aucune parole, mais nos silences en disent long. Mes yeux confessent combien je regrette ce mutisme de vingt-quatre heures ; et lui m’assure qu’il ne m’en veut pas, et nous nous demandons tous les deux ce qui va se passer ensuite. Lentement, Atlas glisse une paume sur le comptoir, tout près de la mienne. De l’index, il me caresse le petit doigt. C’est le geste le plus léger, le plus tendre du monde, mais qui fait bondir mon cœur. Il retire alors sa main et serre les poings comme s’il avait ressenti la même chose que moi. – Je peux t’appeler ce soir ? demande-t-il d’une voix rauque. Je m’apprête à acquiescer quand Allysa surgit à mes côtés, les yeux écarquillés. Se penchant vers moi, elle articule à voix basse : – Ryle arrive. Mon sang se glace dans mes veines. – Quoi ? Je n’ai pas parlé à haute voix pour qu’elle répète sa phrase, mais parce que je suis abasourdie. Mais elle insiste : – Ryle arrive. Il vient de m’envoyer un texto. Une main dirigée vers Atlas, elle ajoute : – Tu as dix secondes pour le cacher. Atlas devine la peur dans mes yeux quand je le regarde, pourtant il reste très calme et demande : – Où est-ce que je peux aller ? Je lui indique mon bureau et le pousse dans cette direction. Une fois que nous sommes entrés, je me ravise : – Attends, il pourrait venir jusqu’ici. Une main tremblante sur la bouche, je réfléchis à toute vitesse, puis je lui montre un réduit qui fait office de remise, dans le fond de la pièce. – Tu peux te cacher là-dedans ? Atlas observe le petit local avant de se tourner vers moi : – Dans le placard ? Tu es sûre ? J’entends tinter la clochette de l’entrée, et le stress monte encore d’un cran. – Oui… s’il te plaît. J’ouvre la porte. Ce n’est pas l’endroit idéal pour y cacher un être humain mais c’est assez large pour qu’Atlas… y survive quelques minutes. Je n’arrive même pas à le regarder dans les yeux quand il passe devant moi et y entre. J’en suis malade. C’est tellement embarrassant. Je ne peux que lui murmurer : – Je suis désolée… Et je referme derrière lui. Le temps de me recomposer une expression tranquille, je rejoins Allysa en train de parler à Ryle dans le magasin. Il m’accueille d’un bref signe de tête puis reporte son attention sur Allysa. Qui fouille dans son sac à la recherche de quelque chose. – Je les avais là tout à l’heure, dit-elle doucement. Ryle tape nerveusement des doigts sur le comptoir. Je demande à Allysa : – Qu’est-ce que tu cherches ? – Des clefs de voiture. Je les ai emportées par erreur, et Marshall a besoin du SUV pour aller chercher ses parents à l’aéroport. Agacé, Ryle demande : – Tu es sûre de ne pas les avoir mises de côté quand je t’ai dit que je venais les chercher ? La tête inclinée, je m’étonne : – Tu savais qu’il venait ? Comment a-t-elle pu oublier de me le dire quand Atlas est arrivé ? Rougissante, elle répond : – J’ai été distraite par… des événements inattendus. Puis elle lève une main en signe de victoire et annonce : – Je les ai ! Elle les dépose dans la paume tendue de Ryle en lui disant : – C’est bon, tu peux y aller, maintenant. Il fait mine de s’éloigner avant de se retourner, humant l’air ambiant. – Qu’est-ce qui sent bon comme ça ? Son regard tombe sur le bol, et Allysa se hâte de répondre : – C’est le déjeuner que j’ai préparé pour Lily et moi. – Toi ? Tu cuisines ? s’étonne-t-il en tendant la main vers les pâtes. Il faut que je goûte ça. Qu’est-ce que c’est ? Allysa hésite avant de répondre : – Du poulet… au pak choï. Elle se tourne vers moi, les yeux affolés. Elle ment vraiment très mal. – Du poulet… quoi ? reprend Ryle en ouvrant le couvercle. On dirait des pâtes aux crevettes. – Euh… oui, j’ai cuit les crevettes dans… un bouillon de poule. D’où son nom… du poulet au pak choï. Ryle remet le couvercle en place et me jette un regard inquiet tandis qu’il fait glisser le plat sur le comptoir vers Allysa. – Je commanderais de la pizza, si j’étais toi. Je lâche un petit rire forcé, aussitôt imitée par Allysa. Une réaction bien trop artificielle pour une blague qui n’avait rien de drôle. Les sourcils froncés, Ryle se dirige vers la porte du magasin. Il doit être habitué aux plaisanteries qu’on échange toutes les deux car il ne cherche même pas à mettre en doute ce qu’on vient de lui raconter. Il finit par sortir, pressé de rejoindre sa voiture pour aller rapporter ses clefs à Marshall. Allysa et moi restons plantées là, immobiles, attendant d’être sûres qu’il ne nous entende pas parler. Puis je lui jette un regard incrédule. – Du poulet pak… quoi ? Tu viens d’inventer une nouvelle recette ? – Non, ça existe, ce plat. Et puis il fallait bien que je dise quelque chose, rétorque-t-elle sur la