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This document explores the complex relationship between rights and sexuality, examining the historical and societal influence on human behavior. The content delves into the perspectives of various eras, including ancient Rome, the medieval period, and the modern era.

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Droits et sexualités L’objet de cet enseignement est d’amener le lecteur à s’interroger sur les liens entre les droits et les sexualités, et plus précisément de tenter de cerner comment la norme, surtout juridique mais aussi religieuse, conditionne la sexualité d’une personne. Il s’ag...

Droits et sexualités L’objet de cet enseignement est d’amener le lecteur à s’interroger sur les liens entre les droits et les sexualités, et plus précisément de tenter de cerner comment la norme, surtout juridique mais aussi religieuse, conditionne la sexualité d’une personne. Il s’agit d’un sujet d’autant plus vaste qu’il est abordé dans une perspective historique et ne se limite donc pas à l’époque contemporaine. Ce sujet n’est en rien novateur. Certes, il est courant, de nos jours, de voir le juridique s’immisçait dans les relations intimes soit pour reconnaître ou garantir les droits d’une personne, soit pour sanctionner un comportement. Toutefois, depuis l’Antiquité, la ou les sexualité(s) ont très régulièrement fait l’objet d’une réglementation pour canaliser les comportements des contemporains. La complexité de ce sujet résulte aussi des sources historiques empruntées par les historiens. Les documents laissés par les catégories aisées des populations des siècles passés peuvent-ils révéler les désirs et les émotions de celles et ceux à qui l’Histoire ne donnait pas la parole. En outre, comment nommer des sexualités qui ne correspondaient pas à celles des siècles précédents et que les sources historiques ont traitées de manières indirectes, dans le champ pénal notamment. Il ne sera donc pas possible de proposer une lecture exhaustive des liens entre la sphère juridique et les sexualités. Il a donc été choisi d’aborder différents thèmes, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, illustrant le regard juridique sur les pratiques sexuelles d’une époque. Pour être clair, il s’agit plutôt de proposer une lecture juridique de la sexualité plutôt que de prétendre faire une histoire, même brève, de la sexualité dont l’approche juridique n’est de toute façon que marginale. Il n’est donc pas question de « vérité », mais de « lecture » dont le but est d’aiguiser la curiosité du lecteur sur ce sujet dont tant d’éléments restent à découvrir. Ces thèmes sont indépendants et peuvent être parcourus en fonction de l’intérêt du lecteur. Toutefois, ils sont présentés dans un ordre chronologique. 1. Les sexualités envers les esclaves dans la Rome ancienne 2. La condamnation de l’homosexualité dans la pensée chrétienne pré-médiévale 3. La sexualité au Moyen-âge selon le droit canonique 4. Sexualité et ordre moral à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) La sexualité des esclaves dans le droit la Rome ancienne La sexualité des esclaves dans le monde antique et à Rome en particulier est un fait relativement bien connu qui retient régulièrement l’attention des universitaires. S’il est commun de s’intéresser à la sexualité des esclaves grâce aux sources littéraires, l’appel aux sources juridiques est éclairant pour comprendre le conditionnement de la sexualité des personnes en état de servitude à Rome. La sexualité de l’esclave connaît un double aspect. Elle s’entend d’abord du cadre dans lequel l’esclave connaît des relations sexuelles avec un autre esclave, mais aussi du droit dont dispose le maître sur ses esclaves; deux aspects qui sont profitables au maître. On ne saurait oublier en premier lieu que l’esclave est un objet de droit, et non une personne. Il ne dispose pas de la personnalité juridique et est donc la propriété de son maître. Dès lors, il est permis de penser que le maître traite son esclave comme bon lui semble (mais avec certaines précautions). Dans les faits, le droit romain garantit au maître le droit d’exploiter la sexualité de son esclave. S’il ne peut se marier, car ne disposant pas du conobium (la capacité civile au mariage), l’esclave connaît cependant une forme de concubinage qui lui assure l’apparence d’une