Sedrenila - Livre PDF
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Nicolas Yann Martin
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Summary
Sedrenila, une jeune fille de dix ans, vit sur une île microscopique avec sa famille. Le livre explore ses relations avec sa famille, ses camarades et ses expériences de la vie quotidienne. Le style d'écriture est engageant et personnel.
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r ISA OALA NICOLAS YANN MARTIN CHAPITRE | LA FAMILLE DE BRIVELINE ur mon île microscopique dans le Pacifique, je vis entourée de ma famille. Nous nous appelons Kapë. Je vais d'abord me présen- | ter, car dans notre coutume, avant toute chose, il faut décliner son identité en rappelant d'où on v...
r ISA OALA NICOLAS YANN MARTIN CHAPITRE | LA FAMILLE DE BRIVELINE ur mon île microscopique dans le Pacifique, je vis entourée de ma famille. Nous nous appelons Kapë. Je vais d'abord me présen- | ter, car dans notre coutume, avant toute chose, il faut décliner son identité en rappelant d'où on vient. Je m'appelle Briveline. Ce prénom original, je le dois à tante Caroline, la sœur de mon père. Elle s'est inspirée de la ville de Brive, une commune française de Corrèze où elle a effectué ses études, et elle l'a composé avec la fin de son prénom Caroline : Brive-line. C'est chouette, non ? J'ai regardé sur Internet et je suis la seule à le porter. Je n'ai pas qu'un seul prénom. Comme tous les membres de ma famille, j'en ai un aussi en langue drehu, qui est Sedrenila, Cendrillon en français, mais ma vie est loin d'être un conte de fées. Là où je vis, presque tout le monde est en claquettes, les pantoufles de verre n'existent pas. Le prince charmant aurait bien du mal à ramasser toutes les claquettes qui ont été lar- guées un peu partout par leurs propriétaires, lesquels d'ailleurs ne souhaitent pas qu'on les retrouve. Je suis donc Sedrenila, la Cendrillon en claquettes qui espère tout simplement un avenir meilleur pour sa famille pas comme les autres. J'ai dix ans. J'appartiens à la tribu de Gaihë, au nord de l'île de Lifou. Je suis en CM2, à l'école pri- maire de Havianu qui se situe au centre de « l'île aux multiples visages », comme dit la publicité. Mais avec mes camarades de classe, nous préfé- rons la nommer « l'île en forme d'hippocampe ». On le voit bien en regardant la carte. Je suis la fille de Noël, dit Co en drehu, et de Sarah, plus connue sous le nom de Nia. J'ai une grande sœur de quatorze ans qui s'appelle Nora, Nasaie en langue vernaculaire, et une petite sœur de cinq ans, Shania, qu'on prénomme aussi Wia. Dans la maison, nous vivons avec notre grand- père Robert, dit Madrinë. ;. : sSntE Voici done un dessin de la maison qui ee ma famille. Je sais que vous n'êtes ee se mais avec nos prénoms en langue kanak, V risquez de vous perdre. Co : Noël Sarak Nataie Sedrenila Wa Nora Breveline ania Vous vous demandez peut-être pourquoi je n'ai pas représenté ma famille dans une case. C'est Simple, je n'arrive pas à faire correctement les cercles. J'ai l'impression que je tourne en rond. Et puis de toute manière, de nos jours, les cases sont rares. On ne trouve plus d'intérêt à construire cette habitation traditionnelle. Le cyclone Héléna a emporté la nôtre et mon père n'a pas jugé utile d'en bâtir une autre. Cela nécessite beaucoup de temps — et aujourd'hui on n'en a plus —, mais aussi de la paille, qui est devenue une denrée rare Sur l'Île. Papa a donc préféré la facilité : dépenser son argent pour faire une belle et grande villa orange et verte. Que dire des miens, si ce n'est qu'ils sont mon bien le plus précieux au monde ! Même si, par- fois, ils ont tendance à m'énerver, je les aime, car une famille, c'est sacré. Nous ne la choisissons pas Comme nous le faisons avec nos amis. Nous essayons de supporter sans râler les défauts et les caprices de chacun. CHAPITRE I UNE MAMAN'ACCRO AUX CHIFFRES ‘habitude, je suis toujours d'accord pour une escapade en famille à la mer ou à Notmés pendant les vacances, c'est agréable de partager des moments de bonheur et de complicité. Mais franchement, ERReMES sous soi-disant entre mère et fille m'insupportent, comme celle qui consiste à accompagner Maman Ce Ta hasard, voisin du loto, est omniprésent sur le Caillou, aussi bien dans les tribus que dans certains quartiers de la capitale. Malheureusement, ma mère est comme ensorcelée. Elle peut écouter et cocher des chiffres durant toute une Journee. Au fin fond de la tribu de Gaihé, elle est fan du bingo. Elle ne peut pas s'en passer, tout conne Papa ne peut pas se passer de sa canette de bière. Je vous assure qu'écouter quelqu'un annoncer à haute voix les numéros est d'un ennui mortel. En plus, c'est un jeu sacrément codé. Je n'y com- prends rien, on dirait que les joueuses parlent une langue étrangère. Au lieu de se contenter d'appeler tout simplement les numéros, elles vont chercher des expressions qui leur corres- pondent. Ah ! les femmes sont pourvues d'une imagination débordante quand ça les arrange ! Au numéro 51, elles préfèrent le nom d'un quar- tier de Nouméa, « Saint-Quentin », 13 est désigné par le prénom « Thérèse », 25 par « la Noël », 18 par « mon âge », alors qu'elles en ont au moins le double, et la nouvelle tendance du moment : « Covid ou coronavirus » pour le numéro 19... Quand on n'est pas rodé, on est complètement perdu. Lors d'un bingo dans une tribu voisine, j'en ai fait l'expérience. Ce jour-là, pendant qu'une vieille dame annonce à haute voix les numéros, tout en se gardant bien de remuer les pions dans le petit sac en manou, je questionne ma mère en tirant la manche de sa robe popinée : - Mam, lorsque la dame dit « ATR », de quel chiffre s'agit-il ? - C'est le numéro 42. Coche ! Elle pointe du doigt la case sur ma carte, tout en cochant la sienne. - Pourquoi ? - Parce que c'est l'avion ! me répond-elle, un peu irritée. — Ah d'accord ! L'ATR 42 d'Air Calédonie ! Ah ouais ! Pas bête ! Mais maintenant c'est l'ATR 72 qui va dans les îles, Mam, du coup, il faut revoir vos chiffres | — Chuteuh ! Tu commences à m'agacer ! - D'accord ! D'accord ! Pas la peine de s'énerver ! Je me résous à me taire et à écouter. Ma sœur aînée, Nora, est à côté de moi. Elle coche les cases avec une certaine facilité, elle a tout com- pris. En la voyant, je pense qu'elle est bien partie pour suivre les traces de Maman. La vieille femme continue d'énoncer les numéros tout en remplissant au fur et à mesure sa carte, en posant les pions dans les cases qui correspondent. - Ah !'brûlé ! s'écrie une femme en robe mauve. À voir sa réaction, le pion que la vieille dame a sorti se rapproche certainement du numéro qu'elle attend. On peut lire de la satisfaction sur son visage. Elle a peut-être enfin un numéro qui va la faire gagner. Mais en même temps, on devine de la crainte. Elle a sans doute peur que quelqu'un d'autre puisse remporter la partie en criant « bingo ! ». - Vas-y, tire mon numéro, là ! marmonne-t-elle en serrant la mâchoire. Les autres joueuses ne s'occupent pas de la dame en mauve. Toutes sont concentrées sur leur propre carte. Chacune a sa façon d'espérer le pion qui va la faire gagner. Certaines retournent leur grille et attendent impatiemment qu'on tire le bon numéro. Les yeux tournés vers le ciel, elles demandent peut-être à Dieu de leur permettre de gagner ? D'autres, comme Maman, répètent inlassablement le numéro souhaité, comme une incantation : -231231231231231!. - Maman, ce n'est pas en répétant 23 que tu vas gagner | _ HOULALA ! Sedrenila, tu me fatigues à la fin ! Allez, va jouer aux billes dehors ! Allez | | Elle insiste, énervée, et me fait signe de sortir. Quant à Nora, elle me rit au nez. Son regard a l'air de dire « bien fait ! ». « Mais quoi ! Qu'est-ce que j'ai bien pu faire 2... » Je résiste dans ma tête, mais je sors rapide- ment. Quand ma mère prononce mon prénom en langue, « Sedrenila », c'est mauvais signe. Ça veut dire qu'elle est vraiment en colère et qu'il vaut mieux se taire. Sous le pin colonnaire, je m'assois, boudeuse. Je sais que cette