Syllabus Patrimoine et Paysage ARPA-P3101 2024-2025 (PDF)

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This document is a syllabus for the Patrimoine et paysage ARPA-P3101 course. It details the theory of conservation and restoration of heritage and its importance in architecture. The syllabus touches upon the concept of heritage, highlighting its cultural aspect and how it relates to design and planning.

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Yves Robert Patrimoine et paysage ARPA-P3101 5 ECTS Partie patrimoine Théorie de la conservation et de la restauration des patrimoines Bachelier en Architecture (Bloc 3...

Yves Robert Patrimoine et paysage ARPA-P3101 5 ECTS Partie patrimoine Théorie de la conservation et de la restauration des patrimoines Bachelier en Architecture (Bloc 3) Édition 2024-2025 (23e édition) -1- AVERTISSEMENT Le cours doit s’étudier à la fois à partir des notes manuscrites prises en auditoire, des images projetées (c/f power-point à télécharger depuis l’UV) et du présent syllabus, qui ne reprend pas la totalité de la matière dispensée. Les parties du cours, non prises en compte par le syllabus, ont été à chaque fois annoncées spécifiquement en auditoire. -2- Lexique des sigles CIAM : Congrès international d'architecture moderne CSTC : Centre scientifique et technique de la construction ICCROM : Centre international d'études pour la conservation et la restauration des biens culturels ICOM : Conseil international des musées ICOMOS : Conseil international des monuments et des sites UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture -3- AVANT-PROPOS La restauration avant de devenir un problème technique est d'abord un problème culturel. Paul Philippot La présence d'un cours traitant de la Théorie de la conservation et de la restauration des patrimoines au sein du cursus architectural d’une faculté d’architecture, traduit la nécessité de sensibiliser de futurs acteurs de l'aménagement du territoire aux enjeux sociétaux engendrés par les questions patrimoniales. Le patrimoine est une notion très ancienne et l'histoire montre que, d'une époque à l'autre, la réflexion autour du concept d'héritage culturel occupa une place souvent déterminante, tant chez les philosophes que chez les hommes de lettres, les peintres, les sculpteurs et les architectes. Être confronté au concept de patrimoine, c'est inévitablement se poser la question du rapport entre d'une part, la tradition et sa transmission, et d'autre part, les idéaux d'émancipation (et notamment de création) : une dialectique qui anime chaque société, mais aussi chaque individu et parmi eux bien des créateurs. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle et notoirement dans le contexte des grandes villes européennes, le concept de patrimoine fut fréquemment au centre de débats manichéens. À l'une des extrémités de la polémique, campent les partisans d'un conservatisme, peu conscients de la nécessité de réponses neuves à des besoins nouveaux, tandis qu'en face d'eux, se situent les adeptes d'un progressisme à tout prix détruisant parfois par leur inculture la mémoire collective : somme toute, une forme actuelle de la vieille querelle entre les anciens et les modernes. En ce qui concerne l'architecture dans des villes comme Bruxelles ou Liège, les crispations, auxquelles on assiste, sont souvent engendrées par la destruction d'une architecture historique de qualité en conséquence de l'implantation de projets nouveaux, dont l'exécution témoigne du primat de la spéculation immobilière sur celui de la qualité architecturale. Échelles de projet inadaptées à la morphologie du contexte et bâtiments hors gabarit caractérisent maintes situations urbaines. Néanmoins, à un autre niveau du débat, il faut relever l'absence de culture architecturale de bien des décideurs responsables de l'aménagement du territoire, mais aussi du grand public, -4- qui, au cours de ses études, n'a qu'exceptionnellement l'occasion d'être sensibilisé aux questions culturelles. Quoi qu'il en soit, ce cours sur la Théorie de la conservation et de la restauration des patrimoines a comme ambition de faire prendre conscience aux étudiants de la nécessité d'une approche pluridisciplinaire et critique face aux choix posés en matière d'héritage culturel. Penser le patrimoine, c'est tout autant concevoir son identité à travers les expériences de la création, que de rechercher et préserver à travers l'histoire, l'héritage dont on est redevable. Comme le dit Antonio Tápies, créer c'est concevoir des formes qui soient capables d’agresser la société qui les reçoit, de la déranger, de l’inciter à la réflexion, de lui dévoiler son propre retard. Quand elles ne sont pas en rupture, il n’y a pas d’authenticité. Mais comme le souligne Eugenio Garin, on éduque l’homme en le mettant en contact avec les hommes du passé, car grâce au trésor de la mémoire, dans le colloque avec les autres (…), l’esprit est pratiquement obligé de se retrouver lui-même, de prendre position, de prononcer à son tour des mots adéquats et précis. Refusant la sécurité d'une approche strictement passéiste et optant délibérément pour le choix d'une perspective large, altermoderne, ce cours, puisant sa réflexion à travers toute la culture, qu'il s'agisse de l'urbanisme, de l'architecture, des biens mobiliers ou encore de l'art contemporain, espère contribuer modestement à la formation des futurs architectes pour qu'ils puissent faire face aux enjeux culturels auxquels la société attend qu'ils répondent. -5- *** PREMIÈRE PARTIE CADRE THÉORIQUE : AUTEURS, CONCEPTS ET DOCUMENTS OFFICIELS *** -6- I) DÉFINITIONS DES CONCEPTS Préalablement, avant d’analyser plus en détail diverses problématiques spécifiques à la sauvegarde du patrimoine, il est essentiel de s’accorder sur la signification des principaux concepts propres à cette discipline. Les termes de patrimoine, conservation, restauration et rénovation possèdent chacun leur sens propre, même si couramment il peut être relevé au sein de la presse quotidienne de regrettables confusions quant à l’emploi adéquat de ce vocabulaire. À la lecture des grands quotidiens, il n’est pas rare de voir utilisé comme synonymes les mots de restauration et de rénovation, alors qu’il s’agit d’opérations très différentes sur le patrimoine. 1) LES CONCEPTS DE PATRIMOINE ET DE PATRIMOINE HISTORIQUE Le concept de patrimoine apparaît comme un des maîtres mots de notre civilisation postmoderne. Ubiquiste et hypermédiatisé, le terme s'affiche partout. Il se retrouve souverain, tant dans les musées, qu'à la bourse et même dans les parcs naturels ou les banques de spermes ! Même les agences publicitaires vantent désormais certains produits de leur client en faisant leur éloge sous l’angle patrimonial. a) Le patrimoine En français, étymologiquement, le mot de patrimoine fut formé à partir du terme latin pater signifiant le père. Dans ce sens originel, le patrimoine désigne l’ensemble des biens, des droits hérités du père. Le dictionnaire (1690) de Furetière (Antoine Furetière, lexicographe français (1619-1688)) propose précisément de définir le patrimoine comme étant un bien ancien dans la famille, ou du moins qu’on a hérité de son père1. Aujourd’hui, le mot a connu un élargissement sémantique et définit les biens matériels et intellectuels hérités par une communauté2. Cette acception actuelle de la notion de patrimoine est toujours nourrie de culture romaine antique. En effet, pour le droit romain, le patrimoine correspondait à l'ensemble des biens familiaux envisagés, non pas selon leur valeur pécuniaire, mais dans leur condition de biens à transmettre3. Cette qualité les spécifie face aux autres biens échappant à ce statut particulier et qui sont seulement soumis à un système d'échanges économiques (biens monnayables). A l'époque romaine, la norme sociale voulait que ce que l'on possédait provînt de l'héritage paternel, et que ce qui avait été hérité fut transmis. (…) il était mal vu d'interrompre la chaîne d'une transmission (…)4. 1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Paris, Editions Vve Delaulne, 1732, 5 vol. 2 D’après le Dictionnaire historique de la langue française, (article patrimoine), Paris, Éditions Dictionnaire Le Robert, 1992, p. 1452. 3 D'après : Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIIIe-XXIe siècle, Du monument aux valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 7. 4 D'après : Dominique Poulot, ibid. L'auteur reprend lui-même le texte de : Yann Thomas, Res, chose et patrimoine ; note sur le rapport sujet-objet en droit romain, in : Archives de la philosophie du droit, 1980, Paris, Siprey, p. 425. -7- Cette première définition du patrimoine comme bien hérité du père témoigne de l’inscription du concept dans la sphère privée (familiale) selon des règles qui sont celles du droit des personnes. Il faudra attendre la Révolution française pour assister, en conséquence de la vaste entreprise de sécularisation des biens de l’église et du pouvoir de l’Ancien Régime, à une évolution sémantique majeure qui créa un patrimoine national (les biens de la Nation) appartenant à la collectivité (droit public). Françoise Choay précise le sens de l’expression patrimoine historique en termes de fonds destiné à la jouissance d’une communauté élargie aux dimensions planétaires et constitué par l’accumulation continue d’une diversité d’objets que rassemble leur commune appartenance au passé : œuvres et chefs-d’œuvre des beaux-arts et des arts appliqués, travaux et produits de tous les savoirs et savoir- faire des humains 5. A contrario, le patrimoine se reconnaît au fait que sa perte est souvent vécue comme un sacrifice et que paradoxalement sa conservation suppose elle aussi des sacrifices 6. Aujourd’hui, nous regroupons sous la coupole du patrimoine un vaste ensemble de biens ; tant des témoignages culturels que des sites naturels, des biens mobiliers comme immobiliers, très anciens ou plus récents, voire contemporains ; des chefs-d’œuvre de l’art comme des modestes objets usuels. Tombent dans l’escarcelle du patrimoine, les peintures de Rubens, la cathédrale de Reims, le site industriel du Grand Hornu, des bijoux celtiques, l’architecture rurale de la Gaume, l’habitat traditionnel des Dogons au Mali, comme des bâtiments modernistes construits par Jean-Jules Eggericx (1884-1963). En Wallonie, certains bateaux-mouches sont reconnus comme monument historique, au même titre que les ascenseurs hydrauliques du canal du Centre et le pont de Wandre sur la Meuse, édifié à la fin des années ’80 et bénéficiant déjà d’une protection légale (classement) en 1993 ! Quant à l'histoire du patrimoine, elle doit s'écrire en retraçant la manière dont une société construit son patrimoine. Une telle histoire pose la question du « comment vit-on dans le patrimoine ? » Ce travail d'analyse commande dès lors de considérer la place du patrimoine dans le développement des collectivités 7. 