vie maritale. Pour le maître, l’intérêt est de freiner la fuite d’un esclave de son domaine (qui le priverait de sa famille), mais aussi d’accroître la masse servile à sa disposition par le biais des naissances. En effet, l’enfant suivant la condition de la mère, était considéré comme esclave celui né d’une mère en état de servitude, quelle que soit la condition ou la situation du père de l’enfant. On peut donc aisément en déduire que la femme esclave a une fonction de reproduction et de continuité de la masse servile. C’est sans doute la raison pour laquelle les femmes stériles étaient moins recherchées parmi les esclaves. Ainsi, la sexualité de l’esclave est d’abord orientée à des fins reproductives où il est question d’augmenter le nombre d’esclaves à la disposition du maître du domaine. Dans ce but, la femme esclave occupe une place essentielle des réflexions des juristes romains, notamment en matière pénale (en matière de vol d’esclaves par exemple). Parallèlement à cette sexualité reproductive, l’esclave est à la disposition de son maître et de sa famille. Objet de propriété, l’esclave, homme ou femme, voire impubère, doit donner du plaisir à son maître ou à son épouse. Cela soulève dès maintenant quelques commentaires. Si le maître peut avoir des relations sexuelles avec esclave de sexe masculin ne signifie pas que les Romains se reconnaissaient dans les termes d’homosexualité ou de bisexualité. Ici, la sexualité est la finalité d’un rapport entre un maître et son esclave qui s’accomplit selon le bon droit du maître sur sa propriété. Si, dans nos conceptions modernes, le rapport s’apparente à une bisexualité, elle n’est en rien une identité ou une orientation sexuelle; mais seulement une situation. Dans ces situations, si l’esclave est à la disposition du maître, il est entendu que ce dernier conserver toujours un rôle « actif » au moment du rapport, tandis que l’esclave demeure « passif ». Toutefois, l’inversion des rôles aurait été davantage l’objet de réprobations sociales que de condamnations civiles ou pénales. Ainsi il était rapporté de Jules César qu’il était l’homme de toutes les femmes et la femme de tous les hommes : si ces propos constituaient des moqueries de la part de ses soldats notamment, elles ne constituaient aucunement un délit. La sexualité d’esclave ne serait ainsi qu’un des aspects de la propriété du maître. Le droit romain aborde d’ailleurs la sexualité au regard de l’intérêt du maître. S’il est interdit d’abuser d’un esclave, c’est bien pour protéger la propriété du Pater familias : si un esclave est victime d’une agression sexuelle, c’est bien le maître qui est indemnisé pour son atteinte à sa propriété. En revanche, la responsabilité du maître sur l’esclave n’est pas illimité. Elle ne vaut que lorsque l’esclave est victime d’un abus sexuel. Dans le cas où, au contraire, l’esclave serait l’auteur d’une infraction, c’est lui seul (et non son maître) qui en porte la responsabilité. De plus, l’État s’autorise à intervenir dans la relation entre un maître et son esclave en vue de limiter la puissance du premier. Cela est vrai notamment en matière de castration où, tout au long du IIe siècle de notre ère, les empereurs interviennent pour interdire la castration des esclaves dont le commerce était particulièrement répandu. L’action de l’État se mesure aussi dans le domaine de la prostitution des esclaves au profit des maîtres, pratiques anciennement autorisées puis peu à peu proscrites dans le droit de l’époque impériale. Peu à peu, le maître qui se refuse de soustraire son esclave de la prostitution est passible de sanctions sévères : l’esclave obtient la liberté tandis que le maître est condamné aux mines et voit son patrimoine confisqué. Pour autant, il ne faut pas surestimer la portée de ces législations multiples dont la répétition laisse supposer leur inefficacité. En revanche, le droit romain est plus opérant pour encadrer strictement les relations sexuelles entre un esclave et la femme de son maître. Dès l’origine, ce type de relation est considéré comme un adultère et relevait donc des sanctions propres à l’infidélité conjugale. Mais le droit romain s’avérait incomplet : pour cause, seul le flagrant délit d’adultère pouvait faire l’objet de poursuite. Il faut attendre le règne de Constantin pour que les relations sexuelles entre un esclave et l’épouse de son