Manuel des Frontières Linguistiques (PDF)

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Otto Winkelmann

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linguistic boundaries language theories linguistic research methods language

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This document, a chapter titled "Théories et méthodes de recherche" from 'Manuel des Frontières Linguistiques dans la Romanie', discusses language and linguistic boundaries, categorizing them as geo-linguistic and socio-linguistic. It explores various types of linguistic borders and their characteristics, along with methods for identifying them.

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Otto Winkelmann 1 Théories et méthodes de recherche Abstract : Après une définition des termes « langue » et « frontière », nous précisons...

Otto Winkelmann 1 Théories et méthodes de recherche Abstract : Après une définition des termes « langue » et « frontière », nous précisons ce qu’il faut entendre par « frontière linguistique » au sens large. Suit un passage en revue des différents types de frontières linguistiques. Nous distinguons tout d’abord deux types principaux, à savoir les frontières géolinguistiques et les frontières socio- linguistiques. Les premières peuvent ensuite être subdivisées en frontières linguisti- ques de peuplement, naturelles et politiques. Les secondes comprennent les frontières linguistiques de groupe, de domaine et de mentalité. Nous nous intéressons ensuite aux caractéristiques de ces frontières : elles peuvent être stables ou instables, contras- tées ou non, et plus ou moins perméables. Nous présentons aussi les origines possi- bles de la naissance, du déplacement et de la disparition des frontières linguistiques. Nous exposons ensuite les méthodes permettant d’identifier des frontières linguisti- ques : consultations de textes de lois, décrets et ordonnances (frontières politicolin- guistiques) ; enquêtes de terrain (frontières linguistiques de peuplement et frontières géolinguistiques) ; questionnaires et observation participante (frontières sociolinguis- tiques). Pour terminer, sont abordés différents types de représentation graphique des frontières linguistiques. Keywords : frontière linguistique, frontières géolinguistiques, frontières sociolinguis- tiques, détermination de frontières linguistiques, représentation graphique de frontiè- res linguistiques 1 Définitions : langue – frontière – frontière linguistique Avant de pouvoir définir le terme de frontière linguistique, il convient de préciser ce que l’on entend par le terme de langue. Comme c’est bien souvent le cas, les linguistes Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. peinent à définir l’objet de leurs recherches et ses concepts fondamentaux, et on ne s’étonnera donc qu’il y ait plusieurs définitions du mot « langue ». Une langue n’est pas un objet concret directement observable et descriptible, tel qu’une planète, un morceau de sucre ou un papillon par exemple. Une langue est quelque chose d’abs- trait qu’il faut au préalable reconstruire à partir de l’analyse d’échantillons d’expres- sion orale et écrite, et qui est ancré dans la conscience d’une communauté humaine utilisant des moyens d’expression identiques ou similaires. Tout individu parlant sait intuitivement qu’il parle une certaine langue, et il est en règle générale en mesure de décider si quelque chose qu’il a entendu dire ou lu appartient ou non à sa langue. Certes, une langue naturelle n’est pas un ensemble homogène. Les membres d’une communauté linguistique utilisent une multitude de variantes phonologiques, https://doi.org/10.1515/9783110313390-002 Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 11 morphologiques, syntaxiques et lexicales, qui ne gênent que peu ou pas la compré- hension mutuelle. Les variantes co-occurentes qui, accompagnées de nombreuses caractéristiques invariantes, sont ancrées dans la conscience linguistique d’une communauté, constituent les variétés d’une langue (cf. Winkelmann 1989, 54). Parmi les principales variétés, qui peuvent par ailleurs faire l’objet d’une évaluation sociale de la part des locuteurs, on trouve les variétés diatopiques (ou dialectes), les variétés diastratiques (ou sociolectes) et les variétés diaphasiques (ou registres). Il existe aussi des variétés liées à l’âge ou au sexe. La question de savoir s’il faut accorder le statut de langue à la totalité des moyens d’expression d’une communauté humaine fait l’objet d’un débat parmi les linguistes. Ainsi, la délimitation entre un dialecte et une langue peut parfois poser problème. Vu que, lorsqu’ils s’expriment en dialecte, les habitants de la localité de Wincheringen, située sur la rive droite de la Moselle, peuvent aisément s’entretenir avec les habitants de la commune de Wormeldingen, située sur la rive gauche, en territoire luxembour- geois, il faut se demander si le lëtzebuergesch est une langue à part entière ou simplement un dialecte francique mosellan de l’allemand. La réponse diffère selon que l’on opte pour une approche dialectologique ou sociolinguistique. Gyula Décsy considère le sarde, l’occitan et le catalan non pas comme des langues mais comme des dialectes de l’italien, du français et de l’espagnol parce que selon lui, ils ne constituent pas des communautés de locuteurs correspondant à une réalité sociale (cf. Décsy 1973, 2). Pour Hans Goebl, le francoprovençal n’est pas une langue au sens social et historique, mais un géotype, c’est-à-dire le résultat d’une réflexion de classification linguistique sans existence sociopsychologique réelle dans les têtes des locuteurs.1 À l’inverse, personne ne conteste au basque son statut de langue. Heinz Kloss propose une issue à ce dilemme définitoire, grâce à sa distinction entre langues par distance et langues par élaboration dans son ouvrage Die Ent- wicklung neuer germanischer Kultursprachen seit 1800. Selon lui, les langues par distance ne sont considérées comme des langues propres qu’en raison de leur écart linguistique par rapport à toutes les autres langues vivantes, même en l’absence de toute trace écrite (cf. Kloss 21978, 25). Les langues par élaboration sont des formes linguistiques devenues des « outils spécialisés » (cf. loc. cit.) au moyen d’une poli- Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. tique linguistique ciblée et systématique. Ainsi, les langues par distance sont caracté- risées par leur statut linguistique particulier, alors que les langues par élaboration le sont par leur émancipation sociologique. Cette distinction a été fondamentale pour la conception du présent manuel. Une frontière est une ligne visible ou imaginée séparant deux surfaces. En règle générale, son tracé est précisément défini, et, dans le cas de frontières nationales, cantonales ou foncières, signalé par des barrières, bornes, poteaux, grilles ou murs. Les frontières expriment la volonté de faire valoir des droits sur des territoires (cf. 1 Lettre du 18.11.2015. Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 12 Otto Winkelmann Hörandner 1993, 32). Une frontière politique constitue une fin marquée de la souverai- neté fiscale et juridique (cf. Hörandner 1993, 32). Souvent, mais sans que cela soit systématique, une frontière politique marque aussi la fin de la zone de « validité » d’une langue officielle. Les frontières peuvent prendre des formes très diverses : ainsi, la frontière entre la Lorraine et la Sarre est-elle une frontière ouverte ou « molle », aisément franchissable, tandis que le Mur de Berlin était une frontière dure, presque infranchissable. Ainsi, les frontières peuvent-elles être plus ou moins perméables. En ethnologie, on appelle l’extension géographique d’un phénomène extension horizon- tale ; dans le cas d’une extension de nature sociale, on parle d’extension verticale. Selon cette distinction, en ce qui concerne la délimitation des différents phénomènes, nous nous trouvons alternativement confrontés à des frontières horizontales ou verticales (cf. Hörandner 1993, 28s.). Cette distinction va être utile en ce qui concerne la propagation des langues. On ne saurait appliquer le terme de frontière à une langue qu’au sens figuré, vu que les langues, à proprement parler, ne sont pas des surfaces physiques délimita- bles. Ce que la géographie humaine peut cependant identifier, ce sont les frontières des zones d’habitation d’une communauté employant une langue donnée. Que l’on consulte à ce sujet la thèse sociogéographique de Frauke Kraas (1992), qui décrit de manière exemplaire l’évolution territoriale de la population romanche dans le canton des Grisons. Les frontières linguistiques se constituent partout où les zones d’habita- tion de communautés humaines de langue différente entrent en contact. Gyula Décsy emploie une formulation analogue, qualifiant les frontières linguistiques de lignes de contact séparant deux langues voisines (Décsy 1973, 154). La réalité linguistique est cependant plus complexe. Premièrement, de chaque côté de nombreuses frontières linguistiques, il existe des zones de transition plus ou moins larges qui font qu’il est difficile d’en fixer le tracé. Deuxièmement, dans les territoires à population multieth- nique et multilingue, il est généralement impossible de tracer des frontières géogra- phiques précises. Troisièmement, il y a nombre de communautés linguistiques pré- sentant un bi- ou multilinguisme individuel ou collectif. Si l’on veut que la notion de frontière linguistique puisse malgré tout conserver tout son sens dans les cas cités, il faut l’élargir au-delà de la seule perspective géographique à la dimension sociale. Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. C’est pourquoi nous proposons la définition provisoire que voici : il y a frontière linguistique partout où, pour diverses raisons, l’emploi d’une langue cesse et celui d’une autre commence. Dans le chapitre qui suit, nous donnerons une vue d’ensemble des principaux types de frontières linguistiques conformément à cette définition, avant d’énoncer les raisons de la naissance, du déplacement et de la disparition de ces frontières. Les deux derniers chapitres de cet article sont consacrés aux méthodes d’identification de frontières linguistiques ainsi qu’à la question de leur représentation graphique. Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 13 2 Types de frontières linguistiques En parcourant les ouvrages spécialisés, on est confronté à différentes classifications des frontières linguistiques. La plus courante est celle qui opère une distinction entre frontières linguistiques géographiques et frontières linguistiques sociales. Les premiè- res circonscrivent la zone d’emploi d’une langue. Elles délimitent un territoire et sont généralement identiques aux contours de la zone d’habitation de la communauté qui emploie la langue en question. Les limites de la zone d’emploi d’une langue peuvent être constituées par les zones d’habitation de communautés parlant une autre langue, des barrières géographiques ou des déterminations politiques. Étant donné que ces dernières sont particulièrement importantes, il convient de les traiter séparément. Les frontières sociolinguistiques délimitent quant à elles l’emploi d’une langue par des groupes sociaux, et circonscrivent donc des espaces sociaux. Par ailleurs, on distingue souvent les frontières linguistiques extérieures et inté- rieures. Les frontières linguistiques extérieures2 marquent la zone d’extension territo- riale maximale continue d’une langue. Elles correspondent le plus souvent aux frontières géolinguistiques. Lorsqu’à l’intérieur de la zone d’extension d’une langue d’autres langues sont utilisées, on peut parler de frontières linguistiques intérieures (cf. Winkelmann 2017, 199s.). Celles-ci peuvent être déterminées géographiquement – auquel cas il s’agit d’îlots linguistiques –, ou bien se référer à des espaces sociaux. Dans les zones bilingues se produisent fréquemment des situations de diglossie, c’est-à-dire qu’au sein d’une communauté, deux langues remplissent des fonctions différentes. L’emploi d’une langue peut être limité à un ou plusieurs domaines. Il existe de nombreuses régions où une langue L1 est pratiquée en famille, dans le voisinage ou entre amis, tandis qu’une langue L2 est employée à l’écrit, dans les contacts avec l’administration ou lors des achats dans les grandes villes. On parle alors de frontières linguistiques de domaines. On peut parler de frontières psycholin- guistiques lorsque quelqu’un passe de sa langue maternelle à la langue de ses interlocuteurs par politesse ou par égard. Dans ce qui suit, nous passons en revue les principaux types de frontières géo- et sociolinguistiques, dont certaines ne sont pas très nettes et peuvent se recouper. Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. 2.1 Les frontières géolinguistiques Les frontières géolinguistiques sont horizontales. Elles entourent une zone géographi- quement délimitable dont l’étendue est en premier lieu déterminée par des critères de 2 Nous parlons ici des frontières extérieures de l’occitan et du francoprovençal. Pour des raisons de place, les îlots linguistiques hors de la zone linguistique principale – par exemple les occitanophones à Paris – ne sont pas prises en compte. Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 14 Otto Winkelmann peuplement. Les frontières linguistiques de peuplement peuvent être causées ou renforcées par le cadre naturel. Elles peuvent également être d’origine politique. Ces deux facteurs sont possibles mais non nécessaires. 2.1.1 Les frontières linguistiques de peuplement Les frontières linguistiques sont étroitement liées aux zones d’implantation des communautés parlant une langue donnée. Lorsqu’une communauté linguistique jouxte un territoire inhabité, désert, jungle ou plateau montagneux difficilement accessible, la limite de sa zone d’habitation, en même temps frontière linguistique, est sans importance du point de vue géolinguistique. Selon Gyula Décsy, les communau- tés linguistiques préhistoriques étaient séparées non pas par des frontières linguisti- ques mais par de vastes espaces inhabités, de sorte qu’il ne pouvait y avoir de contacts linguistiques entre elles. C’est pourquoi il pense que les langues européennes origi- nelles se sont développées durant des dizaines de milliers d’années dans un total isolement (Décsy 1973, 154). La recherche en matière de frontières linguistiques devient pertinente dès lors qu’il y a contact entre deux communautés linguistiques distinctes, par exemple suite à un accroissement de population ou une migration. Peter Cichon (2005, 189) dresse le constat suivant : « Ohne den Kontakt mit anderen Sprachen kann es also keine Sprachgrenzen geben, ohne sie können wir uns nicht in unserer sprachlichen Spezifik wahrnehmen » (‘Sans contact avec d’autres langues, il ne peut y avoir de frontières linguistiques, sans elles nous ne pouvons prendre conscience de notre spécificité linguistique’). Ainsi, une frontière linguistique naît de la rencontre au niveau de l’habitat avec quelqu’un parlant une autre langue (Décsy 1973, 154). Le long de cette frontière ou dans la zone frontalière, on peut observer des processus linguistiques, lesquels deviennent des objets de la recherche linguistique sur le terrain. Le tracé de la frontière linguistique franco-allemande dans l’est de la Lorraine montre clairement que ce sont en premier lieu les zones d’habitation de communautés linguistiques qui sont responsables des frontières linguistiques. Maurice Toussaint, qui a décrit minutieuse- Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. ment le tracé de cette frontière dans son ouvrage intitulé La frontière linguistique en Lorraine, paru en 1955, en arrive à la conclusion suivante (Toussaint 1955, 14) : « Tandis qu’à l’est des Vosges, la province d’Alsace forme une entité géographique nettement circonscrite, en Lorraine, au contraire, la délimitation linguistique n’est marquée ni par des accidents de terrain, ni par des cours d’eau, ni par des nappes forestières ». Selon Gaston May (1919, 38), la « frange irrégulière » de la frontière linguistique franco-allemande en Lorraine ne peut s’expliquer que par « les points d’arrêt de l’invasion franque dans la région gallo-romaine entre Vosges et Moselle » (cité dans Toussaint 1955, 14, note 3). Particulièrement intéressants sont les processus que l’on peut observer le long de frontières linguistiques lorsqu’une des deux communautés linguistiques impliquées Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 15 est mobile, et étend son habitat et en même temps sa langue sur le territoire de l’autre par des moyens pacifiques ou belliqueux. Alors, soit de nouvelles frontières linguisti- ques peuvent voir le jour, soit des frontières existantes peuvent se déplacer ou disparaître totalement. Les communautés nomades ou semi-nomades emportent leurs frontières linguistiques avec elles. C’est par exemple le cas des Aroumains, dispersés dans toute l’Europe du Sud-Est, qui, des siècles durant, ont mené une existence de bergers itinérants (↗17 Les frontières linguistiques de l’aroumain). Cela vaut égale- ment pour les migrations du haut Moyen Âge ainsi que pour l’actuelle vague migra- toire à destination de l’Europe, qui, dans certains États, a mené à la formation de sociétés parallèles disposant d’infrastructures linguistiques, religieuses, économiques et parfois même juridiques propres. 2.1.2 Les frontières linguistiques naturelles Les barrières géographiques telles que des massifs montagneux élevés, de profondes vallées, de larges fleuves, des zones marécageuses inaccessibles, d’épaisses forêts ou la mer peuvent limiter la zone d’habitation d’une communauté, et du même coup la zone d’extension d’une langue. De tous temps, un relatif isolement géographique a contribué à la naissance de nouvelles langues et à leur survie. Le gascon du Val d’Aran n’aurait pu résister à la poussée du catalan, du castillan et du français si, jusque dans un passé récent, il n’avait été enclavé par les Pyrénées vers le sud et par les gorges du Puente del Rey/Pont du Roi vers le nord. Si l’aranais est menacé aujourd’hui, c’est en partie dû au fait que la vallée est devenue aisément accessible par la route, grâce au tunnel routier de Vielha et à l’excellente route menant à Lérida/Lleida. Il convient toutefois de relativiser l’influence des barrières géographiques sur le plan linguistique. D’une part, la Tisza et le Danube ont longtemps constitué des frontières linguistiques naturelles entre la Roumanie et l’Ukraine et entre la Roumanie et la Bulgarie, vu qu’il n’y avait pas de ponts traversant ces deux fleuves (↗16 Les frontières linguistiques extérieures du dacoroumain). D’autre part, les fleuves sont d’importantes voies de circulation et de commerce, pouvant ainsi