attitude ne sert à rien, car Maman ne va pas abandonner son bingo pour me consoler, mais je persiste, parce que je suis contrariée. Au fond de mon cœur, je hais ce jeu qui est non seulement incompréhensible, mais qui accapare ma petite maman. Quand nous ren- trons de l'école, elle n'est jamais là, et quand nous lui posons des questions pendant qu'elle joue, elle nous rembarre avec rudesse. Parfois, elle nous donne des pièces pour qu'on aille acheter des friandises, mais je sais pertinem- ment que c'est la seule solution qu'elle ait trouvée pour nous éloigner. Grand-Père a raison de dire que ce jeu est une drogue qui rend les femmes de la tribu dépendantes et moins travailleuses qu'autrefois. Cette journée a vraiment été longue. Vous ne devinerez même pas, nous sommes rentrées vers minuit et demi du bingo ! Papa était furieux, mais Maman, rusée comme elle est, a prétexté que notre retard était dû à une longue discussion entre les femmes au sujet des ateliers tressage organisés les mercredis après-midi à la maison commune. Avec ma sœur Nora, nous savions que Maman racontait des mensonges, mais nous n'avons rien dit. C'était notre mère. Les adultes s'autorisent parfois à mentir, tandis que nous, les enfants, n'en avons pas le droit ! Que pouvons-nous ÿ faire ? | | _ Qui, mais ce n'est pas une raison pour arriver aussi tard ! s'écria Papa. Tu as pensé aux enfants ? _- Ah ! Parce que tu penses aux enfants quand tu pars faire la fête tout le week-end ! hurla Maman. _ Ne change pas de sujet ! Ma mère fit la sourde oreille et nous envoya dormir. | IL y a des jours comme ça, où mes parents n'en font qu'à leur tête. Si seulement nous, les enfants, nous pouvions agir à notre guise, comme eux | CHAPITRE II UN PAPA ADEPTE DE LA TROISIÈME MI-TEMPS ‘activité préférée de Papa m'ennuie autant que celle de Maman. Sa passion pour le football est un véritable supplice pour moi. Non seulement je dois observer des hommes courir bêtement après un ballon, pen- dant presque deux heures, mais il me faut aussi jouer la super-nounou en gardant ma petite sœur Shania. C'est une charge monumentale | Tous les samedis, c'est ainsi. Maman va au champ avec Nora tandis que Papa est de corvée pour nous garder. Il nous trimballe à son match de football, tels deux gros boulets. Dans la voiture, en voyant sa tête d'enterrement, je pense tout bas : « Allez, courage, Papa ! La cigogne n'existe pas, nous sommes tes enfants Lo Je comprends maintenant pourquoi Papa est de mauvaise humeur quand il s'agit de nous Emmeéner au football avec lui : nous l'empé- chons de Participer à la « troisième mi-temps », où le coffre d'une voiture balance de la musique à fond et où les joueurs boivent gaiement de l'alcool. Sacré Papa, il adore le football, mais Surtout la bière 1 Moi, je dis que la bière et Je Sport ne font pas bon ménage. || n'y a qu'à Voir sur le terrain com- bien Papa et son équipe de ventres proéminents peinent à courir. Ils sont loin d'avoir les super- Carrures des joueurs professionnels qu'on voit à la télé. Ils livrent une bataille difficile et, bien Souvent, la victoire leur échappe largement. Shania, leur seule fan, les soutient pourtant jusqu'au bout. Pendant les matchs, elle est Capable de crier à n'en plus finir, de sauter de joie et de me casser les oreilles par la même occasion. - Allez, mon papounet, tu vas y arriver ! Marque un but ! s'écrie Shania. - Arrête de hurler ! Tu ne vois donc pas que Papa est trop lourd ? Depuis taleur il marche en se tenant la taille. Non mais quel échec ! Ma petite sœur continue à pousser des hurle- ments, avec sa voix aiguë et une telle excitation que je n'arrive pas à la calmer. Elle ne m'écoute pas et suit le match sans comprendre que l'équipe de Papa est en train de perdre. nn Comme d'habitude, Papa et ses coéquipiers s'in- clinent 1 à 5. Résultat décevant, mais ils n'ont pas l'air attristés pour autant. Bien au contraire, ils sont contents car ils vont enfin passer à leur moment préféré, la fameuse troisième mi-temps où le seul effort demandé est de lever la canette. Parfois, j'ai l'impression que cette partie dure plus longtemps que le match. Je n'ai qu'une envie, c'est de rentrer à la maison. - Papa, il est midi ! Quand est-ce qu'on part ? - On va rester encore un peu, va dans la voiture | Il y a des paquets de gâteaux, ajoute-t-il pour essayer de me persuader. Décidément, Papa est comme Maman. Tous deux nous gavent de cochonneries quand ce les arrange, sans même qu'on ait besoin d'en réclamer. | Je pars tristement m'asseoir dans la voiture, en priant pour que leur glacière se vide rapidement et qu'on puisse rentrer. | | Pourquoi les parents nous obligent-ils toujours à les suivre ? Moi, j'aime jouer au « Mississippi », c'est du saut à l'élastique, je suis sûre que si je les forçais à me regarder pendant une heure, ils s'ennuieraient autant que moi en ce moment. De retour à la maison, Papa passe un sale quart d'heure, Maman n'arrête pas de rouspéter : - Co, c'est maintenant que tu arrives ? À 13 heures 30 ? - Oui, chérie, on a discuté un peu. Je souris. Mon père se comporte comme un chat qui essaie de se faire pardonner. En plus, quand il dit « chérie », en général, c'est qu'il veut se racheter. - Vous avez bu ? demande Maman, agacée. - Oui, un peu, ma chérie. - Vous avez gagné ? — Euh... non. - Ben, je ne comprends pas pourquoi vous buvez si vous n'avez pas gagné. - C'est comme ça, c'est le week-end ! On s'amuse un peu, c'est comme toi quand tu vas au bingo, ça détend ! - Ne change pas de sujet ! On n'est pas en train de parler de bingo ! Papa fuit alors sous la douche pour éviter les remarques de « Madame-questions-pour-un- champion ». Ah la la ! Mes parents et leurs loisirs | Je ne Comprends pas pourquoi ils s'acharnent à les pra- tiquer alors que ça ne les mène à rien ! Maman ne gagne pratiquement jamais au bingo et Papa essuie un nombre incalculable de défaites avec son équipe de foot. Décidément... Leurs passions incompréhension + O discussion avec leurs enfants. CHAPITRE IV UN PÉPÉ ALLERGIQUE | AU BONHEUR a famille, c'est sacré, même quand un des membres semble la détester pour je ne sais quelle raison. C'est le cas de mon grand-père Madriné, toujours grincheux, jamais content, obstinément silencieux. || est tout l'inverse de son prénom qui signifie « heureux ». Depuis la disparition de Grand-Mère il y a un an, il préfère rester dans son monde, à jouer avec le silence. C'est sa véritable passion. Je ne sais plus, finalement, laquelle de ces pas- sions est la plus ennuyeuse : les « baballes » de Papa, les cours de maths de Maman ou le mutisme de Pépé. Ah, vraiment, ces adultes alors ! Ils m'exaspèrent ! Pour en revenir à Grand-Père, il ne nous adresse jamais la parole. De ses petits-enfants, il ne veut rien Savoir et il nous fuit Comme la peste. Une fois, Papa l'a Supplié de nous garder car il devait se rendre dans la tribu voisine avec Maman, mais Oagaa a Catégoriquement refusé : - Non ! Avec ta mère, on t'a déjà élevé, toi et tes frères, je ne vais pas, en plus, m'occuper de Vos gosses ! Il s'est ensuite enfermé dans sa chambre. Sacré Grand-Père, fidèle à sa réputation 1 À Ia tribu qui ne connaît pas le « vieux grincheux » ? Les femmes, au bingo, remplacent le numéro 90 par son Prénom, Madriné. En tant que doyen de la tribu, forcément, il est Comme le dernier pion du bingo. Bien entendu, Grand-Père ne le sait pas, et S'il le découvrait un jour, il ruminerait sûrement Sa colère pendant des jours. C'est simple, Grand-Père ne veut tout bonnement pas qu'on s'occupe de lui. |] fait tout pour qu'on l'oublie. Une fois, alors que mes sœurs et moi étions toutes seules avec lui, il s'est enfermé dans sa Chambre et a fait comme si nous n'existions pas Je | ai appelé pour Manger avec nous, mais il _ PaS répondu. Sa chambre, fermée à clé, n'a laissé filtrer aucun bruit, pas même un petit ronflement. Rien ! J'ai imaginé le pire. Qu'il pouvait être mort dans son Sommeil, ou d'une crise Cardiaque. On ne sait jamais avec les vieux grincheux ! Mais non, il avait juste décidé de nous envoyer