défensive. Toi, tu restais là comme une empotée ! Merci de ton aide. J’attends encore d’être sûre que Ryle s’est bien éloigné, que sa voiture est partie. Puis je me rue vers le réduit dans mon bureau pour annoncer à Atlas que le champ est libre. Je souffle un grand coup avant d’ouvrir la porte. Les bras croisés, appuyé contre une étagère, l’air parfaitement détendu, il demande : – Il est parti ? Je hoche la tête, mais plutôt que de sortir de la petite pièce, il prend ma main, m’attire à l’intérieur et claque le battant. Nous voici tous les deux enfermés dans ce réduit. Dans l’obscurité. Mais pas assez totale pour que je ne discerne pas son regard luisant et le sourire qu’il dissimule à peine. Peut-être qu’il ne me déteste pas tant que ça de l’avoir enfermé. Il lâche ma main, mais nous sommes si serrés l’un contre l’autre qu’il ne reste quasi plus d’espace entre nous. L’estomac noué, je m’aplatis contre l’étagère derrière moi dans l’espoir de ne pas rester trop collée à lui, mais j’ai l’impression qu’il m’enveloppe de tout son être. Il est si près que je sens l’odeur de son shampooing. M’exhortant au calme, j’essaie de respirer tranquillement malgré ma fébrilité. – Alors ? Je peux ? murmure-t-il. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il me demande, mais je voudrais répondre avec un oui plein de confiance. Au lieu de bredouiller mon consentement à une question qui m’échappe, je compte en silence jusqu’à trois. Puis j’articule : – Tu peux… quoi ? – T’appeler ce soir ? Oh… Il reprend la conversation que nous avions un peu plus tôt, comme si Ryle n’était jamais intervenu. Je me mords la lèvre. Je voudrais dire d’accord car je veux qu’Atlas m’appelle ; mais je veux aussi qu’il sache que ce réflexe de le cacher dans ce réduit va de soi puisque Ryle sera toujours dans le décor, étant donné que nous avons un enfant ensemble. – Atlas… Je prononce son nom avec angoisse, comme si quelque chose de terrible allait nous tomber dessus. – Lily… coupe-t-il avec un sourire. Comme si rien de terrible ne pouvait nous arriver. – J’ai une vie compliquée, dis-je en regrettant que cela lui apparaisse déjà comme un obstacle. – Je voudrais t’aider à la « décompliquer ». – J’ai peur que ta présence ne la complique encore plus. – Que je complique ta vie… ou celle de Ryle ? – Ses complications deviennent les miennes. C’est le père de mon enfant. – Exactement, confirme-t-il la tête inclinée vers moi. C’est son père. Et ce n’est plus ton mari. Donc, tu ne devrais pas te laisser dévorer par la crainte qu’il cherche à te persuader de te détourner de la seconde meilleure chose qui t’arrive. Il prononce ces mots avec une telle conviction que mon cœur menace d’exploser. La seconde meilleure chose qui m’arrive… ? J’aimerais avoir une telle confiance en nous. Je hasarde alors : – Et la première meilleure chose qui me soit arrivée, c’était… – Emerson. Une réponse qui me fait littéralement fondre de plaisir. – Tu ne vas pas lâcher l’affaire, n’est-ce pas ? Tu vas me compliquer la vie, c’est ça ? – Te compliquer la vie… c’est la dernière chose que je voudrais pour toi, Lily. Il s’écarte et la porte commence à s’ouvrir, laissant entrer un rai de lumière. Une main sur le battant, une autre sur le mur, Atlas ajoute : – Quel est le meilleur moment pour t’appeler, ce soir ? Il semble tellement à l’aise que je voudrais l’attirer contre moi et l’embrasser pour qu’un peu de son assurance et de sa patience s’infiltre en moi. La gorge sèche, je lui réponds : – Quand tu veux. Ses yeux se posent un instant sur mes lèvres et je sens son regard pénétrer tout mon corps. C’est l’instant qu’il choisit pour sortir du réduit, refermer la porte et me laisser seule à l’intérieur. Je l’ai bien mérité. Un mélange d’embarras, de nervosité et peut-être un peu de désir m’échauffe le visage. Je reste immobile jusqu’à entendre le tintement de la clochette de l’entrée du magasin. Je suis en train de m’éventer quand Allysa ouvre la porte quelques instants plus tard. D’un geste vif, je laisse tomber mes mains sur mes hanches pour dissimuler l’effet qu’a la présence d’Atlas sur moi. Elle me demande, les bras croisés : – Tu l’as caché dans la remise ? – Oui… dis-je, honteuse. – Lily. Elle a l’air déçue, mais qu’aurait-elle fait à ma place ? Présenter de nouveau Atlas à Ryle ? – Je veux dire… c’est bien d’avoir réagi ainsi parce que je ne sais pas comment ça aurait tourné, mais, franchement… le planquer dans le débarras. Tu l’as fourré là comme un vieux manteau. Me ressasser ce moment ridicule, ce n’est pas ce qui va m’aider à m’en remettre. Je retourne vers l’entrée du magasin, Allysa sur mes talons. – Je n’avais pas le choix. Atlas