Introduction à la Théorie Constitutionnelle PDF
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Ce document présente une introduction à la théorie générale du droit constitutionnel. Il explore la notion d'État, ses différentes formes (unitaire et fédéral), et la fonction de la constitution dans une société démocratique. L'ouvrage aborde également la question de la distinction entre la légalité et la légitimité de la constitution, un élément crucial dans la compréhension du droit constitutionnel.
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INTRODUCTION : ÉLÉMENTS DE THÉORIE GÉNÉRALE Le droit constitutionnel est l’ensemble des règles se rapportant à la constitution. Définie en fonction d'une description sommaire de son contenu, la constitution recouvre les principales règles de droit relatives à la dévolution (attribution) et l'exerci...
INTRODUCTION : ÉLÉMENTS DE THÉORIE GÉNÉRALE Le droit constitutionnel est l’ensemble des règles se rapportant à la constitution. Définie en fonction d'une description sommaire de son contenu, la constitution recouvre les principales règles de droit relatives à la dévolution (attribution) et l'exercice du pouvoir de l’État. Ces règles portent généralement sur la forme de l'État (par expl : monarchie ou république?), l'établissement des organes de direction (création d’un parlement, d’un gouvernement etc.), le rôle et le fonctionnement de ces organes (qui fait quoi et comment?), les rapports entre ces organes (qui contrôle qui?), et les droits des citoyens et des groupes minoritaires (par expl : que peut faire l’individu contre les abus du gouvernement?). Par expl: La constitution va régler la question de savoir qui peut faire des lois, sur quoi ces lois peuvent porter, qui peut les appliquer, les interpréter et même les annuler. 1. L’ÉTAT On ne peut comprendre le phénomène constitutionnel moderne, ce qu’est une constitution, sans d'abord évoquer la réalité qui la sous-tend, savoir, l'existence de l'État. L’État est organisation politique et juridique qui a pris la forme qu’on lui connaît en Occident au cours des quatre derniers siècles. Il se caractérise par la concentration sans partage du pouvoir politique au sein d’une seule organisation et la dépersonnalisation du pouvoir, c’est-à-dire la reconnaissance que le droit de gouverner n’est pas la propriété personnelle d’un individu mais qu’il appartient plutôt à une institution, une créature artificielle qui existe indépendamment des individus qui occupent les postes de dirigeant. L’appareil étatique possède donc sa propre personnalité juridique, c’est-à-dire que le droit considère que l’État est une entité juridiquement distincte de la personne des gouvernants (le président, le premier ministre etc.) qui sont des individus agissant au nom de l’État plutôt qu’en leur nom personnel. Cette institutionnalisation du pouvoir et de son exercice assure la continuité et la permanence de l’État malgré la disparition des individus au pouvoir. L’État exerce sur un espace géographique délimité (territoire) et à l’égard de tous ceux qui s’y trouvent, la souveraineté, c'est-à-dire la capacité complète et exclusive de créer des règles de droit dont le caractère contraignant est assuré, si nécessaire, par l'emploi de la force réservée en exclusivité à l’État. Cette définition plus que sommaire fait donc ressortir les trois conditions cumulatives d'existence de l'État: (1) le territoire, (2) la population et (3) l'organisation politique et juridique investie d'une autorité exclusive et d'un contrôle effectif sur le territoire. Ce dernier critère, qui renvoie à la souveraineté, doit cependant s'apprécier à la lumière du fait que des limites à la souveraineté sont possibles en droit international. Les formes de l'État en tant qu'organisation de direction sont variées mais deux modèles étatiques ressortent de manière fondamentale: l'État unitaire et l'État fédéral. L'État unitaire ne comporte qu'un seul appareil étatique pour le territoire et la population concernés. Cette organisation dispose à elle seule de tous les pouvoirs liés à l'exercice de la souveraineté dont, le pouvoir législatif (faire les lois), le pouvoir exécutif (d'administrer les lois) et le pouvoir judiciaire (de trancher tout conflit de nature juridique). L'État unitaire LÉGISLATIF EXÉCUTIF JUDICIAIRE L'État fédéral, pour sa part, a pour principale caractéristique d'être doté d'une structure plus complexe en ce qu'il superpose sur un même territoire et pour une même population deux organisations de direction qui se partagent les prérogatives du souverain. Ces organisations sont les États fédérés (provinces, cantons etc.) dont la compétence territoriale est limitée et l'État central compétent sur l'ensemble du territoire. Il y a en quelque sorte un dédoublement de la structure étatique. L'État fédéral ORDRE ORDRE FÉDÉRATION FÉDÉRAL FÉDÉRÉ 2. LA FONCTION DE LA CONSTITUTION: L’ORGANISATION ET LA LIMITATION DU POUVOIR À quoi sert une constitution? D’un point de vue purement technique et idéologiquement neutre, on pourrait répondre que la constitution est un procédé juridique qui permet aux autorités politiques en place de gouverner. Dans cette perspective qui est aveugle au régime politique en place, une constitution peut servir la dictature et l’autoritarisme autant que la démocratie et la liberté. Il existe des constitutions qui donnent aux dirigeants un pouvoir démesuré et qui rendent possible l’oppression du peuple. Ainsi, l’Iran possède sa constitution, de même que la Corée du Nord et l’Arabie saoudite. Ces constitutions sont jugées liberticides et oppressives par plusieurs observateurs mais elles sont techniquement valides du point des pouvoirs en place. 2.1 La démocratie et l’État de droit comme finalités de la constitution contemporaine Au cours de l’histoire, il a toujours été jugé nécessaire de justifier un pouvoir politique et juridique. En d’autres termes, on ressent depuis longtemps le besoin d’expliquer de manière rationnelle aux individus pourquoi ils doivent se soumettre à la loi, même lorsque celle-ci impose des contraintes et des fardeaux. Pendant des siècles, ces justifications étaient diverses : autorité de droit divin; impératif d’ordre et de sécurité etc mais ne s’ancraient pas dans le principe démocratique, c’est-à-dire l’idée que la justification du pouvoir est le consentement du peuple. À quoi sert une constitution aujourd’hui? La constitution est presque unanimement considérée, dans la théorie constitutionnelle occidentale, comme le moyen privilégié d’inscrire dans le droit l’exigence démocratique et le principe de l 'État de droit qui en découle. Qu’est-ce que la démocratie? « Classiquement définie, comme le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie tend à désigner dans le monde moderne un lien social placé sous le signe de l’égalité et une forme politique susceptible d’exprimer l’idéal de liberté et d’autonomie du gouvernement humain. En son origine grecque, le concept de démocratie oppose le gouvernement de tous à celui d’un seul (monarchie) ou de quelques-uns (oligarchie)…C’est à Hérodote que l’on doit la première formulation de cette typologie des régimes appuyée sur une interrogation concernant le bon gouvernement » (Dictionnaire constitutionnel, 1992, P.U.F., p. 283) C’est dire que l’expression « État de droit » décrit le régime politique qui met le droit au service de la démocratie, de la liberté et du développement tant des individus et que des peuples. La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple, se fonde sur la reconnaissance du caractère inaliénable de la dignité et de l’égale valeur de tous les êtres humains, de leur droit fondamental à s’autodéterminer sur les plans individuel et collectif en influant sur la vie sociale. La conformité démocratique et la protection des droits seront les conditions de l’adhésion des individus aux institutions, un préalable à leur motivation à devenir des acteurs volontaires dans la quête d’une existence individuelle et collective digne d’être vécue par tous. C’est ainsi que l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, énonce que: « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution.» Le pouvoir par le peuple Un tel pouvoir exige l’assentiment des gouvernés par un processus permanent de discussion, ce qui ne sera possible en pratique que par l’instauration et le fonctionnement efficace d’un système de gouvernement représentatif du peuple et responsable devant lui. La démocratie représentative exige à son tour le droit des citoyens à la participation politique en tant qu’électeurs et en tant que candidats à des élections libres et régulières au suffrage populaire. De même, le débat démocratique passe par la protection des libertés individuelles des citoyens telles la liberté d’opinion, la liberté d’expression et de la presse ainsi que la liberté de réunion et d’association. Ce processus commande aussi l’égalité politique de tous au sein de la communauté souveraine. Le pouvoir pour le peuple L’être humain étant la finalité et la raison d’être du pouvoir démocratique, il en découle des exigences fondamentales dont dépendent le bien-être personnel et collectif des citoyens : liberté et sécurité de la personne, non-discrimination, justice, éducation, santé, etc. La théorie démocratique programme l’émergence d’un État protecteur et émancipateur plutôt qu’un État-puissance prédateur et spoliateur. Parce qu’elle instrumentalise ainsi l’État, la pensée démocratique le désacralise et nie toute valeur intrinsèque à la puissance publique; elle postule la limitation originaire du pouvoir. La constitution démocratique L’État de droit devient alors le cadre constitutionnel et juridique qui assure la mise en œuvre du programme émancipateur et protecteur de la démocratie. Selon le principe de l’État de droit, le droit constitutionnel ne fait pas qu’organiser le pouvoir étatique, il l’organise en vue de réaliser l’idéal démocratique dont les corollaires sont la liberté, l’égalité, la sécurité, le pluralisme et le développement des citoyens. La constitution apparaît dès lors comme un mécanisme juridique de construction d'une société libre et démocratique. Il ne s'agit pas ici de prétendre naïvement qu'une constitution parvient toujours à réaliser complètement cet objectif de démocratie, de justice et de liberté. Plusieurs, même la plupart, des constitutions restent bien en-deçà de cet idéal, soit parce qu'elles ne comportent pas les règles nécessaires à sa réalisation ou encore parce que la pratique politique vient rendre les règles de droit inefficaces. 