bouler par son silence obstiné. Avec les parents, nous avons tout essayé pour lui donner un peu de joie de vivre, mais rien n'y a fait. Quand Maman lui concocte de bons repas, il refuse de les manger, prétextant qu'elle ne sait pas faire la cuisine. Quand Papa organise son anniversaire, il ne veut pas le célébrer, nous disant de garder le gâteau pour son enterrement. Logiquement, je devrais détester ce vieillard bizarre, mais au bout du compte, je l'aime bien, mon grand-père 90. || est digne d'un acteur de cinéma, capable d'incarner plusieurs rôles : le grincheux, le comique, le sourd, le muet, et l'imprévisible parfois. Je l'adore, celui-là, c'est un pépé original, unique à la tribu. Je me suis promis qu'un jour, j'égaierais son cœur sénile. Il a bien été heureux auparavant avec Mémé ? Pourquoi pas maintenant ? Il faut juste trouver par quel bout le prendre. Les ingrédients essentiels, pour bien s'entendre en famille, seraient un soupçon de patience pour accepter les défauts de chacun et une pincée de bonne humeur pour égayer les cœurs. Ne pensez- vous pas ? Je suis sûre qu'avec tout ça, la famille aurait un délicieux parfum ! CHAPITRE V UN FOYER ORAGEUX ‘est dimanche, le jour du Seigneur, le jour de repos où tout le monde est censé savou- rer le bonheur d'être en famille. Au lieu de cela, la famille Kapë se dispute sans cesse. Cette fois-ci, c'est Maman qui n'arrête pas de crier, comme si le ciel allait s'écrouler. D'abord, elle gronde Shania pour avoir joué dans le temple, plutôt que d'écouter le pasteur. Puis Nora parce qu'elle a mis un pantalon, au lieu d'une robe popinée, pour la messe, et enfin Papa, à qui elle reproche d'avoir manqué le culte. Parfois, Maman se prend pour la mère supérieure avec nous, et même avec Papa. Le pauvre ! Ce n'est pas parce qu'il s'appelle Noël et qu'il est né le 25 décembre, le même jour que le petit Jésus, qu'il doit se comporter en saint. Notre repas de famille a donc un goût de mau- vaise humeur, ce dimanche. Malgré l'odeur des ignames chaudes, imprégnées de lait de COCO, et du délicieux poisson fumé au beurre-citron, tout le monde garde les yeux baissés. Non pas à cause de la prière, mais Parce que les remontrances de Maman ne tarissent pas. Celui qui a de la Chance, c'est Grand-Père. En aucun cas il ne se sent Concerné par ces reproches. || se sert tranquillement, avec un petit Sourire, se moquant Certainement de nous. Avec Son assiette fumante et parfumée, il nous fait drôlement saliver. Je suis sûre qu'il le fait exprès. Il mange et ne nous adresse même pas un signe de compassion, à nous Pauvres pécheurs, pour qui le repas dominical est injustement retardé. La suite est calamiteuse. l'après-midi, au lieu de « S'aimer les uns les autres » comme l'enseigne la Bible, mes sœurs, Nora et Shania, décident de pourrir mon dimanche. D'abord, cette petite peste de Shania vient me casser les oreilles avec Son horrible voix. Franchement, Maman n'aurait pas dû lui dire qu'elle portait le nom de sa chan- teuse préférée, la Canadienne Shania Twain. Maintenant, elle se prend pour une star, alors qu'elle chante comme une Casserole. Comme si ça ne suffisait pas, cette impertinente me com- pare à Titeuf, ce personnage de bande dessinée qui n'a rien sur la tête, à part une mèche blonde. Elle me blesse profondément. C'est vrai que j ai des cheveux très courts et crépus, mais ce n'est pas une raison pour m'assimiler à ce personnage que je trouve moche et ridicule. Pour couronner le tout, Nora décide aussi de conspirer contre moi et me traite de « zebo ». Cette fois, c'est la goutte d'eau de trop, je pleure comme une madeleine en courant vers Papa, sous le manguier. - Papa, Nora m'a appelée « zebo » ! - Qu'est-ce que c'est que ce « zebo » ? demande- -il, interloqué. | [ a dire « obèse ». Elle m'a traitée d'absse | - Voyons, ma puce, ne pleure pas ! Tu n'es pas obèse, ni grosse, tu es juste un peu enveloppée, est tout ! | L Dee me console et appelle Nora, d'une voix fâchée. Celle-ci accourt aussitôt, elle sait ni bien que Papa n'appelle qu'une fois, pas deux. s traversent le jardin et se dirigent vers le pêcher. Papa arrache quelques branches pour ut Nora, qui revient en pleurs. Pour lui rendre la monnaie de sa pièce, je lui lance : - Maré moië hi ? Au sens propre, cette question veut dire : « Alors, comment ça va ? », mais chez nous, les jeunes, elle signifie : « Alors, comment ça va ? T'as pris une grosse claque ? T'en veux encore ? » Quant à Shania, la complice de Nora, elle assiste à la scène, apeurée. Je lui fais comprendre d'un regard noir qu'elle n'a plus intérêt à m'impor- tuner, sinon c'est ce qui va lui arriver aussi. Et puis de toute manière, en tant qu'aînée, c'est moi qui vais lui régler son compte si elle continue à m'embêter. Qui a dit que le deuxième enfant est le plus terrible ? C'est une sottise ! Nora et Shania ne sont pas meilleures que moi. || y a vrai- ment des fois où je prie pour que Wia devienne une « canne à sucre », comme son prénom en drehu l'indique, ainsi elle me fichera la paix, une bonne fois pour toutes. CHAPITRE VI e qui est sûr, c'est qu'après les loisirs que les parents nous imposent et les querelles entre sœurs, je n'ai qu'une envie : me réfu- gier dans la solitude et savourer un moment à moi. Pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme Grand-Père, mais de temps en temps, ça calme les nerfs. D'ailleurs, quelquefois, je rejoins l'expert en la matière, Madriné Kapë. Tant pis s'il n'est pas ravi | Je le retrouve sous le jamelonier, où il adore faire la sieste. Je sais qu'il nous a interdit de fréquenter cet endroit, mais je me dis que l'arbre ne lui appartient pas et qu'on peut bien aller où on veut. En me voyant arriver, le vieillard se retourne sur sa natte. Je remarque alors son maigre dos. Il fait mine de dormir. - Qaqaa, je t'ai vu, tu es réveillé ! Il se met à ronfler. -— Pas besoin de faire tout ce cinéma ! Déjà qu'en ce moment j'ai droit au manège de Nora et de Shania. Le vieil homme ne veut pas écouter mes enfan- tillages. 1! tente des ronflements plus forts pour couvrir ma petite voix. - D'accord ! Tu n'as pas besoin de parler, mais je sais que tu es réveillé. Ce n'est pas grave ! Tu as envie de calme, tant mieux, moi aussi. Je m'allonge près de lui et j'apprécie le vent qui s'amuse avec les feuilles de l'arbre au-dessus de nos têtes. Tout devient silencieux. Grand-Père doit sûrement être fatigué de faire semblant. Je souris, j'interprète cela comme un signe me donnant l'autorisation de parler. J'y mets toute ma douceur : - Oagaa, pourquoi tu n'es pas heureux avec nous ? Tu t'appelles Madriné. Ça veut bien dire « joyeux », non ? Il ne répond pas. Je continue à regarder son dos. - C'est le jour du Seigneur, aujourd'hui, tu ne pourrais pas faire une exception et me sourire ? En guise de réponse, il se retourne, les yeux fermés, un léger sourire au coin des lèvres. Je crois qu'il n'a pas pu se retenir, en écoutant mes sottises. Quant à moi, je m'amuse à scruter son visage paisible et ses cheveux bien blancs. II a l'air adorable, mon grand-père, dans son soi- disant sommeil. Je lui chuchote à l'oreille : — Ce n'est pas grave si tu continues à être muet comme une tombe. Je ne t'en veux pas. Tu as raison d'aimer le silence. C'est tellement agréable, surtout après avoir vécu un week-end aussi terrible. D'un geste tendre, je prends sa vieille main et la serre très fort dans la mienne, avant de lui faire une confidence. Je t'aime, Grand-Père, malgré tout ! Tu as sans doute tes raisons de nous fuir, mais ce que je sais, c'est que j'ai raison de t'aimer et d'être là, à tes côtés. Même si tu es comme une mine d'or qui ne se révèle pas facilement au monde. Par ta seule présence, tu nous combles. Merci, Qaqaa, d'être là ! Sache que tu n'es pas seul ! Je suis là, moi ! Nous sommes là, ta famille ! Il serre alors affectueusement ma main, en guise de réponse. Ce sont sans doute les prémices d'une nouvelle complicité entre Grand-Père et moi. Même s'il ne le dit pas, je crois qu'il a besoin de se sentir accompagné. Allongés sur