est le seul homme sur cette planète que Ryle ne supporterait pas de me voir fréquenter. – C’est sûr que le seul homme que Ryle aimerait te voir fréquenter c’est Ryle lui-même, ironise-t-elle. Elle a tellement raison que ça me terrifie. – Attends, lâche-t-elle soudain, toi et Atlas, vous sortez ensemble ? – Non. – Mais tu viens de dire que c’est le seul homme que Ryle ne supporterait pas de voir avec toi. – J’ai dit ça parce que, si Ryle l’avait vu ici, c’est évidemment ce qu’il en aurait déduit. Les coudes sur le comptoir, Allysa a l’air un peu confuse. – Je… il y a un truc qui m’échappe, là. J’ai loupé quelque chose ou quoi ? – Loupé quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Je m’affaire autour d’un vase et de fleurs, mais elle me le prend des mains et insiste : – Il t’a apporté à déjeuner. Pourquoi, si vous ne vous parlez pas déjà depuis un moment ? Et, si vous vous parlez depuis un moment, pourquoi je ne suis pas au courant ? Je lui reprends le vase des mains en expliquant : – On s’est retrouvés nez à nez hier en pleine rue. Ce n’était rien. Je ne lui parlais déjà plus avant la naissance d’Emerson. Allysa me reprend le vase : – Je tombe sur d’anciens amis tous les jours que Dieu fait. Ce n’est pas pour ça qu’ils m’apportent à déjeuner. Elle repousse le vase vers moi… comme on se repasse-rait un micro pour parler chacune à notre tour. – Tes amis ne sont peut-être pas cuisiniers. C’est ce que font les cuisiniers : ils apportent à manger aux gens. Je lui retends le vase mais elle ne réplique rien. Elle a l’air si concentrée qu’elle doit chercher à lire dans mes pensées, sans doute pour outrepasser tous les mensonges dont elle me croit coupable. Je tire le vase vers moi. – En toute honnêteté, Allysa, il n’y a rien. Encore rien. Tu seras la première à le savoir, si quelque chose se passe. Elle paraît momentanément satisfaite par cette réponse, mais je décèle comme un éclair de méfiance dans ses yeux avant qu’elle ne détourne le regard. Impossible de dire si c’est de l’inquiétude ou de la tristesse. Je ne le lui demande pas car je sais que c’est dur pour elle. Le fait qu’un homme autre que Ryle m’apporte à déjeuner doit la chagriner. Dans l’idée qu’elle se fait d’un monde parfait, elle aurait un frère qui ne me ferait jamais souffrir, et je serais toujours sa belle-sœur. 1. Un smash cake est un gâteau avec beaucoup de glaçage et de crème qu’on concocte en général pour le premier anniversaire d’un bébé. Il est censé y plonger les mains. 7 ATLAS – Quand tu travailles la limande, tiens toujours ton couteau comme ça. Je montre d’abord à Theo comment tenir un poisson par la queue, mais il se détourne dès que je commence à l’écailler. – Beurk, marmonne-t-il en se couvrant la bouche. Je ne peux pas. Il recule jusqu’au bout du comptoir afin de mettre le maximum d’espace entre lui et la leçon de cuisine. – Je ne fais que l’écailler. Je ne l’ai pas encore ouvert. Theo ne peut réprimer un haut-le-cœur. – Bosser dans la nourriture, ça ne m’intéresse absolu-ment pas. Je préfère être ton thérapeute. Se rapprochant juste un peu, il ajoute : – À propos, tu as envoyé un message à Lily ? – Oui. – Elle t’a répondu ? – Si on veut. Un texto plutôt bref, alors j’ai décidé de lui apporter son déjeuner aujourd’hui, histoire de voir où elle en est. – C’est culotté, quand même. – J’ai passé ma vie à ne rien oser en ce qui la concernait. Je voulais juste m’assurer qu’elle sache où je veux en venir, maintenant. – Oh non, qu’est-ce que tu as bien pu lui dire de ringard sur les poissons, le sable et le rivage ? Jamais je n’aurais dû lui raconter ce que j’avais dit à Lily sur le fait d’avoir enfin atteint le rivage. Il va me soûler avec ça. – Tais-toi. Avec tes douze ans, je suis sûr que tu n’as jamais parlé à une fille. Theo se met à rire, mais sans qu’il s’en rende compte, je remarque chez lui une sorte de gêne. Il devient soudain muet, au milieu de l’animation qui nous entoure. Il y a au moins cinq personnes dans la cuisine en ce moment, mais tout le monde est si concentré sur son travail que nul ne fait attention à notre conversation. J’en profite pour lui demander : – Il y a quelqu’un qui te plaît ? – On peut dire ça, fait-il en haussant les épaules. Les discussions que j’ai avec Theo se font en général à sens unique. Autant il aime poser des questions, autant il répond du bout des lèvres à celles que je lui pose. J’y vais donc avec prudence. – Ah oui ? J’essaie de prendre l’air dégagé dans l’espoir qu’il m’en dise un peu plus. – Comment elle s’appelle ? Theo regarde ses mains, se tripote l’ongle du pouce, et je le vois se tasser un peu, hésiter, comme si j’avais fait quelque chose de