2.2 La distinction entre la constitution « légale » et la constitution « légitime » Cette définition libérale et démocratique de la constitution traduit le rejet de plus en plus répandu du point de vue selon lequel la constitution ne joue que le rôle technique d'inscrire l'État dans l'ordre juridique, de donner aux institutions du pouvoir un fondement légal. Autrement dit, on récuse l’idée voulant que la seule raison d’être de la constitution soit de rendre applicable à l'État un ensemble de règles de droit sans évaluation aucune du caractère juste ou démocratique de ces règles. Par expl: On peut affirmer que, dans la tradition occidentale, une constitution qui ne jouit pas de consentement démocratique des gouvernés est «illégitime» puisqu’elle ne satisfait pas un des postulats fondamentaux de l’État de droit. Ainsi, la théorie constitutionnelle actuelle fait de la constitution le moyen de réaliser l'État de droit plutôt que de simplement instaurer l'État légal; elle privilégie l'État de droit au simple «règne du droit». La constitution doit fonder la légitimité de l'État –c’est-à-dire le rendre acceptable et digne de respect par tous- plutôt que sa seule légalité abstraite et formelle. Ce rapport nécessaire entre légalité et légitimité constitutionnelle est ainsi décrit par la Cour suprême du Canada : L’assentiment des gouvernés est une valeur fondamentale dans notre conception d’une société libre et démocratique. Cependant, la démocratie au vrai sens ne peut exister sans le principe de la primauté du droit. C’est la loi qui crée le cadre dans lequel la « volonté souveraine » doit être déterminée et mise en œuvre. Pour être légitimes, les institutions démocratiques doivent reposer en définitive sur des fondations juridiques. Cela signifie qu’elles doivent permettre la participation du peuple et la responsabilité devant le peuple par l’intermédiaire d’institutions publiques créées en vertu de la Constitution. Il est également vrai cependant qu’un système de gouvernement ne peut survivre par le seul respect du droit. Un système politique doit aussi avoir une légitimité, ce qui exige, dans notre culture politique, une interaction de la primauté du droit et du principe démocratique. Le système doit pouvoir refléter les aspirations de la population. (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 2 R.C.S. 217, par. 67) En d’autres termes, dans la culture politique actuelle, le droit constitutionnel n’a aucune légitimité sans la démocratie qui, quant à elle, a besoin du droit pour se concrétiser de manière stable et ordonnée dans des institutions vivantes et efficaces. 3 LA NAISSANCE DE LA CONSTITUTION : L’ACTE CONSTITUANT ORIGINAIRE Comment naît une constitution? C’est la question des origines, du « big bang » constitutionnel. 3.1 La création ou l’établissement d’un État L'opération constituante originaire - à savoir l'établissement initial de la constitution- surviendra d'abord avec la création de l'État. En effet, l'État et la constitution naissent simultanément puisque par sa souveraineté l'État fonde l'ordre juridique même. La constitution n'étant pas antérieure à l'État, elle ne peut en régir l'établissement. « Le pouvoir constituant originaire est le pouvoir d'établir les règles fondamentales relatives à la dévolution et à l'exercice du pouvoir politique. Il s'agit, somme toute, d'élaborer le texte constitutionnel qui va fonder le nouvel ordre juridique. C'est pourquoi il faut supposer que l'ordre juridique antérieur a disparu ou est devenu caduc et que l'on se trouve devant un vide juridique».(P. Pactet, Institutions politiques, Droit constitutionnel, 10e éd., Masson, Paris, 1991, p. 69. Une constitution peut naître par l’établissement d’un État sur un territoire et à l’égard d’une population qui n’avaient pas connu jusque-là cette forme occidentale de gouvernement. C’est ce qui s’est produit lors de l’expansion coloniale des États européens dans les territoires d’outremer (Amériques, Afrique, Asie, Pacifique etc.). En affirmant unilatéralement leur souveraineté sur ces territoires et leur population, les puissances coloniales leur ont étendu le modèle étatique bien que de manière non démocratique et souvent discriminatoire. Dans la foulée de l’expérience coloniale, la naissance d’États nouveaux intervient notamment dans le cadre de la décolonisation à la faveur de laquelle une population colonisée accède au statut d’État souverain avec ou sans l’accord de la puissance colonisatrice. La création d’un État peut aussi survenir lors de la sécession d’un territoire non colonial se détachant d’un État existant. La dissolution d’un État existant peut aussi entraîner l’apparition de plusieurs États nouveaux (expl. Yougoslavie, Tchécoslovaquie, U.R.S.S.) que cette dissolution soit ou non entraînée par une ou plusieurs sécessions. Au cours de l’histoire, les constitutions sont souvent apparues dans la foulée de bouleversements politiques marqués par la violence, la guerre et le sang. On songe à la guerre de Sept Ans ayant mené à la conquête britannique du Canada, et aux révolutions américaine, française et bolchévique. 3.2. La rupture de la continuité constitutionnelle L'acte constituant originaire se produira aussi sans qu'il y ait apparition d'un État intégralement nouveau au plan de ses trois composantes fondamentales. Le territoire et la population sont inchangées mais l’organisation politique souveraine change. Une telle rupture se produira notamment lors d'une révolution ou d’un coup d’État-pacifique ou non- qui supprime l'ordre constitutionnel existant pour lui en substituer un nouveau. Tout comme pour la création d'un nouvel État, l'acte constituant résultant de la disparition de l'ordre constitutionnel antérieur devra aujourd'hui trouver ultimement sa justification politique dans la volonté fondatrice du peuple souverain s’exprimant directement ou par l’intermédiaire de ses représentants dûment mandatés. 4 LA POSITION DE LA CONSTITUTION DANS L’ORDRE JURIDIQUE Quelle est la place de la constitution dans le système juridique? Quelle force normative possède une constitution? Dans les systèmes constitutionnels contemporains, les aspects les plus importants de l’organisation et de la limitation démocratiques du pouvoir sont, sauf de rares exceptions, inscrits dans la constitution-loi fondamentale à laquelle toute autre loi ou norme est subordonnée. 4.1 La constitution, norme suprême a) La suprématie de la constitution : le constitutionnalisme Selon la théorie du constitutionnalisme, laquelle a acquis un fort ascendant dans le monde occidental, la constitution ne peut vraiment emplir son rôle d'organisation démocratique limitative du pouvoir étatique que si elle se présente comme un ensemble de règles fondamentales juridiquement contraignantes pour les pouvoirs et les organes de l'État, savoir le législatif, l'exécutif et le judiciaire. La constitution comportera alors des caractéristiques de forme -d'où l'expression constitution formelle- qui la distingueront fondamentalement des autres règles de droit et garantiront son rôle de norme suprême s'imposant aux organes qu'elle crée et dont elle organise le fonctionnement. Il en résultera une hiérarchie des normes au sommet de laquelle trônera la constitution, à la fois source et limite de tout pouvoir par elle institué. b- Les dispositifs institutionnels nécessaires à la suprématie juridique de la constitution i- Les procédés de hiérarchisation des normes au profit de la constitution. La rigidité constitutionnelle Il importe de bien comprendre les moyens par lesquels on met en pratique le principe de la limitation du pouvoir par la suprématie de la constitution. L’objectif est de faire en sorte que les pouvoirs soient tenus de se conformer aux règles prévues dans la constitution. Comment y parvenir? En s’assurant que les organes institués (le législateur, l’administration etc.) ne puissent pas se soustraire à la contrainte constitutionnelle en modifiant facilement la constitution. En d’autres termes, ne pourront être source de contrainte juridique pour les pouvoirs de l'État que les règles que ces pouvoirs n'ont pas, à eux seuls, le droit de réviser ou de neutraliser sans aucune restriction. Par exemple, une règle de droit qu'un parlement pourrait modifier ou abolir à sa guise, et sans aucune formalité particulière, ne pourrait être qualifiée de contraignante pour ce parlement au plan juridique. Le parlement ne serait alors juridiquement soumis qu'aux lois auxquelles il veut bien se soumettre puisqu’il pourrait se débarrasser des lois qu’il ne veut pas. La supériorité hiérarchique de la constitution commande donc la rigidité des normes constitutionnelles. Le terme « rigidité » est une métaphore pour dire que la norme ne peut être facilement fléchie, pliée ou cassée par le pouvoir en place. Par opposition, les normes souples vont se fléchir ou plier facilement face à la volonté des gouvernants car ces derniers peuvent les changer ou les abroger de façon purement discrétionnaire. Il sera important d’établir un équilibre entre rigidité et souplesse car un excès de rigidité peut condamner la constitution à la stagnation et à l’immobilisme et nuire de la sorte à sa capacité de s’adapter à l’évolution de la société et donc devenir vulnérable à des logiques de rupture « révolutionnaire ».. La distinction entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués Par quel moyen peut-on atteindre le degré requis de rigidité de la norme constitutionnelle et ainsi rendre difficile la modification de cette norme? En réservant la fonction constituante, c’est-à-dire le pouvoir de modifier et de fixer le contenu de la constitution, à un organe spécial agissant selon une procédure qui lui est propre et qui rend complexe la modification de la constitution. La rigidité nécessaire à la suprématie de la norme constitutionnelle exige donc une distinction entre le pouvoir constituant ⎯ entendu ici comme pouvoir de modifier la charte fondamentale qu'est la constitution - et les pouvoirs constitués, c'est-à- dire les pouvoirs et organes dont la création, l'organisation et les attributions sont réglées par la constitution (par ex. le Parlement, l'exécutif et les tribunaux). Le pouvoir constituant peut adopter des règles qui s’imposeront et le pouvoir constitué devra obéir à ces règles. La composition particulière du corps constituant de même que les exigences propres à la procédure constituante rendront le texte constitutionnel plus rigide qu'une loi ordinaire. Par ex.: La modification de la Constitution du Canada exigera parfois l'assentiment d'un corps constituant composé des chambres du Parlement fédéral et des assemblées législatives des dix provinces. C'est un cas extrême de rigidité constitutionnelle. « On est donc en présence d'une série de normes en cascade, qui s'enchaînent et s'engendrent successivement, en prenant appui les unes sur les autres: au sommet, une norme positive suprême, supérieure à toutes les autres et qui définit leurs conditions de production (la Constitution); à la base, des normes strictement encadrées par celles qui sont placées au-dessus d'elles, et dont la part de création est réduite: entre les deux, différents degrés ou paliers, dont le nombre varie selon la complexité de l'ordre juridique, et qui sont à la fois déterminés (par les niveaux supérieurs) et déterminants (pour les niveaux inférieurs). L'ordre juridique apparaît ainsi comme un «édifice à plusieurs étages superposés», une pyramide formée de «couches de normes juridiques» hiérarchiquement subordonnées et tirant leur validité de leur appartenance à cet ordre. » (J. Chevallier, L’État de droit, 2 éd., Montchrestien, Paris, 1994, pp. 45-46) e Comme l'indique l'exemple donné ci-haut, le corps constituant réunira souvent plusieurs organes constitués agissant, collectivement, en leur qualité constituante. Il n'y donc pas nécessairement de séparation institutionnelle complète entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués. Hiérarchie des pouvoirs, hiérarchie des normes Le pouvoir constituant, puisqu'il habilite son titulaire à modifier les règles de base régissant les pouvoirs constitués ou à leur en imposer de nouvelles, jouit d'une supériorité hiérarchique sur ces pouvoirs constitués. À la hiérarchie des pouvoirs correspond dès lors une hiérarchie des normes émanant de ces pouvoirs: la norme élaborée par le pouvoir prépondérant (constituant) l'emporte, en cas de conflit, sur la norme produite par le pouvoir inférieur (constitué). Cette suprématie de la constitution fait que toute action des organes constitués (par ex. une