Summary

Ce document traite de l'évolution du concept de frontière au fil des siècles, et en lien avec les conflits et la mondialisation. L'auteur examine les aspects historiques et les implications contemporaines de ce sujet.

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IV LES FRONTIÈRES Le monde des Modernes se caractérise par un découpage de l’espace en une multitude d’États souverains, délimités par des frontières nettement tracées. L’édication de ces barrières physiques entre entités politiques a suivi l’émergence, purement intellectuelle celle-là, d’une fronti...

IV LES FRONTIÈRES Le monde des Modernes se caractérise par un découpage de l’espace en une multitude d’États souverains, délimités par des frontières nettement tracées. L’édication de ces barrières physiques entre entités politiques a suivi l’émergence, purement intellectuelle celle-là, d’une frontière entre l’ici-bas et l’Au-delà. Au XVIIe siècle, ce sont les conits entre États qui prirent le relais des guerres civiles et religieuses, 1jugées barbares ou, comme l’écrit Montaigne, « cannibales ». Quatre siècles plus tard, la mondialisation qui tend à eacer les frontières, est devenue le théâtre d’une nouvelle forme de « guerre sainte » mondialisée, celle qu’entendent mener les djihadistes et certains de ceux qui les combattent 2. Conçue à l’époque moderne, la frontière a eu pour vocation originelle de garantir la vie sauve des sujets à l’intérieur d’un État, lui-même pensé comme une sorte de forteresse nationale entourée de murailles. L’édication de ces démarcations terrestres coïncida quasiment avec l’éloignement progressif, la distanciation de l’Au- delà des aaires de la Cité. Les États issus des guerres civiles se sont, en quelque sorte, « barricadés » derrières leurs frontières, telles des citadelles aux contours visibles. Le royaume de France, particulièrement, se métamorphosait en une surface bornée à l’intérieur de laquelle l’intégrité physique des sujets devait être garantie tandis que la violence serait repoussée à ses conns. L’assimilation de la zone frontalière à un « front » permit d’identier deux catégories de personnes susceptibles de menacer les populations : à l’intérieur, le délinquant, le malfaiteur, le criminel ; à l’extérieur, l’ennemi. Cette classication, criminel/ennemi, ignorée des croisés du Moyen Âge comme des dévots des guerres de Religion, l’est également des djihadistes aujourd’hui, tout comme des défenseurs les plus ardents de la mondialisation, évidemment pour des raisons bien diérentes — que l’on songe à l’institution d’une Cour pénale internationale. C’est la raison pour laquelle, on le verra, les catégories juridiques qui en découlent — le droit pénal pour le délinquant et le criminel, le droit des conits armés pour l’ennemi — sont inadaptées face au terrorisme : « droit pénal de l’ennemi », « combattant illégal » (unlawful combatant), les juristes peinent à caser les djihadistes dans les catégories issues de la modernité 3. Le constat s’impose : le déclin des frontières, lié à la mondialisation de l’économie, des échanges et des idéologies « globalisées », rend plus aisées les actions terroristes, elles-mêmes mondialisées : sur le plan opérationnel, car les djihadistes peuvent circuler et diuser leur propagande aisément ; au niveau intellectuel aussi, car l’État, la nation, la frontière n’existent pas dans l’univers mental et spirituel de ceux qui prêchent la guerre sainte. Il faut revenir aux raisons qui avaient conduit à l’édication des « frontières » au cours du XVIIe siècle, an de mieux saisir ce que nous avons perdu en y renonçant et de comprendre pourquoi les djihadistes sont tellement à leur aise dans le monde global d’aujourd’hui. Comme l’État, la frontière moderne résulte de l’impasse des guerres de Religion du XVIe siècle : la violence qui avait sévi à l’intérieur du royaume, interconfessionnelle et sauvage, devenait, une fois portée aux marches du royaume, extérieure, interétatique, réglée. En eet, les dévots au service des « factions » religieuses avaient, dans l’espoir sans doute sincère de réaliser l’œuvre de Dieu, précipité le royaume dans une guerre d’extermination que seul un pouvoir politique puissant pouvait faire cesser. Le désir d’État et de frontières traduit aussi, d’une certaine manière, un doute profond