la natte, nous savourons le silence, loin de Papa, de Maman et de mes insupportables sœurs. C'est comme si, à nous deux, nous allions fabriquer un nouveau monde. CHAPITRE VII D'AMOLEMONME BOLD AR! ranchement, j'en ai assez d'entendre ma mère crier après Nora. Si ce n'est pas au sujet de sa tenue vestimentaire, parce qu'elle met des gros pulls à capuche en pleine chaleur, c'est au sujet de ses virées noc- turnes à la tribu avec sa bande, le « GDR ». Ne me demandez pas d'explications ! Sa génération adore. Ils se croient intéressants ! Mais quand on sait que tout ce petit monde a peur des tepolo, les diables, la nuit, on a envie de rire... C'est sans doute la crise d'adolescence qui leur donne ces idées saugrenues, ou peut-être qu'ils regardent trop de films. Je ne sais jamais ce qui se passe dans la tête de ma sœur. Ma mère non plus, par- fois, elle est à bout. — Nasaie, qu'est-ce que c'est que ce « GDR » ? Tu vas me le dire, tout de suite ! ordonne-t-elle. Quand Maman interpelle Nora par son prénom en langue, c'est mauvais signe. Ma sœur com- prend qu'il faut répondre instantanément, sinon c'est la trique assurée, - Euh. Gang des. des... rebelles, dit-elle en hésitant. — Quoi ? « Gang des rebelles » ? Mais où êtes- vous allés trouver ça ? Gang de quoi ? Ça ne sait même pas planter une igname, ni laver sa petite culotte ! Nasaie, tu as l'intention de braquer des vieux, avec cette appellation débile ? - Non Maman. répond-elle, humiliée. - Les ados alors ! J'espère que ce n'est pas conta- gieux ! Quel exemple pour tes sœurs ! J'ai pitié de Nora. Notre mère ne plaisante pas, elle aime bien user de tournures assassines. Heureusement qu'il y a l'école pour sortir un peu de la bulle familiale ! C'est pour moi un moment de détente et de plaisir parfois, où je peux m'ex- primer autrement. Pour être honnête, je ne vais pas à l'école pour forcément retrouver maîtresse Véronique, les livres, les cahiers et les stylos ; j'y vais surtout pour m'amuser avec mes copines Loranne, Orphée et Marylda. Nous partageons tout : nos histoires, nos secrets et nos goûters. Nos camarades se moquent toujours de nous car nous sommes un peu enveloppées, mais elles savent très bien qu'au Mississippi, nous arrivons au « ciel » aussi facilement qu'elles avec leurs allures de manches à balai. Je sais que c'est dif- ficile à croire, mais malgré notre apparence, nous sommes souples et agiles. Que serais-je sans mes meilleures copines ? L'école est vraiment une chance. La différence avec la maison, c'est qu'au moins, à l'école, nous avons le droit de poser des questions et d'avoir des réponses claires. Dans ma famille, on ne peut pas discuter quand on veut. J'ai un grand-père fanatique du silence, un père qui m'interdit de parler, surtout quand il regarde le journal, une mère qui me répond par un « chut ! » lorsqu'elle suit sa série télévisée, Nora qui me lance des « ta bouche ! », « la ferme ! », « t'occupe !», et Shania qui se bouche les oreilles quand elle n'a pas envie de m'écouter. En plus de me faire changer d'air, l'école me permet de penser et de m'exprimer librement, à l'oral ou à l'écrit, via les cahiers d'expression. C'est vraiment une bonne chose. Une fois, j'ai écrit ceci au sujet des lettres muettes : Maîtresse Véronique, je n'ai jamais vu la neige, donc je n'ai jamais vu l'hiver. Comment moi, une élève de Lifou, je pourrais deviner qu'il y a un « h » devant le mot « hiver » et pas devant le mot « été » ? Je n'en sais rien. Tout ce que je com- prends, c'est que je déteste les lettres muettes. Elles ne servent à rien, puisqu'on ne les prononce pas. Je pense qu'elles sont là simplement « pour faire joli » ! La maîtresse n'a fait aucun commentaire, elle a juste corrigé les fautes. Si seulement je pouvais dire ouvertement aux parents ce que je pense de leurs passions ennuyeuses par exemple, ou de leurs absences répétées de la maison, pour les interminables réunions politiques, bingos, mariages, deuils ! Mais que voulez-vous, à la maison, il vaut mieux que je pense tout bas, sinon on dirait que je suis une enfant insolente ! CHAPITRE VIII SANS GRANDE, BONJOUR LA GALERE\| ‘est à se demander si nous comptons pour du beurre ! Encore une fois, la maison se vide. Les parents partent dans une tribu du Sud qui célèbre un mariage. Ayant des liens de parenté avec le marié, notre famille et notre clan en général se doivent d'être présents pour donner leurs participations, mais aussi pour continuer à tisser les relations qui nous unissent. Nous, les enfants, ne sommes pas de la partie. Sur ordre des parents, nous devons rester seuls à la maison, comme d'habitude, car là-bas, il paraît que c'est pour les grands. Nora, ce soir-là, est censée nous garder, mais dès que les parents quittent la maison, elle en profite pour traîner avec le « gang des rebelles ». Sans parents, sans grands, pour veiller sur nous, j'endure les caprices de Shania, qui commande la télévision, refuse le bain et mange comme un cochon. Je n'ai qu'une hâte, c'est que les parents reviennent vite de la coutume. Ce n'est pas à moi de garder ma petite sœur, et en plus, j'ai peur de rester toute seule la nuit. || y a des bruits bizarres. Shania se calme lorsqu'elle comprend que nous affrontons désormais, dans la solitude, le silence de la nuit. Tout à coup, plus d'électricité. Nous voilà plongées dans le noir. Shania hurle de peur et commence à pleurer. Quant à moi, mon cœur bat très fort. Je ne sais pas où maman range les bougies, ni les lampes électriques. Nous restons tétanisées dans le noir. Recroquevillées dans le grand fauteuil, nous prions pour que nos parents reviennent vite. Les pleurs de Shania m'angoissent : ils appellent sans doute les mau- vais esprits. Je lui dis d'arrêter, mais elle continue à percer l'obscurité silencieuse de sa petite voix étouffée. Ça donne vraiment la chair de poule ! Des courants d'air. D'où est-ce que ça peut provenir ? Toutes les portes sont fermées. J'ai terriblement peur. Dehors, sur la terrasse, s'agite brusquement une lumière, que nous distinguons par le trou de la serrure. Elle semble s'approcher de la maison. Instantanément, je repense aux histoires que Nora s'amuse à nous raconter pour nous terroriser. Les lumières qui défilent dans la brousse, les tepolo qui apparaissent, les histoires de roussettes qui se transforment en humains. Et si tout cela était vrai ? La lueur se rapproche de plus en plus, accompagnée maintenant d'un marmonnement. La chose frappe doucement la porte. Effrayées, Shania et moi lançons dans la nuit des cris angoissés. - Calmez-vous, les enfants ! C'est moi ! Ouvrez ! Je reconnais la voix, je me dépêche d'ouvrir la porte. Il est debout, ses cheveux blancs percep- tibles dans le noir, avec son vieux sac en panda- nus et une lampe électrique. - Oaqaa, c'est toi ? demandé-je, soulagée. - Eh bien oui ! Vous avez cru que j'étais un fan- tôme ou quoi ? Les sarcasmes de Pépé ne me font pas sourire. Encore traumatisée, j'ai envie de lui répondre : « Figure-toi qu'on y a cru ! Après tout, tu es un fantôme dans la famille ! » Sans un mot, le « fantôme » se dirige vers la cuisine et nous rapporte des bougies allumées. Shania cesse enfin de pleurer, rassurée par la petite lumière et la présence d'un adulte. Quant à moi, je décide de ne pas adresser la parole à Grand-Père, pour lui montrer ma mauvaise humeur. Je me rends compte que ma manie de bouder doit certainement venir de lui. Pour la première fois, le vieil homme s'agenouille près de nous, la voix adoucie : - Pardonnez-moi de vous avoir fait peur ! Je suis allé assister au conseil des vieux de la tribu, à la maison commune. Mais dès qu'il y a eu la cou- pure de courant, je me suis dépêché de revenir Car je savais que vous étiez seules. Il m'attrape la main et insiste avec son regard contrit pour que je lui pardonne. J'acquiesce facilement. Je me rappelle que, sous le jamelo- nier, je lui ai promis qu'il ne serait jamais seul. Eh bien, maintenant, il tient à être présent pour moi. Cette nuit-là, Shania et moi avons serré notre grand-père dans nos bras. Enfin