servir de trait Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. d’union entre des communautés linguistiques voisines. C’est le cas jusqu’à aujour- d’hui dans les territoires recouverts de jungles, comme par exemple dans le bassin de l’Amazone ou le long du cours inférieur de l’Oyapock, entre le Brésil et la Guyane française (↗23 La frontière linguistique franco-portugaise entre la Guyane française et le Brésil). Tandis que le romanche ne dépasse pas le col de la Maloja en direction du sud, les Walser parlant l’alémanique supérieur ne se laissèrent pas décourager par la haute montagne lors de l’établissement de leurs lieux d’habitation dans les Alpes occidenta- les (↗14 Les frontières linguistiques italo-germaniques), et on sait que le roumain est parlé des deux côtés des Carpates du Sud-Est. Alors que l’usage du français est limité au sud par les Pyrénées, le catalan franchit les Pyrénées orientales en direction du Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 16 Otto Winkelmann nord, jusque dans le Roussillon/Rosselló, et le francoprovençal, dont le cœur histo- rique est situé à Lyon et ses environs, s’est également maintenu à l’est des Alpes occidentales, dans la Vallée d’Aoste (↗5 Les frontières linguistiques extérieures du francoprovençal). Ainsi, la réponse à la question de savoir si les frontières géographiques génèrent effectivement des frontières linguistiques dépend du peuplement de la zone concer- née et de l’intensité de la communication par-delà ces frontières géographiques. Reinhard Schneider va jusqu’à affirmer qu’à proprement parler il n’existe pas de frontières naturelles, tout au plus des frontières « favorisées par la nature », car les frontières naturelles, elles aussi, doivent être qualifiées de telles (cf. Schneider 1993, 54). Avec ce constat, on s’engage sur le terrain des frontières politicolinguistiques. 2.1.3 Les frontières politicolinguistiques Lorsque l’emploi d’une langue s’arrête à la frontière d’un État, d’une région ou d’une circonscription administrative, on est en présence d’une frontière linguistique politi- quement motivée ou décrétée par une autorité administrative. C’est ainsi par exemple que dans l’est de la France, la zone d’extension du français s’arrête à la frontière franco-allemande. En Belgique, il existe une frontière linguistique politiquement fixée qui traverse le pays d’est en ouest et sépare la région néerlandophone des Flandres de la Wallonie francophone. Dans certains cantons suisses, la frontière linguistique coïn- cide avec la frontière cantonale : la frontière des langues officielles allemand et italien est identique à la frontière entre les cantons d’Uri et du Tessin/Ticino. Les trois cantons de Berne/Bern, Fribourg/Freiburg, et du Valais/Wallis sont coupés en deux par la frontière linguistique franco-allemande. Un certain nombre de communes suisses ont fait usage de la possibilité qu’elles ont de déterminer sur leur territoire une langue officielle autre que celle des communes environnantes, comme c’est le cas d’Ederswi- ler, la seule commune germanophone dans le canton suisse francophone du Jura. Il faut avoir conscience du fait que les frontières politiques sont souvent le fruit du hasard, découlant d’étapes historiques antérieures, résultant de guerres ou œuvre Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. de diplomates. Comme le constatent à juste titre, Guichonnet/Raffestin (1974, 84), elles sont en règle générale « un compromis entre les exigences rivales et souvent contradictoires de l’histoire, de l’ethnographie, de la géographie et de l’économie ». C’est ainsi que le tracé des frontières suisses par exemple est la résultante de nombre de hasards historiques, ce qui apparaît aussi bien autour de Schaffhouse/Schaffhau- sen qu’au sud du Tessin, au bord du lac Majeur/Lago Maggiore et du lac de Lugano, tous deux partagés par la frontière entre la Suisse et l’Italie. Il est rare que les frontières politiques tiennent compte des réalités linguistiques et ethnolinguistiques. Les exemples les plus brutaux en sont les frontières de nombreux États africains arbitrairement fixées à la fin du XIXe siècle par les puissances coloniales. Il s’agit là le plus souvent de ce que l’on appelle des frontières géodesiques, c’est-à-dire chevau- Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 17 chant ou suivant le tracé d’un parallèle ou d’un méridien. C’est une ligne de ce type, tracée à la règle, qui sépare le sud-ouest des États-Unis du nord-ouest du Mexique entre Tijuana et El Paso, faisant office de frontière politique entre les langues officiel- les, l’anglais et l’espagnol (↗21 La frontière linguistique hispano-anglaise entre le Mexique et les États-Unis d’Amérique). 2.2 Les frontières sociolinguistiques On est en présence de frontières sociolinguistiques lorsque des groupes sociaux emploient des langues différentes en une seule et même région. Ces frontières socio- linguistiques peuvent être spécifiques à un groupe, à un domaine ou encore psycholo- giques. Les différents types de frontières sociolinguistiques peuvent se manifester séparément ou en même temps. 2.2.1 Les frontières linguistiques de groupe Lorsque des couches sociales ou groupes d’une communauté linguistique changent consciemment de langue, des frontières sociolinguistiques apparaissent. Cela s’est produit dans l’espace occitanophone durant le XVIIe siècle quand la noblesse puis la haute bourgeoisie ont opté pour l’emploi du français, tandis que les autres couches sociales continuèrent de parler l’occitan (↗6 Les frontières linguistiques extérieures de l’occitan). Une évolution similaire se produisit dans les Flandres, où les couches sociales privilégiées adoptèrent le français (↗3 La frontière linguistique franco-néer- landaise), pendant que le reste de la population continua de parler le flamand. Une frontière linguistique de groupe peut aussi se former quand un groupe social donné s’isole du reste de la société. Dans ce cas, la langue sert à se démarquer de son environnement et à renforcer l’identité au sein du groupe. C’est le phénomène que l’on observe chez les groupes de migrants et les minorités religieuses. Les groupes sociaux qui se démarquent linguistiquement d’autres groupes peu- Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. vent