5 Pour une définition du patrimoine, on consultera l'ouvrage de Françoise Choay et notamment le chapitre "1" (Françoise Choay, L'Allégorie du Patrimoine, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 272 p.). 6 André Chastel cité par : Dominique Poulot, op.cit., p. 8. 7 D'après : Dominique Poulot, op.cit., p. 4. -8- Une première approche rapide du concept de patrimoine permet de révéler 4 pôles majeurs contribuant chacun à enrichir dans des directions spécifiques cette notion complexe. Un cinquième pôle (qui doit prendre en compte les 4 premiers) correspond à l'administration spécifique de ceux-ci par la société. Pôle contemplatif Pôle utilitaire - Pôle administratif Pôle identitaire Pôle cognitif - délectation développement - Valeur légale au Valeur Valeur de sein de l'Etat sentimentale ou Valeur esthétique Valeur d'avenir document (statut juridique du d'appropriation patrimoine) Exemple : nécessité d’une Exemple attitude de Exemple : Exemple : Exemple : contribution à responsabilité de participation à la construction de développement l'affirmation (ou la part de la transformation de la nos identités des sciences infirmation) du société (gestion société goût légale spécifique du patrimoine par l'état). Dans cette perspective, le patrimoine correspond à une des trois significations de la culture proposée par Jean-Claude Passeron8 : celle de la « culture-corpus ». Cette notion rend compte de la culture comme corpus d'œuvres valorisées attestant l'univers symbolique d'un groupe social et déterminant des comportements spécifiques de conservation, valorisation et transmission. Le patrimoine à travers la diversité de ses manifestations et l'enracinement de ses principes peut être appréhendé comme une des métaphores de notre modernité. Selon cette approche, la notion de patrimoine peut être envisagée selon le dipôle "surface" (manifestation) et "fondement" (principe)9. De fait, au sein de la société actuelle, le patrimoine se manifeste selon deux modalités. D'abord, par son étendue (présence visuelle) et son omniprésence géographique (mondialisation du concept), deux qualités répertoriées dans des corpus de références (liste du patrimoine mondial de l'Unesco, …) et dans des catalogues pour touristes consommateurs culturels (beaux livres, cartes postales, guides de voyages, …). Ensuite, au sein de la société, le patrimoine se donne comme "profondeur" dans le rapport qu'il entretient avec le temps et plus particulièrement avec la notion de mémoire. Selon cette considération, le patrimoine apparaît comme une archéologie de nous-mêmes, une quête de notre authenticité plus ou moins enfouie qu'il s'agit de ne pas perdre et qui, impose à la société une responsabilité, un devoir de mémoire, vis- à-vis des générations futures (impératifs de transmission)10. 8 Jean-Claude Passeron cité par : Dominique Poulot, op.cit., p. 10. Jean-Claude Passeron propose trois concepts : la culture-style, la culture déclarative et la culture corpus (voir : Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p. 323). 9 D'après : Dominique Poulot, op.cit., p. 8. 10 D'après : Ibid., p. 9. -9- Pôle cognitif Conservation Sauvegarde Pôle utilitaire - développement Pôle contemplatif réhabilitation - reconversion Restauration Rénovation - MODERNITE TRADITION Patrimoine Valorisation Scénographie Pôle identitaire Patrimonialisation, temps et actions Chronologie Passé Présent Avenir Conjugaisons du temps Innovation/développement Mécanisme Réception/transmission Appropriation/actualisation Nostalgie/reproduction Dessein Objets dans le temps Héritage Œuvre Relique « Projetation » (progettazione) Concepts opérants Authenticité Valeur d’usage Muséification Identité aspirée Identités Identité reçue Identité vécue Identité dictée Création ou Mises en œuvre Conservation restauration/reconversion/rénovation Affectation/utilité patrimoniales (préventive et curative) Restauration « dans le style » (E. V.L.D.) / pastiche - 10 - La définition du patrimoine en Wallonie. Par patrimoine, il faut entendre l’ensemble des biens immobiliers dont la protection se justifie en raison de leur intérêt historique, archéologique, scientifique, artistique, social, technique ou paysager. D’après le : Code wallon de l’Aménagement du territoire, de l’urbanisme et du Patrimoine – CWATUP, Livre III (remplacé par le décret du 1er avril 1999, art. 5 et 6), Dispositions relatives au patrimoine, Titre premier, Généralités, Chapitre premier. La définition du patrimoine en Région de Bruxelles-Capitale. Patrimoine immobilier : l’ensemble des biens immeubles qui présentent un intérêt historique, archéologique, artistique, esthétique, scientifique, social, technique ou folklorique. D’après le Code bruxellois de l’Aménagement du territoire – COBAT, Titre V, De la protection du patrimoine immobilier, Chapitre 1er Généralités, Art. 206. La définition « européenne » du patrimoine d’après la Convention de Grenade (1985). Aux fins de la présente Convention, l'expression «patrimoine architectural» est considérée comme comprenant les biens immeubles suivants : - les monuments: toutes réalisations particulièrement remarquables en raison de leur intérêt historique, archéologique, artistique, scientifique, social ou technique, y compris les installations ou les éléments décoratifs faisant partie intégrante de ces réalisations ; - les ensembles architecturaux: groupements homogènes de constructions urbaines ou rurales remarquables par leur intérêt historique, archéologique, artistique, scientifique, social ou technique et suffisamment cohérents pour faire l'objet d'une délimitation topographique; - les sites: œuvres combinées de l'homme et de la nature, partiellement construites et constituant des espaces suffisamment caractéristiques et homogènes pour faire l'objet d'une délimitation topographique, remarquables par leur intérêt historique, archéologique, artistique, scientifique, social ou technique. - 11 - Depuis la fin du XXe siècle, le substantif de patrimoine a donné lieu à quelques néologismes. On note entre autres les mots de patrimonialisation et de patrimonialité. b) La patrimonialisation : Le terme de patrimonialisation11 désigne le processus de constitution du patrimoine, autrement dit l’ensemble des mécanismes engendrant des évolutions de statut permettant à tout artefact et écofact de notre environnement d’acquérir le cas échéant un statut patrimonial. Le patrimoine n’existe pas en soi. Il est le résultat d’une convention correspondant à une reconnaissance au sein de la conscience d’un individu, d’une famille, d’une communauté ou encore d’une nation de la valeur particulière de certains objets. La patrimonialisation est l’acte par lequel nous donnons un sens (statut, valeur, …) patrimonial aux choses qui nous entourent. La patrimonialisation peut être au service d’un projet cognitif (démarche scientifique) comme identitaire (volonté de réappropriation du passé). Ce processus de patrimonialisation intéresse particulièrement les ethnologues et les sociologues dans la mesure où il correspond aux modes d’articulation entre le patrimoine et la société. Précisément, la patrimonialisation peut osciller entre deux grandes orientations : celle d’un passage de la culture vivante vers l’histoire par un processus de muséification (culte du patrimoine comme relique) et celle d’une réévaluation de la culture présente par un processus de réinterprétation de l’histoire au service du développement (stratégie du patrimoine comme levier de développement). c) La patrimonialité : La patrimonialité est la modalité sensible d'une expérience du passé articulée à une organisation du savoir - l'identification, l'attribution - capable de l'authentifier. Le rapport de la société (…) à certains objets, à des lieux ou à des monuments (…) au nom d'attachements, de convictions, mais aussi de rationalisations savantes et de conduites politiques, définit la patrimonialité12. d) le concept de patrimoine historique au sein du siècle des Lumières Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. Emmanuel Kant13 Afin d'appréhender plus justement le sens moderne du concept de patrimoine historique, il apparaît nécessaire de revenir sur le contexte culturel qui a donné naissance à cette notion il y a plus de 200 ans. Il faut rappeler que l'invention du patrimoine historique - à dissocier du phénomène du simple héritage familial - s'inscrit dans un premier temps dans le monde humaniste de la Renaissance et puis dans une seconde phase dans le siècle des Lumières. En 11 Sur ce sujet lire : Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine, « de la cathédrale à la petite cuillère », Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, 286 p. 12 D'après : Ibid., p.16. 13 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières, (traduction et préface de Jean Mondot), Saint-Etienne, Editions de l’Université de Saint-Etienne, 1991(Première édition du texte en 1784), p. 5. - 12 - Europe, ce vaste mouvement réussit à associer dans un même élan humaniste la volonté utopiste - mais in fine réaliste et concluante - de développement des connaissances au service de tous les citoyens et donc des institutions de l'Etat dans la perspective égalitariste d'un progrès universel. L'idéal est celui d'une socialisation des savoirs (et notamment ceux relevant de l'histoire) au service de ceux qui se nomment désormais les citoyens. Dans, ce vaste programme, dont nous sommes toujours les héritiers, le patrimoine historique est apparu comme un objet de recherches, un tremplin pour la circulation des idées, un facteur de progrès social parce qu'il est le support à une nouvelle identité citoyenne. Parmi les outils au service de cette cause, le Musée des Monuments français ouvert au public à Paris en 1795 joue un rôle pionnier d' élémentarisation des connaissances 14 de l'architecture française, autrement dit, comme l'écrit Condorcet, l'art de réunir un grand nombre d'objets sous une disposition systématique, qui permette d'en voir d'un coup d'œil les rapports, d'en saisir rapidement les combinaisons, d'en former plus facilement des nouvelles15. Dans ce contexte des Lumières, la notion de patrimoine historique traduit un idéal de capitalisation des connaissances. Ce rapport singulier à la réalité historique du passé national est la conséquence d'un esprit nouveau pour l'époque trouvant son essence dans une secondarité culturelle16 : accepter d'être, en toute chose, des héritiers et des témoins pour l'avenir. Ce que confirme Charles Coutel en se référant aux idées de Diderot, lorsqu'il écrit que l'esprit européen trouve son identité dans cette sortie de soi et cette ouverture a priori vers l'altérité17 : elle sera l'un des fondements du concept de patrimoine historique en Europe. Très tôt, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, l'émergence du concept de patrimoine historique se bâtit autour d'un triple idéal : celui de la conservation de l'héritage de la nation, celui de l'instruction publique, mais aussi celui de la formation des architectes en privilégiant un dialogue pédagogique entre les bâtisseurs anciens et les architectes contemporains incités à redécouvrir les témoins du passé pour se former l'œil et la main. Dans cette perspective, la notion de patrimoine historique apparaît comme un espace de savoir où les connaissances s'édifient, mais aussi comme un lieu de référence, où la culture trouve des modèles pour se développer. Dès le Siècle des Lumières, les fondements du concept de patrimoine historique participèrent aux développements de l'idéal d’une culture européenne ouverte sur la connaissance à travers le temps et l'espace. Monuments historiques et prise de conscience d'une culture européenne ont des destins qui apparaissent isochrones. Ainsi, pour Condorcet, l'Europe, mais on pourrait y voir aussi l'essence du patrimoine historique de la nation, devient une vaste école du jugement rationnel, l'Europe 14 Formule empruntée à François Dagognet (lui-même inspiré par Charles Coutel). Charles Coutel, Lumières de l'Europe Voltaire, Condorcet, Diderot (Préface de François Dagognet), Paris, Editions Ellipses, 1997, p. 8. 