mal. Ou dit quelque chose de mal. Alors je précise ma question, à voix basse, pour m’assurer qu’il est le seul à m’entendre : – Ou comment il s’appelle ? Theo relève brusquement la tête et me fixe. Il n’a pas à confirmer ni à nier quoi que ce soit. Je vois la crainte dans son regard, et cela me suffit. Je reporte mon attention sur le poisson que je prépare, et je lâche de l’air le plus détaché possible : – Vous êtes dans le même collège ? Theo ne répond pas tout de suite. J’ignore si je suis la première personne à qui il se confie, donc je fais en sorte de me montrer le plus compréhensif possible. Je veux qu’il sache qu’il a en moi un allié, et j’espère qu’il en est de même pour son père. Il regarde autour de nous pour s’assurer que personne n’a suivi notre conversation puis me dit : – Il est en club de maths avec moi. Ses mots sont brefs et concis, comme s’il acceptait de les lâcher d’un seul coup pour ne plus jamais les prononcer ensuite. – Ton père le sait ? Theo secoue la tête. Je le vois ravaler ce qui m’a tout l’air d’être des pensées inquiètes. Mon écaillage terminé, je repose mon couteau et m’approche de l’évier, auprès duquel il s’est réfugié. – Ça fait longtemps que je connais ton père. C’est l’un de mes meilleurs amis pour une bonne raison : je ne m’entoure que de personnes bien. Je vois la confiance renaître en lui, mais je devine aussi son malaise et je sens qu’il aimerait changer de sujet. – Je pense que tu devrais envoyer un message à cette personne qui te plaît, sauf que tu dois être le seul garçon sur terre à ne pas avoir de portable. Si ça continue, tu ne pourras jamais sortir avec personne. Tu resteras probablement seul et sans téléphone pour le reste de ta vie. Theo semble soulagé que je le taquine ainsi. – Oui, eh bien je suis content que tu aies choisi d’être cuisinier plutôt que thérapeute. Parce que tes conseils, c’est pas ça. – Là, tu me vexes. Je pense que je suis de bon conseil, au contraire. – Ouais, c’est ça… Il semble se détendre un peu et me suit jusqu’à mon poste de travail. – Tu as proposé à Lily de sortir avec elle quand tu es allé la voir à son boulot ? – Non. Je le ferai ce soir. Je l’appelle en rentrant. J’ébouriffe ses cheveux d’une main avant d’ouvrir le frigo. – Hé, au fait, Atlas ? Je m’arrête. Le regard inquiet, il s’apprête à me dire quelque chose quand l’un des serveurs pousse les portes battantes et passe entre nous, l’empêchant de me parler. Mais avec moi, il n’a rien à craindre. – Je serai muet comme une tombe, bien sûr, Theo. Le secret professionnel, ça marche dans les deux sens. Ce qui paraît le rassurer. – Cool, parce que si tu répètes quelque chose à mon père, je lui dirai comment tu peux être ringard dans tes messages. Les paumes plaquées sur ses joues, il ajoute : – On a fini par rejoindre le rivage, mon petit baleineau. – Ce n’est pas du tout comme ça que je l’ai dit ! – Regarde ! poursuit-il, moqueur, c’est le sable… on a atteint la côte ! – Ça suffit. – Lily, qu’est-ce qui se passe, notre bateau coule ! Il me suit partout dans la cuisine en continuant à me taquiner, jusqu’à ce que son père l’embarque à la fin de son service. Jamais je n’ai été aussi content de le voir partir. 8 LILY Il est presque vingt et une heures trente, ce soir, et je n’ai manqué aucun appel. Emerson dort depuis une heure et demie, et elle se réveille d’habitude vers six heures du matin. Je me mets au lit aux alentours de vingt-deux heures, car si je n’ai pas mes huit heures de sommeil, je suis un vrai zombie. Pourtant, si Atlas ne m’appelle pas avant que je me couche, je ne suis pas certaine d’être capable de m’endormir. Car je ne cesserai de me demander si je n’aurais pas dû m’excuser au moins soixante-dix fois pour l’avoir caché dans le débarras aujourd’hui. J’entre dans la salle de bains pour procéder comme chaque soir à mes soins du visage, sans omettre de prendre mon téléphone avec moi. Celui-ci ne m’a pas quittée depuis qu’Atlas a fait son apparition dans le magasin à l’heure du déjeuner et m’a dit qu’il appellerait ce soir. J’aurais dû clarifier avec lui ce que ce soir signifiait. Pour lui, cela veut peut-être dire vingt-trois heures. Pour moi, ce serait plutôt vingt heures. Nous avons sans doute tous les deux une notion totalement différente du soir et du matin. Lui est un cuisinier réputé qui rentre se détendre chez lui après minuit ; et moi, à sept heures du soir, je suis en pyjama. Mon téléphone émet un son, mais ce n’est pas la sonnerie habituelle. C’est plutôt comme si on essayait de m’appeler sur FaceTime. Pitié, faites que ce ne soit pas Atlas. Je ne suis carrément pas prête pour une conversation en vidéo ; je viens d’appliquer un