maître soient considérées comme une infraction autonome et passible de sanctions terribles (et rétroactives) : l’exécution des amants et l’exclusion des enfants nés de l’union, de toute dignité. Dans ce domaine comme en d’autres, la propriété du maître prévaut donc sur la liberté de l’épouse. Le caractère conservateur et préservateur du droit romain trouve à nouveau sa parfaite expression : droit colonisateur et esclavagiste, le droit romain sert la cause des citoyens sur les autres catégories de population. Un des derniers aspects des rapports juridiques entre les ingénus et les esclaves concernent le champ marital. Le droit romain ne reconnaît le droit au mariage qu’à ceux qui disposent du conobium, c’est- à-dire la capacité civile au mariage. Le bénéfice du conobium n’était pas attribué à l’ensemble de la population vivant sous l’autorité de Rome. Au contraire, seuls les citoyens romains et les habitants de cités alliées de Rome bénéficiaient de ce droit et étaient donc les seuls à pouvoir former des unions maritales. Le reste de la population pour qui le mariage n’était pas possible se contenter d’une vie maritale, en forme de concubinage, nommé « contubernium ». Ces considérations supposent donc que le mariage entre un citoyen romain (disposant du conobium) et un esclave était tout à fait impossible. La législation romaine ne cesse de rappeler cette interdiction en cours des siècles en insistant sur les conséquences d’une telle union. Pour l’empereur Hadrien, les enfants nés de l’union entre une esclave et un homme libre seront réduits à l’état de servitude sauf si le maître de l’esclave avait donné préalablement son consentement à cette union. Ce régime sera aggravé sous le règne de Constantin en 314 : la femme et les enfants sont systématiquement réduits à l’état de servitude en cas d’union entre un esclave et une femme libre. En revanche, la personne affranchie par son maître obtient le conobium et peut donc former une union valide avec un autre citoyen romain. Seules les unions avec les membres des familles sénatoriales (soit l’aristocratie romaine) sont formellement interdites sauf dans un cas précis qui ne fait que confirmer la règle : l’union d’un affranchi avec une fille de la classe sénatoriale n’est possible que si la jeune fille s’est livrée à la prostitution, a exercé le métier de comédienne ou a fait l’objet d’une grave condamnation pénale. Ce bref aperçu souligne déjà toute la difficulté du sujet à traiter. Les sources juridiques évoquent en détail le régime applicable à la sexualité des esclaves perçus comme des biens de propriétés et d’exploitation en faveur de leurs maîtres. Mais il est évident que la multiplication des normes en la matière révèle leur insuffisance. En outre, ces normes restent à l’écart de la relation humaine qui pouvait nouer un maître et son esclave et dont les exemples sont pourtant bien connus dans l’histoire de Rome, comme en témoigne l’affection profonde de l’empereur Hadrien pour son esclave Antinoüs. La condamnation de l’homosexualité dans la pensée chrétienne durant l’Antiquité tardive Dans ce deuxième thème, il est question de revenir sur le rejet de l’homosexualité chez les penseurs chrétiens de l’antiquité tardive et de comprendre leurs motivations. Si la condamnation de l’homosexualité est sans appel, il reste que cette notion doit être délimitée pour mieux cerner le sujet. En effet, l’appel à la notion d’homosexualité est anachronique à cette époque; ce terme n’apparaissant qu’au XIXe siècle sous la plume de certains auteurs et psychiatres européens pour se consolider et se diversifier en même temps tout au long du XXe siècle. Avant l’époque contemporaine, la sexualité (hétéro/bi/homo) n’aurait été abordé que comme un comportement voire une situation. C’est la raison pour laquelle, la bisexualité paraît si répandue à Rome ou dans la Grèce ancienne où les citoyens se mariaient et connaissaient une vie maritale tout en ayant connu dans leur jeunesse, ou parfois dans leur vie d’adulte, des relations qui seraient qualifiées aujourd’hui comme « homosexuelles. » Dans les sociétés grecques, les relations homosexuelles étaient répandues et ne souffraient pas de condamnations morales. Platon, dans Le Banquet, reconnaît une valeur presque politique à l’amitié virile et vertueuse, les deux amants trouvant dans cette relation une tempérance à leurs