15 Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Paris, Editions A. Pons et Garnier-Flammarion, 1988 (première édition en 1793-1794), p. 291. 16 Selon l’expression de : Rémi Brague, L'Europe, la voie romaine, Paris, Editions Criterion, 1992, 189 p. 17 Charles Coutel, op. cit., p. 15. - 13 - (comme la prise de conscience du patrimoine historique !) devient une tâche philosophique : développer les Lumières par la puissance de la raison humaine et au service de la liberté18. Condorcet à l'occasion de l'Atlantide (1804), identifie trois tâches essentielles au programme – à l'éthique ! – de la société nouvelle se mettant en place : développer les sciences et les techniques pour élargir l'usage de la raison et favoriser le bien public (le développement de la raison rend les citoyens critiques) ; transposer les savoirs savants en savoirs élémentaires, afin d'instruire toujours mieux le peuple ; favoriser le débat public pour que les lois soient sans cesse amendées pour l'intérêt de tous19. Face à cette interrelation entre le monument historique et la société du savoir, il s'agit de souligner la consubstantielle relation entre le développement de ce concept monumental comme instrument au service du savoir et l'émergence progressive des sciences et des techniques modernes au moins depuis Berkeley20, Baumgarten21, Diderot22, Kant23, Cuvier24 et Darwin25 qui révolutionnèrent définitivement le monde des hommes26 (c'est nous qui soulignons), chacun à leur manière et à leur époque, grâce à l'application des principes de la raison et de la science à tous les phénomènes de la nature et de la société27, c'est-à-dire la mise en œuvre d'une pensée critique pour favoriser l'essor de la laïcisation du monde, gage d'un progrès constant et universel guidant le genre humain sur le chemin de la perfection28. Précisément, la patrimonialisation du monde qui se met en place à partir des Lumières est un des facteurs de ce vaste processus de laïcisation de la société. Le concept de patrimoine historique octroie précisément à certaines architectures le statut de lieu de réflexions à propos desquelles la société a l'occasion de s'interroger sur elle-même, sur son passé et ses origines. L'entreprise encyclopédique, qui vise à la synthèse unique et universelle des savoirs, écrit Jean-Pierre Changeux, suscite une réflexion critique de la société contemporaine, de la particularité de son système politique, de ses mœurs et de ses croyances29. De ce point de vue, le patrimoine historique n’a pas seulement pour objectif de rendre visible l’histoire en s'exposant au regard du public sur le territoire national, car il a aussi pour vocation de rendre intelligible, pour les nouveaux citoyens de l'Etat, leur nouvelle 18 Condorcet évoqué par : Charles Coutel, op. cit., p. 42-43. 19 Condorcet, d’après : Ibid., p. 47. 20 Berkeley, Principes de la connaissance, 1710. 21 Baumgarten, Esthétique, 1750-58. 22 Diderot, L'Encyclopédie, 1751-1780. 23 Kant, Critique de la raison pure, 1781. 24 Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles, 1812. 25 Darwin, L'évolutionnisme, 1859. 26 Daniel Roche, Sciences, lumières et société, in : Jean-Pierre Changeux (dir.), La Lumière au siècle des Lumières & aujourd'hui, Art et Science, (catalogue de l'exposition organisée aux Galeries Poirel, Nancy, 16 septembre - 16 décembre 2005), Paris, 2005, Editions Odile Jacob, p. 3. 27 Daniel Roche, ibid. 28 Daniel Roche, ibid. 29Jean-Pierre Changeux (dir.), La Lumière au siècle des Lumières & aujourd'hui, Art et Science, (catalogue de l'exposition organisée aux Galeries Poirel, Nancy, 16 septembre - 16 décembre 2005), Paris, 2005, Editions Odile Jacob, p. 15. - 14 - identité nationale. Il est la marque sur le territoire du rapport au temps de la société, celle de son régime d’historicité. L’expression de régime d’historicité qualifie, dans une acception restreinte, comment une société traite de son passé et en traite. Dans un sens plus global, la locution désigne la modalité d’une conscience de soi d’une communauté humaine 30. Le concept est un outil pour l’historien ou le sociologue l’aidant à mieux appréhender la manière dont une société construit son rapport au temps en articulant les catégories du passé, du présent et du futur. Dans cette perspective, il n’y a pas une histoire universelle, mais la coexistence à travers le temps et l’espace de différentes consciences temporelles de soi et des autres. Le patrimoine (sa constitution ou au contraire, dans les moments de crise, sa destruction) est un excellent marqueur des régimes d’historicité des sociétés. 30 François Hartog, Régimes d’Historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Editions du Seuil, 2003, p. 19. - 15 - 2) LE CONCEPT D'ŒUVRE D'ART Dans le cadre de ce cours sur la théorie des patrimoines, il ne nous appartient pas d'opérer une relecture fine de l'évolution de la notion d’art et d'œuvre d'art au fil de l'histoire. Le sujet est vaste et la littérature relative à ces enjeux est à la fois abondante et riche d'opinions contrastées. En se référant aux écrits de la philosophe Hannah Arendt31, on identifiera toutefois un des caractères singuliers des œuvres d'art, qui permet de mieux comprendre les entremêlements fréquents qui unissent la notion de patrimoine au concept d'œuvre d'art. Pour Hannah Arendt, parmi les objets qui nous entourent, l'œuvre d'art apparaît comme un objet singulier. Il s'agit d'une catégorie d'objets qui n'a aucune utilité pratique, une catégorie d'objets uniques, donc non échangeables. L'unicité qui fonde l'authenticité de l'œuvre d'art s'oppose à l'interchangeabilité des autres catégories d'objets entourant notre quotidien (chaussure, bic, voiture, …). Par contre, par cette qualité, l'œuvre d'art compte parmi les objets qui donnent à l'artifice humain la stabilité sans laquelle les hommes n'y trouveraient point de patrie32. Les rapports que l'on a avec une œuvre d'art ne consistent certainement pas à "s'en servir" ; au contraire pour trouver sa place dans le monde, l'œuvre d'art doit être soigneusement écartée du contexte des objets d'usage ordinaires33. L'œuvre d'art se distingue aussi par sa durabilité, sa permanence supérieure aux autres objets puisqu'on ne l'utilise pas ou peu. L'œuvre d'art renvoie à une stabilité du monde. Le musée, qui selon les mots de Jean-Louis Déotte, peut se définir comme une mise en suspension34, illustre précisément cette conscience de l'œuvre d'art et du rôle que notre société attend d'elle. 31Intelligence précoce et exceptionnelle, Hannah Arendt (1906 - 1975) est née à Hanovre en Allemagne. Entre 1924 et 1929, elle entame des études de philosophie et de théologie sous la direction de Heidegger et d'Husserl. Elle achève son doctorat à vingt ans sous la conduite de Jaspers. Conséquence du nazisme, elle séjourne à Paris de 1933 à 1940. A Paris, elle fréquente Raymond Aron et Jean-Paul Sartre. Arrêtée, elle parvient néanmoins à s'échapper du camp nazi de Gurs en 1940. En 1941, elle part pour les Etats-Unis. Hannah Arendt prendra la défense de la cause juive dans le sillage des atrocités de la seconde guerre mondiale. Elle rédige un essai remarquable intitulé Aux origines du totalitarisme (1951). Du point de vue du cours, elle publie deux ouvrages importants : la Condition de l'homme moderne (1958) et La crise de la culture (1961). Hannah Arendt décède en 1975 aux Etats- Unis. 32 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Editions Calmann-Lévy, 2004 (première édition en 1958), p. 222. 33 Hannah Arendt, ibid. 34 Jean-Louis Déotte, Le musée, l’origine de l’esthétique, Paris, Editions L’Harmattan, 1993, 443 p. - 16 - 3) LE CONCEPT D'AUTHENTICITÉ En 1994, l'ICOMOS entama une vaste réflexion sur la notion d'authenticité, qui donna naissance à un texte connu sous le nom de Document de Nara. Françoise Choay y signe un article dans lequel elle formule une définition très précise de la notion d'authenticité35. Elle rappelle que le concept d'authenticité dans la culture occidentale trouve son origine dans le domaine juridique et religieux et qu'étymologiquement le terme qualifie l'acte de celui qui fait quelque chose de sa propre main (l'authenticité d'un décret). En ce qui concerne le patrimoine, Françoise Choay précise que la notion renvoie au sens de conformité matérielle et morphologique à des originaux36. Walter Benjamin confirme cette conception en écrivant que l'authenticité d'une chose intègre tout ce qu'elle comporte de transmissible de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce témoignage, reposant sur la matérialité, se voit remis en question par la reproduction, d’où toute matérialité s’est retirée37. Benjamin déclare qu’à la reproduction même la plus perfectionnée d’une œuvre d’art, un facteur fait toujours défaut : son « hic et nunc », son existence unique au lieu où elle se trouve. Le « hic et nunc » de l’original forme le contenu de la notion de l’authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d’une tradition qui a transmis jusqu’à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même. Les composantes de l’authenticité se refusent à toute reproduction même mécanisée. Mais, la reproduction mécanisée assure à l’original l’ubiquité dont il est naturellement privé38 et, précise le philosophe, les techniques modernes de reproductibilité actualisent la chose reproduite39. Cette question cruciale de l'authenticité est évoquée de manière plus détaillée dans le chapitre XIII du présent syllabus (voir infra). 