loi du Parlement ou un acte du gouvernement) qui est incompatible avec les règles fixées par le pouvoir constituant sera privée de validité. LA HIÉRARCHIE DES POUVOIRS ET DES NORMES CONSTITUANT NORMES CONSTITUTIONNELLES CONSTITUÉ NORMES LÉGISLATIVES, RÉGLEMENTAIRES ETC. La hiérarchie des légitimités comme condition de la hiérarchie des pouvoirs et des normes En raison de la primauté du pouvoir constituant et de la norme qu’il produit, l'exercice du pouvoir constituant -savoir la formulation des règles constitutionnelles- est une fonction politique qui exige une très forte légitimité démocratique. Cet impératif de légitimité s'explique par le fait que la formulation de règles constitutionnelles suprêmes, donc de règles susceptibles d'avoir une incidence durable sur le système politique, le bienêtre et les droits fondamentaux des citoyens, exige des arbitrages difficiles entre des intérêts contradictoires dans la société. De plus, la règle constitutionnelle permet de remettre en cause les décisions politiques prises par des pouvoirs publics qui jouissent eux-mêmes d'une grande légitimité démocratique comme c'est le cas des lois votées par les représentants élus du peuple. L'autorité constituante détient le pouvoir de réduire le rôle des élus, pourtant responsables politiquement devant le peuple, dans l'énonciation de la loi. Lorsqu’une loi votée par le Parlement est annulée pour cause d'inconstitutionnalité, il y a mise en échec d’un texte qui se veut une des manifestations de la volonté du peuple représenté par la majorité parlementaire. La suprématie constitutionnelle, notamment lorsque la constitution garantit la protection des droits fondamentaux individuels, suppose, bien sûr, qu'il existe une légitimité supérieure à celle de la majorité des députés siégeant au Parlement; que la démocratie est donc bien autre chose que le simple pouvoir des élus majoritaires de faire la loi. La démocratie s'exprime aujourd'hui dans un «consensus constitutionnel qui dépasse la majorité et inclut une partie de la minorité contre des majorités conjoncturelles» (C. Grewe et H. Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, Paris, 1995, p. 67). Précisément parce qu'il a vocation à exprimer un consensus si large, une légitimité qui transcende même celle de la majorité des députés élus siègeant au sein des assemblées représentatives, le pouvoir constituant est normalement réservé soit au peuple lui-même par voie référendaire soit à des corps constitués qui satisfont des critères stricts de représentation de la volonté populaire. La hiérarchie des pouvoirs reflète en fait une hiérarchie des légitimités. Cette vision des choses ressort bien de l’extrait suivant de la décision de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec : « La modification de la Constitution requiert souvent quelque forme de consensus important, précisément parce que la teneur des principes fondamentaux de la constitution l’exige. L’exigence d’un vaste appui sous forme de « majorité élargie » pour introduire une modification constitutionnelle garantit que les droits des minorités seront pris en considération avant l’adoption de changements qui les affecteront ». par. 77) ii- Le contrôle de constitutionnalité Outre la hiérarchisation des normes, la possibilité de faire censurer ou annuler une action gouvernementale non conforme à la constitution est une condition institutionnelle de la suprématie constitutionnelle effective. En effet, la soumission des pouvoirs constitués à la constitution ne doit pas seulement être affirmée; elle doit encore être garantie juridiquement par la mise en place de mécanismes efficaces de contrôle qui permettront d'assurer que les pouvoirs constitués respecteront effectivement la norme suprême. En l'absence d'un contrôle réel de la constitutionnalité des actions étatiques, la suprématie constitutionnelle, en tant que règle de droit, serait fonction de la pratique politique et risquerait, du moins en certaines circonstances, de n'avoir plus qu'une valeur symbolique. Or pour assurer la suprématie véritable de la constitution, le contrôle de constitutionnalité doit relever d'une instance la plus indépendante et objective possible - le contrôleur ne devant pas se confondre avec le contrôlé- et ayant la compétence technique, c’est-à-dire les connaissances nécessaires en droit constitutionnel, pour arbitrer rationnellement toute contestation de l'action étatique pour cause de non-conformité à la constitution. Cette instance présentera donc généralement les caractéristiques d'une juridiction ou d’un tribunal, du point de vue de son organisation, de sa composition et de son fonctionnement. Cela explique pourquoi on dit que les juges appelés à décider de la constitutionnalité des actes pris par les pouvoirs publics font œuvre de justice constitutionnelle.. Suprématie de la constitution ou suprématie des juges? Le contrôle judiciaire de la constitutionnalité n'a, en principe, pour seule raison d'être la suprématie de la constitution en tant que norme juridique. En théorie, le tribunal chargé de juger de la constitutionnalité ne fait que forcer les pouvoirs constitués à respecter la volonté du pouvoir constituant. Dans la poursuite de cette mission, ce tribunal, parce qu'il n'est lui-même qu'un organe constitué, ne fait qu'appliquer des règles constitutionnelles dont l'élaboration et la formulation lui échappe en raison de la hiérarchie des pouvoirs. En effet, seul le pouvoir constituant peut, d’un point de vue formel, créer et formuler la règle constitutionnelle. Autrement dit, le contrôle judiciaire de la constitutionnalité porte sur la légalité d’une mesure et non sur son opportunité politique ou morale. C’est ce qu’exprime par exemple la Cour d’appel du Québec dans une affaire mettant en cause la constitutionnalité de la Loi sur la laïcité de l’État : L’on peut certainement entretenir des opinions diverses au sujet de la Loi et de son opportunité, que ce soit politiquement, sociologiquement ou moralement. Le présent arrêt, toutefois, ne s’intéressera évidemment qu’à l’aspect juridique du débat. La Cour, comme avant elle la Cour supérieure, agit en effet ici dans le cadre d’un processus de contrôle de la légalité de la Loi, processus initié par différents groupes de justiciables, et ne statue pas sur la sagesse de celle-ci. Son champ d’intervention est par conséquent limité. Bien sûr, on ne peut occulter le fait que les questions juridiques ont souvent une connotation politique (au sens large) ou sont indissociables du contexte politique (au même sens large). Cela n'est pas anormal : après tout, les lois, comme les chartes qui protègent les droits et libertés, sont elles-mêmes l’expression juridique d’une volonté politique, celle du législateur ou du constituant. Le droit est donc parfois bien près du politique. Mais c’est néanmoins par la seule lorgnette juridique que seront tranchées les nombreuses questions soumises à la Cour dans le cadre du présent dossier. (Organisation mondiale sikhe du Canada c. Procureur général du Québec, 2024 QCCA 254) Mais cette vision des choses est quelque peu simplificatrice. L'observation rigoureuse du travail du juge de la constitutionnalité permet de conclure facilement que ce dernier n'est pas que «la bouche qui prononce les paroles de la Constitution». L'observateur ne peut manquer de constater que son rôle d'interprète de la constitution amène souvent le tribunal à un travail de création de la norme constitutionnelle. En effet, la constitution est souvent rédigée en termes très généraux, et, de plus, toute règle appelle une interprétation de la part de celui à qui est dévolue la tâche de dire le droit. Le juge se voit de la sorte investi d’un ample pouvoir créateur. Un constitutionnaliste français a bien expliqué que: «...les dispositions et articles de la [constitution] ne sont pas en eux-mêmes contraignants et n'ont pas un contenu en lui-même signifiant et s'imposant à un juge constitutionnel qui serait réduit au rôle de simple porte parole. Ce qui préexiste à l'intervention du [juge], c'est un texte porteur de plusieurs sens et, dire le droit, c'est attribuer un sens au texte par un travail d'interprétation des mots dont la logique est de mettre le juge d'une part en face de plusieurs significations possibles, d'autre part dans l'obligation professionnelle d'en choisir une...Il est donc clair que le texte devient une norme seulement après que le [juge] en ait déterminé la signification. Il convient donc de reconnaître que l’activité du (juge) est politique…parce qu’il est impossible de dissocier application -qui serait juridique- et création -qui serait politique- du droit… (D. Rousseau et al., Droit du contentieux constitutionnel, 11e éd., LGDJ, Paris, 2016, pp. 72-73) Par ex.: Si le texte constitutionnel accorde à chacun le droit à la «liberté» sans plus de précision, il faudra que les juges choisissent entre les multiples interprétations raisonnables du terme «liberté». Par leur travail d'interprétation, ils élaboreront eux-mêmes un ensemble de règles constitutionnelles en matière de «liberté «. Cette démarche se fondera en partie, mais non exclusivement, sur les préférences et les jugements de valeur propres aux juges. C'est ainsi que la question de savoir si le droit d'une femme à la «liberté « comprend la liberté de se faire avorter pourra être résolue différemment en fonction des convictions morales, voire même du sexe, des juges. Le discours des juges eux-mêmes permet d'ailleurs de faire ressortir le rôle des convictions personnelles dans le processus de contrôle de constitutionnalité. Au lendemain de la décision de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi sur la sécession, le juge Major, membre de la Cour, a déclaré au Globe and Mail que les membres de la Cour s’étaient tous inspirés de leur attachement profond au Canada. Pour bon nombre d'observateurs, cette réalité, qui fait intervenir le juge dans le processus d'élaboration de la règle constitutionnelle, est problématique puisqu'elle est perçue comme une entorse à la hiérarchie qui existe entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués. Se pose donc la question de la légitimité démocratique du pouvoir confié à de simples juges non élus de contribuer à l'élaboration des règles constitutionnelles pour ensuite censurer les décisions des élus au nom de ces mêmes règles. Au-delà des appels à la prudence dans l'exercice de la discrétion judiciaire, le problème ne semble pouvoir être résolu - dans le respect du principe de la suprématie de la constitution- que par la faculté que conserve, en principe, le constituant de reformuler la règle constitutionnelle de manière à limiter, voire même contrer, les effets d'une décision judiciaire invalidant une loi pour cause d’inconstitutionnalité. Par ex.: La province de Terre-Neuve a proposé avec succès une modification de la constitution en matière de confessionnalité scolaire à la suite d’une décision judiciaire déclarant inconstitutionnel un projet de réforme sur la question. La révision constitutionnelle exigera plus que l'expression d'une simple majorité parlementaire, ce qui permettra un réel débat de société sur l'opportunité de la loi et sur le bien-fondé de la décision la censurant. Par ex.: Il est évident qu'un large débat de société s'engagera si la constitution exige que toute révision constitutionnelle soit ratifiée par référendum. Parce que la procédure constituante favorise normalement une logique d'approfondissement du consensus social, elle sera susceptible de contribuer à un certain équilibre entre le rôle controversé, mais incontournable, du juge constitutionnel et les exigences de la démocratie. Mais il faut bien admettre que l'efficacité de cette solution pourra s'avérer fort limitée si la procédure de révision est rigide au point de rendre très difficile politiquement et juridiquement toute réforme constitutionnelle. C’est pourquoi dans certains pays on a relativisé la suprématie constitutionnelle en permettant au Parlement, à certaines conditions d’adopter de nouveau une loi ayant fait l’objet d’une décision judiciaire d’inconstitutionnalité. 