masque sur mon visage. Je regarde l’écran et… évidemment, c’est lui. Je réponds mais retourne aussitôt l’appareil pour qu’il ne me voie pas, et je me dépêche de terminer mes soins. – Tu m’as demandé si tu pouvais m’appeler. Tu n’avais pas précisé en visio. Je l’entends rire. – Je ne te vois pas… – Oui, parce que je suis en train de me laver le visage avant de me mettre au lit. Tu n’as pas besoin de me voir, en fait. – Si, Lily. Sa voix me fait frissonner. J’attrape mon téléphone et me place face caméra, en prenant devant lui un petit air piteux style je te l’avais bien dit. Mes cheveux mouillés sont entortillés dans une serviette, je porte une chemise de nuit que ma grand-mère aurait sans doute déjà utilisée pour elle, et mon visage est encore couvert de crème verdâtre. Son sourire est détendu et sexy. Assis sur son matelas, il est vêtu d’un tee-shirt blanc et adossé à la tête de lit en bois sombre. La seule fois où je suis allée chez lui, je n’étais pas entrée dans sa chambre. Je découvre que les murs sont bleu denim. – Ça valait carrément le coup d’un appel en visio, commente-t-il. Je repose le téléphone sur le bord du lavabo, côté endroit, cette fois, et j’achève de me rincer le visage. – Merci pour le déjeuner de ce midi. Sans vouloir me confondre en remerciements, je dois avouer que je n’avais jamais mangé de pâtes aussi bonnes. Et elles avaient refroidi pendant deux heures avant que j’aie pu m’offrir une petite pause pour les déguster. – Tu as aimé mes pâtes Pourquoi tu m’évites ? – Tu sais bien qu’elles étaient délicieuses. Je sors de la salle de bains et vais m’asseoir sur mon lit. Mon téléphone posé sur un oreiller, je m’allonge sur le côté. – Ta journée s’est bien passée ? – Très bien, répond-il. Pourtant, au son de sa voix, je ne le sens pas très convaincu. Je fais une petite moue pour lui montrer que je ne le crois pas. Il s’écarte une seconde de l’écran, comme s’il réfléchissait. – Oh, c’est juste que j’ai eu une mauvaise semaine, Lily. Mais ça va mieux, maintenant. Ses lèvres s’étirent en un léger sourire, ce qui me pousse à lui en offrir un aussi. Je n’éprouve pas le besoin d’une conversation suivie. Une heure à le regarder comme ça me satisferait pleinement. – Comment s’appelle ton nouveau restaurant ? Je sais déjà que c’est son nom de famille, mais je ne veux pas qu’il sache que je l’ai cherché sur Google. – Le Corrigan’s. – On y mange comme au Bab’s ? – Un peu, oui. De la nourriture assez fine, avec en plus une petite touche d’italien. Il roule sur le côté et pose son téléphone à côté de lui ; il est un peu dans la même position que moi, maintenant. Cela me rappelle l’époque où on restait tard tous les deux à bavarder sur mon lit. – Mais arrêtons de parler de moi, ajoute-t-il. Toi, comment vas-tu ? Les fleurs, ça marche ? Comment ça se passe avec ta fille ? – Ça fait beaucoup de questions, dis-je en souriant. – J’en ai encore tout un tas. Mais on peut commencer avec celles- là. – D’accord. Eh bien… ça va pour moi. Je suis le plus souvent assez fatiguée, mais j’imagine que c’est le prix à payer quand on gère une boutique et qu’on est une mère qui élève son enfant seule. – Tu n’as pas l’air fatiguée. – Oh, c’est l’éclairage qui fait ça, dis-je en riant. – Quand Emerson aura-t-elle un an ? – Le onze. Je crois que je vais pleurer ; la première année a si vite passé. – C’est incroyable à quel point elle te ressemble. – Tu trouves ? – Oui, fait-il en hochant la tête. Et le magasin, ça marche bien ? Tu es contente ? Je secoue un peu la tête, en esquissant une petite moue. – Ça va. – Ça va ? C’est tout ? – Je ne sais pas. Je pense que ça me fatigue. Je suis fatiguée de tout, en fait. Ça fait beaucoup de travail, pour un salaire loin d’être terrible. Je reconnais que ça marche bien, et j’en suis fière, mais parfois, mon rêve c’est de travailler à la chaîne en usine, figure-toi. – Je peux comprendre. L’idée de rentrer chez soi sans plus penser à son boulot, c’est tentant. – Toi, ça ne te lasse pas d’être chef ? – Parfois, si. C’est pour ça que j’ai ouvert le Corrigan’s, à vrai dire. Pour être propriétaire. Je continue à cuisiner plusieurs soirs par semaine, mais je passe aussi beaucoup de temps à administrer ces deux commerces. – Tu as des horaires de folie ? – Oui. Mais rien qui m’empêche de sortir le soir. Ce qui me fait sourire. Je m’agite sur ma couette, évitant tout contact visuel car je sais que je rougis : – Serais-tu en train de me proposer un rencard ? – Parfaitement. Tu acceptes ? – Je peux me libérer un soir, oui. On sourit tous les deux, maintenant. Puis, sur un ton soudain grave, Atlas me demande : – Je peux te poser une question délicate ? – Vas-y. J’essaie