être de tailles diverses. Ils peuvent comprendre une couche sociale clairement identifiée telle que l’aristocratie, le clergé, la haute bourgeoisie, les artisans ou les agriculteurs. Ils peuvent également être localisés géographiquement, comme par exemple les citadins et les ruraux. Ainsi, Sabine Heinemann a par exemple constaté que dans le Frioul, le frioulan était bien ancré parmi les ruraux, alors que les citadins y préfèrent le vénitien ou sont passés à l’italien standard (↗13 Les frontières linguisti- ques du frioulan). Une frontière linguistique peut même passer à travers une famille, par exemple lorsqu’entre eux les parents emploient uniquement la langue L1, les enfants unique- ment la langue L2, et que parents et enfants communiquent en L2. Ici, la frontière linguistique sépare les générations. On peut ainsi parler de frontière linguistique Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 18 Otto Winkelmann générationnelle, qui constitue un cas particulier de frontière sociolinguistique. C’est par exemple celle que l’on observe au sein des familles aroumaines vivant en Albanie, dans lesquelles les parents communiquent exclusivement en aroumain entre eux, tandis que leurs enfants préfèrent se parler en albanais (↗17 Les frontières linguisti- ques de l’aroumain). 2.2.2 Les frontières linguistiques de domaine L’emploi d’une langue peut se limiter également à des domaines précis. Les Alsaciens et Lorrains ayant grandi dans un environnement germanophone parlent générale- ment l’allemand dialectal en famille, entre amis, entre voisins ou quand ils vont faire leurs achats au marché ou au magasin du village. En présence d’inconnus, à la poste, à la banque ou pour les démarches administratives, ils passent en revanche au français. On est là en présence d’une frontière linguistique de domaine. Bufe (1991, 93) cite un exemple curieux de « conversation double » d’un Lorrain devant un guichet de banque : « Avec les gens du pays, on parle dialecte. Hm, mais, comme tout ce qui est service public, on a des gens de l’intérieur. Et en ce moment, par exemple …, ils ont l’accent de Marseille […]. Il ne reste qu’à s’exprimer en français, ils ne comprennent pas (oui). Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des conversations doubles (ah). Vous avez au guichet le Marseillais, vous réglez votre affaire et puis derrière quelqu’un que vous connaissez (hm, hm) : Salut, wie geht’s ? (rire) Und dann kommen die …, les nouvelles du, euh, canton, du village, on les échange en dialecte tout en parlant français avec celui qui est au guichet » (en italiques dans l’original). Le même phénomène s’observe chez les Aranais, lesquels s’expriment exclusivement en aranais avec leur famille et leurs voisins proches, mais passent au castillan ou au catalan au supermarché, à la banque ou à la poste. On trouve un cas extrême de frontière linguistique de domaine au Luxembourg. Au tribunal, les plaidoyers sont généralement tenus en français, les jugements et comptes-rendus rédigés en allemand et les auditions/interrogatoires d’autochtones ont lieu en luxembourgeois (cf. Décsy Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. 1973, 139). Dans les Grisons, au XVIIIe siècle, l’allemand s’est répandu comme langue de culture. Là aussi, on peut, en se référant au secteur de la culture, parler d’une frontière linguistique de domaine entre le romanche et l’allemand. 2.2.3 Les frontières psycholinguistiques Il peut aussi y avoir une frontière linguistique entre autochtones et étrangers. Ceux qui ont l’aranais pour langue maternelle s’entretiennent toujours en aranais. Cepen- dant, dès lors qu’un étranger non aranophone se joint à la conversation, les Aranais présents passent généralement à la langue de ce dernier, pour autant qu’il parle le Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 19 castillan, le catalan ou le français. En présence de germanophones, les locuteurs ayant le romanche comme langue maternelle passent par politesse à l’allemand (↗11 Les frontières linguistiques du romanche). Frauke Kraas constate elle aussi une adaptation du comportement des locuteurs du romanche en fonction de leur inter- locuteur (Kraas 1992, 278, note 41) :3 « Ist dieser dem Sprecher bekannt oder nicht ? In letzterem Fall spricht man von vornherein zumeist Deutsch. Ist ein Deutschsprachiger anwesend ? Auch dann wird Deutsch gesprochen, denn in einer kleinen Gemeinschaft wie der familiären oder dörflichen ist es nicht möglich, die romanisch-unkundigen Anderssprachigen auszuschließen ». Lorsqu’un locuteur choisit la langue de son interlocuteur, laquelle n’est pas sa langue maternelle, on peut parler de frontière psycholinguistique. Quand il est question de frontières psycholinguistiques, les différences de pres- tige des différentes langues jouent également un rôle. Les langues standard jouissent généralement d’un plus grand prestige que les langues régionales ou minoritaires. Sabine Heinemann voit dans le Frioul une hiérarchisation linguistique plaçant au sommet de l’échelle de prestige l’italien, suivi du vénitien, du frioulan et enfin de l’allemand ou du slovène. Il convient également de ne pas sous-estimer les phénomè- nes de mode. Ainsi, l’auteure indique dans sa contribution qu’à contre-courant de la tendance générale à adopter l’italien standard, le frioulan est récemment redevenu très à la mode à Udine (↗13 Les frontières linguistiques du frioulan). 2.3 Les caractéristiques des frontières linguistiques Selon l’ampleur des différences entre les langues qui se rencontrent aux frontières linguistiques, on peut parler de frontières linguistiques à faible contraste et de frontiè- res linguistiques à fort contraste. Chaque frontière linguistique pouvant être franchie grâce aux traducteurs et interprètes, il n’existe pas de frontière linguistique infranchis- sable. Il n’en est pas moins pertinent de les différencier selon leur degré de perméabi- lité. Les frontières linguistiques peuvent être spatialement stables ou instables. Elles sont stables dans le cas où des populations sédentaires résident des deux côtés, et Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. instables si elles sont parlées par des populations transhumantes ou nomades. Les frontières linguistiques peuvent également être stables ou instables sur le plan tempo- rel (↗17 Les frontières linguistiques de l’aroumain). Cela ne peut être déterminé qu’au moyen d’une analyse diachronique, qui dépasserait le cadre de ce manuel. En ce qui concerne la compréhension au-delà des frontières linguistiques, Décsy (1973, 155) distingue les frontières linguistiques très peu contrastées, peu contrastées 3 ‘Est-il connu du locuteur ou pas ? Dans ce dernier cas, on parle dès le début allemand. Un germanophone est-il présent ? Dans ce cas, on parle également allemand, vu que dans une petite communauté familiale ou de village, il n’est pas possible d’exclure ceux qui ne maîtrisent pas le romanche’ (traduction O.W.). Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 20 Otto Winkelmann et très contrastées. Dans le cas de frontières linguistiques très peu contrastées, il y a une grande intercompréhension entre les langues concernées, comme par exemple entre le russe et le biélorusse, ou le bulgare et le macédonien. Du fait que les langues romanes se sont différenciées plus tôt que les langues slaves, il n’existe plus de frontières linguistiques très peu contrastées entre les premières. Le russe et le polo- nais, l’allemand et le néerlandais, le catalan et l’espagnol ou le portugais et l’espagnol sont séparés par des frontières linguistiques peu contrastées. À l’opposé, l’italien et le slovène ou l’espagnol et le basque sont des langues séparées par des frontières linguistiques très contrastées, sans intercompréhension. On peut, par ailleurs, classer les frontières linguistiques selon leur perméabilité. Décsy (1973, 155) les classe en trois catégories, selon qu’elles sont faiblement, moyen- nement ou hautement perméables. Les frontières linguistiques faiblement perméables sont relativement stables, alors que celles qui sont hautement perméables tendent à s’effacer. Les frontières linguistiques peuvent être perméables dans les deux sens ou seulement à sens unique. Lorsque dans une aire linguistique on parle les langues L1 et L2, tandis que dans l’aire linguistique voisine seule L2 est employée, alors la frontière linguistique est perméable à sens unique. Prenons deux exemples : selon la situation communicative, les Aranais passent souvent au castillan, alors que les locuteurs hispanophones n’utilisent pratiquement jamais l’aranais. Ainsi, la frontière linguistique entre le castillan et l’aranais est per- méable à sens unique, en direction de l’aranais. On trouve aussi une telle frontière linguistique unidirectionnelle à Herbesthal, village situé dans l’est de la Belgique et appartenant à la communauté germanophone de Belgique. À Herbesthal, on parle majoritairement l’allemand ; à côté, il existe une minorité francophone. La commune de Welkenraedt n’est séparée d’Herbesthal que par une rue, la Rue Mitoyenne. Welken- raedt fait partie de la communauté francophone de Belgique. Le français pénètre dans Herbesthal, mais l’allemand n’est généralement pas utilisé à Welkenraedt (↗4 La frontière linguistique franco-allemande). Il existe une frontière linguistique perméable dans les deux sens entre les communes de Saint-Georges-de-l’Oyapock en Guyane et Oiapoque dans le nord-est du Brésil (↗23 La frontière linguistique franco-portugaise entre la Guyane française et le Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. Brésil). Les deux communes sont situées respectivement sur les rives gauche et droite du fleuve Oyapock. Le portugais brésilien est également parlé à Saint-Georges, et inversement, le français ou créole français est aussi utilisé à Oiapoque. L’espagnol et le portugais s’interpénètrent dans certaines localités frontalières boliviennes, para- guayennes, argentines et uruguayennes et leurs localités « jumelles » situées du côté brésilien (↗25 La frontière linguistique hispano-portugaise entre le Paraguay et le Brésil, ↗26 La frontière linguistique hispano-portugaise entre l’Argentine et le Brésil). Les aires linguistiques et ainsi les frontières linguistiques, elles aussi, peuvent se recouper, comme l’illustrent les exemples de l’Alsace et du Tyrol du Sud. En Alsace, ce sont les aires linguistiques de l’allemand et du français qui se recoupent. Dans le Tyrol du Sud, ce sont les aires linguistiques de l’italien et de l’allemand qui empiètent Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 21 l’une sur l’autre. Dans les deux cas, une langue pénètre dans l’aire d’une autre, qui est alors sa langue-toit. Étant donné qu’en Alsace et dans le Tyrol du Sud l’allemand est en contact avec l’aire germanophone, Décsy (1973, 30), parle dans ces cas de « Grenz- gebiets-Minoritäten » (‘minorités frontalières’). À l’opposé, lorsqu’une langue est coupée de son aire principale, il parle de « Inselminoritäten » (‘minorités insulaires’). C’est par exemple le cas pour les îlots germanophones dans le nord de l’Italie, au Brésil et en Europe de l’Est. Les frontières linguistiques sont de largeurs différentes. Elles peuvent être très étroites et constituer une nette délimitation, comme par exemple la frontière séparant l’allemand du polonais ; mais elles peuvent aussi avoir la forme d’une bande fronta- lière plus ou moins large dans laquelle sont parlées des variétés intermédiaires constituées par le mélange de caractéristiques des deux langues en contact. Des exemples de ce genre de zones frontalières et de transition sont l’occitan et la langue d’oïl dans ce qu’on appelle le Croissant, le catalan et l’aragonais dans la Ribagorce, le galicien et l’asturo-léonais entre les fleuves Eo et Navia ou le portugais et l’espagnol dans le nord-est de l’Uruguay. La description de frontières linguistiques peut se faire aussi bien à partir d’une macroperspective que d’une microperspective. La première s’intéresse à l’ensemble de la communauté linguistique, tandis que la seconde observe le comportement linguistique des individus au sein de la communauté linguistique concernée. Si l’on compare les types de frontières linguistiques différenciées ci-dessus en les évaluant sur le plan de leurs effets respectifs, on en arrive à la conclusion que les frontières linguistiques forment une sorte de millefeuille. Au-delà des frontières politicolinguis- tiques déterminant la zone d’emploi d’une langue officielle, il peut y avoir continuité de peuplement, migration ou relations communicatives de toute sorte. Au-dessous de ces frontières politicolinguistiques, on trouve les frontières sociolinguistiques, comme l’exemplifient le français et l’allemand en Alsace. L’Alsace entière est située sur le territoire français, où le français est langue officielle et forme une frontière politicolin- guistique. Une partie des membres de la population alsacienne parle l’alsacien entre eux ; il s’agit là d’une frontière linguistique de groupe. En dessous se trouvent des frontières linguistiques de domaine, qui se manifestent par exemple lorsque des Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. locuteurs de l’alsacien font une démarche administrative et sont alors forcés de parler français. 