4.2 La constitution, norme ordinaire a) Les limites de la suprématie constitutionnelle La constitution, en tant que norme suprême s'imposant obligatoirement aux pouvoirs constitués, traitera surtout des aspects les plus importants de la vie de l'État dans une démocratie libérale moderne: distribution/séparation des pouvoirs et garantie des droits fondamentaux des citoyens. C’est dire que les questions liées à l'organisation et la limitation de l'État ne font pas toutes l'objet de dispositions jouissant d'un statut hiérarchiquement supérieur et, donc susceptibles de fonder un contrôle judiciaire de constitutionnalité. Le pouvoir constituant ne peut, ni ne veut, aucunement saisir dans le texte suprême la totalité de la matière constitutionnelle. Bien des règles de droit (écrites ou non) relatives au fonctionnement de l'État et aux droits des citoyens n'ont donc qu'une valeur de normes ordinaires, c'est-à- dire qu'elles n'ont aucun statut particulier et peuvent être abrogées ou modifiées sans formalité particulière par le pouvoir législatif. Ces règles qui, se trouvent de la sorte assujetties à un régime de suprématie de la loi, se distinguent dès lors par leur souplesse qui contraste avec la rigidité des règles suprêmes adoptées par le constituant selon une procédure plus complexe (ex.: référendum, majorité renforcée, unanimité des provinces et du fédéral etc.) On ne saurait néanmoins oublier que leur souplesse n’empêche nullement que l’on qualifie ces normes de « constitutionnelles » du point de vue de leur contenu ou matière. C’est pourquoi on dira que ces normes, bien que souples, font partie de la constitution matérielle qui englobe toute norme organisant le pouvoir étatique sans égard à sa position dans la pyramide formelle des normes. Par exp : Dans l’affaire SEFPO c. Ontario, 2 R.C.S. 2 , le juge Beetz, s’attachant à définir les normes qui composent la constitution de l’Ontario, écrit notamment à la p. 40 : « …la question de savoir si une disposition donnée fait partie de sa constitution ou la modifie pourrait recevoir une réponse affirmative par l’application d’un seul critère relativement simple : la disposition est-elle de nature constitutionnelle? En d’autres termes, la disposition en question a-t-elle trait, de par son objet, à une branche du gouvernement de l’Ontario ou…est-ce qu’elle « porte sur le fonctionnement d’un organe du gouvernement de la province »? Détermine-t-elle, par exemple, la composition, les pouvoirs, l’autorité, les privilèges et les fonctions des organes législatif ou exécutif ou de leur membres? Réglemente-t-elle la corrélation entre deux ou plusieurs branches? Ou établit-elle quelque principe de gouvernement? » Selon la conception que se fait le constituant de son rôle, ses «silences» seront plus ou moins significatifs. Il en résultera un domaine plus ou moins vaste pour les normes constitutionnelles ordinaires, donc pour la suprématie de la loi adoptée par le Parlement. Parmi les facteurs susceptibles de mener à un usage réservé ou parcimonieux de la fonction constituante, mentionnons (1) la volonté de laisser une plus grande marge de manœuvre aux pouvoirs constitués tout en atténuant le problème de la légitimité du contrôle judiciaire de constitutionnalité et (2) l'attachement à une souplesse formelle de nature à conjurer toute sclérose constitutionnelle qui empêcherait l'adaptation de l'État à l'évolution de la société. Une règle constitutionnelle facilement modifiable permettra l'adaptation du droit aux nouvelles réalités économiques, sociales et technologiques. Par ex.: le très long processus de révision des structures scolaires confessionnelles au Québec fut attribuable en partie à la difficulté de modifier les droits confessionnels protégés par la constitution. b) Le particularisme britannique: la suprématie du Parlement (souveraineté du Parlement) La Grande-Bretagne n'applique pas le principe de la suprématie constitutionnelle et ne reconnaît donc pas la distinction entre le pouvoir constituant et le pouvoir législatif. La constitution ne comporte aucune règle de droit supérieure à la loi votée par le Parlement souverain. Le corpus constitutionnel britannique est par conséquent entièrement souple ce qui exclut tout contrôle de constitutionnalité. Bref, à la suprématie de la constitution la Grande-Bretagne oppose la suprématie parlementaire communément appelée souveraineté parlementaire. Les défenseurs de la spécificité britannique invoquent entre autres la tradition politique d’autolimitation des pouvoirs publics en Grande-Bretagne et, plus récemment, le caractère antidémocratique du contrôle judiciaire de constitutionnalité. Selon eux, la démocratie et la protection des droits et libertés individuels dépendent essentiellement de la vitalité d’une culture politique et non des structures juridiques formelles. Il faut dire que le modèle britannique, dans son rejet intégral du constitutionnalisme formel, paraît plutôt marginal (voir aussi la Nouvelle-Zélande) dans la pratique constitutionnelle contemporaine bien que d'autres systèmes juridiques nationaux réservent une place fort limitée à la suprématie de la constitution (Pays-Bas, Suède, Danemark par exemple). Nous verrons plus loin que le Canada et le Québec, bien qu’ils soient aujourd’hui encore tributaires, à plusieurs égards, de leur héritage constitutionnel britannique, ont dû se démarquer de cette caractéristique singulière de la constitution britannique PREMIÈRE PARTIE : ASPECTS ESSENTIELS DE LA PRATIQUE CANADIENNE 1. LES ORIGINES DE LA CONSTITUTION : LES JALONS HISTORIQUES 1.1. LES TEXTES COLONIAUX. La constitution sous le régime français (1608-1760): une monarchie absolue tempérée par la géographie Les grandes institutions : le Roi, le gouverneur, l’intendant et le Conseil souverain Le régime seigneurial comme mécanisme de peuplement et d’occupation du territoire La Coutume de Paris comme droit commun Les peuples autochtones, des alliés militaires et des partenaires commerciaux La souveraineté association et le dualisme juridique. La Proclamation royale de 1763 : l’avènement du constituant britannique au Canada Affirmation unilatérale de la souveraineté de la Couronne à l’égard des peuples autochtones et reconnaissance de leurs droits territoriaux : logique de conquête Création de la « Province of Quebec Introduction du droit anglais et de la langue anglaise comme langue du droit et de l’administration Exclusion des catholiques de l’administration par l’imposition du serment du Test Régime dominé par le gouverneur et le conseil exécutif nommés et contrôlés par Londres, donc le pouvoir est entre les mains des Britanniques Absence d’assemblée représentative, donc l’écrasante majorité française est absente du gouvernement : logique de conquête Le début du sentiment national « canadien » (à l’époque « canadien » signifiait « français »). L’Acte de Québec, 1774 : quelques concessions à la majorité française Agrandissement du territoire de la « Province of Quebec » Reconnaissance explicite du droit d’origine française en droit privé Abolition du serment du Test et reconnaissance de la liberté religieuse des catholiques Maintien d’un régime de gouvernement non représentatif composé d’un gouverneur, d’un conseil législatif et d’un conseil exécutif nommés et contrôlés par Londres, donc entre les mains des anglophones malgré une écrasante majorité francophone.. La Loi constitutionnelle de 1791 : un parlementarisme piégé La « Province of Quebec » devient le Bas-Canada (les loyalistes ayant demandé leur séparation du Québec et la création d’une colonie distincte appelée Haut-Canada) Création d’une assemblée législative élue contrôlée par la majorité francophone mais neutralisée par un conseil législatif (ayant droit de véto) et un conseil exécutif nommés et contrôlés par Londres Une tension permanente entre les élus rendant des comptes au peuple et les nommés rendant des comptes à Londres Les demandes de réforme démocratique (le mouvement patriote) La rébellion de 1837-1838 et sa répression marquent la fin de cette constitution Le Rapport Durham recommande l’union des Canadas et l’assimilation des francophones. L’Acte d’Union de 1840 : une tentative d’assimilation et le début d’un véritable parlementarisme Union forcée du Bas-Canada et du Haut-Canada notamment en vue de faciliter l’anglicisation des sujets de langue française. Représentation initialement défavorable à l’ancien Bas-Canada Mise en commun de la dette au profit de l’ancien Haut-Canada L’anglais seule langue officielle Atténuation du caractère unitaire du régime par la pratique parlementaire de la « double-majorité » Acquisition du gouvernement responsable (le gouvernement doit rendre des compte à la chambre élective du Parlement, donc aux représentants du peuple). Intensification de la pratique des traités de cession territoriale avec les Autochtones Création de réserves indiennes. L’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, 1867 (Loi constitutionnelle de 1867 depuis 1982) : l’union des colonies britanniques et la naissance du fédéralisme Union de type fédéral des colonies britanniques de l’est, auxquelles se joignirent graduellement d’autres colonies et territoires Bilinguisme législatif partiel Les affaires autochtones relèvent au premier chef du palier fédéral L’extension territoriale en 1870 Les traités numérotés (1870-1923) pour ouvrir l’ouest à la colonisation 1.2. LES TEXTES POSTCOLONIAUX. Le Canada Act, 1982 : la rupture du lien juridique avec la Grande-Bretagne Adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 malgré l’opposition de l’Assemblée nationale du Québec (une constitution imposée aux institutions québécoises) Introduction d’un pouvoir de modification constitutionnelle purement canadien (le « rapatriement », partie V) Ajout de la Charte canadienne des droits et libertés (partie 1) Reconnaissance et confirmation des droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones (partie II) 2. LES PRINCIPALES COMPOSANTES DE LA CONSTITUTION Il s'agit pour le moment de voir quels types de normes régissent de manière générale l'organisation et la limitation du pouvoir étatique au Canada (la constitution matérielle) et non d'identifier lesquelles de ces normes jouissent de la suprématie hiérarchique (la constitution formelle rigide). Nous traiterons de la suprématie constitutionnelle au Canada dans la section suivante. 2.1 Des lois et instruments législatifs britanniques La Proclamation royale de 1763 n’est pas au plan technique une véritable loi ; elle est plutôt un instrument législatif émanant du Roi en vertu de sa prérogative résiduelle de légiférer pour les colonies conquises. Les dispositions de la Proclamation relatives à la garantie des droits fonciers autochtones sont toujours en vigueur. La constitution canadienne comprend aussi des lois du Parlement britannique destinées à s'appliquer de manière particulière au Canada ou à l'ensemble des colonies (ou ex-colonies) de l'empire, et non au Royaume-uni comme tel. Ces lois étaient, à l’époque coloniale, appelées « lois impériales ». Les composantes les plus importantes de la constitution formelle au Canada sont en fait des lois adoptées par le Parlement de Westminster (par expl : La Loi constitutionnelle de 1867 et la Loi constitutionnelle de 1982.) 