de lui cacher l’anxiété qu’il provoque en moi. – Tout à l’heure, au magasin, tu m’as dit que ta vie était compliquée. Si c’est… Si nous entamons une relation, est-ce que ça posera un problème pour Ryle ? – Oui. – Pourquoi ? – Il ne t’apprécie pas, disons. – Moi spécifiquement ou celui avec qui tu pourrais avoir une relation ? – Toi. Spécifiquement toi. – À cause de la dispute dans mon restaurant ? – À cause de beaucoup de choses, dois-je avouer. Je roule sur le dos en embarquant mon téléphone avec moi. – Il trouve que tu es responsable de la plupart de nos conflits. Comme Atlas paraît sincèrement confus, j’ajoute aussitôt pour dissiper son malaise : – Tu te rappelles quand on était ados et que je tenais un journal ? – Je m’en souviens, oui. Même si tu ne m’en as jamais laissé lire la moindre ligne. – Eh bien, Ryle est tombé dessus, un jour. Il l’a lu. Et il n’a pas aimé. – Lily, on était des gosses, soupire-t-il. – La jalousie n’a pas de date d’expiration, apparemment. Atlas serre les lèvres, comme s’il essayait de refouler sa frustration. – Je déteste te voir craindre sa réaction à des choses qui ne sont même pas encore arrivées. Mais je comprends la situation délicate dans laquelle tu te trouves. Il me jette un regard rassurant puis enchaîne : – On va avancer pas à pas, d’accord ? – Oui, des pas très lents. – Entendu… très lents, dit-il en ajustant l’oreiller sous sa tête. Je te voyais aligner des mots dans ton journal et je me demandais toujours ce que tu pouvais écrire à mon sujet. Si tu écrivais à mon sujet… – Presque tout était à ton sujet. – Tu as toujours tes carnets ? – Oui. Dans une boîte, dans mon placard. S’asseyant sur son lit, il me demande alors : – Lis-moi quelque chose. – Non. Mon Dieu, non ! – Lily. Il a l’air tellement plein d’espoir, mais comment lui lire en FaceTime mes réflexions d’ado ? Je rougis, rien que d’y penser. – S’il te plaît, insiste-t-il. Je couvre mes yeux de ma main, et je lui réplique : – Non, ne supplie pas. S’il ne cesse pas immédiatement, je suis sûre de craquer devant son regard aussi bleu qu’implorant. Et il voit très bien qu’il m’aura à l’usure. – Lily, depuis mon adolescence je rêve de savoir ce que tu penses de moi. Un paragraphe. Juste un seul. Comment lui refuser ça ? Je marmonne quelque chose et jette mon téléphone sur le matelas. – Donne-moi deux minutes. Résignée, je pars chercher dans mon placard une boîte en carton que je viens poser sur le lit avant de feuilleter l’un de mes carnets pour y trouver quelque chose qui ne m’embarrassera pas trop. – Que veux-tu que je te lise ? Comment je raconte notre premier baiser ? – Non, on va pas à pas, tu te rappelles ? Commence avec une anecdote du début. Nettement plus facile. J’attrape le premier carnet et y cherche quelque chose qui semble court et pas trop humiliant. – Tu te rappelles le soir où je me suis réfugiée auprès de toi en larmes parce que mes parents se disputaient ? – Oui, je m’en souviens. Il réinstalle son oreiller et se glisse un bras sous la tête. – Oui, c’est ça, mets-toi à l’aise alors que je suis mortifiée. – C’est moi, Lily. C’est nous. Tu n’as pas à être gênée. Sa voix a toujours le même effet apaisant sur moi. Assise, les jambes croisées, je tiens le téléphone d’une main, mon journal de l’autre, et je commence à lire. Quelques secondes plus tard, la porte s’est ouverte et il a jeté un coup d’œil derrière moi puis à droite et à gauche. C’est seulement lorsqu’il a regardé mon visage qu’il a vu que je pleurais. – Ça va ? m’a-t-il demandé en mettant un pied dehors. Je me suis essuyé le visage avec le bord de mon tee-shirt, tout en remarquant qu’il préférait sortir plutôt que de m’inviter à entrer. Je me suis assise sur une marche du perron et il est venu me rejoindre. – Ça va, lui ai-je répondu. Je suis juste furieuse. Je pleure quand je suis furieuse. Il a tendu la main vers moi et m’a glissé une mèche de cheveux derrière l’oreille. J’ai bien aimé ce geste et, brusquement, j’ai senti ma fureur disparaître. Puis il m’a passé un bras autour du cou et m’a attirée contre lui, si bien que ma tête est venue toute seule se caler sur son épaule. Je ne sais pas comment il a réussi à me calmer sans même prononcer un mot, mais il l’a fait. Certaines personnes ont le don d’apaiser les gens par leur seule présence, et lui en fait partie. Carrément l’opposé de mon père. On est restés comme ça pendant un moment, jusqu’à ce que je voie la lumière de ma chambre s’allumer. – – Tu devrais y aller, m’a-t-il murmuré. On voyait tous les deux la silhouette de ma mère debout dans la pièce, en train de me chercher. C’est à ce moment que j’ai compris la vue parfaite qu’il avait de