3 Naissance, déplacement et disparition des frontières linguistiques Étant liées à la mobilité des populations, les frontières linguistiques sont fondamenta- lement des phénomènes dynamiques. Le plus souvent, les variations de frontières linguistiques n’apparaissent qu’après un temps assez long, environ après une à deux Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 22 Otto Winkelmann générations. Les principales causes de la naissance, le déplacement ou la disparition de frontières linguistiques sont la migration, la colonisation et l’assimilation. 3.1 La naissance de frontières linguistiques Les frontières géolinguistiques peuvent naître suite à la scission d’une communauté linguistique originelle relativement homogène. L’interruption de la continuité de peuplement peut être causée par la constitution de frontières politiques et/ou religieu- ses et renforcée par des données géographiques. Ces facteurs font qu’au sein des parties de la communauté linguistique séparées l’une de l’autre, les variations linguis- tiques, qui existent dans toute communauté linguistique, ne sont plus compensées mais continuent à se développer de manière autonome. Ainsi se forment au fil du temps différentes variétés de la langue originelle, lesquelles, à partir du moment où l’écart entre les variétés est devenu suffisamment grand et si les communautés linguistiques le souhaitent, évoluent jusqu’à devenir des langues par distance ou par élaboration. Après la chute de l’Empire romain, l’unité relative du latin s’est fracturée. Dans les nouvelles entités géopolitiques qui ont alors émergé, les variations linguisti- ques se sont renforcées, menant à une évolution hétérogène qui a finalement débou- ché sur la formation des différentes langues romanes au cours du Moyen Âge. Ainsi sont nés dans le nord de la Péninsule ibérique les cinq idiomes ibéroromans que sont le galicien, l’asturo-léonais, le castillan, l’aragonais et le catalan. Leur naissance a été favorisée par la Cordillère Cantabrique et les Pyrénées, deux massifs montagneux restés difficilement accessibles jusqu’au début de l’ère moderne (↗9 Les frontières linguistiques dans l’ouest de la Péninsule ibérique). La migration de communautés linguistiques peut avoir lieu pacifiquement ou sous la contrainte. Dans les territoires par eux conquis, les Romains fondèrent des colonies qui furent d’abord des corps étrangers et créèrent de nouvelles frontières linguistiques, mais celles-ci disparurent au cours du temps par assimilation des populations locales. À partir du XIIIe siècle, des groupes isolés de Walser quittèrent le Haut-Valais et s’implantèrent dans les Alpes occidentales, en particulier dans les Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. Grisons, le Tessin, le nord-ouest de l’Italie et la Vallée d’Aoste. Ceci mena à la constitution d’îlots linguistiques allemands, ou plus exactement alémaniques supéri- eurs, au sein des aires linguistiques romanche, italienne et francoprovençale (cf. Kraas 1992, 136–141). Plusieurs vagues migratoires successives menèrent à la naissance de la frontière linguistique germano-danoise. La continuité linguistique et de peuplement originelle entre l’aire bas-allemande et le Jutland a été rompue suite à la migration des Angles et des Jutes en direction de la Grande-Bretagne. Les espaces qui se sont ainsi libérés ont ensuite été occupés par des Danois venus du sud de la Scandinavie (cf. Euler 2002, 27). C’est de façon similaire que se sont constituées les actuelles frontières entre le portugais, l’espagnol et le catalan : après que des armées chrétiennes eurent repris la Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 23 Péninsule ibérique aux Maures, les territoires dévastés par la guerre firent l’objet d’un nouveau partage entre colons galiciens, castillans et catalans (↗8 Les frontières linguistiques dans l’est de la Péninsule ibérique ; ↗9 Les frontières linguistiques dans l’ouest de la Péninsule ibérique). Lorsque des populations alloglottes voisines immigrent dans une zone linguis- tique relativement homogène, dans un premier temps, deux aires linguistiques se chevauchent, et les frontières géolinguistiques, ou plus exactement les frontières linguistiques de peuplement s’effacent. Elles sont remplacées par des frontières sociolinguistiques. La population autochtone et la population immigrée vont d’abord conserver leurs propres langues, de sorte qu’apparaissent des frontières linguistiques de groupe. Au fil du temps, une partie des locuteurs autochtones et/ou immigrés devient bilingue, et le choix de la langue employée se fait en fonction des situations et des interlocuteurs. Ainsi se constituent des frontières linguistiques de domaine et/ou psycholinguistiques. Cela s’observe encore aujourd’hui dans le Val d’Aran, qui a connu une immigration massive de travailleurs castillanophones accompagnés de leurs familles au début des années 1950 (cf. Winkelmann 1989, 91s.). 