il s'était transformé en grand-père génial, puis nous avait raconté des histoires jusque très tard dans la nuit. Avec Shania, nous étions heureuses d'avoir enfin pu vivre un moment de complicité avec Grand-Père. Ce fut le début d'un trio de « choc ». CHAPITRE IX PLUS QUE-TROIS ! es vacances sont synonymes de mariages sur l'île. Dans la famille Kapé, les absences des parents n'ont plus d'importance désormais, car nous avons un grand-père formidable qui accepte de s'occuper de nous. Nous ne sommes plus que trois à être constamment à la maison : Qagaa, Shania et moi. Nora, elle, a attrapé le virus de Grand-Père, et reste dans son coin. Elle s'enferme dans sa chambre, préférant avoir comme ami son super-téléphone. Elle gesticule et danse devant lui avec des grimaces bizarres. Il faut la voir à l'œuvre, une fois, elle s'est cogné la tête contre la fenêtre. C'est drôle, mais j'ai l'impression qu'en tant qu'aînée, elle perd toute crédibilité. Je me demande même si elle va atteindre la maturité un jour. La mère Supérieure lui a interdit d'utiliser Tik Tok, il paraît que ce n'est pas protégé et que n'importe qui peut voir la vidéo, même les pervers. Mais Nora n'en fait qu'à sa tête. Parfois elle s'évapore par la fenêtre pour rejoindre les autres jeunes de la tribu. Je crois que les parents et Qagaa n'ont plus aucune autorité sur elle. Tant pis pour Nora ! Elle ne sait pas ce qu'elle rate. Depuis la métamorphose de Grand-Père, il Nous raconte tous les soirs des contes dans sa Chambre, à la lueur d'une bougie. || nous endort avec Xeté La poule sultane, Ati itrapeletr Chasse à la glu, Lue nekônatr a song Deux enfants à la pêche, où bien encore Sedrenila Cendrillon. Voilà donc l'origine de mon prénom. Il est tiré d'un conte et donné par ma gaga Wéëtresij, la femme de gagaa Madrinë. Ce joli prénom pour Sauver la donne, car Nasaie, Je prénom de ma grande sœur, signifiant « na sai he » « qui coupe les têtes », n'est pas très reluisant. Après moi, le prénom de ma petite Sœur, c'est Wia, « canne à sucre ». Franchement, je suis plutôt chan- ceuse d'avoir un prénom original en drehu et en français, je ne m'en plains pas. J'ai un cousin qui s'appelle Trotro, « Coq » en français, et une Cousine qui se prénomme Hnôjua, « se suicider ». Ce n'est pas terrible comme héritage, fee mo grand-père nous répète inlassablement qu'il , être fier de nos noms parce que ce sont ceux € nos ancêtres, et au moins ils ont une histoire à raconter, pas comme Pierre, Paul, Jacques qui ne rien dire, d'après lui. | Sent j'adore ce conte. Au lieu de se marier avec un prince, comme Cendrillon, elle se marie avec un fils de chef. Quand j'y pense, je suis tout excitée et je m'imagine plus tard me marier avec un joxu. Mais Qagaa calme vite mes ardeurs. - Sedrenila, ne t'imagine pas que se marier avec un chef, c'est s'asseoir sur son trône et attendre gentiment que les sujets viennent servir et offrir des cadeaux ! Non ! Une isola a certes es:drorts: mais elle a surtout des devoirs, alors n oublie jamais de servir aussi les autres si Del tu venais à épouser un chef, ou qui que ce soit ! - Servir comme une esclave ? | - Bien sûr que non ! Je sais que ma petite-fille est assez intelligente pour discerner le bon du mauvais, mais je te demande de savoir servir avec un cœur doux et de toujours essayer de donner illeur de toi. | | nt mon cœur même quand je suis fâchée ou pas d'accord ? — Oui, ça s'appelle Je « XOMihni » : la patience ! Si tu en fais bon usage, tu verras, il portera ses fruits ! - Ô, Qagaa ! dis-je en baissant les yeux, respec- tant ainsi le conseil qu'il vient de me donner. L'histoire de Sedrenila m'a tellement attendrie que j'ai demandé à Grand-Père d'intervenir un jour dans mon école, avec l'autorisation de maï- tresse Véronique bien Sûr, pour qu'il raconte à mes camarades tous ces contes qu'il a partagés avec Shania et moi. || m'a assuré que cela lui ferait plaisir, car les Contes sont faits pour être transmis. Nous ferons de même avec nos enfants et nos petits-enfants, plus tard. Nous avons un grand-père extraordinaire. Chaque jour, nous apprenons un peu plus sur lui. Je ne savais Pas que ce vieux grognon avait été l'un des premiers danseurs du Wetr, la troupe de danse traditionnelle. Franchement, je suis fière de Qagaa. J'ai déjà vu leurs Prestations et elles me laissent toujours bouche bée. Ces hommes, avec leurs regards déterminés, presque féroces, donnent la chair de poule. Quant aux danseuses, elles évoluent merveilleusement avec leurs pulu en fibre de pandanus, qu'elles agitent avec les deux mains Pour marquer leurs gestes. Le Wetr et son art de la danse, j'en raffole ! Pépé me fait carrément rêver quand il évoque leurs Voyages dans le monde : îles Cook, France Australie, États-Unis || a vraiment de la chance [Il nous raconte avec beaucoup d'émo- tion l'histoire de la troupe qui est née grâce à la parole de notre grand chef. D'après Oaqaa, celui- ci souhaitait par-dessus tout que notre peuple puisse exprimer fièrement sa culture au travers des chants et des danses, car un peuple sans chants, c'est un peuple sans voix, sans parole Sans histoire, un peuple qui se meurt. En plus les danses du Wetr racontent des légendes comme celle des deux frères Hlemusesë et Capenehe qui vont à la conquête de Sonedré, une beauté divine évoquant à la fois la brume et le vent, ou bien celle des deux crabes Sauvages, Lue ixoe wael, et bien d'autres encore. À l'écouter, moi aussi, j'ai envie d'intégrer cette fabuleuse troupe. Je lui demande de poursuivre son histoire quand Shania nous interrompt. Cette gamine alors, qu'est-ce qu'elle m'énerve ! - Briveline ne peut pas danser, elle est trop grosse ! se moque-t-elle. - Ah ! mais tais-toi ! - Arrêtez ! Vous n'allez pas encore vous disputer ! intervient Oaqaa avec fermeté. Je vous ai préve- nues, je n'aime pas les enfants qui se chamaillent pour un rien. Vous devez prendre l'habitude de vous respecter et de vous aimer. Vous êtes sœurs ! Vous devez vous entendre ! - Ô, Oaqaa ! lui répondons-nous en chœur. S'il y a bien une règle pour l'inséparable trio que nous formons, c'est l'entente. Grand-Père insiste vraiment sur le fait que Shania et moi devons éviter de nous quereller. Il déteste ça. Avec le temps, nous avons donc appris à nous supporter, pour ne pas le décevoir. Je m'attache de plus en plus à gagaa Madriné. Je ne m'ennuie jamais car ses récits sont fantas- tiques, c'est dommage que Papa et Maman ne prennent pas le temps de discuter avec lui. Ils se contentent seulement de lui demander s'il a mangé ou de l'emmener chez le médecin. C'est tout. Je parie qu'ils ne savent même pas que la première fois qu'il a rencontré Grand-Mière, c'était dans une grotte éloignée de la tribu, an en drehu. Qaqaa n'arrête pas d'évoquer ce trou d'eau magnifique. Grand-Mère et lui passaient leur temps à s'y baigner, après leurs travaux dans les champs. À voir son regard nostalgique il aimerait un jour y retourner pour replonger dans ses souvenirs. Pauvre Pépé ! Kôlüini, Qagaa ! l'en a les larmes aux yeux. C'est sans doute la mort de Grand-Mère qui le met dans cet état, et PourÉanE j'ai l'impression qu'il y a quelque és d'encore bien plus douloureux qui le fait souffrir. CHAPITRE X DES TROUS DANS LA TETE omme chaque matin, Qagaa, Shania et moi, nous donnons à manger aux cochons. Normalement, cette tâche est attribuée à Nora, mais elle préfère faire la grasse mati- née. Grand-père Madriné est fatigué de la gron- der. Il dit que ça ne sert à rien de parler à ceux qui n'ont pas d'oreilles. Je veux rapporter aux parents l'attitude irresponsable de Nora, mais le vieil homme, gentil comme tout, m'en empêche. Si seulement l'année pouvait passer plus vite, pour que mes parents envoient Nora faire sa seconde à Nouméa. Ils l'expédieraient avec la mention « sans retour », ainsi nous n'aurions plus à subir sa crise d'adolescence. Je n'ai vraiment pas envie d'être comme elle. Qagaa nous attend au parc, pendant que je pars avec la brouette sous les cocotiers pour ramasser les cocos. J'ai du mal à la pousser car cette