35 Françoise Choay, Sept propositions sur le concept d’authenticité, in : Conférence de Nara sur l’authenticité, dans le cadre de la convention du patrimoine mondial, Nara (Japon) novembre 1994, (coordinateur scientifique Knut Einar Larsen), Paris, UNESCO, Éditions du Centre du Patrimoine mondial, 1995, p. 101. 36 Ibid., p. 105. 37 Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée (extrait d'Écrits français), Paris, Éditions Gallimard, p. 142. 38 Walter Benjamin, loc. cit. 39 Ibid., p. 143. - 17 - 4) LES CONCEPTS DE CONSERVATION, RESTAURATION ET RÉNOVATION Dans un premier temps, il peut être plus aisé de se contenter des définitions proposées par des dictionnaires généraux qui véhiculent le sens commun de ces concepts. En se référant à la définition du dictionnaire Robert la conservation peut être définie comme l'action de maintenir en bon état, de préserver de la destruction et de l'altération et le Robert renvoie le lecteur au verbe entretenir40. Le dictionnaire Littré 41 définit la restauration comme le travail par lequel on répare les dommages que le temps ou d'autres causes ont faits sur un monument. Il s'agit ici d'un concept qu'il oppose à celui de rénovation défini comme une action de renouveler : transformer en mieux par la nouveauté, par l'innovation 42. Pour le dictionnaire Robert, rénover est d'ailleurs précisément : améliorer en donnant une forme nouvelle. C'est remettre à neuf43. À la lecture de ces trois définitions, la conservation apparaît comme un entretien courant, la restauration comme une intervention inhabituelle, la réparation d'une altération, alors que la rénovation implique une transformation qui n'exclut pas la création. En fonction des contextes, ces significations peuvent subir des inflexions importantes. Dans le domaine du patrimoine mobilier, l’emploi de ces différents concepts semble plus précis que l’utilisation qui en est faite dans les milieux de la sauvegarde du patrimoine architectural. En se référant à des textes plus fondamentaux, il est possible de nuancer le sens spécifique de ces trois concepts. a) La conservation Les auteurs de la Charte de Venise (rédigée en 1964) sans proposer une définition de la conservation insistent néanmoins sur la notion d'entretien en rappelant que la conservation des monuments impose d'abord la permanence de leur entretien 44. Il s'agit par conséquent d'une intervention qui se situe en amont d'une opération de restauration, cette dernière apparaissant comme la conséquence d'un manque d'entretien. La définition de la conservation en Région de Bruxelles-Capitale. 40 Le nouveau petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Éditions Dictionnaire Le Robert, 1994, p. 448. 41 Émile Littré, Dictionnaire de la Langue française, Paris, Éditions universitaires, 1958, p. 1059. 42 Ibid., p. 1044. 43 Ibid., p. 1931. 44 ICOMOS, La Charte de Venise, article n° 4, Conservation, mai 1964. - 18 - Conservation : l’ensemble des mesures visant à l’identification, l’étude, la sauvegarde, la protection, le classement, l’entretien, la gestion, la restauration, la consolidation, la réaffectation et la mise en valeur du patrimoine immobilier, dans le but de l’intégrer dans le cadre de la vie contemporaine et de le maintenir dans un environnement approprié. D’après le Code bruxellois de l’Aménagement du territoire – COBAT, Titre V, De la protection du patrimoine immobilier, Chapitre 1er Généralités, Art. 206 La conservation est une intervention qui peut se diviser en deux approches distinctes45 : - La conservation préventive Il s’agit d’une action sur les causes de la dégradation (contrôle du climat, température, humidité, stabilité des matériaux, …). - La conservation curative Il s’agit d’une action sur les effets de la dégradation (intervention directe sur l’objet ou le bâtiment (consolider, dessaler, refixer, …). A ces deux définitions, il faut ajouter une troisième orientation : - La conservation intégrée Par conservation intégrée, il faut entendre l’ensemble des mesures qui ont pour finalité d’assurer la pérennité du patrimoine, de veiller à son maintien dans le cadre d’un environnement approprié, bâti ou naturel, ainsi qu’à son affectation et son adaptation aux besoins de la société (d’après : Code wallon de l’Aménagement du territoire, de l’urbanisme et du Patrimoine – CWATUP, Livre III (remplacé par le décret du 1er avril 1999, art. 5 et 6), Dispositions relatives au patrimoine, Titre premier, Généralités, Chapitre premier). Le concept de conservation intégrée a été développé par la Déclaration d’Amsterdam en 1975 (lire le développement de cette notion dans le chapitre spécifique infra). b) La restauration Le concept de restauration est certainement complexe à définir étant donné que le terme est fréquemment utilisé abusivement et que des divergences significatives peuvent être observées suivant que le mot est employé par le grand public, l’historien d’art ou l’architecte. C’est dans le contexte de la sauvegarde du patrimoine mobilier que le terme bénéficie sans doute de la définition la plus rigoureuse, sans doute parce que ce type de patrimoine est reconnu pour ses valeurs esthétiques et historiques très élevées et donc aussi pour sa valeur d’usage faible, voire nulle lorsque l’objet est 45 Sur ce sujet : consulter notamment les actes du colloque sur la conservation préventive organisé par l’A.R.A.A.F.U (Colloque sur la conservation-restauration des biens culturels, la conservation préventive (sous la direction de l'Association des restaurateurs d'art et d'archéologie de formation universitaire), Paris, 8-9-10 octobre 1992, 321 p. - 19 - exposé au musée. A contrario, le patrimoine immobilier conserve presque toujours sa valeur d’usage (exemple : le palais Stoclet, l’Hôtel de Ville de Bruxelles), même si le bâtiment est classé monument historique. Seul le patrimoine archéologique, parfois qualifié de patrimoine mort, par rapport à un patrimoine vivant habité ou utilisé, est reconnu d’abord pour ses valeurs de document historique et esthétique (exemple : des ruines romaines dans le centre de Rome). Ainsi, pour un intervenant préoccupé par la sauvegarde du patrimoine mobilier, la restauration est une opération qui n’a pas pour objectif de remédier à un quelconque danger présent ou potentiel qui menacerait la survie du bien. De ce point de vue, la restauration est une intervention facultative sur un objet afin d’en faciliter sa compréhension, sa lecture ou encore sa jouissance esthétique (par exemple, il s’agit de combler une lacune, de recoller une partie cassée, …). La Charte de Venise, préoccupée par la protection du patrimoine immobilier, précise le sens d’une intervention de restauration en déclarant que cette opération doit garder un caractère exceptionnel. Elle a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques. Elle s'arrête là où commence l'hypothèse,... 46. Sous cet angle, il apparaît clairement, que les motivations qui sous-tendent un chantier de restauration ne peuvent être fondées sur un quelconque problème d’insalubrité ou d’inadaptation spatiale à un usage nouveau. La restauration est une opération finalement assez rare dans la vie professionnelle d’un architecte, dans la mesure où cette intervention concerne essentiellement des biens immobiliers (ou des parties de ceux-ci comme des fresques, des caryatides, …) possédant de très hautes valeurs esthétiques et historiques qui sont d’habitude des vestiges archéologiques et/ou des monuments classés. C’est dans cette perspective de reconnaissance de valeur, que certains auteurs (dont notamment Cesare Brandi, voir infra), parlent de la restauration comme d’un acte d’abord critique, qui ne sera jamais synonyme de réparation, reconstruction ou reconversion. c) Les opérations de réparation, reconstruction, reconversion et réaffectation Ségolène Bergeon 47 précise que l’action de réparer signifie que l’on considère avant tout la fonction de l’objet dans la mesure où il s’agit de rendre de nouveau techniquement possible l’usage de l’objet : un travail qui n’est pas un acte critique. Quant au mot de reconstruction, d’un usage plus vague, il désigne simplement la nouvelle construction d’un bâtiment après sa démolition à l’aide de matériaux en général proches de ceux de l’édifice antérieur et en essayant de respecter des 46 ICOMOS, La Charte de Venise, article n° 9, Restauration, mai 1964. 47 Sur ces questions consulter : Ségolène Bergeon, Vers un vocabulaire commun de la conservation- restauration des biens culturels : valeur d'usage et interdisciplinarité, in : Musées et collections publiques de France (Arles), n° 217, 1997, p. 61-79. On lira aussi : Ségolène Bergeon, La terminologie en conservation-restauration : confusion et incidences, in: Tutela del patrimonio culturale : verso un profilo europeo del restauratore di beni culturali (Associazione Giovanni Secco Suardo), Summit europeo, Pavia 18-22 ottobre 1997, p. 41-57. - 20 - éléments propres à l’édifice précédent (gabarit, typo-morphologie, …). Réparer comme reconstruire ne sont pas nécessairement des opérations dictées par des impératifs patrimoniaux, mais plutôt liées à des critères utilitaires et économiques. Quant à la reconversion48, les dictionnaires définissent cette action comme l'adaptation à des conditions techniques, économiques et politiques nouvelles49. Le dictionnaire Robert précise que l'expression est utilisée dans un contexte économique en évoquant la reconversion d'entreprises50. Néanmoins, par métonymie, le terme reconversion est à comprendre comme la réutilisation d'un bâtiment historique en l'affectant à un nouvel usage différent de celui pour lequel il avait été bâti (par exemple une église reconvertie en centre culturel)51. Ce concept de reconversion est plus adéquat que celui de réaffectation, dont il est un faux ami. À ce dernier, il faudrait réserver le sens de réutilisation d'un édifice selon un usage identique à celui d'origine (les ruines d'un château du XVIIIe siècle réaffectées aujourd'hui en seconde résidence). d) La rénovation Le concept de rénovation est bien connu des architectes et le terme ne s’emploie guère dans le contexte des biens mobiliers. Une définition de la rénovation urbaine cohérente est celle proposée par le Conseil économique pour l'Europe des Nations unies datant de 197252. On entend par rénovation urbaine, les opérations qui ont pour but de traiter un quartier bâti en vue de l'adapter aux nécessités de la vie urbaine. Les opérations peuvent être la reconstruction complète, la réhabilitation ou la restauration du quartier. De cette définition, il ressort, que si la rénovation urbaine n'exclut pas une intervention du type de la restauration, en revanche, elle ne l'implique pas obligatoirement. Il n’existe donc pas nécessairement une identité entre les concepts de restauration et de rénovation. La restauration étant précisément une situation qui revêt un caractère exceptionnel dans le cas d'une opération de rénovation. La rénovation est souvent qualifiée d’urbaine ce qui sous-entend que cette opération s’effectue à une vaste échelle. A contrario, la restauration n’est qu’exceptionnellement urbaine, car elle suppose une intervention plus chirurgicale concernant, par exemple des sgraffites, un tympan sculpté, des arcs-boutants, des vitraux, … La lecture des définitions de ces trois concepts a permis d'isoler trois attitudes distinctes et fondamentales de l'homme sur son patrimoine. Il importe à un intervenant 48 Pour plus d’information sur la définition de ce concept et l’histoire de cette pratique : Yves Robert, La reconversion comme forme de préservation du patrimoine, in : La réaffectation du patrimoine, (brochure des journées du patrimoine), Éditions du Service des Monuments et Sites de la Région de Bruxelles-Capitale, 1996, p. 54-55. 