2.2 Des lois canadiennes et québécoises a) Les lois constitutionnelles adoptées au Canada depuis 1982 Depuis 1982, le pouvoir constituant canadien a adopté, conformément à la procédure de révision constitutionnelle prévue à la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982, des lois constitutionnelles venant modifier certaines lois constitutionnelles britanniques. b) Les lois fédérales Fait partie de la constitution toute loi votée par le Parlement canadien (fédéral) ayant pour objet de régir les aspects les plus importants de la dévolution et de l'exercice du pouvoir public central, y compris celles relatives à la protection des droits individuels des citoyens (Expl. Loi sur le Parlement du Canada, Loi électorale du Canada, Loi sur les langues officielles, Déclaration canadienne des droits, Loi canadienne sur les droits de la personne etc.) c) Lois provinciales (québécoises) Il s’agit de toute loi votée par le Parlement du Québec ayant pour objet de régir les aspects les plus importants de la dévolution et de l'exercice du pouvoir public dans la province de Québec, y compris celles relatives à la protection des droits individuels des citoyens (Expl. Loi sur l'Assemblée nationale, Loi sur l'exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l'État du Québec, Loi sur l'exécutif, Loi sur la consultation populaire, Charte de la langue française, Loi sur la laïcité de l’État, Charte des droits et libertés de la personne etc.) 2.3 Des principes constitutionnels non écrits La Cour suprême du Canada a statué que les lois constitutionnelles se trouvent en fait à mettre en application des principes juridiques non écrits qui forment la base même du système constitutionnel canadien et qui sont notamment « reconnus et confirmés » par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 comme faisant partie intégrante de la constitution. Le préambule ne constitue pas la source formelle de ces principes. La haute juridiction estime en effet que le corpus constitutionnel renferme des principes qualifiés de non écrits parce qu’ils ne sont formulés nulle part en termes explicites dans les textes. Dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, le plus haut tribunal parle de principes « extérieur[s] aux articles particuliers des Lois constitutionnelles » (par. 83) mais dont un « bon nombre » (par. 93) seraient activés en droit constitutionnel canadien par le jeu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 : « Il [le préambule de L.c. 1867] reconnaît et confirme les principes fondamentaux qui sont à la source même des dispositions substantielles de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme je l’ai dit précédemment, ces dispositions ne font qu’établir ces principes structurels dans l’appareil institutionnel qu’elles créent ou envisagent. En tant que tel, le préambule est non seulement une clef permettant d’interpréter les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de 1867, mais également une invitation à utiliser ces principes structurels pour combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel. Il est le moyen de donner force de loi à la logique qui sous-tend la loi » (par. 95) “Celui-ci énonce les principes structurels de la Loi constitutionnelle de 1867 et invite les tribunaux à transformer ces principes en prémisses d’une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel” (par. 104) ”…les dispositions expresses de la Constitution doivent être considérées comme étant l’expression des principes structurels sous-jacents non écrits, prévus par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867” (par. 107) Il appert que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, que la Cour décrit comme “le portail de l’édifice constitutionnel “ (par. 109), ne fait que relayer des principes préexistant en marge des textes dont ils forment en fait le soubassement politique et juridique. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême porte à des sommets inégalés la théorie des principes sous-jacents de la constitution. Tout au long de son avis, elle insiste sur le caractère implicite et non écrit des principes qu’elle dégage, savoir : la démocratie, la primauté du droit, le principe fédéral et la protection des minorités (voir par. 50 transparaissent derrière l’écrit », par. 60 « ne sont décrits expressément nulle part dans nos textes constitutionnels »). En aucun moment, elle se montre soucieuse de relier de manière formelle ces principes non écrits à un volet ou l’autre du préambule même si la majorité de ceux-ci sont en fait rattachables au préambule. Évoquant ces principes la Cour déclare : Bien que ces principes sous-jacents ne soient pas expressément inclus dans la constitution, en vertu d’une disposition écrite, sauf pour certains par une allusion indirecte dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, il serait impossible de concevoir notre structure constitutionnelle sans eux. Ces principes ont dicté des aspects majeures de l’architecture même de la Constitution et en sont la force vitale (par. 51) Dans cette affaire, la Cour affirme en outre que les principes sous-jacents “inspirent et nourrissent le texte de la Constitution » (par. 49), qu’ils « imprègnent la Constitution et lui donnent vie » par. 50. La Cour les décrit comme les « prémisses d’une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel » ( par. 53), comme des « postulats non écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada » (par. 54). Selon ce point de vue, les dispositions expresses ne sont souvent que l’application concrète et partielle des principes structurels dont l’action normative sous- jacente fait qu’ils peuvent être mobilisés en tout temps pour obvier à ce que les juges tiennent pour les insuffisances des textes. La mise en œuvre de cette source de normes constitutionnelles implique que les juges : (1) constatent un « vide » ou une « insuffisance » dans les textes à laquelle il est nécessaire de remédier par la mobilisation d’un principe non écrit et de la règle qui en découle. Pour ce faire, ils se demanderont si les dispositions expresses de la constitution sont destinées à apporter une solution complète à la question soulevée par la partie voulant se prévaloir du principe non écrit. Si non, il y aura alors un « vide » textuel à combler par le recours au principe sous-jacent (par expl. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême estime que la partie V de la L.c. de 1982 traitant de l’amendement constitutionnel ne régit pas le cas du retrait unilatéral d’une province de la fédération, elle comble ce «silence » des textes à l’aide des principes non écrits). (2) identifient un principe non écrit comme ayant une valeur structurante sous-jacente et dégage de ce principe, le cas échéant, une règle constitutionnelle plus ou moins précise. Pour dégager un tel principe, les juges examineront notamment l’histoire constitutionnelle afin d’évaluer l’importance du principe invoqué dans le fonctionnement des institutions. Ainsi, dans Public School Board’s Assn of Alberta c. Alberta, CSC 45, la Cour suprême conclut que le principe de « l’autonomie raisonnable » des commissions scolaires invoqué par les demandeurs ne constitue pas un principe constitutionnel non écrit. De même, les juges pourront donner une portée limitée à un principe. Ainsi, dans Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique, CSC 52, la Cour suprême décide que le principe non écrit de l’indépendance judiciaire ne s’étend pas aux tribunaux administratifs. Il est facile de voir tout le potentiel de création constitutionnelle que se reconnaissent de la sorte les juges en tant que seuls interprètes des principes sous-jacents et des textes constitutionnels. Parce qu’ils sont par nature fondamentaux et structurants ces principes non écrits, dont l’élucidation sera l’apanage des juges, sont une manifestation remarquable d’un activisme judiciaire à la faveur duquel les magistrats font œuvre de constituants en complétant la Constitution du Canada sans avoir à s’astreindre au respect des mécanismes formels d’amendement constitutionnel. Une telle latitude « constituante » ne fera qu’exacerber la controverse entourant le pouvoir des juges dans notre système constitutionnel (voir notamment J. Leclair « Canada’s Unfathomable Unwritten Constitutional Principles », (2002) 27 Queens L.J. 389.) C’est sans doute pour cette raison que la Cour suprême a précisé récemment qu’un principe non écrit ne peut à lui seul servir de fondement à l’invalidation d’une loi. La Cour écrit que les tentatives de mettre côté le texte écrit sont problématiques : ….de telles tentatives empiètent sur le pouvoir législatif de modifier la Constitution, ce qui soulève des préoccupations fondamentales au sujet de la légitimité du contrôle judiciaire et altère la séparation des pouvoirs (Imperial Tobacco, par. 53-54, 60 et 64-67; J. Leclair, « Canada’s Unfathomable Unwritten Constitutional Principles » (2002), 27 Queen’s L.J. 389, p. 427-432). L’approche de notre collègue, qui encourage l’utilisation des principes constitutionnels non écrits indépendamment du libellé de la Constitution, ne tient pas compte de cette préoccupation fondamentale. (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34) 2.4 Des règles de common law La constitution comprend en outre plusieurs règles de droit de création judiciaire parfois héritées des tribunaux britanniques (Chambre des Lord et Conseil Privé avant 1949), parfois élaborées par les tribunaux canadiens - contrôlés par la Cour suprême du Canada depuis 1949 (Expl. les règles de la prérogative royale, le droits ancestraux des peuples autochtones, l'obligation de fiduciaire de la Couronne à l'égard des autochtones etc.). Comme ces règles sont de «droit public» elles trouvent application au Québec comme partout ailleurs au Canada. 2.5 Des conventions constitutionnelles Les conventions constitutionnelles sont des règles politiques issues d'une entente entre les acteurs politiques, entente reflétée dans la pratique des acteurs et que ceux-ci tiennent pour politiquement obligatoire - souvent malgré les termes contraires des lois constitutionnelles- au nom de principes ou d'impératifs politiques jugés fondamentaux et parfois même bien plus importants, au regard de la légitimité des institutions, que la lettre de la constitution. (Expl. la règle antérieure à 1982 voulant que Londres ne légifère plus pour le Canada sans le consentement des autorités canadiennes ; voir l'arrêt Re Résolution pour modifier la Constitution). Les conventions ont généralement pour rôle de faire évoluer la pratique constitutionnelle pour la mettre en phase avec les valeurs fondamentales que la société et le système politique tiennent pour fondamentales à un moment donné. Elles peuvent donc consacrer une pratique et une norme qui, sans prescrire un acte illégal, ne cadrent pas avec les textes constitutionnels formels. Un tribunal peut constater l’existence d’une convention constitutionnelle ainsi que la violation de cette convention par les pouvoirs publics. Il ne lui est en revanche pas loisible d’ordonner à un acteur politique récalcitrant de se conformer à la convention dont l’existence est constatée. Les tribunaux doivent en effet appliquer le droit plutôt que les conventions. Il faut toutefois convenir qu’un jugement déclarant une mesure inconstitutionnelle au regard des conventions, donc politiquement illégitime, aura dans les faits une valeur contraignante non négligeable en raison du coût politique élevé associé à toute décision gouvernementale de passer outre. La censure judiciaire vient alors assurer et conforter la sanction politique du manquement aux conventions constitutionnelles. Ce qui permet d’affirmer que la distinction entre le droit strict et les conventions est en réalité plutôt mince. Dans la plupart des affaires dont elle a été saisie à ce jour, la Cour suprême a refusé de conclure à l’existence d’une convention constitutionnelle invoquée par la partie l’invitant à faire le constat d’une telle convention (voir par exemple Renvoi : opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, 2 R.C.S. 793; Public School Board Assn of Alberta c. Alberta, 2 R.C.S. 409; Ontario English Teachers Assn c. Ontario, 1 R.C.S 470). Dans ces affaires, la haute juridiction estime que la pratique des acteurs politiques ne correspond pas à la norme invoquée. 