sur la capacité des croyants à accomplir ici-bas le dessein divin, malgré la « rétribution » promise à ceux qui se laisseraient guider par la volonté de Dieu, un scepticisme nouveau à l’égard de l’idée que la mort puisse être belle ou sainte. On avait cessé de croire les prêcheurs exaltés de l’Apocalypse qui, depuis le XVIe siècle, annonçait la n prochaine des temps ; on préférait se contenter d’une vie qui, en attendant l’épreuve du Jugement dernier, serait « sauve ». De solides frontières s’avéraient dès lors essentielles : tandis que le roi portait la violence à l’extérieur, l’absolutisme, à l’intérieur, permettait de garantir la paix et le repos publics, nécessaires à la quête individuelle du salut — il faut toutefois ne pas minimiser la persistance de l’idéologie de la « belle mort » dans la noblesse au XVIIe siècle, la bravoure du gentilhomme se mesurant à sa capacité à faire face, sans peur, au danger mortel. Pour les croyants de l’époque, la vie terrestre restait un simple passage, une tremblante préparation au Jugement dernier mais cette propédeutique habitait maintenant la conscience intime de chaque individu, appelé à faire face à Dieu, dans son innie solitude, le jour venu. Dans une cité vivant désormais à l’abri d’une enceinte qui la sépare de l’Au-delà, la mort était devenue l’aaire des hommes, des hommes seuls. De l’angoisse du salut on était passé, en quelque sorte, à l’inquiétude de la mort. La « bonne mort », destin plus intime, avait remplacé la « belle mort », ostentatoire, spectaculaire, du moins au sein de la noblesse4. Les ares du « grand départ », plus solitaire, plus mystérieux, plus inquiétant, s’étaient substituées à la terreur de la damnation. La hantise de la violence se loge au cœur du De cive (1642) et du Léviathan (1651) de Thomas Hobbes. L’exécration de la guerre et de la mort portent le philosophe, sous l’eet des conits religieux de l’Angleterre du XVIIe siècle, à penser la constitution, désormais contractuelle, le droit positif et l’État moderne, comme des remèdes aux guerres civiles. Trait capital de cette forme politique en plein essor, la frontière conditionne son existence et son intégrité, qu’elle soit maritime comme celle des îles Britanniques ou terrestre sur le Continent. La notion de frontière a atteint une manière de perfection au XVIIe siècle. En France, le royaume fut cerclé par une chaîne de forteresses pour suppléer les défenses naturelles (océan, mers, hautes montagnes), quand elles n’étaient pas susantes. On a pu ainsi se représenter le royaume comme un ensemble cohérent et homogène guré sur des cartes (le XVIIe siècle a été l’âge d’or des cartes) qui matérialisaient visuellement, de part et d’autre d’une ligne au trait clairement visible, le « dedans » et le « dehors ». On a même modelé ces « zones » sous la forme de plans- reliefs an d’aner la tactique militaire mais aussi, en impressionnant les diplomates, de dissuader l’ennemi de les attaquer. Les jurisconsultes de l’époque concevaient le « dedans » du royaume comme un territoire débarrassé des violences guerrières, peuplé de sujets placés sous la seule autorité du prince. À l’intérieur, toute atteinte aux personnes, aux biens ou à l’autorité du souverain, incarnation de l’État, serait une infraction, un acte répréhensible en vertu du droit pénal. Nulle cause ne pouvait alors justier que l’on prenne les armes, fût-ce entre gentilshommes, pour obtenir réparation de l’honneur bafoué. La législation prohibant le duel, participant de cette logique, progressa considérablement au XVIIe siècle, quand bien même elle n’était pas toujours respectée5. Aucun motif d’ordre religieux n’autorisait non plus le recours à la violence, car l’invocation d’une injonction de Dieu pour se détourner de l’obéissance due au roi, sous prétexte de faire régner Sa justice en ce monde, était dorénavant jugée irrecevable. Le mot de l’apôtre Pierre — « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes 6 » — avait été souvent allégué au siècle précédent, notamment par les dévots des deux camps ; à présent s’imposait le principe paulinien d’obéissance inconditionnelle au pouvoir : « Il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont instituées par Dieu. Si bien que celui7qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. » Enn, nul sujet ne