peste de Shania a insisté Pour monter dedans. Mais qu'est-ce qu'elle croit, la gamine, j'ai mal au dos, moi ! Shania est hilare… Je me dis que ce n'est pas évident d'appliquer la morale des deux frères qui vont à la pêche, où l'aîné doit respecter le cadet et vice versa. Grand-Père ne relève rien, tant mieux. || prend les noix de coco dans la brouette et les coupe en deux avec la hache, tandis que nous les lançons dans le parc à cochons. C'est amusant |! En fait, avec un peu de volonté, on peut partager un moment agréable. Cela ne dépend que de nous. À trois, nous terminons le travail rapidement. Peu après, nous sommes dans |a Cuisine en train de boire de l'eau glacée tout en riant des cochons qui nous ont éclaboussés avec de la boue. Soudain, grand-père Madrinë est perplexe : - J'ai oublié la hache dans le parc. Restez-là, je vais aller la chercher. - Mais Qagaa, tu viens de la ranger dans la Cabane en bois, lui dis-je avec un sourire. — Ah oui ? La mémoire de Grand-Père lui joue des tours ça doit être la vieillesse ! Nous rions ensemble de ses oublis. Des « trous dans la tête », comme S amuse à dire Shania. Parfois il veut raconter Sedrenila, persuadé qu'il ne nous l'a jamais raconté. Lorsqu'il en prend conscience, je vois dans son regard une grande incompréhension mêlée d'une profonde tristesse. Hier, il est parti au conseil des anciens alors que celui-ci n'aura lieu que dans une semaine. Et aujourd'hui il est moins bavard, semblant vouloir replonger dans sa solitude. J'espère seulement que ces oublis lui passeront ! Je veux retrouver mon grand-père joyeux. CHAPITRE XI CESR A PANIQUE ! rand-Père a disparu ! Je l'ai cherché partout, mais impossible de le trouver. Il n'est ni près du parc à cochons, ni dans son potager derrière la maison, ni sous son jamelonier. J'alerte Nora, mais celle-ci semble s'en ficher royalement. Elle dit que je panique « bêtement ». Quoi qu'il en soit, je suis inquiète. Depuis que nous nous sommes rapprochés, il me dit toujours où il va. Son sac en pandanus n'est pas dans sa chambre et le sabre d'abattis n'est plus dans la cabane en bois. Où a-t-il bien pu aller ? Je pars à sa recherche dans toute la tribu. Je frappe à la porte de maison en maison, il n'est nulle part. Ce n'est pas son genre d'aller chez les gens, mais je tente quand même. Je vais aussi chez le pasteur, même si je sais que Grand-Père est allergique à tout ce qui se rapporte à la reli- gion. On ne sait jamais, s'il avait ey envie de se Confier sur les trous dans sa tête ! Toujours rien. Je marche désespérément sur la route, bien déter- minée, dès mon retour à la maison, à appeler les parents depuis le téléphone fixe. Je sais que Papa est parti aider son beau-frère à transporter du bois avec le 4x4. Et Maman, je ne sais pas où elle se trouve, Sûrement au champ ou au mariage de je ne sais qui. II y En a tellement en ce moment qu'on s'y perd. -— AIG Papa ? - Briveline, je t'ai déjà dit de ne pas jouer avec le téléphone ! La facture va encore augmenter, bon sang ! — Mais Papa, je veux te prévenir que Qaqgaa a disparu ! - Comment ça, disparu ? - Il n'est pas avec nous. II est parti, son sac n'est plus là et je ne sais pas où il est. Papa semble réfléchir, à l'autre bout du fil. - Îl doit sûrement être dans son jardin ! - Papa, tu ne Comprends pas ! J'ai cherché partout, je suis même allée frapper à toutes les portes. Il n'est pas là, j'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. Je commence à pleurer.. Briveline, ne t'inquiète pas ! Grand-Père doit bien être quelque part. J'arrive tout de suite ! Papa est arrivé très vite. Il est passé éhéréhier Maman au champ avant de rentrer. Je leur ai tout expliqué, le sac qui a disparu, ainsi que le sabre d'abattis. Papa est inquiet mais ilne veut pas alerter la tribu. Il n'est que midi, peut- être que pépé Madriné ne va pas tarder. | - Quelquefois, Qaqaa aime bien aller se prome- ner dans la forêt, dit Papa pour nous rassurer. - Peut-être qu'il est parti à cause de nous I a “ment dû en avoir marre de nous garder | - Mais non, Briveline ! i r en iveline ! Ne dis pas ça ! On n'en Il a raison, il ne sait rien de Grand-Père. Personne ne le connaît mieux que moi. Mes parents ne peuvent pas comprendre et je leur en veux de ne pas être là quand il le faut. Les heures ont filé. Il est seize heures, et toujours aucune nouvelle de Qagaa. Je ne peux pas rester là à regarder le temps qui passe. : Papa, il faut le chercher dans la brousse, ou Je ne sais pas, moi ! Fais quelque chose ! Je sue persuadée qu'il a oublié son chemin. Ces derniers temps, il oublie tellement de choses. _ Quoi ? s'étonne Papa, qui vraisemblablement ne comprend pas. _ Oui, il oublie des choses. Mais comme vous n'êtes jamais là, vous ne vous êtes même pas rendu compte qu'il n'était plus le même ! lui dis-je avec un air de reproche. Sans le faire exprès, j'ai haussé la voix. Pardon Papa, je sais que ce n'est pas poli de crier contre les parents, mais parfois on est bien obligé, pour vous SECOUET. C'est la vie de Grand-Père qui est en jeu. Mon père ne répond pas. IL est abasourdi. Dans son désarroi, il semble chercher une explication. Qu'est-ce que ça peut bien Être, ces oublis ? Une idée horrible lui vient à l'esprit. Son père aurait-il les symptômes de la maladie d'Alzheimer ? Qui entraîne une perte progressive et irréversible de la mémoire ? Rien qu'à y penser, ila le cœur lourd. Aussitôt, il prévient le petit chef de la tribu et tout le monde part à la recherche de Grand-Père. Les hommes et les femmes se dirigent vers la forêt, en criant le prénom de Qagaa. Nous, les enfants, nous parcourons la tribu, du nord au sud. Nous allons jusqu'au cimetière, à la sortie de la tribu. Parfois, Qaqaa aime bien aller là-bas pour déposer des fleurs Sur la tombe de Grand-Mère. Il fera bientôt nuit. Les ho Prions Dieu pour que, s'il existe, il nous aide à retrouver notre grand-père adoré. Nora nous rejoint, elle fait moins [a maligne. Elle se rend compte que Grand-Père a Vraiment disparu. Elle arbore un visage Empreint de regrets et de tristesse. — Aouh Qagaa ! Faites qu'ils le retrouvent vite | Supplie-t-elle. — Ah, parce que maintenant tu te Préoccupes de Grand-Père ? Ty ne t'es jamais souciée de lui, alors Va encore traîner avec ton gang des rebelles ! Nora quitte [a Chambre en Pleurant. Je m'en fiche, je veux juste retrouver Oagaa. Les gendarmes sont arrivés. Îl'est déjà minuit et tou- JOUrs rien, Je ne Parviens pas à m'endormir. Je reste devant la porte à Quetter, mais en vain. II Commence à pleuvoir et mon tourment augmente. Pauvre Grand-Père, il doit être mouillé et transi de froid ! La pluie ne facilite pas les recherches, les hommes rentrent trempés, à la lueur de leurs lampes électriques. À leur mine, on Comprend qu'ils sont bredouilles. C'est la première fois que je vois mes parents pleurer, ils sont à bout de forces. Ils ont tout essayé. Papa est parti voir une famille qui a un coin tabou regorgeant de tepolo, près de chez nous. II n'est pas rare que ces petits diables dissimulent les hommes. Il suffit de demander au propriétaire du lieu d'effectuer le rituel de questionnement. Rien n'y a fait ! 