3. LA SUPRÉMATIE CONSTITUTIONNELLE AU CANADA ET AU QUÉBEC 3.1 La suprématie du peuple constituant La Cour suprême du Canada souligne l’adhésion de principe des systèmes canadien et québécois à la conception moderne du constitutionnalisme démocratique selon laquelle la suprématie juridique de la constitution puise sa justification dans sa capacité d’exprimer, de la manière la plus élevée, la volonté de la communauté souveraine des citoyens. C’est ainsi qu’on peut lire ce qui suit dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec : La Constitution est l’expression de la souveraineté de la population du Canada. La population du Canada, agissant par l ‘intermédiaire des divers gouvernements dûment élus et reconnus par la Constitution, détient le pouvoir de mettre en œuvre tous les arrangements constitutionnels souhaités dans les limites du territoire canadien, y compris, si elle est souhaitée, la sécession du Québec du Canada. Comme l’a affirmé notre Cour dans le Renvoi relatifs aux droits linguistiques au Manitoba, précité, p. 745, « la constitution d’un pays est l’expression de la volonté du peuple gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement. (par. 85) 3.2 Primauté du droit et suprématie constitutionnelle La « primauté du droit », principe constitutionnel non écrit selon la Cour suprême, signifie que, du plus humble citoyen au plus puissant, nul n’est au-dessus du droit ; appliquée au droit constitutionnel, elle exprime la règle voulant que « nul gouvernement n’est au-dessus de la constitution » expression de la volonté souveraine du peuple. La Cour suprême range le constitutionnalisme, c’est-à-dire la soumission du pouvoir aux contraintes de la constitution, parmi les principes structurels de l’ordre constitutionnel canadien. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour écrit : Le principe du constitutionnalisme ressemble beaucoup au principe de la primauté du droit, mais ils ne sont pas identiques. L’essence du constitutionnalisme au Canada est exprimée dans le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». En d’autres mots, le principe du constitutionnalisme exige que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution. Le principe de la primauté du droit exige que les actes de gouvernement soient conformes au droit, dont la Constitution. Notre Cour a souligné plusieurs fois que, dans une large mesure, l’adoption de la Charte avait fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle. La Constitution lie tous les gouvernements, tant fédéral que provinciaux, y compris l’exécutif…Ils ne sauraient en transgresser les dispositions : en effet, leur seul droit à l’autorité qu’ils exercent réside dans les pouvoirs que leur confère la Constitution. Cette autorité ne peut avoir d’autre source. (par. 72) 3.3 La suprématie de la constitution, de l’époque coloniale à la réforme de 1982 Les raisons d’être de la suprématie de la constitution au Canada ont évolué au gré de l’histoire du pays. Ce fut d’abord le principe colonial qui justifia de tenir pour nulle et sans effet toute loi ou action gouvernementale canadienne contraire aux lois impériales britanniques. Par la suite, le principe fédéral et a pris le relais, pour être plus tard enrichi par l’avènement de la Charte canadienne et des droits des peuples autochtones en 1982. L’histoire de la suprématie constitutionnelle au Canada est intimement liée au passé colonial du pays et à son cheminement graduel vers la pleine souveraineté. Ce sont ces liens de subordination constitutionnelle avec la Grande-Bretagne qui permettent de rendre compte du paradoxe par lequel le droit colonial britannique a légué aux anciennes colonies un régime juridique pourtant inconnu dans la constitution métropolitaine, savoir, la suprématie de la constitution. Puisque l’organisation étatique coloniale mise en place après l’avènement de la souveraineté britannique au Canada devait son existence et ses attributions à la volonté souveraine du pouvoir impérial, les institutions coloniales canadiennes se devaient d’agir en conformité avec cette volonté exprimée dans les lois impériales. En d’autres termes, la suprématie hiérarchique des lois impériales en rapport avec les lois et les actions prises par les autorités coloniales découlait naturellement du fait que le Canada était une simple colonie de la Grande- Bretagne; à l’infériorité politique inhérente au statut de colonie correspondait une infériorité juridique des lois et des actions coloniales. En appréhendant une réalité d’une autre époque à partir de la terminologie constitutionnelle d’aujourd’hui, on peut dire que par définition le Parlement britannique exerçait le pouvoir constituant alors que les appareils étatiques coloniaux n’avaient que le statut de pouvoirs constitués. Les lois constitutionnelles relatives au Canada énonçaient d’ailleurs expressément le principe de la prépondérance des lois impériales sur les lois des assemblées législatives canadiennes. L’Acte constitutionnel de 1791 autorisait ainsi la législature à faire des lois «qui ne seront pas contraires au présent Acte (art. II)» alors que l’Acte d’union de 1840 énonce que la législation du Canada-uni ne devra contrevenir à «aucun Acte du Parlement [britannique] qui n’est pas révoqué par ces présentes, ou qui pourrait être passé et qui, par ses dispositions expresses ou induction nécessaire, pourrait s’appliquer aux Provinces du Haut et de Bas-Canada ou à l’une ou l’autre» (art. III). En 1865, le principe de la suprématie des lois impériales est réaffirmé pour l’ensemble des colonies britanniques par l’Acte relatif à la validité des lois coloniales (Colonial Laws Validity Act, 1865). Cette loi impériale réitère l’interdiction faite aux législatures et autorités coloniales d’agir en violation «d’une loi quelconque du Parlement relative à la colonie» et déclare que toute loi coloniale fautive est «nulle et inopérante» dans la mesure de son incompatibilité avec toute loi impériale (art. 2,3 et 4).. L’avènement du fédéralisme et la suprématie constitutionnelle L’avènement du fédéralisme en 1867 (le remplacement de l’Acte d’union par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867) n’a pas mis fin au statut colonial du Canada. Il n’a pas non plus donné lieu à l’abrogation de l’Acte relatif à la validité des lois coloniales de 1865. Par conséquent, les lois adoptées par les autorités de la nouvelle fédération restaient des «lois coloniales» assujetties à la suprématie des lois impériales conformément à l’Acte de 1865. Cela assurait que l’essentiel de la loi impériale à l’origine du régime fédéral, savoir l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, serait à l’abri de toute modification par les lois canadiennes, qu’elles émanent du Parlement central ou des provinces. La supériorité hiérarchique des lois impériales se trouvait ainsi à rendre possible le fonctionnement effectif du fédéralisme. Ce dernier exige en effet que le partage des compétences entre deux ordres étatiques soit insusceptible de modification unilatérale par l’un ou l’autre de ces ordres. Par ex.: Le partage fédératif des compétences entre deux ordres étatiques serait naturellement voué à l’échec si le pouvoir central pouvait abroger les dispositions créant les provinces et ainsi instaurer un État unitaire. Dans son avis sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême note à ce sujet: …une constitution peut mettre en place un partage des pouvoirs qui répartit le pouvoir politique entre différents niveaux de gouvernement. Cet objectif ne pourrait être atteint si un de ces niveaux de gouvernement démocratiquement élus pouvait usurper les pouvoirs de l’autre en exerçant simplement son pouvoir législatif pour s’attribuer lui-même, unilatéralement, des pouvoirs politiques supplémentaires. (par. 74). Au lendemain du «pacte» fédératif, le pouvoir constituant pour le Canada demeurait encore, sous réserve de quelques aspects secondaires, entre les mains du Parlement de Westminster qui seul pouvait modifier les dispositions essentielles de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.. La souveraineté canadienne : le transfert politique de l’initiative constituante au Canada : le rôle d’enregistrement du parlement de Londres Le passage à un rapport politique égalitaire entre le Canada et la Grande-Bretagne allait faire en sorte que les autorités britanniques en viennent à renoncer, par convention constitutionnelle, à légiférer pour le Canada sauf à la demande des autorités canadiennes et conformément à la volonté exprimée par ces dernières (voir Renvoi sur le projet de modification constitutionnelle de 1981). À l’égalité politique entre les deux pays correspondra une égalité constitutionnelle relayée par les conventions constitutionnelles. On peut affirmer qu’en vertu de la constitution au sens large, le Canada se trouvait ainsi à jouir de l’essentiel du pouvoir constituant puisque toute modification de sa constitution relevait, dans les faits, de la seule volonté des autorités canadiennes même si la concrétisation de cette volonté devait encore se faire, au plan de la technique juridique, par l’intervention du Parlement britannique. Westminster n’était alors , par convention constitutionnelle, devenu qu’un simple exécutant rigoureusement fidèle à la volonté constituante canadienne, une sorte d’organe constituant «dérivé» œuvrant à partir de Londres mais télécommandé depuis Ottawa! L’émergence graduelle de la souveraineté canadienne, constatée au plan politique par la déclaration Balfour en 1926, fut consacrée dans le préambule du Statut de Westminster de 1931, une loi britannique adoptée avec le consentement des anciennes colonies devenues indépendantes. L’article 2 de cette loi abrogeait le principe de la suprématie des lois impériales permettant ainsi aux législatures des anciennes colonies de modifier ou d’abroger ces lois, l’article 3 autorisait les autorités des anciennes colonies à adopter des lois extra territoriales et l’article 4 contenait une renonciation formelle du Parlement britannique au pouvoir de légiférer pour les anciennes colonies (sauf avec leur consentement). Le but de ces dispositions était de faire en sorte que le pouvoir constituant revienne désormais juridiquement aux autorités des anciennes colonies. Or, un traitement particulier fut réservé au Canada à cet égard. En effet, l’abandon par Londres de son rôle constituant pour le Canada posait le problème du maintien de la suprématie constitutionnelle essentielle à la nature fédérale du