49 Le nouveau petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la Langue française, Paris, Éditions Dictionnaire Le Robert, 1993. 50 Le nouveau petit Robert donne comme exemple la reconversion d'une fabrique de chars en usine pour automobiles. 51 L'étymologie de convertir (du latin convertere, se tourner vers) exprime l'idée d'un changement moral (amener qqu. à adopter une religion), mais aussi matériel ou pratique (changement de métier, affectation à un nouvel emploi). Quant à l'expression de réutilisation, d'un sens plus général, elle signifie le fait d'utiliser à nouveau. 52 Victor G., Martiny, Propos sur la restauration et la rénovation urbaine, in : Bulletin de la classe des Beaux-Arts, Bruxelles, Palais des Académies, 5e série, tome LXV, 1983, 3-4, p. 49. - 21 - de savoir précisément avant d'entamer des travaux vers quel type d'opération il s'engage et des conséquences que cela peut entraîner sur le patrimoine culturel. Conserver, restaurer et rénover sont des opérations particulières, qui a priori ne sont pas habituelles pour la profession d’architecte, dans la mesure où l’architecture est idéalement perçue comme un travail de création. Or créer et restaurer sont deux attitudes radicalement opposées. La première crée des valeurs nouvelles tandis que la seconde tente de rendre plus compréhensibles – lisibles – des valeurs anciennes considérées comme importantes. La restauration est une démarche respectueuse, alors que la création suppose selon les mots de l’artiste contemporain Antonio Tápies de concevoir des formes qui soient capables d’agresser la société qui les reçoit, de la déranger, de l’inciter à la réflexion, de lui dévoiler son propre retard. Quand elles ne sont pas en rupture, il n’y a pas d’authenticité53. 53 D'après : Antoni Tápies, La pratique de l'art, (traduit du catalan par Edmond Raillard), Paris, Éditions Gallimard, 1994, 284 p. - 22 - 5) LES CONCEPTS DE MONUMENT ET DE MONUMENT HISTORIQUE a) Le monument Le terme de monument dérive du latin monumentum lui-même formé à partir du verbe monere signifiant avertir ou rappeler. Etymologiquement, le mot signifie donc ce qui interpelle la mémoire54. Le monument est un « perpétuateur » de souvenirs. Par monument, il peut être entendu tout bâtiment qui sert à conserver la mémoire du temps et de la personne qui l'a fait ou pour qui il a été élevé, comme un arc de triomphe, un mausolée, une pyramide, déclare D'Aviler dans son Cours d'architecture publié en 176155. En 1806, le Dictionnaire des Beaux-Arts rédigé par Aubin-Louis Millin considère le monument comme un ouvrage de l'art érigé dans une place publique, pour conserver et transmettre à la postérité la mémoire des personnages illustres ou des événements remarquables56. Millin précise qu'il y a deux aspects qui doivent être pris en compte dans chaque monument : d'abord le corps, masse isolée qui, par une forme agréable et particulière doit attirer l'attention ; en second lieu, l'esprit ou l'âme, qui doit produire l'impression principale que l'on veut obtenir… Si la forme et l'ensemble d'un monument ont su attirer l'œil du spectateur, il faut alors qu'en approchant il en trouve tous les détails conformes à sa destination57. Ce rapport philosophique avec le temps vécu et la mémoire que matérialise le monument correspond précisément à son essence et fait de lui à travers l’histoire et la géographie un universel culturel58. b) Le monument historique Pour Françoise Choay59, le concept de monument historique est une invention occidentale historiquement datée et n’est pas un universel culturel, même si aujourd’hui après la colonisation et à l’heure de la mondialisation, l’expression s’est généralisée et est d’application dans la plupart des pays. La première mention de cette expression date de 1790 en France sous la plume d’Aubin-Louis Millin, mais son usage s’est essentiellement répandu à partir de 183060. D’autre part, si la notion de monument correspond à un acte constructif délibéré (le statut de signe mémoriel correspond au projet initial de la construction), par contre le 54 Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 14. 55D'Aviler cité par : Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIIIe-XXIe siècle, Du monument aux valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 30. 56 Aubin-Louis Millin cité par : Dominique Poulot, op.cit., p. 30. 57 Aubin-Louis Millin cité par : Ibid., p.33. 58 Françoise Choay, op.cit, p. 15. 59 D’après : Ibid., p. 21 et suiv. 60 Françoise Choay dans son « anthologie » publie le texte de Millin. Françoise Choay, Le patrimoine en questions, anthologie pour un combat, Paris, Editions du Seuil, 2009, p. 77-83. - 23 - concept de monument historique n’est pas le fruit d’une telle volonté. En ce sens, on pourrait écrire que le monument ne naît pas historique, il le devient. Un objet acquiert, non pas a priori, mais a posteriori, le statut de monument historique en recevant de la part de la société un rôle documentaire. C’est dans cette perspective que le monument historique est un témoignage et qu’il archive une époque. C’est le processus de la patrimonialisation (postérieur à l’acte de création) qui procure à un artéfact son statut de monument historique. Cette qualité est alors corroborée par un cadre législatif, avec un outil juridique comme le classement. C'est essentiellement au XIX e siècle que le patrimoine génère sa mise en forme juridique dans les différentes législations nationales. En Europe, la préservation des monuments historiques est ainsi apparue comme un devoir national. Ceci étant dit, d’un pays à l’autre, la conscience du patrimoine et la notion de monument historique témoignent souvent de nuances significatives. Ces variations sont les résultats d’histoires différentes et de contextes culturels et politiques distincts. Ainsi, en Italie la notion de patrimoine et de monument historique a surtout été dominée par l’idéologie du chef-d’œuvre. Entre le XIXe siècle et 1950 environ, le lien entre biens culturels et territoire a été écarté par les responsables du patrimoine influencés à l’époque par les théories esthétiques du philosophe Benedetto Croce attestant d’une conception idéaliste de l’art. Par conséquent, la protection du patrimoine doit s’appliquer à ceux des biens qui correspondent le plus aux canons de la beauté61. On retrouve cette conception dans la loi italienne de 1902. Depuis lors, la législation italienne a évolué. 61 David Alcaud, Patrimoine, construction nationale et inventions d’une politique culturelle : les leçons à tirer de l’histoire italienne, in : Culture & Musées (numéro intitulé : Politique culturelle et patrimoines, « Vielle Europe » et « Nouveaux Mondes »), n° 11, Arles, Editions Actes Sud, 2007, P. 47. - 24 - La Région wallonne identifie dans son code de l’aménagement du territoire quatre catégories de biens patrimoniaux. Monument : toute réalisation architecturale ou sculpturale considérée isolément, y compris les installations et les éléments décoratifs faisant partie intégrante de cette réalisation. Ensemble architectural : tout groupement de constructions urbaines ou rurales, en ce compris les éléments qui les relient, suffisamment cohérent pour faire l’objet d’une délimitation topographique et remarquable par son homogénéité ou par son intégration dans le paysage. Site : toute œuvre de la nature ou toute œuvre combinée de l’homme et de la nature constituant un espace suffisamment caractéristique et homogène pour faire l’objet d’une délimitation topographique. Site archéologique : tout terrain, formation géologique, monument, ensemble architectural ou site ayant recelé, recelant ou étant présumé receler des biens archéologiques. D’après le Code wallon de l’Aménagement du territoire, de l’urbanisme et du Patrimoine – CWATUP, Livre III (remplacé par le décret du 1er avril 1999, art. 5 et 6), Dispositions relatives au patrimoine, Titre premier, Généralités, Chapitre premier. La Région de Bruxelles-Capitale identifie également dans son code de l’aménagement du territoire quatre catégories de biens patrimoniaux. Monument : toute réalisation particulièrement remarquable, y compris les installations ou les éléments décoratifs faisant partie intégrante de cette réalisation. Ensemble : tout groupe de biens immobiliers, formant un ensemble urbain ou rural suffisamment cohérent pour faire l’objet d’une délimitation topographique et remarquable par son homogénéité ou par son intégration dans le paysage. Site : toute œuvre de la nature ou de l’homme ou toute œuvre combinée de l’homme et de la nature constituant un espace non ou partiellement construit et qui présente une cohérence spatiale. Site archéologique : tout terrain, formation géologique, bâtiment, ensemble ou site qui comprend ou est susceptible de comprendre des biens archéologiques. D’après le Code bruxellois de l’Aménagement du territoire – COBAT, Titre V, De la protection du patrimoine immobilier, Chapitre 1er Généralités, Art. 206. - 25 - II) LA NOTION DE PATRIMOINE ET SON ÉVOLUTION 1) INTRODUCTION L'histoire des pratiques patrimoniales est très ancienne et remonte probablement à l'origine même de l'homme dès que celui-ci inhuma ses proches avec quelques objets familiers. L'Antiquité au temps des Attales et la Renaissance redécouvrant le monde gréco-romain représentent deux époques particulièrement significatives pour le développement d'une attitude patrimoniale vis-à-vis du passé. Néanmoins, l'impulsion décisive provient de l'affirmation de la conscience historique moderne dans le climat culturel de la fin du XVIIIe siècle. Le passé, désormais objectivité par les Lumières, autorise la transformation du monument en monument historique et les œuvres d'art, comme nombre d'objets quotidiens, furent investis de la valeur nouvelle de document historique informant sur une période antérieure doublement révolue par les révolutions françaises et industrielles. Toutes les disciplines patrimoniales, et notamment la conservation et la restauration des monuments, furent depuis lors dominées par cette approche historique de l'héritage culturel dorénavant mis en perspective historique comme l'atteste déjà l'Histoire de l'art dans l'Antiquité publiée en 1764 par Winckelmann. 