1] s'avère que ce n'est pas l'œuvre des tepolo.. Maman, quant à elle, est allée consulter une vieille femme de la tribu voisine. Celle-ci a des «médicaments » traditionnels pour retrouver les objets ou personnes disparus. La vieille dame a indiqué qu'elle n'arrivait pas à voir Grand-Père à cause d'une épaisse fumée et qu'elle entendait le bruit de l'eau et rien d'autre. À cette réponse, mes parents imaginent Grand- Père dehors, trempé, sans doute inconscient. Certains commencent à envisager le pire. Tous semblent dépassés par la situation. Dans la nuit noire et Orageuse, je vagabonde dans mes souvenirs, à la recherche d'indices qui pourraient nous mettre sur la piste. Après tout, c'est à moi que Grand-Père confie tous ses secrets. || y a bien un endroit où il désirait aller. Où est-ce que ça peut être ? Et si c'était. J'accours dans la chambre de Nora. - Je crois savoir où est Oagaa | - Où ? dit-elle en bondissant hors de son lit, les yeux soudain remplis d'espoir. - Est-ce que tu saurais où se trouve un an, à proximité de la tribu ? - Un âne ? demande-t-elle, interloquée. Ma sœur ne comprend pas certains mots en drehu. - Mais non ! Pas l'animal. C'est une espèce de trou d'eau, de grotte. — Ah oui, j'en ai entendu parler, mais je n'y suis jamais allée. Il se trouve sur le chemin qui mène à la mer. Pourquoi ? - Parce que Grand-Père adore cet endroit. Combien de fois il m'a répété qu'il aimerait y aller un jour ! - Oui, mais c'est loin ! — Maman a dit que la vieille dame entendait de l'eau. Peut-être qu'il ne s'agit pas de la pluie, mais plutôt du trou d'eau. Et puis, de toute manière, on ne peut pas rester les bras croisés, à ne rien faire ! - Tu as raison, tout à l'heure, avant que tout le monde ne se lève, on partira à sa recherche. Avec Nora, nous faisons la paix, bien décidées à retrouver notre grand-père. Dans la nuit, nous nous blottissons l'une contre l'autre, attendant avec impatience l'heure du départ. CHAPITRE XII LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU vant le chant du coq, Nora et moi sortons discrètement de la maison. Nous avons pris le strict minimum, un petit sac conte- nant une bouteille d'eau et une lampe électrique pour nous éclairer dans la grotte. Dehors, la pluie a cessé depuis un bon moment et l'obscurité plane encore sur la tribu de Gaihëé. Avec ma sœur, nous nous serrons la main, déterminées à affronter notre crainte des tepolo et à partir à la recherche de notre précieux grand-père. Nous prenons d'abord la route goudronnée vers le sud. Ensuite, Nora me fait signe de prendre à droite. Cette fois-ci, il s'agit d'un chemin en terre, de la largeur d'une voiture. Pénétrant petit à petit dans la végétation, nous entendons très nettement le chant des oiseaux du matin, au- dessus de nos têtes. C'est formidable à écouter, mais comme nous sommes seules, dans une forêt obscure, cela fait un peu peur. L'herbe mouillée rend notre marche désagréable, Nos claquettes en Caoutchouc sont devenues glissantes et bruyantes. Sur notre passage, les fourmis électriques tombent des arbres avec les gouttes d'eau, nous piquant les épaules et le cou. Je déteste ces insectes. Nous nous grattons nérveusement. Après une longue marche, nous arrivons près d'un grand arbre, qui perd son écorce. Je l'admire pendant que ma sœur semble réfléchir à l'itiné- raire, incertaine. Elle décide d'emprunter un petit chemin au milieu d'une végétation encore plus dense. C'est une piste grossièrement débroussée par les hommes. Nora marche devant moi. Je la suis, pas très rassurée. — Je pense qu'on est sur la bonne voie. Quelqu'un est déjà venu par ici ! dit-elle en écartant les branches gênantes. - Comment tu le sais ? - Parce qu'il n'y a pas de toiles d'araignées qui nous barrent la route ! Ça prouve que quelqu'un est passé avant nous. Chut ! souffle-t-elle en s'immobilisant soudainement. - J'ai peur ! Ce sont des tepolo qui pleurent ? J'attrape le tee-shirt de ma sœur. - Ne dis pas n'importe quoi ! C'est le cri des pigeons verts ! Maman ne t'en a jamais montré en allant au champ ? Ma grande sœur peut être perspicace quand elle le veut. Elle reprend la marche dans la forêt, imperturbable. Je continue de la suivre, plus confiante. Nous arrivons à un carrefour. Nora s'arrête à nouveau. - Gauche ou droite ? - Droite, dit-elle sèchement. - Tu en es sûre ? - Je ne sais pas ! Dans les films, c'est toujours à droite ! Elle ne m'attend pas et s'engage déjà sur le chemin. Je la suis, de toute manière je n'ai pas le choix. Je ne suis plus du tout rassurée quant au sens de l'orientation de mon aînée. Ça devient problématique, si elle se fie à ce qu'elle voit à la télévision ! Au bout du chemin, nous finissons par arriver au pied d'une haute falaise. Nora me fait signe de la suivre. L'accès n'est pas compliqué, les creux dans la paroi permettent de prendre appui. Ma sœur me conseille tout de même de faire attention car les rochers sont glissants à cause de la pluie. Avec mon gabarit aussi, ce n'est pas évident, mais je fais preuve d'agilité comme au jeu du Mississippi. Finalement, avec beaucoup de précautions, nous atteignons assez rapidement le sommet. Le soleil monte dans le ciel mais nous sommes toujours à l'ombre des arbres, avant d'atteindre un magnifique point de vue sur la mer. Ébahies, Nora et moi découvrons ce paysage pour la première fois. Comment un endroit aussi extraordinaire peut exister si près de chez nous sans que nous le connaissions ? La mer est tellement belle qu'elle donne envie d'y plonger. La contemplation ne dure pas car j'attire l'attention de Nora sur l'urgence de la situation. Grand-Père est peut-être en danger. Nous buvons un peu d'eau avant de descendre du point de vue en nous accrochant aux plantes qui poussent en abondance sur les parois de la falaise. Le bruit des vagues s'entend de plus en plus distinctement. Ma sœur s'arrête en aperce- vant un chemin sur notre droite. Elle hésite. - On ne va pas continuer. On va prendre par là ! recommande-t-elle. - Pourquoi ? - Parce que si on continue tout droit, je pense qu'on va aboutir à la mer. Ce chemin mène sûre- ment au trou d'eau. En plus, on m'a dit que le an se situe avant la mer, donc c'est là ! Mon cœur bat si fort ! J'espère que Grand-Père est là et bien vivant. En effet, nous arrivons dans un endroit étrange au premier abord. Un grand banian à côté d'un énorme trou qui laisse échapper de la fumée. Celle-ci nous empêche de distinguer la profondeur de la grotte. Comment l'aborder ? La guide semble désorien- tée. Je crois même qu'elle a le vertige, car le vide est juste à nos pieds. Heureusement, je découvre un chemin caillouteux caché par le banian ! Nous marchons lentement pour ne pas nous blesser. Mine de rien, la route est longue, l'air est glacé. Tout paraît sombre et mystérieux à l'intérieur. Nous restons un moment perplexes, devant cette obscurité effrayante. Je me lance la première et allume la lampe électrique pour éclairer la grotte. - J'ai peur ! avoue Nora. - On ne va pas se dégonfler maintenant qu'on est Si près du but ! Souviens-toi, quand nous étions là-haut, nous avons vu de la fumée ! lui dis-je d'un air décidé. Allez Nora ! || faut jouer la rebelle jusqu'au bout ! Cette fois-ci, c'est moi, Briveline alias « zebo », qui prends les rênes de l'expédition. Je repense à ce que la vieille femme a dit à Maman. Je suis persuadée que Grand-Père est à l'intérieur. Les rochers étant glissants, je conseille à ma sœur d'enlever ses claquettes mouillées. Nous nous parlons pour nous rassurer et nos voix résonnent fortement dans la grotte, comme si nous étions équipées d'un micro. En contrebas, un feu dégage une épaisse fumée qui s'élève vers la forêt et le ciel. C'est splen- dide car la fumée révèle les rayons du soleil qui pénètrent dans la grotte. Nous n'avons plus besoin de la lampe électrique. Tout devient clair. Déjà, nous pouvons distinguer le corps inerte d'un homme, près du feu. - Oagaa ! Oagaa ! Je l'appelle de toutes mes forces. CHAPITRE XIII LA PAROLE SE LIBÈRE a voix résonne si fort dans la grotte qu'elle me surprend. Sous le coup de l'émotion, je ne fais pas attention, je glisse sur les fesses jusqu'en bas. Ma sœur est arrivée derrière, terrifiée. J'ai vu dans son regard qu'elle avait eu peur pour moi. - Briveline, tu n'as rien ? - Non, ça va ! J'ai simplement quelques égrati- gnures sur la jambe droite et une douleur aux fesses. J'esquisse un petit sourire pour la rassurer. - Punaise, mais fais attention ! lance Nora avec son langage d'ado qui revient à chaque fois qu'elle est en colère. Vite, allons voir ! Elle me donne la main et m'aide à me relever. Tout à coup, nous entendons une voix au loin. - Nasaie ? Sedrenila ? C'est vous ? - Qagaa ! Est-ce que tu vas bien ? On t'a cherché partout ! s'exclame Nora. - Pourquoi me cherchez-vous ? Je suis là ! dit-il d'un air paisible. - Quelle question ! Parce que tu as disparu de la maison ! dis-je, agacée. - Toute la tribu est à ta recherche 1 On se fait du Souci