pays. Il fallait absolument trouver une formule de rechange au vieux principe de la suprématie des lois impériales qui avait jusque là conféré la rigidité nécessaire à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (ainsi qu’aux Actes l’ayant par la suite modifié). La fin de la suprématie des lois impériales exigeait, en d’autres termes, que le Parlement britannique insère préalablement dans la constitution canadienne des dispositions devant régir à l ‘avenir la révision constitutionnelle au Canada; il fallait mettre en place l’organe constituant canadien qui succéderait au Parlement britannique pour garantir la continuité de la suprématie constitutionnelle. Mais il s’avéra que les provinces et les autorités fédérales furent incapables de s’entendre sur une nouvelle procédure de révision constitutionnelle (formule d’amendement) qui remplacerait le recours formel au Parlement britannique. En raison de ce blocage politique, et comme Londres ne modifiait plus la constitution que conformément aux désirs exprimés par les autorités canadiennes, ces dernières demandèrent au Parlement britannique de conserver son rôle constituant formel eu égard à une partie importante de la constitution canadienne. En conséquence, le par. 7(1) du Statut de Westminster prévoyait que «nulle disposition de la présente loi ne sera censée s’appliquer à l’abrogation ou à la modification des Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1930....». Comme l’écrit la Cour d’appel du Québec : Par les art. 2 et 4, on se trouvait donc à soustraire à l’application du Colonial Laws Validity Act, 1865 les lois fédérales ou provinciales postérieures au Statut de Westminster. Cela créait la possibilité qu’une législature canadienne prenne sur elle de modifier unilatéralement la LC 1867, ce qui bien entendu aurait pu compromettre l’équilibre entre ordres de gouvernement fédéral et provinciaux au sein de la fédération canadienne. Aussi le par. 7(1) du Statut de Westminster avait-il pour but d’empêcher une telle éventualité. (Organisation mondiale sikhe du Canada c. Procureur général du Québec, 2024 QCCA 254 ) «Ainsi, le statu quo ante était intégralement maintenu en ce qui concerne la modification de la constitution canadienne. Dans la mesure où la Loi constitutionnelle de 1867 et les lois venues l’amender étaient soustraites à l’application du Statut de Westminster, notamment de son article 2, le principe de suprématie des lois impériales était maintenu à leur égard et, par conséquent, elles continuaient à ne pouvoir être modifiées - pour ce qui est de leurs parties «rigides»- que par une nouvelle loi impériale adoptée par le Parlement de Westminster à la demande du Canada». (Voir J.Y. Morin et J. Woehrling, Les constitutions du Canada et du Québec: du régime français à nos jours, Éditions Thémis, 1992, p. 398) L’indépendance du Canada n’a donc pas empêché le Parlement britannique de conserver, à la demande des autorités canadiennes, un rôle d’exécutant constitutionnel. Ce rôle purement technique d’un Parlement étranger ne devrait cependant pas faire oublier que la volonté et l’initiative constituantes réelles étaient bel et bien entre les mains des autorités canadiennes dont la souveraineté n’était nullement remise en cause au plan international. On trouvera une liste des modifications constitutionnelles adoptées par Londres depuis 1931 dans Re résolution pour modifier la Constitution. La question du rôle précis des provinces dans le processus de révision constitutionnelle se posa en 1980 lorsque le gouvernement fédéral proposa de demander à Londres de modifier à nouveau la constitution canadienne et que ce projet se heurta à l’opposition de la majorité des provinces, incluant le Québec. Le fédéral pouvait-il, au regard des règles de la constitution, aller de l’avant «unilatéralement», c’est-à-dire sans l’accord des provinces, dans le cas d’un projet de modification touchant aux pouvoirs des provinces? La question fut posée à la Cour suprême du Canada par les provinces récalcitrantes dans l’affaire du Renvoi sur le rapatriement. Le plus haut tribunal répondit en 1981 que bien qu’une démarche fédérale unilatérale était conforme au «droit» constitutionnel, une convention constitutionnelle exigeait un degré substantiel de consentement provincial avant qu’une demande de révision constitutionnelle puisse être acheminée au Parlement britannique. LE QUÉBEC: SOCIÉTÉ DISTINCTE? La Cour refusa toutefois, dans le Renvoi sur le droit de veto, 2 R.C.S. 793, de reconnaître l’existence d’une convention constitutionnelle spécialement applicable au Québec et exigeant que ce dernier consente à toute modification constitutionnelle susceptible de toucher à ses pouvoirs. La Cour rejetait ainsi les arguments fondés sur une reconnaissance constitutionnelle de la «société distincte» ou du Québec comme «peuple fondateur». Ayant finalement obtenu l’accord de 9 provinces, mais non celui du Québec, le gouvernement fédéral demanda au Parlement britannique de modifier une dernière fois la constitution canadienne en y insérant notamment un mécanisme purement canadien de révision constitutionnelle. POURQUOI LE QUÉBEC S’EST-IL OPPOSÉ AU PROJET? Dans une résolution du 1er décembre 1981, l’Assemblée nationale affirmait qu’elle ne pouvait accepter le projet de modification constitutionnelle parce que celui-ci (1) ne reconnaissait pas l ‘égalité des deux peuples fondateurs du Canada et la spécificité du Québec; (2) ne prévoyait, dans la procédure de révision constitutionnelle, aucun droit de veto pour le Québec ou aucun droit de retrait avec pleine compensation dans tous les cas; (3) rendait applicable au Québec l’art. 23 de la Charte canadienne (droits linguistiques scolaires, clause Canada) et (4) garantissait, à l’art. 6 de la Charte canadienne, des droits de mobilité interprovinciale. 3.4 La réforme de 1982 et la préservation de la suprématie constitutionnelle Le Parlement britannique acquiesça, conformément à la convention constitutionnelle établie de longue date, à la demande des autorités fédérales de modifier la constitution de la manière prévue dans la requête canadienne. Il édicta ainsi le Canada Act, 1982 par lequel il apportait les changements demandés à la constitution canadienne lesquels changements sont énoncés dans la Loi constitutionnelle de 1982 figurant en Annexe B (voir l’art. 1 du Canada Act). LE «RAPATRIEMENT» DE LA CONSTITUTION Par l’art. 2 du Canada Act, le Parlement britannique abandonne son pouvoir de légiférer pour le Canada. De plus, la Loi constitutionnelle de 1982 établit une procédure de modification constitutionnelle (les art. 38 à 49 ) et abroge le par. 7(1) du Statut de Westminster (par. 53(1) qui constituait jusqu’alors le fondement juridique de la suprématie constitutionnelle au Canada. En conséquence, tous les mécanismes permettant l’exercice du pouvoir constituant dérivé pour le Canada se trouvent désormais fondés exclusivement sur les institutions canadiennes; c’est ce que l’on a appelé le «rapatriement» de la constitution. La création d’un pouvoir constituant dérivé purement canadien a permis de préserver le principe de la suprématie constitutionnelle qui est explicitement formulé et délimité à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le par. 52(1) énonce le principe de la suprématie constitutionnelle ainsi que ses conséquences juridiques, le par. 52(2) identifie les textes constitutionnels susceptibles d’être «suprêmes» et le par. 52(3) précise que toute modification de la «Constitution du Canada» devra dorénavant se faire conformément aux «pouvoirs conférés par elle», c’est-à-dire conformément à la procédure de modification mise en place aux articles 38 à 49. POURQUOI LA L.C. DE 1982 S’APPLIQUE-T-ELLE AU QUÉBEC? La Loi constitutionnelle de 1982 vient limiter juridiquement les pouvoirs de l’État québécois bien que l’Assemblée nationale n’ait pas consenti à cette diminution de pouvoirs. Cette situation s’explique par le fait que, du point de vue juridique, le Parlement fédéral avait l’autorité pour s’adresser au Parlement de Westminster, lequel pouvait modifier la constitution du Canada d’une manière opposable au Québec. De plus, les conventions constitutionnelles paraissent avoir été respectées puisque, d’une part, Westminster n’a fait que se conformer à la volonté exprimées par les autorités fédérales canadiennes et que, d’autre part, ces dernières avaient obtenu l’accord de neuf provinces satisfaisant dès lors l’exigence constatée par la Cour suprême dans le renvoi de 1981. Rappelons en outre que la Cour suprême avait en 1982 refusé de reconnaître une convention constitutionnelle conférant un droit de veto au Québec. La légitimité politique de la Loi constitutionnelle de 1982 paraît néanmoins sérieusement entachée eu égard au Québec qui estime représenter un «peuple fondateur» du Canada et donc un partenaire égal au sein d’une structure fédérale binationale. Aucun gouvernement du Québec n’a à ce jour accepté de signer la «constitution de 1982». Nous étudierons sommairement le fonctionnement du pouvoir constituant installé en 1982 dans un chapitre ultérieur. 4. LE CONTRÔLE JUDICIAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ Condition nécessaire d’une véritable suprématie constitutionnelle, le contrôle par les juges de la validité constitutionnelle des actions des pouvoirs publics est un phénomène déjà ancien dans le système canadien. 4.1 Son fondement constitutionnel Dans l’affaire Vriend c. Alberta, la Cour suprême affirme qu’il « incombe aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution qui leur confère expressément ce rôle » (voir le Recueil, par. 132, 133, 134 et 136). Pourtant, la constitution canadienne ne consacre nulle part, en termes explicites et généraux, le pouvoir des tribunaux de contrôler la constitutionnalité des actions des pouvoirs constitués. Certes, le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 affirme sans ambages la suprématie hiérarchique de la constitution et prescrit l’ineffectivité de toute règle de droit incompatible; le constituant n’identifie toutefois nulle part l’organe (ou le type d’organe) chargé de contrôler, en toute circonstance, la conformité constitutionnelle des règles de droit et d’appliquer la sanction d’ineffectivité rattachée à l’inconstitutionnalité. Il est vrai, en revanche, qu’une disposition particulière de la constitution, savoir l’article 24 de la Charte canadienne, habilite expressément le pouvoir judiciaire à censurer tout manquement aux droits et libertés qui y sont garantis. La Cour suprême a interprété cette disposition comme exigeant le maintien d’un tribunal habilité à statuer sur toute demande de réparation constitutionnelle (voir R. c. Rahey, 1 R.C.S. 588). L’article 24 ne vaut que pour la Charte et n’est donc pas d’application générale à l’ensemble de la constitution. Nul doute, cependant, qu’il faut voir dans cet article l’expression partielle d’un principe constitutionnel d’ordre général. La Cour suprême n’hésite toutefois pas à lier étroitement le contrôle judiciaire de constitutionnalité au principe de la primauté constitutionnelle exprimé au para. 52(1). Elle écrit, dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, 1 R.C.S. 433, au para.89: ….Le rapatriement a permis également de reconnaître expressément que la Constitution est la « loi suprême du Canada » : 52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. La nécessité de l’existence d’un arbitre judiciaire impartial et dont les décisions font autorité est le corollaire de cette disposition. Les tribunaux sont devenus les « gardiens