pouvait exciper d’une cause politique — telle l’hypothétique tyrannie du roi — pour s’abstenir de lui obéir ou, pire, pour se révolter. Grâce à la mise en lumière de la souveraineté, spécialement dans les Six livres de la République de Jean Bodin en 1576, théoriciens, juristes et philosophes considéraient au XVIIe siècle que l’obéissance au roi ne pouvait être un objet de controverse, ce qui revenait à discréditer la réexion relative au droit de résistance au « tyran », préoccupation centrale des auteurs médiévaux, à commencer par Thomas d’Aquin, et des pamphlétaires monarchomaques au XVIe siècle 8. Bien que l’on trace la frontière sur une carte sous la forme d’une ligne mince, sa réalité matérielle se présentait un peu diéremment : on avait aaire à une zone, large de plusieurs kilomètres, où le danger guettait. Aux conns des royaumes, les marches formaient ainsi un ruban au sein duquel l’insécurité reétait, en raison du contact9avec l’étranger, un état « normal », même s’il n’était pas constant. Dans cette zone « frontière » — le féminin de l’adjectif « frontier », disparu aujourd’hui, apparut avant le substantif —, la guerre était considérée comme « naturelle » bien qu’elle ne fût pas permanente. L’histoire du droit permet d’en saisir les enjeux grâce à une loi, adoptée sous la Révolution, qui codie une pratique née au XVIIe siècle. La loi des 8-10 juillet 1791, complétée en 1811, organisait en eet les rapports entre civils et militaires dans les forteresses qui enserraient la France. Les « places de guerre » pouvaient être confrontées à trois types de situations. Dans l’état de paix, quand les armes se taisaient, les pouvoirs étaient normalement répartis : les militaires ne commandaient que les citadelles tandis que les autorités civiles administraient les zones urbaines ou rurales alentour. L’état de guerre — décrété quand le pays se trouvait en conit déclaré sans que la place de guerre ne soit exposée au feu — se traduisait par une extension du pouvoir militaire au-delà de l’enceinte fortiée — elle pouvait, par exemple, faire abattre des bâtiments gênant les manœuvres qui appartenaient à des particuliers. Enn, l’état de siège — déclaré quand les communications de la place sous le feu étaient coupées — consistait, pour les autorités civiles, à renoncer à la totalité de leurs attributions au prot des militaires. Contrairement aux villes « ouvertes » de l’intérieur, celles dans lesquelles on pouvait pénétrer sans être contrôlé à une porte fortiée, les zones frontalières n’étaient pas sécurisées : l’emprise du pouvoir militaire variait en fonction du niveau de la menace. Dès la n du XVIIe siècle, le pourtour du royaume fut hérissé de places de guerre — spécialement au nord et à l’est, plus fragiles en l’absence d’obstacles naturels — dessinant une bande frontalière à l’intérieur de laquelle les garanties des propriétaires et les libertés des citoyens étaient moindres qu’ailleurs. Le danger n’y était pas constant, car il y avait des moments de paix, mais la menace planait de façon continue. Au sein de cette étroite et mouvante « ceinture nationale », la force des armes se déchaînait contre un alter ego, l’armée d’un autre État. Entre ces entités souveraines, la guerre devait être réglée par les principes du droit des gens. Au centre de ces lois de la guerre prédominait la notion de loyauté, transcrite par des dispositions assez fermes en théorie, bien que fort mal respectées en réalité : épargner les civils, ne jamais s’en prendre à des combattants désarmés, proportionner l’usage de la force, traiter décemment les prisonniers, préserver les lieux de culte, ne pas verser dans la « perdie », même quand on manie la ruse, s’abstenir de l’usage d’armes déloyales, etc. On baptisa « ceinture de fer » cette zone frontalière qui entourait le « pré carré » — le mot est de Vauban — à l’intérieur duquel les préoccupations allaient à l’économie, à l’agriculture, à la manufacture mais aussi aux belles-lettres, aux sciences, aux arts. Paix civile à l’intérieur, guerre réglée aux conns : d’étroits espaces exposés à la violence garantissaient, en principe, ceux, plus vastes, qui demeuraient à l’abri. Dans un « État- forteresse », à l’image de celui qui fut imaginé précisément par Vauban en France, les dirigeants n’avaient plus pour mission de conduire les