2) L'EXEMPLE DU CONTEXTE FRANÇAIS L’évolution du concept de patrimoine peut être mise en évidence à travers six jalons nommés par Jean-Pierre Babelon et André Chastel : les faits religieux, monarchique, familial, national, administratif et scientifique62. Le choix du contexte français, comme exemple de l'évolution de la notion de patrimoine, se justifie par le rôle déterminant que joua ce pays dans l'acception moderne de ce concept. Ces différentes dimensions du patrimoine peuvent être classées en deux groupes : les dimensions fondatrices et les dimensions modernes. Les premières sont qualifiées de fondatrices, car historiquement elles sont les plus anciennes et apparaissent comme les valeurs « traditionnelles » du patrimoine. Les secondes sont qualifiées de modernes, car elles appartiennent au concept d’Etat moderne tel qu’il s’est mis en place dans le sillage de la Révolution Française et des Lumières. 62 Ce chapitre du syllabus est inspiré de l’ouvrage suivant : Jean-Pierre Babelon, André Chastel, La notion de patrimoine, Paris, Éditions Liana Levi, 1994, 141p., 29 ill. (Ces pages ont été publiées pour la première fois en 1980 dans le numéro 49 de la Revue de l'Art.). Dans le numéro 61 de la revue Les Nouvelles du Patrimoine, nous avons brièvement présenté cet ouvrage (Yves Robert, La Notion de patrimoine, Les Éditions Liana Levi viennent de rééditer le texte de Jean-Pierre Babelon et d'André Chastel intitulé la notion de patrimoine, in : Les Nouvelles du Patrimoine, Bruxelles, mai 1995, n°61, p.4-5). - 26 - a) les dimensions fondatrices. - La dimension religieuse (aspect immatériel du patrimoine) Déjà durant l'Antiquité, mais en ce qui concerne l'Europe occidentale surtout durant l'époque médiévale, les pratiques patrimoniales furent dominées par le fait religieux. L'église chrétienne a favorisé le culte d'objets privilégiés. Cette pratique du patrimoine fut avant tout celle des reliques jalousement conservées et transmises de génération en génération. Historiquement, le plus grand développement de ce phénomène se situe entre les IVe et XIe siècles. La force de cet attachement dépasse le sentiment purement religieux. Les reliques sont investies par la communauté chrétienne d'une symbolique identificatoire. La vénération fonde ainsi le patrimoine. Un autre comportement, nourri de cette attitude, est la dilection de la société pour certaines représentations religieuses. Lors de la destruction d'édifices, il était fréquent d'enterrer sur place certaines statues au lieu de les briser. Cette pratique atteste d'un intérêt pour les œuvres, certes très différent de celui manifesté par la société actuelle, qui conserve les témoignages du passé pour leur valeur de document historique. Seule la charge iconologique des statues explique cette ferveur. La perspective historique, alliée à la matérialité de l'objet et à sa spécificité stylistique, n'était pas prise en compte. À côté de cette première forme de respect, le Moyen Age se démarque aussi par ses comportements iconoclastes, notamment dans le climat effroyable des guerres de Religion, lors du pillage des cathédrales par les extrémistes luthériens. - La dimension monarchique (relation au pouvoir) Durant le Moyen Âge et les Temps Modernes, le patrimoine fut également une préoccupation monarchique. Les gouvernements monarchiques ont entretenu une politique patrimoniale. Le fait le plus louable est assurément le souci de favoriser des collections publiques comme en attestent les premières idées à propos de l'ouverture du Musée du Louvre dès 174763. Les insignes du pouvoir firent l'objet d'une attention particulière. Les regalia -comme ceux du trésor de Saint-Denis-, furent confiés aux soins de l'Eglise. Cependant, la reconnaissance du caractère inaliénable de ce patrimoine demeurait fragile. Durant les guerres de Religion, notamment, l'essence sacrée de ces regalia s'inclina plus d'une fois face à la valeur vénale que représentait leur poids d'or et de pierres précieuses. La volonté monarchique de conservation du patrimoine se traduit aussi dans la création de bibliothèques royales que le pouvoir se transmettait de règne en règne. On évoquera celle de Saint-Louis, mais aussi les livres du duc de Berry ou les collections des ducs de Bourgogne. C'est dans le sillage de cette attitude, qu'il faut inscrire la création du dépôt légal instauré par les lettres patentes d'octobre 1537. 63 Fondé en 1793 par la République française, le Musée du Louvre constitue, avec l'Ashmolean Museum (1683), le musée de Dresde (1744) et le musée du Vatican (1784), l'un des tout premiers musées européens. - 27 - Initiative royale encore, est la promulgation des premières législations de protection ou plutôt d'embellissement des monuments. Mais, il ne s'agit que des vestiges antiques de la France, comme lorsque François Ier, en 1533, ordonne la mise en valeur de la Maison carrée. Ce qui compte, c'est la connaissance et non la conservation au sens où la société l'entend aujourd'hui. - La dimension familiale (le patrimoine comme propriété, aspect identitaire) Sous l’angle du fait familial, il faut souligner que le terme patrimoine renvoie étymologiquement à celui d'héritage. Aujourd'hui encore, en Mauritanie, les familles traditionnelles conservent précieusement dans des coffres leur bibliothèque, riche de livres souvent très anciens. Il s'agit d'un patrimoine qui se transmet de génération en génération et qui atteste de la respectabilité des familles. En Europe, durant l'époque médiévale, pour les familles nobles, le château familial constituait un bien des plus précieux à transmettre, donc à conserver. Mais l'attachement à l'édifice est lié davantage au lieu féodal surtout s'il est patronymique, bien plutôt qu'à la valeur de la construction elle-même. La multiplication des cabinets de curiosités et des chambres des merveilles est la manifestation d'un intérêt pour les objets d'art et les étrangetés de la nature. Certaines collections d'amateurs suscitèrent, dès la fin de l'Ancien Régime, un sentiment de curiosité de la part d'un public averti, amenant certains auteurs, comme L.V. Thiéry, à rédiger un Guide des voyageurs et étrangers voyageant à Paris (1787), dans lequel il dresse l'inventaire des principales collections privées parisiennes qui se visitent. b) Les dimensions modernes - La dimension nationale (relation à la patrie) Avec la Révolution Française, la famille devint nationale. L'Instruction de l'an II sur la manière d'inventorier et de conserver adressée aux administrateurs de la République au sujet des édifices et œuvres d'art stipula Vous n'êtes que les dépositaires d'un bien, dont la grande famille a le droit de vous demander compte. Après les heures difficiles de la Révolution et les destructions des Vandales, le lien commun aux citoyens, les reliant aux œuvres d'art de la patrie, allait explicitement trouver sa formulation lors des réunions de la Commission temporaire des Arts entre août 1790 et octobre 1793 qui définirent les notions de patrimoine et de vandalisme. Commença alors une tâche infinie de reconnaissance, d'identification et d'inscription au crédit de la nation, du patrimoine de la jeune patrie. Cette fois, la protection se voulut l'expression d'un souci moral, historique et pédagogique. On assista conséquemment à la création de ce que Jean-Pierre Babelon et André Chastel nomment les palais du patrimoine, dont le Musée des Monuments français (1793-1818) en est un des meilleurs exemples. Cette conception nationale du patrimoine prévaut toujours aujourd'hui dans la plupart des pays, même si dans le cas de la Belgique, le patrimoine est désormais une compétence régionalisée. - 28 - - La dimension administrative (gestion collective du patrimoine) La société nouvelle mise en place, au XIXe siècle, après la Révolution française, se munit d'une administration gérant ce qui fut appelé - dès 1790 - les monuments historiques. Le mot apparaît, pour la première fois, semble-t-il, dans le recueil d'Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin. Le 21 octobre 1830 un rapport de Guizot préconisa un poste d'inspecteur général des monuments historiques. C'est l'époque de l'inventaire - inépuisable tâche - à laquelle s'adonna notamment avec passion Prosper Mérimée. Le constat le plus marquant de l'inventaire fut l'urgence des mesures conservatoires à prendre pour sauver les innombrables églises, demeures et châteaux menaçant ruines. L'artisan le plus célèbre de cette restauration fut Eugène Viollet-le- Duc. Toujours aujourd'hui, le patrimoine est une matière qui bénéficie d'une administration propre. Les trois Régions de Belgique possèdent chacune leur Service des Monuments et des Sites géré par une administration propre. - La dimension scientifique (valeur cognitive, recherches et techniques) Déjà au cours du XIXe siècle, mais surtout durant le XXe siècle, se développa la conscience de la valeur documentaire du patrimoine. Désormais, celui-ci ne fut plus considéré uniquement comme un symbole à la gloire du grand passé national, mais bien plus comme un témoignage de tous les passés du pays. La mémoire qu'il transmet n'est plus seulement nationale, elle est plurielle et renvoie à la richesse - hétérogène - de toutes les histoires du pays, qu'elles soient rurales, ethnographiques, industrielles, sociales, maritimes, etc… C'est cette évolution qui est souvent nommée l'explosion du champ patrimonial. Désormais, le terrain de prédilection des responsables du patrimoine n'est plus le paysage romantique parsemé de ruines, mais le monde de nos grands-parents, voire de nos parents, dont il s'agit de conserver chaque trace qui semble devenir, presque - ipso facto-, un signe de l'évolution générale de la société, même dans ses glissements les plus modestes. Tout artefact apparaît comme un indicateur. - 29 - 3) ÉLARGISSEMENT DU CONCEPT DE PATRIMOINE a) Introduction Ces dernières décennies furent celles d'une course à l'élargissement du concept de patrimoine étendu à des catégories de plus en plus divergentes de biens culturels. La référence au patrimoine est devenue omniprésente au sein de la société. Le concept a subi une quadruple inflation qui se marque au niveau : - du public (multiplication des formes de tourisme), - des objets (l'architecture de valeur n'est plus seulement monumentale, mais aussi vernaculaire, et le tissu urbain depuis G. Giovannoni se voit patrimonialisé), - de l'échelle géographique (actuellement, le culte du patrimoine historique n'est plus seulement une préoccupation occidentale), - et enfin du cadre chronologique (l'architecture du XXe siècle est aujourd'hui gratifiée du titre de patrimoine alors qu'il y a quelques années, elle était délaissée par les conservateurs des monuments historiques). Dans le cas des musées d'art contemporain, exposant souvent des artistes vivants et