pour toi ! Tu ne nous as même pas laissé de mot ! lui reproche Nora. — Depuis quand se soucie-t-on de moi ? Je suis le numéro 90, le dernier pion du bingo, qui va disparaître, rétorque-t-il tristement. - Grand-Père, ne dis pas ça ! Nous, on t'aime et c'est tout ce qui compte ! lui dis-je en le serrant dans mes bras. Nora me rejoint dans mon élan et nous le serrons très fort, ce vieux grincheux. — Pardon, Qagaa, pour les fois où je ne t'ai pas écouté et celles où j'ai pu te manquer de respect ! Je regrette tellement ! On t'aime et on ne veut pas que tu te sentes seul ! déclare-t-elle, en pleurs. - Oh, mes petites-filles adorées 1 C'est si bon de vous voir comme Ça ! Soudées ! Je n'aime Pas vous voir vous disputer, Ça me rappelle mes Chamailleries avec mon jeune frère ! dit-il sur un ton mélancolique. - Tu as un frère ? Je croyais que tu étais fils unique ! - J'avais un frère qui s'appelait Co, comme votre père. Il avait l'âge de Sedrenila quand il nous a quittés. Une larme coule sur sa joue. Il fait une pause, puis poursuit. J'étais l'aîné, j'avais à peu près ton âge, Nasaie. À l'époque, on était comme vous, on se chamaillait sans arrêt. Co était Un grand garçon aux cheveux longs. Les gens de la tribu le surnommaient « petit Jésus ». Mais c'était loin d'être un saint, il était turbulent, incapable de se tenir tranquille. Je ne le suppor- tais pas car il faisait toujours des bêtises et, à chaque fois, c'était moi, le plus âgé, qui ramas- sais. Nous venions tout le temps ici pour nous baigner et nous amuser. Vous savez, à l'époque, nous n'avions pas la télévision, ni rien de ce que vous avez maintenant, pour nous divertir. Un jour, il a escaladé cette immense stalagmite, pour sauter dans l'eau. Je lui ai dit que c'était dangereux, mais il ne m'écoutait jamais. J'ai fini par le laisser, je m'en fichais un peu. Il a sauté avec ce visage réjoui dans l'eau... il a ressurgi peu après... Le vieil homme s'arrête, la voix trem- blotante, semblant chercher ses mots, avant de poursuivre. || a ressurgi de l'eau, inconscient, les cheveux rabattus sur son front et le regard si vide. Je l'ai sorti de là, mais c'était trop tard. J'avais beau crier désespérément pour le réveiller, ilne m'entendait plus. Je regrette de ne pas avoir été attentif, de ne pas m'être occupé de mon petit frère. Grand-Père se met à pleurer. Ses souvenirs sont si douloureux. Nora et moi n'osons pas l'interrompre et continuons de l'écouter attentivement, attra- pant toutes les deux ses mains sillonnées de rides. - Maintenant, ce qui me chagrine, c'est que mon petit frère soit parti sans savoir que je l'ai tou- jours aimé. Nos derniers mots échangés étaient durs, on s'était dit des choses horribles, qu'on ne pensait pas vraiment. Tous les jours, mes pensées sont envahies de regrets. J'aurais tellement voulu pouvoir changer les choses. Après sa mort, je suis venu régulièrement à cet endroit pour observer avec nostalgie ce joli bleu cristallin qui a emporté à jamais le sourire jovial de Co. En contrebas, se trouve une splendide étendue d'eau extrêmement limpide et lumineuse, grâce aux rayons du soleil qui y pénètrent. C'est la plus belle chose qu'il m'ait été donné de voir, mais qui, hélas, a causé la mort du frère de Grand- Père. Tous les trois, nous demeurons longtemps contemplatifs, dans un silence glaçant. Je suis la première à sortir de cette torpeur. - Grand-Père, tu ne m'avais pas dit que ce trou d'eau était le lieu où tu avais rencontré Grand- Mère pour la première fois ? - C'est exact, Sésé ! Je l'ai rencontrée à cet endroit. Un an après la mort de Co, je suis venu me recueillir ici, et là, j'ai rencontré votre grand- mère Wétresij. Ce fut le coup de foudre. Nous avons fini par nous marier. Je me suis toujours dit que notre rencontre devait sûrement être l'œuvre de mon frère. Peut-être que, de là où il était, il voulait que je sois heureux et que j'arrête de me morfondre. Avec votre grand-mère, on s'est promis de venir régulièrement ici pour se remémorer notre rencontre, mais aussi pour se souvenir de la mort injuste de Co. Quand nous avons eu des enfants, nous n'avons plus pu venir comme avant, mais je vous assure que mes pen- sées se dirigent toujours vers cet endroit, cher à mon cœur. Vous savez, les enfants, j'ai peur d'oublier tout ça ! Sedrenila, tu as dû le constater, ces derniers temps, j'oublie des choses. Et je ne veux pas oublier mon épouse que j'ai tant aimée, ni mon petit frère que j'ai tant regretté ! Je ne veux pas, répète-t-il, désespéré. Et pourtant, je sais que c'est ce qui m'attend... Je sais que je commence à avoir les symptômes d'Alzheimer, qui touche les personnes âgées en les privant de leur mémoire. - Grand-Père, ne t'inquiète pas, avec Nora, nous t'aiderons à ne pas oublier. Nous te raconterons tes histoires, celle avec Grand-Mère, celle avec ton petit frère, même tes voyages. Nous te le répéterons chaque jour s'il le faut, lui dis-je pour le rassurer. Ma grande sœur me regarde avec ses yeux éton- nés, puis me fait un sourire. Elle est d'accord avec l'idée. Le vieil homme est rassuré. - C'est vrai ? Vous feriez ça pour moi ? - Bien sûr, Qagaa ! Ma sœur, d'un air déterminé, lui dit : - Briveline sait plus de choses que moi à ton sujet. Alors, je voudrais bien, si tu le souhaites, que tu me racontes ta rencontre avec Grand- Mère, ton enfance avec ton petit frère et tous tes souvenirs. Ainsi, j'aiderai Briveline à te les raconter quand tu les auras oubliés. Le vieil homme ne se fait pas prier. Comme s'il devait se battre dans l'urgence, il évoque avec empressement toutes les histoires qui lui tiennent à cœur, qu'il souhaite ne pas oublier. Dans cette grotte, nous vivons un moment unique avec notre grand-père. || nous donne accès à tous ses secrets, pour qu'un jour, quand sa mémoire lui fera défaut, nous les lui racontions à notre tour. Nous buvons ses paroles, comme le seul remède efficace pour l'aider à lutter contre sa maladie. En fin de journée, nous sommes rentrés tous les trois à la tribu de Gaïhë. Vous n'imaginez pas la joie des parents, qui s'étaient vraiment inquié- tés pour Grand-Père puis pour nous. Ils nous ont enlacés et embrassés, partout. C'était la première fois que ma sœur et moi étions étouffées de câlins. Il faudrait disparaître plus souvent pour avoir ce genre d'attention ! Mes parents savent pour la maladie de Grand- Père et ils sont maintenant prêts à tout pour l'aider à l'affronter. Maman a freiné le bingo, elle nous a dit qu'elle ne gagnait jamais et que ça ne servait donc à rien de continuer. Alléluia ! Mieux vaut tard que jamais ! Quant à Papa, il a arrêté le football. Il a compris qu'il n'était pas assez endurant pour faire ce sport. En fait, il a avoué à sa femme que c'était surtout la troisième mi-temps qui l'attirait. Sacré Papa ! Maintenant, il préfère boire une bière de temps en temps à la maison. Enfin ! Pour ce qui est des mariages, les parents y vont toujours car c'est primordial, mais désormais ils s'arrangent pour que l'un des deux reste avec nous. Comme vous le constatez, j'ai obtenu le mer- veilleux don de conteur de grand-père Madrinë. Je vous ai raconté l'histoire de la famille Kapë, qui signifie en langue drehu « aucun » ou « il n'y en a pas », mais ne vous fiez pas au sens littéral, j'ai encore beaucoup d'histoires à vous raconter. Un jour peut-être, car pour l'instant j'ai envie de passer du temps avec mon grand-père. Je dois lui raconter pour la vingt-deuxième fois son conte préféré, Sedrenila. C'est amusant, vous ne trouvez pas ? En fait, appelez-moi Sedrenila, je préfère ! Sedrenila sans les paillettes, Sedrenila tout court ! Sedrenila pour vous servir ! Sedreni/ ISA QALA Sedrenila, Cendrillon en français, est une petite fille de dix ans dont la vie est loin d'être un conte de fées : son grand- père est notoirement grincheux, son père est souvent absent, sa mère crie beaucoup, et ses sœurs se disputent tout le temps. Mais, avec amour et détermination, elle va changer le cours des choses pour toute sa famille ! ISBN : 979-10-90614-21-5 ML 791090 ” 614215 9