hommes au salut, pas davantage à la vertu. Le « roi de guerre » avait plutôt la charge de préserver la vie de ceux qui ne faisaient pas le métier des armes et de leur orir la possibilité d’un certain bien-être matériel 10 ; à condition, toutefois, qu’ils obéissent rigoureusement à l’autorité du prince protecteur, comme le décrit Bossuet en parlant de Louis XIV : « Par les soins d’un si grand roi, la France entière n’est plus, pour parler ainsi, qu’une seule forteresse, qui montre un front redoutable. Couverte de toutes parts, elle est capable de tenir la paix avec sûreté en son sein : mais aussi de porter la guerre partout où il le faut, et de frapper de près et de loin avec une force égale 11. » Aux antipodes de l’État moderne, les djihadistes d’aujourd’hui se représentent, comme je l’ai dit, un monde sans frontières. Ils vivent dans un univers à beaucoup d’égards postmoderne, qu’a favorisé la mondialisation. Mais ils sont également, en même temps, prémodernes en ce qu’ils ne distinguent pas les sphères politique et religieuse, ou plutôt qu’ils dissolvent la première dans la seconde. « L’État islamique en Irak et au Levant », dont Daech est l’acronyme en arabe, se présente non comme un sultanat ou un émirat, mais comme un califat restauré — celui des Abbassides, anéanti par le chef mongol Houlagou Khan qui détruisit Bagdad en 1258, et non celui des Ottomans aboli en 1924 par Atatürk. Le calife, autorité essentiellement religieuse, revendique la qualité de « descendant du Prophète » (khalife signie « successeur », « héritier ») ; il porte, depuis le calife Omar (634-644), le titre de « commandeur des croyants ». Sa fonction dière donc profondément de celle des émirs et autres sultans, chefs politiques de régions où l’islam est majoritaire12. Si l’on voulait tenter une comparaison, un calife serait plus proche d’un pape médiéval à la tête de la respublica christiana universelle qu’il gouverne en plus ses propres États ponticaux que de monarques territoriaux de France, d’Angleterre ou de l’Empire allemand à la même époque. Quand Abou Bakr al- Baghdadi, autoproclamé calife en 2014, évoque les chefs d’État musulmans actuels, il les désigne comme de simples gouverneurs (wali), soit des chefs militaires œuvrant au service de la foi, comme au Moyen Âge les rois pouvaient être considérés par certains pontifes « théocrates » — de Grégoire IX à Boniface VIII — comme leurs simples bras armés. Entités religieuses avant d’être politiques, les organisations djihadistes n’ont pas véritablement d’enracinement territorial. Al- Qaida signie la « Base » : cette confrérie terroriste doit pouvoir entraîner des hommes, entreposer du matériel, disposer de lieux à partir desquels lancer les attaques. Mais peu importe que ces groupes élisent domicile en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, au Yémen, au Sahara ou ailleurs. De même, Daech, dont l’ancrage territorial est circonscrit surtout pour des raisons économiques (pétrole) et logistiques (camps, dépôts d’armes), ne met nullement en avant une attache nationale, régionale ou culturelle. Si l’organisation « État islamique » se réfère à l’histoire, c’est à celle des Abbassides, établis autrefois à Bagdad le plus souvent, non à Mossoul, son actuelle capitale religieuse et culturelle. Le califat réunit davantage une communauté transnationale de combattants coreligionnaires que des compatriotes au sens strict : les « combattants étrangers » qui réalisent « l’exil en terre d’islam » (hijra) y sont tout naturellement les bienvenus. Aussi, dans les territoires contrôlés par Daech, les « indèles » (dans une acception péjorative : kuar, pluriel de kar), bien que possédant la nationalité irakienne ou syrienne, se trouvent-ils délégitimés, « désincorporés » et réduits, partant, à une situation extrêmement précaire. Ils peuvent, en principe, être tolérés s’ils sont croyants du Livre (dhimmî) à condition de payer une taxe (jizya) qui était d’environ 60 dollars par mois en 2014, et de risquer de perdre leurs biens : dans la réalité, les juifs ont disparu de ces zones, les chrétiens y sont persécutés et, parfois, massacrés. Les Yézidis, communauté à la fois ethnique et religieuse, considérés par les sunnites du califat comme les alliés du démon, sont systématiquement exécutés. Enn, les chiites, jugés