commandant même des œuvres à ceux-ci, surgit alors la tension entre l'art hérité et l'art en-train-de-se- faire. Le concept patrimonial de musée est-il un lieu adéquat pour l'art contemporain ? Mot séculaire de la langue française, le terme de patrimoine a traversé l'histoire en s'enrichissant de significations diverses, qui opérèrent un considérable élargissement sémantique du concept. Ne sauvegardons-nous pas depuis peu des paysages culturels (voir infra chapitre spécifique) ? Peut-être, s'agit-il de l'ultime extension du mot, obligé dorénavant de recouvrir une aire géographique étendue conceptuellement l’extrême ? Considérée dans une perspective utilitariste, la notion de patrimoine amène parfois à quelques dérives notamment identitaires. Le plaidoyer, fréquemment développé aujourd'hui, en faveur d'un patrimoine toujours plus complet, contre l'élitisme ou au nom de l'exhaustivité scientifique, ne prend pas en compte le fait que le patrimoine n'a pas pour but de redoubler la réalité, à la manière de la "carte dilatée" de Borgès qui coïncide avec le territoire qu'elle est censée représenter. (…). Cette carte en ruines est une belle image d'une crise radicale de la "mimesis", qui débouche sur la fin des représentations et l'impasse de la science. Car l'échec d'un patrimoine qui serait maîtrise utopique du temps, en le reproduisant à l'identique, est évident. Le patrimoine n'est pas le passé, puisqu'il a pour but d'attester l'identité et d'affirmer des valeurs, de célébrer des sentiments, le cas échéant contre la vérité historique. C'est en cela que l'histoire paraît si souvent "morte" au sens commun, et le patrimoine, au contraire, "vivant" grâce aux professions de foi et aux usages commémoratifs qui l'accompagnent64 64 D'après : Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIII e-XXIe siècle, Du monument aux valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 3. L'auteur cite Borgès en - 30 - b) Conscience du temps, accélération de l’histoire et élargissement de la notion de patrimoine Poser la question des enjeux de la patrimonialisation65 commande de s’interroger en amont sur les notions fondamentales de temps et d’histoire. Comme le rappelle Ilya Prigogine la question du temps est au carrefour du problème de l’existence et de la connaissance66. Précisément, nous réquisitionnons le patrimoine, auquel nous associons généralement des valeurs cognitives et identitaires, afin qu’il colmate symboliquement la distance que notre conscience objective entre, d’une part le temps passé, et d’autre part notre existence présente. Nous commandons au patrimoine qu’il se positionne en entremetteur nous permettant d’articuler en fonction de nos attentes, variables d’une époque à l’autre, trois catégories existentielles de conscience du temps, soit le passé, le présent et le futur. - Temps et histoire Fondamentalement, le temps est le plasma même où baignent les phénomènes. Il est le lieu de leur intelligibilité67. L’homme y est soumis puisque l' être-dans-le-temps est la façon temporelle d'être-au-monde68. Pour l’homme moderne, le temps a sa propre géométrie. Mentalement, nous avons coutume de le représenter sous la forme d’une ligne achevée par une flèche. Cette vision graphique traduit le caractère unidirectionnel du temps et repose sur une conscience d’une durée orientée, soumise à l’irréversibilité. Mais, cette représentation temporelle ne s’opère pas depuis un poste d’observation positionné hors du temps, car l’observateur est lui-même installé dans le flux de cet écoulement et ne peut le penser qu’à partir du seul présent, qui se définit, selon les mots d’André Comte-Sponville, comme la disparition de l’avenir dans le passé, l’engloutissement de ce qui n’est pas encore dans ce qui n’est plus69. Précisément, le destin du présent est celui d’un anéantissement entre deux néants (le futur, le passé)70, que le philosophe évoque en termes de fulgurance, soulignant ainsi la dynamique de ces mécanismes. Dans cette perspective, il peut déjà être proposé que le patrimoine, tel que les sociétés occidentales le fabriquent, apparaît comme une tentative visant à atténuer ce sentiment d’inanité. faisant référence à l'ouvrage suivant : Jorge Luis Borgès, De la rigueur de la science, Histoire universelle de l'infamie / Histoire de l'éternité, Paris, UGE, collection 10/18, 1994, p. 107. 65 Ce chapitre du syllabus a donné lieu à l’article suivant : Yves Robert, Patrimoines et accélération de l’histoire, in : Les cahiers de l’Urbanisme (Namur) Editions de la Région Wallonne, n° 73, septembre 2009, p. 11-16. 66 Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Temps, Chaos et les Lois de la nature, Paris, Editions Odile Jacob, 1996, p. 9-10. 67 Marc Block cité par : Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 214 68 Paul Ricoeur, citant Martin Heidegger. Op. cit., p. 498. 69 André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, Paris, Editions Albin Michel, 2000, p. 118. 70 Ibid., p. 118. - 31 - Quant à la notion d’histoire, elle n’est évidemment pas équivalente au concept de temps. Elle se définit comme la conscience humaine du temps écoulé et donne lieu à des perceptions différenciées qui influent directement sur la conscience patrimoniale des sociétés. - Accélération de l’histoire Parmi les transformations récentes de la conscience occidentale historique, celle qui domine depuis le XIXe siècle, et notoirement depuis le milieu du XXe siècle, est le sentiment que l’histoire s’accélère. Ce thème a d’ailleurs fait l’objet de publications spécifiques71. Déjà, l’écrivain français Chateaubriand remarquait, que dorénavant, il faudrait pouvoir faire de l’histoire en calèche reconnaissant ainsi que la perception du temps par la société moderne connaît une accélération nouvelle. Il déplore le décalage entre la vie besogneuse de l’historien et le mouvement rapide de l’histoire72. L’auteur, faisait même de cette expérience de l’accélération de l’histoire, le signe irrécusable de la ruine de l’ancien ordre du temps, soulignant ainsi la portée fondamentale de cette évolution. Du point de vue de l’esthétique, conceptualisée par Alexander Baumgarter en 1750, les XIXe et XXe siècles furent ceux d’une autonomie de l’art. Ce dernier, dégagé d’un ancrage dogmatique dans la religion, fut mû par un principe d’actions et de réactions entre vieilles gardes et avant-gardes, que révèlent les nombreux ismes des courants artistiques revendiqués comme tel ou identifiés par les historiens de l’art. Cet accélérisme de l’histoire73, selon l’expression de Robert Musil, trouve sans doute son paradigme dans le mouvement futuriste italien militant en faveur d’une apologie de la vitesse. Pour mémoire, c’est en 1909 que le manifeste de ce mouvement fut publié dans le journal français Le Figaro. Nous déclarons, écrit Filippo Marinetti, que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course (…) est plus belle que la Victoire de Samothrace. Cet éloge de la vélocité se retrouve emblématiquement dans l’œuvre d’Umberto Boccioni, dont la Forma unica di continuità nello spazio (1913) apparaît comme un monument à l’homme-vitesse de la civilisation dynamique74. Par rapport aux époques précédentes, le XIXe siècle, ayant mis en œuvre les idéaux de la Révolution française, voit la notion de quotidien, non pas persister d’une génération à l’autre grosso modo selon un même principe de filiation, mais au contraire se transformer sous les yeux de chaque génération selon une logique de rupture par l’innovation principalement technique, mais aussi sociale et politique. Précisément, l’idéal des Lumières se fondait sur la nécessaire solidarité entre progrès scientifique, progrès matériel et progrès moral75. Cette alliance nouvelle favorisa une marche soutenue vers l’innovation qui fut à l’origine d’une perception nouvelle - évolutionniste 71 Lire par exemple : David Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, Editions de Fallois, 2001 (1ère édition en 1948), 199 p. 72 François Hartog parlant de l’écrivain. Op cit., p. 92 73 Robert Musil cité par François Hartog. Op.cit., p. 137. 74 Giulio Carlo Argan, L’Art moderne, Du siècle des Lumières au monde contemporain, Paris, Editions Bordas, 1992, p. 403. 75 Marc Augé, Où est passé l’avenir ?, Paris, Editions du Panama, 2008, p. 12. - 32 - - de l’histoire. Objectivée comme telle, elle favorisa une conscience du temps, moins vécue comme un continuum basé sur la tradition, et davantage signifiante en termes de ruptures dépréciant le présent, qui vient de passer, au profit du futur, qui doit advenir. Les mutations furent profondes. Elles concernèrent d’abord les méthodes de travail. Les technologies industrielles (développement du béton armé) remplacèrent les techniques traditionnelles (l’architecture se fit plus expérimentale que conventionnelle) et le profil professionnel de l’architecte dut s’ouvrir au métier de la planification de l’espace urbain. Elles eurent ensuite une incidence sur la manière d’aborder l’espace à travers un fonctionnalisme nouveau. L’échelle d’intervention n’est plus celle de la parcelle individuelle, car les enjeux s’opèrent sur de plus amples dimensions territoriales (cités-jardins, cités administratives, …). L’architecture, désormais déchargée par le plan libre des contraintes constructives traditionnelles, offre de nouvelles manières de se mouvoir dans l’espace construit. Par ailleurs, elles activèrent un nouveau rapport au temps. En termes de mobilité, les bouleversements furent radicaux soutenus par le passage de la vapeur au moteur à explosion précipitant le monde dans un nouvel espace-temps obligeant à remodeler les villes en libérant l’espace au profit de la circulation automobile. Mais, la mobilité fut aussi verticalisée, car la technologie des ascenseurs aida un étirement de la ville en hauteur. Enfin, ces mutations opérèrent un changement du statut de l’artiste, qui luttant contre l’industrialisation et l’imposition de tâches planifiées et répétitives (voir les Temps Modernes de Chaplin), tenta de faire reconnaître un autre rapport au monde fondamentalement créateur et mobilisant l’expérience individuelle face à la réalité dans un souci de renouvellement, qui amena notamment les multiples réactions des avant- gardes76. Par ailleurs, il fut remarqué que depuis trois siècles (XVIIIe, XIXe et XXe), on assiste à une objectivation du passé et que le temps est utilisé comme un instrument taxinomique77. Cette histoire perçue comme une succession de remises en cause disjoignant la ligne du temps en brèches a été notamment récemment arpentée par l’historien François Hartog qui éclaire les rapports entretenus par la société occidentale avec le temps en s’appuyant sur le concept de régime d’historicité. Ainsi, le régime moderne d’historicité prend forme autour de 1789 et perdure jusqu’à la date symbolique de 1989 correspondant à la chute du mur de Berlin78. Identifier la mécanique ébranlant la société autour de 1789, requiert de se tourner vers l’Ancien Régime, dont l’ordre du temps était globalement celui de la répétition trouvant son fondement dans une conception idéalisée du passé. La pratique de l’imitation atteste de cette utopie. Puisque l’histoire est mesurée à l’aune de l’Antiquité, la société évolue à l’intérieur d’un même cercle, et se répète incessamment79. L’idéal classique de la science, c’était la géométrie, déclare Ilya Prigogine80. En Europe occidentale, avant 1789, le passé antique fait autorité. Il y a exemplarité de l’histoire. C’est l’apogée 76 Sur ces sujets, lire : Giulio Carlo Argan, op. cit., p. 248-279. 