ma chambre. En retournant chez moi, j’ai essayé de me rappeler depuis combien de temps Atlas vivait dans cette maison… et de me remémorer si je m’étais baladée le soir devant ma fenêtre, la lumière allumée, parce que la seule chose que je porte la nuit dans ma chambre c’est un tee-shirt. Et là, c’est complètement dingue, Ellen : j’en étais presque à espérer que, oui, ça m’était arrivé. Lily Atlas ne sourit pas quand j’achève ma lecture. Il m’observe avec gravité, et l’émotion dans son regard me serre le cœur. – On était si jeunes, dit-il d’une voix où je sens pointer pas mal de nostalgie. – Oui. Trop jeunes pour gérer ce que nous avions à gérer. Surtout toi. Atlas se détourne de son écran et hoche la tête en signe d’assentiment. L’atmosphère entre nous n’est plus la même, à présent, et je devine qu’il pense à tout autre chose, maintenant. Sans doute à ce qu’il cherchait à oublier, un peu plus tôt, quand il disait avoir eu une mauvaise semaine. – Qu’est-ce qui te tracasse ? Les yeux revenus sur son téléphone, il semble un instant vouloir repousser cette idée qui le travaille, puis il soupire soudain et se redresse sur son lit. – On a vandalisé les restaurants, laisse-t-il alors tomber. – Les deux ? – Oui. Ça a commencé il y a déjà plusieurs jours. – Tu penses que c’est quelqu’un… que tu connais ? – Personne que je reconnaisse, en tout cas. Mais la vidéosurveillance n’était pas très claire. Je ne suis pas encore allé voir la police. – Pourquoi ? – L’auteur semble plus jeune, répond Atlas en fronçant les sourcils. Un ado… qui serait êut-être dans une situation similaire à la mienne quand j’avais son âge. Dans le dénuement, je ne sais pas… L’air grave, il ajoute : – Et il n’a pas une Lily pour le sauver ? Il me faut quelques secondes pour intégrer ce qu’il vient de dire. Quand j’y parviens, je me garde bien de sourire et je ravale la boule qui me serre gorge, en espérant qu’il n’en verra rien. Ce n’est pas la première fois qu’Atlas prétend que je l’ai sauvé, à l’époque. Mais, chaque fois qu’il le dit, je cherche à le contredire. Je ne l’ai pas sauvé. Tout ce que j’ai fait, c’est tomber amoureuse de lui. Je vois pourquoi je suis amoureuse de lui. Quel propriétaire s’inquiète plus pour la situation de celui qui vandalise son établissement que pour les dommages occasionnés ? Sidérée, je me surprends à souffler : – Quel altruisme, Atlas ! – Quoi… ? Je ne pensais pas le dire à voix haute. Je passe la main dans mon cou que je sens s’embraser. – Rien… Il se penche alors en avant, une trace de sourire sur les lèvres. – Pour en revenir à ton journal, je me demandais si tu savais que je voyais toute ta chambre par ta fenêtre… parce que, dès le soir venu, tu laissais longtemps, très longtemps, la lumière allumée. J’éclate de rire, heureuse qu’il ait ainsi égayé la conversation. – Tu n’avais pas de télé. Je voulais te donner quelque chose à regarder. – Lily, gronde-t-il, il faut que tu me laisses lire le reste. – Non. – Tu m’as enfermé dans un placard, aujourd’hui. Tu seras pardonnée si tu me laisses lire ton journal. – Je croyais que tu ne m’en voulais pas. – En fin de compte, si. Il se met à hocher lentement la tête : – Oui… je commence à t’en vouloir, maintenant. Je t’en veux même vraiment. Je pouffe de rire et soudain Emmy se met à pleurer là-bas dans sa chambre. Je soupire car je n’ai pas envie de raccrocher, mais je ne suis pas non plus une mère prête à laisser crier son enfant. – Emmy se réveille, dis-je à Atlas. Je vais y aller. Mais tu me dois une sortie ensemble. – Quand tu veux. – Je suis libre le dimanche, donc un samedi soir m’irait parfaitement. – Demain c’est samedi. Mais on avance un pas après l’autre, rappelle-toi. – Tu sais… on n’avance pas très vite, si tu comptes à partir du jour où on s’est rencontrés. Ça met pas mal d’années entre une première rencontre et un premier rendez-vous. – Dix-huit heures ? Je souris. – Dix-huit heures, parfait. J’ai à peine répondu qu’Atlas ferme les yeux. – Attends… je ne peux pas, demain. Merde. On a une réception au restaurant ; je ne peux pas me permettre de m’absenter. Dimanche ? – J’ai Emmy, dimanche. Je préfère attendre un peu avant de l’amener avec moi. – Je comprends. Samedi prochain ? – Oui, ça me donnera le temps de lui trouver une baby-sitter. – On a notre rendez-vous, donc, lâche Atlas en souriant. Il se lève et se met à marcher dans sa chambre. – Tu es libre les dimanches, c’est ça ? Je peux t’appeler dimanche qui vient ? – Quand tu dis « appeler », tu veux dire en visio ? Je préférerais être… moins moche, cette fois. – Même si tu essayais, tu n’arriverais pas à être moche, Lily. Et, oui, ce sera un FaceTime. Pourquoi je