apostats, se voient réserver le même sort. La préséance donnée à la foi religieuse sur le lien national, ethnique ou politique est caractéristique d’une conception antimoderne de ce qui relie les hommes. Le territoire contrôlé par l’« État islamique » n’abrite pas des « compatriotes » ou des « concitoyens » ; il réunit des musulmans (sunnites), tolère sous conditions des dhimmî (chrétiens) et se débarrasse des apostats (chiites). De façon comparable, bien qu’inniment moins brutale, on était baptisé avant d’être sujet de tel roi ou prince dans la chrétienté médiévale, membre d’une communauté religieuse avant que d’être sujet d’une association politique. Témoin, l’attribution du nom aux enfants au moment de leur baptême : le nouveau-né était nommé à la faveur d’un acte religieux, et non d’une déclaration civile, laquelle n’apparaîtra d’ailleurs pour les non-catholiques qu’en 1787, deux ans avant la Révolution. Témoin encore le statut particulier réservé aux communautés juives, régulièrement persécutées au gré des peurs irrationnelles et des récessions économiques. Dans l’organisation « État islamique », l’appartenance religieuse prévaut ; dès lors, le lien « civil » ou l’idée de communauté « nationale » sont largement ignorés. À une première communauté, celle des sunnites qui résident « en Irak et au Levant », se superpose une seconde, non territoriale celle-là, composée de ceux qui ont fait allégeance (bay’at) au calife. Par cet hommage volontaire et personnel, des groupes djihadistes préexistants (au Yémen, dans le Maghreb, en Afrique subsaharienne, en Afghanistan, au Pakistan) ou des individus isolés (combattants étrangers du monde entier) forment ensemble une communauté de foi et de combat organisée en réseau, qui ne ressemble en rien à une « nation » dont l’unité s’ancre dans une zone géographique déterminée. En faisant acte d’obédience, un « volontaire » ou un groupe de combattants s’engage de manière juridiquement très encadrée à l’obéissance, au dévouement, au soutien, à la loyauté envers le calife. Ce rattachement personnel choisi peut être rapproché de celui qui gouvernait les rapports vassaliques dans l’Occident médiéval : il se situe à l’opposé du modèle de l’appartenance à une communauté politique, laquelle repose sur un seul « contrat social », non sur une innité de contrats bilatéraux. Restauré par le maître de Daech, le califat dessine un ensemble qui échappe au modèle étatique : la diculté qu’éprouvent les spécialistes du droit international à déterminer sa nature l’atteste. Y a- t-il, si l’on suit la dénition classique de l’État, un territoire, une population et des institutions eectives ? Les réponses à chacune de ces trois questions sont incertaines puisqu’elles s’appuient sur des outils forgés par la modernité pour rendre compte d’un univers très diérent de celui de cette organisation dite « État islamique ». Daech règne sur un territoire qui s’étendait en 2015 et en 2016 sur une partie de l’Irak, de la Syrie, voire de la Libye ; mais, précisément, le califat n’a pas pour vocation première la maîtrise d’un territoire. Il doit avant tout rayonner sur une communauté universelle de croyants : son horizon, par dénition, est sans limites. Ses ennemis peuvent se trouver à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire sous son contrôle, comme l’illustrent les attaques terroristes eectuées en Europe. En outre, la population du califat ne peut, on l’a dit, être identiée par la nationalité ou le lieu de résidence ; il s’agit principalement de trois catégories de personnes : les croyants non dhimmî de Daech, les « étrangers », anqués parfois de leurs familles, puis ceux qui, depuis l’extérieur, ont prêté allégeance. Enn, les institutions de l’« État islamique » peuvent ressembler à celles d’un gouvernement car il est doté d’administrations (judiciaire, éducative, hospitalière et évidemment militaire) mais on peine à rendre compte de la domination, réelle, des adés qui obéissent au calife de par le monde. Cette organisation apparaît rétive à toute classication au sein des catégories modernes, non seulement parce qu’elle ne s’y reconnaît pas, mais encore parce qu’elle les combat. Le califat ne poursuit pas l’objectif de garantir l’intégrité physique des personnes pour laisser s’épanouir la liberté de chacun de « choisir » sa