77 Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, Editions Gallimard, 1987, p. 89. 78 François Hartog, op. cit., p. 112. 79 François Hartog, op. cit., p. 98. 80 Edmond Blattchen (sous la direction de) Ilya Prigogine, de l’être au devenir, (entretiens), Bruxelles, Alice Editions et RTBF, 1998, p. 25. - 33 - de l’utopie de la leçon de l’histoire pour éclairer le présent, selon le schème de l’historia magistra81. Suivant cette conscience du temps, il ne peut pas encore apparaître un concept moderne de patrimoine (un instrument critique supra-historique) déconnecté de toute relation affective avec l’histoire. Seuls, les monuments antiques ont pu (dès le XVe siècle en Italie) être reconnus comme héritage important du passé dans une logique qui peut être qualifiée de pré-patrimoniale. Par contre, lorsque la Révolution française bouleversa la conscience du temps de la société en dépréciant le passé en faveur du futur, le mythe de l’historia magistra ne fut plus opératoire. Le philosophe et orientaliste français Volney se montra véhément contre l’imitation néfaste des Anciens, et voulut ébranler le respect pour l’histoire, élevé en dogme82, tandis que le théoricien politique Tocqueville se posa en vigie, pour songer à l’avenir.83 On ne reproduit pas, on innove ! C’est dans ce contexte que se formule le concept moderne de patrimoine84 comme l’héritage à conserver et à transmettre. Il n’y a plus à être « blessé » par la vue de ces monuments du passé dès lors qu’on les voit comme appartenant désormais à la nation. Tout au contraire, ces témoignages peuvent servir à l’instruction de tous85. Nous sommes aujourd’hui encore globalement les héritiers de ce projet faisant du patrimoine historique un tremplin pour la circulation des idées, un facteur de progrès social, parce qu'il est le support à une nouvelle identité citoyenne. Néanmoins, il s’agit de nuancer ce propos. Depuis la remise en question du modernisme et la chute du mur de Berlin (1989), la conscience d’un temps linéaire, en continuité et global, mis en mouvement par l’idéal de progrès, s’est ébranlée et a permis l’affirmation à travers le monde occidental de la perception d’un avenir en crise (on se rappellera du cri no future lancé par le groupe punk Sex Pistols). La société, écrit le philosophe Marcel Gauchet86, souffre d’une conjoncture historique caractérisée par une crise de l’avenir qui met spectaculairement en question la capacité de nos sociétés à déchiffrer le futur vers lequel elles se projettent. L’époque est celle des brèches, des ruptures, des discontinuités comme l’indique le titre anglais de l’ouvrage d’Hannah Arendt Between past and future (1954). Ainsi, depuis quelques décennies, semble se mettre en place un nouveau régime d’historicité. Le retournement de la fin du XXe siècle, c’est que le futur n’est plus promesse ou principe d’espérance, mais menace. Tel est le retournement87. C’est dans ce contexte, que le concept de patrimoine est aujourd’hui instrumentalisé au service d’une nouvelle fonction : rassurer ! De fait, cette perception d’un avenir en crise s’est révélée aller de pair avec un besoin de mémoire et de patrimoine, car ce présent inquiet a besoin de rechercher à tout prix ses racines quitte à inventer de la tradition pour se sécuriser. La confiance ancienne dans le progrès a été ébranlée. Lorsque l’idéal des Lumières battait son plein, le présent [était] perçu comme inférieur à l’avenir. Il fallait accélérer. L’avenir 81 François Hartog, op. cit., p. 183. 82 Ibid., p. 102. 83 Ibid., p. 107. 84 La première mention l’expression monument historique date de 1790 en France sous la plume d’Aubin- Louis Millin, mais son usage s’est essentiellement répandu à partir de 1830. 85 François Hartog, op. cit., p. 188. 86 D’après : http://gauchet.blogspot.com 87 François Hartog, op. cit., p. 206. - 34 - [était] dans la vitesse88 vers le progrès, alors qu’aujourd’hui selon certains théoriciens, il est peut-être dans la décroissance. - Accélération de la patrimonialisation Depuis quelques dizaines d’années, le patrimoine est lui-même travaillé par l’accélération89. Notre société a été le théâtre d’un élargissement considérable des horizons du patrimoine à la fois chronologiquement et typologiquement. Cette extension de la notion de patrimoine traduit en amont une inflation des critères d’appropriation et l’évolution de notre conscience historique. Jusqu’ aux années 1980, les biens culturels immobiliers reconnus légalement comme patrimoine dataient de périodes historiques anciennes, éloignées de plusieurs dizaines d’années du moment de la reconnaissance patrimoniale. Cet intervalle n’est évidemment pas objectivement mesurable. Il correspond à la nécessaire distance analytique permettant, grâce à l’appui du travail de critique historique mené par les historiens, l’entrée dans l’histoire comme patrimoine des objets considérés. Cet appel à un recul raisonné s’est parfois concrétisé au sein de la jurisprudence propre à certains musées qui ne pouvaient pas acquérir par achat dans leur collection les œuvres d’artistes toujours vivant. On y voyait un moyen de freiner d’éventuelles accointances et autres pressions qui pourraient advenir de la part des créateurs sur les responsables en matière de politique culturelle pour qu’ils infléchissent leur action dans telle ou telle direction. Cette évolution générale concerne évidemment aussi la Belgique et notamment la Région Wallonne. Jusqu'au milieu du XXe siècle le patrimoine classé était essentiellement un patrimoine préindustriel et même pour une large partie médiéval. Mais, depuis les années 1990, on observe l’identification d’un patrimoine appartenant, non plus à un passé éloigné, mais à un passé proche sans aucun doute considéré encore comme présent par un partie de la population. Le cas du remarquable pont de Wandre jeté sur la Meuse à Liège par le bureau Greisch illustre parfaitement cette tendance à la patrimonialisation d’un passé jeune tout juste séparé du présent. Edifié en 1985-1987, le bel ouvrage d’art a été classé et compte depuis 1993 parmi le patrimoine exceptionnel de la Wallonie. Mais, la patrimonialisation de cette construction repose-t-elle sur une approche critique de l’histoire de l’architecture ? Est-elle le fruit d’un processus de reconnaissance et d’adhésion de la part des communautés locales et régionales ? Ou doit-elle être considérée comme une forme de labellisation de l’édifice, ainsi récompensé pour sa technologie innovante ? En quelque sorte, une démarche comparable à l’octroi d’étoiles à un restaurant apprécié pour sa gastronomie. La mise en patrimoine se rapprocherait-elle parfois d’une cérémonie des awards ? Cependant, une autre initiative bouscule encore davantage les modes traditionnels de fabrication du patrimoine et témoigne de cette accélération de l’histoire qui ne laisse plus guère de temps à la critique historique de s’opérer. Il s’agit du projet de classement comme monument historique de la gare de Liège (architecte : Santiago Calatrava) toujours en phase de construction à l’époque de la rédaction de cet article ! 88 Ibid., p. 218. 89 Ibid., p. 206. - 35 - En dehors des raisons financières notamment avancées par le politique, cette proposition illustre parfaitement la puissance dont s’investit le présent pour contraindre l’avenir à correspondre à ce que nous voulons qu’il soit (une manière de nous rassurer) et imposer aux générations futures nos choix idéologiques en évitant qu’elles ne pensent par elles-mêmes. De fait, il ne s’agirait plus de monument historique, mais de monument du présent ! Le communiqué de presse évoquant cette proposition rapporte qu’il est souhaité que la gare ne soit pas dénaturée90 ! Néanmoins, n’y a-t-il pas un risque d’engendrer un bâtiment mort-né en lui ôtant toute possibilité d’évolution et d’adaptations aux usages de demain ? L’histoire de l’architecture enseigne pourtant que la transformation bien pensée est plutôt paradoxalement source de conservation en pérennisant dans le changement l’édifice au fil du temps. Comme le rappelle l’architecte Andrea Branzi, il n’y a pas de bâtiments définitifs, parfaits, complets à l’usage irréversible91. Quand l’histoire s’accélère au point d’être expédiée, elle finit par engendrer un monde figé ! Serions-nous entrés dans l’ordre d’un temps mondial où la simultanéité des actions devrait bientôt l’emporter sur leur successivité92 ? Cette accélération du temps a pour corollaire le rétrécissement du monde et participe ainsi à la marche de la mondialisation. Et, dans cet univers [mondialisé], les catégories de temps et d’espace auxquelles nous sommes habitués ne sont plus opérantes93. Ce mouvement accéléré de la mondialisation amène à une nouvelle manière de vivre le monde et donne naissance à une nouvelle histoire que nous avons du mal à lire et à comprendre parce qu’elle va trop vite et qu’elle concerne directement et immédiatement toute la planète94. En réaction à ce cinétisme historique, le monde occidental peine à trouver des freins. La patrimonialisation de l’existant en est un moyen. Se rassurer, ralentir l’arrivée fulgurante du futur qui se jette à la figure du présent et freiner la disparition des anciens présents pour qu’ils demeurent encore : voilà le rôle qu’il incombe désormais de jouer au patrimoine ! Pour Paul Virilio, la fin de XXe siècle, (…) l’ère de la mondialisation, [est marquée par un] déni de compréhension [du monde qui] s’accomplit sous nos yeux, avec le déclin de l’Etat-Nation et le renouvellement discret du politique par le médiatique, le multi-médiatique de ces réseaux qui donnent à voir l’accélération du temps ; ce temps réel des échanges qui accomplit la prouesse relativiste de comprimer l’espace réel du globe, par l’artifice de la compression temporelle des informations et des images du monde … Désormais, ici n’est plus, tout est maintenant. A défaut de celle de notre Histoire, c’est la fin programmée du « hic et nunc » et du « in situ »95. L’histoire de la maison tropicale conçue par l’architecte Jean Prouvé en 1951 est de ce point de vue édifiante et démontre que le patrimoine, qui comme lieu peut habituellement se définir à travers les express

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