de la constitution » (Hunter, p. 155, le juge Dickson). À ce titre, la Cour suprême du Canada constitue une pierre d’assise de la Constitution. L’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 a « fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle » : Renvoi sur la sécession, par. 72. (soulignement ajouté) Le lien entre la primauté du droit, la suprématie constitutionnelle et le contrôle judiciaire avait aussi été articulé explicitement dans le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba, 1 R.C.S. 721 où la Cour affirme qu’ « il appartient au pouvoir judiciaire d’interpréter et d’appliquer les lois du Canada et de chacune des provinces et il est donc de notre devoir d’assurer que la loi constitutionnelle à préséance »( p. 745). En fait, les tribunaux canadiens n’ont jamais douté de leur autorité constitutionnelle en la matière. Les cours supérieures ont de longue date joui d’une compétence dite «inhérente»de trancher toute question de droit. Dès le départ, les tribunaux se sont autorisés de cette compétence générale pour contrôler la constitutionnalité des actions étatiques (Voir le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba, 1 R.C.S. 721). Or la juridiction des cours supérieures est protégée par la constitution (art. 96 L.c. de 1867, tel qu’interprété par les tribunaux). Cependant, pour assurer un contrôle judiciaire unifié et trancher en dernier recours les questions constitutionnelles pour l’ensemble du pays, il faut que l’existence et les caractéristiques essentielles de la Cour suprême du Canada soient également protégées par la Constitution et ainsi mises à l’abri de toute tentative législative de limiter son rôle d’arbitre constitutionnel. C’est pourquoi la Cour suprême a décidé dans le Renvoi sur la Loi sur la Cour suprême du Canada 2014 CSC 21 qu’il n’est pas possible pour le législateur de l’abolir ou d’en modifier les caractéristiques fondamentales, y compris l’exigence que trois de ses juges proviennent du Québec. La Cour écrit : À la suite de l’abolition des appels au Comité judiciaire du Conseil privé, la pérennité et le fonctionnement de la Cour suprême sont devenus des questions d’intérêt primordiales pour le Parlement et pour les provinces. La Cour a assumé un rôle vital en tant qu’institution faisant partie du système fédéral. Elle est devenue l’arbitre ultime des litiges sur le partage des compétences et devait désormais juger en dernier ressort les questions de droit public et de droit provincial en matière civile. Grâce à l’expertise de ses juges issus des deux traditions juridiques du Canada, la Cour a veillé à ce que la common law et le droit civil évoluent côte à côte, tout en conservant leur caractère distinctif. La Cour est ainsi devenue essentielle au fonctionnement des systèmes juridiques dans chaque province et, plus généralement, au développement d’un système juridique canadien cohérent et unifié. (para. 85) La Cour a souligné que la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982 la protège désormais explicitement : 91. Aux termes de l’al. 41d), les modifications de la Constitution relatives à la « composition de la Cour suprême » requièrent le consentement unanime du Parlement et de l’assemblée législative de chaque province. La notion de « composition » renvoie au par. 4(1) et aux art. 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême, qui codifient la composition de la Cour suprême du Canada et les conditions de nomination de ses juges telles qu’elles existaient en 1982. L’alinéa 41d) protège aussi la pérennité de la Cour, puisque son abolition en éliminerait la composition. 94. L’alinéa 42(1)d) applique la procédure de modification 7/50 aux caractéristiques essentielles de la Cour, plutôt qu’à toutes les dispositions de la Loi sur la Cour suprême. La mention expresse de la Cour suprême du Canada à l’al. 42(1)d) garantit le bon fonctionnement de la Cour suprême. Celui-ci exige qu’une protection constitutionnelle soit accordée aux caractéristiques essentielles de la Cour, identifiées à la lumière de son rôle dans la structure constitutionnelle tel qu’il avait évolué jusqu’au rapatriement. Ces caractéristiques essentielles incluent, à tout le moins, la juridiction de la Cour en tant que cour générale d’appel de dernier ressort pour le Canada, notamment en matière d’interprétation de la Constitution, et son indépendance. En résumé, la Cour suprême a acquis son statut constitutionnel parce qu’elle a évolué de manière à devenir une cour générale d’appel de dernier ressort pour le Canada, avec compétence sur les appels relatifs à toutes les lois fédérales et provinciales, y compris la Constitution. Ce statut a été confirmé dans la Loi constitutionnelle de 1982, qui a assujetti toute modification portant sur la composition de la Cour et ses autres caractéristiques essentielles à des procédures de modification strictes. Enfin, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que le Parlement fédéral ou une législature ne pourrait « s’auto-immuniser » en adoptant une loi empêchant le contrôle de constitutionnalité (voir notamment Amax Potash Ltd. v. Saskatchewan, 2 R.C.,S. 576). 4.2 Les modalités du contrôle Le contrôle de constitutionnalité au Canada s’inspire du modèle anglo-saxon de justice constitutionnelle; il est donc diffus revenant dès lors ultimement à la Cour suprême du Canada. Le juge intervient parfois a priori à l’occasion d’un renvoi mais le plus souvent a posteriori; le contrôle est parfois abstrait par la procédure de renvoi ou de recours d’intérêt public; mais il sera le plus souvent concret dans le cadre d’un contentieux portant sur un cas précis d’application de la loi ou de l’action gouvernementale (voir le diagramme «la justice constitutionnelle»). Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême déclare valide le contrôle a priori et abstrait de la constitutionnalité au Canada en validant la fonction consultative octroyée aux tribunaux dans le cadre d’un renvoi : « …même si le fait de donner des avis consultatifs est très clairement une fonction accomplie en dehors du cadre des procédures contentieuses, et que l’exécutif obtient habituellement de tels avis des juristes de l’État, rien dans la Constitution n’empêche notre Cour de se voir attribuer le pouvoir d’exercer un tel rôle consultatif » (par. 15) 4.3 Le juge comme arbitre final Le contrôle judiciaire emporte le pouvoir de déterminer en dernier ressort le sens de la constitution, donc l’interprétation que doit en être fait. Cela ne signifie pas que le législateur est empêché d’agir en fonction de l’interprétation qu’il fait du texte constitutionnel. Ainsi, une loi peut se fonder sur une certaine position quant à la portée de la loi fondamentale. Toutefois, cette position ne liera pas les tribunaux qui, en cas de litige, auront le dernier mot quant au sens qu’il convient de donner à une disposition constitutionnelle. Dans le Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5, la Cour suprême devait se pencher sur la possibilité pour le Parlement du Canada d’édicter une disposition législative affirmant l’existence du droit ancestral des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Or la question de l’existence ou non de ce droit en vertu de l’article 35 est une question constitutionnelle et elle n’a pas encore été tranchée par la Cour suprême. Le législateur déclare donc législativement sa position sur le contenu de la constitution. La Cour a été amenée à préciser les rôles respectifs du législateur et des tribunaux dans l’interprétation de la constitution. A ce sujet, la haute cour écrit ce qui suit » : 60. …. Évidemment, il demeure que tous les acteurs du système, y compris les provinces, peuvent contester devant les tribunaux la compréhension du Parlement quant à la portée des droits reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il est bien possible en effet qu’une province fasse une lecture différente de l’art. 35 de celle exprimée au par. 18(1) de la Loi. Ultimement, ce sont les tribunaux qui auront le dernier mot sur la portée de l’art. 35, vu sa nature constitutionnelle….. 110.Dans la présente affaire, le Parlement a affirmé sa position à l’égard du contenu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Force est de constater qu’en l’espèce, cette affirmation n’est pas consacrée dans la Constitution, mais dans une simple loi. Le partage des compétences et la séparation des pouvoirs prévus à la Constitution — dans le premier cas entre le Parlement et les législatures, et dans le second entre les organes législatifs et le judiciaire — n’empêchent pas le Parlement d’agir ainsi. Le Parlement, tout comme les législatures, peut adopter une loi qui affirme sa position sur le sens de la Constitution. Comme il a été mentionné précédemment, c’est aux tribunaux qu’il appartient d’interpréter la Constitution lorsqu’une affaire le commande (voir, p. ex., Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 2 R.C.S. 97, par. 9-11; Renvois sur les gaz à effet de serre, par. 220). Le tribunal sera donc l’interprète ultime de la constitution. 4.4 Les règles d’interprétation judiciaire de la constitution Le juge doit procéder à l’interprétation de la constitution pour en dégager le sens et la portée. La Cour suprême a développé des principes généraux qui guident le travail d’interprétation judiciaire. Elle les résume ainsi dans l’affaire R. c. Comeau, 2018 CSC 15 au para. 52: Selon R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), §2.6, le texte de la disposition doit être interprété d’une manière qui s’accorde avec le contexte et l’objet de la loi. Les dispositions constitutionnelles doivent être « située[s] dans [leurs] contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » : Big M Drug Mart, p. 344. Les textes constitutionnels doivent être interprétés généreusement en fonction de leur objet : Hunter, p. 155-156; Big M Drug Mart, p. 344; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, par. 19. Ils doivent également être interprétés d’une façon qui tient compte de l’évolution des circonstances puisqu’ils « doi[vent] être continuellement adapté[s] à de nouvelles réalités » : Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, par. 30; voir aussi Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi, par. 9. Il s’agit de la doctrine de l’arbre vivant : Edwards, p. 106-107. Enfin, les principes organisationnels sous-jacents des textes constitutionnels, comme le fédéralisme, peuvent être utiles à leur interprétation : Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), 2 R.C.S. 217, par. 32; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, 1 R.C.S. 704, par. 25; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), 1 R.C.S. 721. Dans Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26, la Cour suprême réitère la nécessité de situer la disposition constitutionnelle à interpréter dans la structure constitutionnelle générale et de tenir compte de l’ensemble des autres dispositions constitutionnelles pertinentes. La constitution doit donc être interprétée comme un ensemble logique, évolutif et cohérent : 26. Il faut donner à la Charte une interprétation large et libérale, et non étroite, technique ou légaliste (Hunter c. Southam Inc., 2 R.C.S. 145, p. 156). Les dispositions de la Charte doivent recevoir « une interprétation large et téléologique et [être] situé[es] dans leurs contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, 1 R.C.S. 704, par. 25). 27. Une approche téléologique tient compte des principes constitutionnels. En effet, « la Constitution doit être int