perdrais mon temps à t’appeler au téléphone alors que je peux te regarder ? J’aime ce petit côté séducteur chez Atlas. Je dois me mordre la lèvre pour ne pas sourire. – Bonne nuit, Atlas. – Bonne nuit, Lily. Le regard vibrant qu’il me jette alors me donne le frisson. Je raccroche et enfouis le visage dans mon oreiller. Et je glousse, comme si j’avais de nouveau seize ans. 9 ATLAS – Montre-moi une photo, me demande Theo. Assis sur les marches de derrière, il me regarde ramasser les bris de verre et les détritus du troisième acte de vandalisme, survenu la nuit dernière. Brad a appelé ce matin pour me dire que le Bab’s avait de nouveau été saccagé. Lui et Theo m’ont retrouvé ici pour nettoyer, même si je leur ai dit que je pouvais me débrouiller seul. Je déteste que mes employés se sentent obligés de venir le seul jour de la semaine où nous sommes fermés. – Je n’ai pas de photo d’elle. – Ça veut dire qu’elle est moche ? Je jette la boîte de verre brisé dans la poubelle. – Elle est divine, et trop bien pour moi. – Même moche, elle serait de toute façon trop bien pour toi, ironise-t-il. Elle n’est pas sur les réseaux sociaux ? – Si, mais ses comptes sont privés. – Tu n’es pas son « ami » ? Sur Facebook ? Instagram ? Ou même Snapchat ? – Qu’est-ce que tu connais de Snapchat ? Tu n’as même pas de téléphone. – Je me débrouille. Son père revient avec un sac poubelle. Il me le tend ouvert, et on commence à y jeter des détritus pendant que Theo reste assis sur les marches. – Je vous aiderais bien mais je viens de prendre une douche. – Une douche qui date d’hier, rétorque Brad. – Oui, mais je me sens encore propre. Puis, s’adressant à moi, il ajoute : – Tu es sur un réseau ? – Non, pas le temps pour ça. – Alors comment tu sais que son truc reste privé ? Même si j’ai du mal à l’admettre, je reconnais que j’ai plusieurs fois essayé de la trouver en ligne. Je me demande d’ailleurs s’il existe quelqu’un sur cette planète qui n’a pas cherché sur Google des anciennes connaissances. – Parce que je l’ai quand même cherchée, figure-toi. Tu dois avoir un profil et la suivre pour voir ce qu’elle fait, ce qu’elle aime, et tout. – Alors, crée-toi un profil et suis-la, réplique Theo. C’est dingue, on dirait que tu fais exprès de rendre les choses plus difficiles qu’elles ne le sont. – C’est compliqué, Theo. Elle a un ex-mari qui ne m’aime pas, et s’il voyait qu’on est amis sur Facebook ou autre, ça pourrait devenir un vrai problème pour elle. – Son mari ne t’aime pas ? Pourquoi ? – On s’est bagarrés. Ici, au restaurant, justement. – Sérieux ? Quoi… une vraie bagarre ? – Attends, lance tout d’un coup Brad en se redressant. Ce gars avec qui tu t’es battu, c’était le mari de Lily ? – Je croyais que tu le savais. – Personne ne savait qui c’était, ni pourquoi tu te battais avec lui. C’est d’ailleurs la seule fois où on t’a vu dégager un client du restaurant. Je comprends mieux, maintenant. Et moi, je crois que c’est la première fois que j’en parle depuis que c’est arrivé. Je me souviens d’avoir quitté le restaurant juste après ma bagarre avec Ryle, si bien que personne n’a pu me demander ce qui s’était passé. Quand je suis revenu travailler le lundi suivant, tout le monde a dû capter mon humeur et comprendre que je n’avais surtout pas envie de parler de ça. – Pourquoi vous vous êtes battus, tous les deux ? demande Theo. Je jette un coup d’œil à Brad car il sait ce que Lily a traversé. Elle en a discuté avec lui et Darin, un soir chez moi. Cependant, Brad a l’air de vouloir me laisser le choix de tout dire ou non à Theo. Je suis le plus souvent d’accord pour parler, mais je ne me reconnais pas le droit de raconter la vie de Lily. Je me contente alors de marmonner : – Je ne m’en souviens même plus. Je pense en fait que ce serait le bon moment pour apprendre à Theo comment bien se comporter avec un partenaire, seulement je refuse d’évoquer cet aspect de la vie de Lily en dehors de sa présence. Aussi immature qu’ait pu paraître ma réaction ce fameux soir où j’ai frappé Ryle, je me suis maîtrisé. Je voulais le cogner bien plus. Jamais je n’avais été aussi furieux contre un être humain – même pas ma propre mère ou mon beau-père. Même pas le père de Lily. C’est une chose de ne pas aimer quelqu’un pour la façon dont il me traite, mais c’en est une autre, totalement différente, quand la personne que j’admire le plus au monde est maltraitée. Mon téléphone se met à vibrer dans ma poche. Je m’empresse de le sortir et vois que Lily essaie de répondre à mon appel en FaceTime d’il y a une heure. Elle était au volant et m’a dit qu’elle me contacterait une fois rentré

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