vie, ce que promet la modernité. Il entend mater des corps pour policer et façonner des âmes en vue de la réalisation du dessein eschatologique de cet islam radical. Il importe peu d’ailleurs que la forme de cette organisation puisse être rapprochée de celle d’un État : il s’agit avant tout d’une communauté de croyants, qui entend gouverner des esprits en disciplinant leurs « enveloppes charnelles », et pour laquelle l’ancrage territorial — le contrôle d’une « base » — ne saurait être qu’un moyen. La res publica du calife, on l’aura compris, ne connaît pas de frontières. Tout oppose l’État moderne et le califat, la seule forme de domination qui puisse être située entre ces antipodes étant l’empire. Les frontières de l’État sont terrestres ; elles permettent de dessiner un périmètre continu et une population dénie essentiellement par le critère de la résidence. Elles font écho à celles qui se dressent entre l’ici-bas et l’Au-delà : le gouvernement politique ne propose aux sujets qu’intégrité physique et bien-être matériel. Les rois de la France du « Grand Siècle » étaient sans doute « de droit divin » mais n’auraient su « être dits participer du divin 13 ». Le califat, lui, ignore l’une et l’autre frontière. Celles qui séparent les États n’ont guère d’importance car l’allégeance au chef est une aaire personnelle et spirituelle. Celle, spirituelle, censée séparer la communauté des vivants de l’Au-delà n’en est pas une pour les islamistes, car la mort du combattant lui permet d’accéder à un paradis dont les portes, croit-il, sont grandes ouvertes. L’opposition entre ces modèles relève moins de la géographie (l’Occident contre l’Orient) ou de la religion (le christianisme contre l’islam) que de l’histoire (pendant et après les guerres de Religion) et de la philosophie (le basculement dans la modernité). Est-ce un signe ? Alors qu’aujourd’hui les États renoncent à leurs frontières, ils sont attaqués par des moudjahidin qui prétendent mener une « guerre sainte » mondiale. 1. Essais, livre I, chap. 31. 2. Au moins, si l’on prend au pied de la lettre une expression telle que « croisade contre le mal » que l’on a pu entendre de la bouche d’un président américain après les attentats de 2001. 3. La notion de « droit pénal de l’ennemi » est développée par le théoricien du droit allemand contemporain Günther Jakobs. Celle de « combattant illégal » renvoie au statut réservé aux personnes suspectées de terrorisme arrêtées hors des États-Unis après les attentats de 2001 : elles se voyaient privées des garanties oertes aux Américains en vertu du Bill of Rights mais aussi de celles que les conventions de Genève garantissent aux combattants « réguliers ». Ce sont elles qui ont peuplé, et qui peuplent encore à l’heure où ces lignes sont écrites, la tristement célèbre prison de Guantanamo. 4. Hélène Germa-Romann, Du « bel mourir » au « bien mourir ». Le sentiment de la mort chez les gentilshommes français (1515-1643), Genève, Droz, 2001. 5. Voir François Billacois, Le Duel dans la société française des XVIe et XVIIe siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986. 6. Actes des Apôtres, V, 29. 7. Épître aux Romains, XIII, 1-2. 8. Littéralement, « ceux qui combattent le monarque ». Il s’agit pour la France de libellistes, de pamphlétaires et d’écrivains qui protestent contre l’absolutisme monarchique et justient, pour certains, le droit de résister et de déposer le tyran. Essentiellement protestants dans la décennie 1570 (Théodore de Bèze, Philipe Duplessis-Mornay, François Hotman), des ligueurs catholiques reprennent certaines de leurs thèses, pour les radicaliser, dans la décennie 1580 (Jean Boucher, Guillaume Rose). 9. La langue anglaise rend la distinction entre la zone frontière (frontier) et la ligne frontalière (border). 10. Joël Cornette, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993. 11. Jacques-Bénigne Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, prononcée à Saint- Denis le 1er septembre 1683, in Œuvres complètes, Paris, Méquignon et Gaume, 1846, t. IV, p. 598 (souligné par moi). 12. Voir Mathieu Guidère, Le Retour du califat, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2016. 13. Marcel Gauchet, « L’État au miroir de la raison d’État », art. cité, p. 211.

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