3.2 Le déplacement des frontières linguistiques Un déplacement de frontières linguistiques de peuplement peut se produire quand l’immigration de locuteurs d’une autre communauté linguistique finit par repousser une communauté linguistique autochtone. Ainsi, l’immigration d’Alamans dans la région alpine par exemple a massivement repoussé le romanche, qui s’étendait à l’origine jusqu’au sud-est du lac de Constance et sur une partie des cantons suisses de Saint-Gall et Glaris. À partir du sud, c’est l’italien qui s’est répandu dans les vallées du sud des Grisons. Aujourd’hui, le romanche est repoussé encore davantage par l’instal- lation de Suisses germanophones en particulier dans la vallée du Rhin Postérieur et dans la Haute-Engadine (cf. Kraas 1992). À côté de ce type de déplacement de frontières linguistiques de peuplement sur un large front, il existe une autre cause possible pour le déplacement de frontières Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. linguistiques. Les frontières géolinguistiques peuvent également être franchies ponc- tuellement lorsqu’une langue étrangère s’installe au sein d’une couche sociale de la langue autochtone, à partir de laquelle elle se répand ensuite. C’est ainsi que naissent des frontières sociolinguistiques. Auguste Brun a décrit avec précision de quelle manière le français a pénétré ponctuellement dans la zone linguistique occitane, d’abord parmi l’aristocratie puis dans la haute bourgeoisie, et finalement dans les villes (cf. Brun 1923). Les États essaient souvent d’étendre leurs frontières politiques et de les faire correspondre aux frontières géographiques afin de les légitimer ainsi (cf. Metzeltin 2005, 178). Un exemple particulièrement marquant en est la politique de Louis XIV, qui s’efforça avec succès d’atteindre le Rhin à l’est de la France et les Pyrénées au sud. Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. 24 Otto Winkelmann Pour l’Italie, atteindre le col du Brenner et intégrer le Tyrol du Sud furent des objectifs importants lors de la Première Guerre mondiale. Grâce au traité de Saint-Germain-en- Laye, la Roumanie put quasiment doubler sa superficie avec l’annexion de la Tran- sylvanie, de la Bucovine, du Banat et de la Bessarabie. Le déplacement de frontières politiques mène généralement aussi au déplacement de frontières linguistiques. Cela concerne en premier lieu les frontières des langues officielles respectives, qui entrent en vigueur dans les territoires nouvellement acquis. 3.3 La disparition des frontières linguistiques D’après Décsy (1973, 165), les frontières linguistiques peuvent disparaître par assi- milation, éviction ou modification de tracé. La modification de tracé serait la solu- tion la plus simple pour faire correspondre les frontières linguistiques à celles des États. Cette possibilité est cependant généralement exclue, parce que les États concer- nés accordent beaucoup d’importance à leur intégrité territoriale, et ne sont pas disposés à y renoncer. L’éviction consiste dans le délogement contraint de popula- tions autochtones de leur territoire sous forme d’expulsion, de déportation, de dépla- cement, d’échange de populations ou de destruction physique. L’histoire récente des cinq continents est riche d’exemples de déplacements de communautés linguistiques autochtones de leur habitat traditionnel et de la disparition concomitante de frontiè- res géolinguistiques. Par assimilation, on entend finalement la dissolution d’une minorité linguistique dans une communauté linguistique majoritaire. La disparition de frontières linguistiques ainsi causée et l’homogénéisation des populations qui s’ensuit peuvent se produire volontairement ou sous la contrainte. Décsy (1973, 164) constate : « Es war und ist eine natürliche Bestrebung des staatstragenden Volkes wie auch seiner Staatsorgane, die Staatssprache auch den Gruppen im Lande aufzuzwin- gen, die sie noch nicht beherrschen » (‘Le peuple et les organes des États ont toujours éprouvé le besoin naturel d’imposer sur leur territoire la langue nationale aux groupes qui ne la maîtrisent pas encore’, traduction O.W.). Les exemples de la France et de l’Italie illustrent à merveille ce besoin de faire Copyright © 2018. Walter de Gruyter GmbH. All rights reserved. coïncider les frontières linguistiques et politiques. Du fait de la politique linguistique de la France, la frontière franco-flamande a été progressivement repoussée vers le nord-est au cours des siècles et s’est ainsi rapprochée de la frontière politique entre la France et la Belgique (↗3 La frontière linguistique franco-néerlandaise, figure 1). Dans les années 1920, le gouvernement italien a mis en œuvre une italianisation massive du Tyrol du Sud qui fut accompagnée par le changement de tous les noms de localités et le déplacement d’Italophones dans le Val d’Adige supérieur et la vallée de l’Isarco, germanophones avant la Première Guerre mondiale. Le processus d’assimilation linguistique qui aboutit à la disparition de frontières linguistiques est décrit par Eugeen Roegiest (↗3 La frontière linguistique franco- néerlandaise, § 2) comme suit : Ossenkop, C., & Winkelmann, O. (Eds.). (2018). Manuel des frontières linguistiques dans la romania. Walter de Gruyter GmbH. Created from york on 2024-10-07 21:09:03. Théories et méthodes de recherche 25 « D’une part, le processus d’assimilation linguistique passe de la communication verticale (assimilation de l’élite) vers la communication horizontale (assimilation de la population en- tière). D’autre part, le déplacement d’une frontière linguistique ne se réalise pas en un mouve- ment linéaire, mais plutôt de façon nucléaire, à partir d’enclaves, de centres de rayonnement linguistiques, d’où les classes supérieures imposent leur langue ». Les frontières géographiques ou linguistiques extérieures sont ainsi remplacées par des frontières sociolinguistiques ou linguistiques intérieures, lesquelles peuvent se dissoudre totalement lorsqu’après une phase plus ou moins longue de bilinguisme, les locuteurs de la langue autochtone abandonnent leur langue et passent avec un décalage générationnel à la langue nouvellement importée. Ce genre de processus d’assimilation s’observe aujourd’hui dans la majorité des langues romanes minoritai- res ou régionales. Sont actuellement sérieusement menacés par le risque de dispari- tion totale des frontières linguistiques et par là même d’abandon l’aragonais (↗8 Les frontières linguistiques dans l’est de la Péninsule ibérique), l’occitan (↗6 Les frontiè- res linguistiques extérieures de l’occitan), le francoprovençal (↗5 Les frontières lin- guistiques extérieures du francoprovençal), l’istroroumain (↗15 Les frontières linguis- tiques de la Romania du Sud-Est : vue d’ensemble) et le méglénoroumain (↗18 Les frontières linguistiques du méglénoroumain).

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