caractères personnels. On note d’ailleurs qu’à ce titre le qualificatif d’ « homosexuel » n’est pas opérant pour qualifier ces relations ou ces situations dont la valeur dépassait le cadre de la sexualité. En tout cas, l’homosexualité pouvait se rencontrer sur un plan pédagogique en ce sens qu’il était fréquent que l’adolescent fût l’amant de son maître. De même, ces relations étaient perçues parfois comme valorisante dans l’exercice de la vie militaire. La preuve en était donnée par le bataillon sacré de Thèbe, élite militaire de la Cité, composé de cent-cinquante amants qui par un mélange d’amour et d’émulation faisaient leurs preuves au combat. À Rome, contrairement à une image trop souvent répandue, les relations homosexuelles n’étaient admises que tant qu’elles ne troublaient pas l’ordre social conservateur. Autrement dit, et nous l’avons vu au cours du thème précédent, les relations homosexuelles entre un maître et son esclave ne sont pas répréhensibles tant que le maître garde un rôle actif au moment du rapport sexuel. Il est plus difficile en revanche de se prononcer dans les cas où le rapport s’inverse, à savoir lorsque le maître aurait consenti à être pénétré par son esclave. S’il ne fait aucun doute que la société romaine condamnait cette pratique, les sources juridiques sont plus discrètes quant à une éventuelle sanction pénale. De toute évidence, ces pratiques, si elles existaient, étaient tenues secrètes. Toutefois, ce n’est qu’à la fin de l’époque romaine, à partir du IVe siècle de notre ère, et sous l’influence du christianisme que les relations homosexuelles sont systématiquement condamnées et tendent à être poursuivies en matière pénale, en reprochant aux hommes qui se livraient à ces pratiques de commettre des actes contre nature. C’est ce que montrent les travaux de Saint-Augustin (ou Augustin d’Hippone) ou d’un auteur moins connu comme Savien. Chez ces deux auteurs, les pratiques homosexuelles (que nous qualifierons ici d’homosexualité) sont perçues comme une abomination au regard de la loi divine. Mais il convient d’abord de souligner que seuls les rapports entre hommes sont visés par ces propos, les rapports lesbiens étant hors du champ de leurs pensées. Ensuite, plus que l’acte sexuel c’est le comportement féminin qui est attaqué car perçu comme perturbateur de l’ordre social en diffusant une esprit de « mollesse » au sein de la société. Enfin, la réprobation dans la pensée chrétienne s’inscrit dans un conditionnement des rapports aux seules fins de procréation dans le cadre du mariage, obligeant ainsi les clercs et les célibataires à une obligation de chasteté, mais aussi les couples mariés à ne connaître que des actes sexuels permettant de donner naissance à un enfant et interdisant ainsi toutes les autres pratiques telles que la sodomie, perçue comme impure et dégradante. En tout cas, dès le IVe siècle, les empereurs chrétiens adoptent des dispositions condamnant fermement les relations homosexuelles. Ainsi Théodose en 390 rédige dans une constitution que : « Tous ceux dont le vicieux usage de condamner à la passivité de l’autre sexe un corps viril fémininement arrangé et de ne se distinguer en rien des femmes, tu [le lieutenant du préfet de la Ville] te saisiras d’eux, comme l’exige la monstruosité de leurs actes scandaleux, tu les tireras des lupanars pour hommes – c’est honteux à dire – et, sous les yeux du peuple, tu les purifieras par les flammes vengeresses. Que tous comprennent que le réceptacle de l’âme virile et pour tous sacro- saint et que celui qui, perdant honteusement son sexe, en cherchera un autre le fera au prix du pire des supplices ». Ces propos particulièrement sévères à l’endroit des hommes ayant des rapports homosexuels sont corolaires à une politique générale de « redressement » des mœurs et les empereurs visaient également à bannir l’adultère de la société romaine (sans recourir à un tel niveau de violence toutefois). Mais il est clair que dès cette époque, le comportement homosexuel fait l’objet d’une sanction terrible qui n’était pas connu auparavant. Cependant, il semble que Théodose s’attaque ici davantage aux comportements que la réalité de l’acte sexuel : le travestissement est visé plus que l’homosexualité, comme s’il était davantage question de bannir une pratique sociale plus qu’un rapport entre deux hommes. Augustin d’Hippone (354-430) oriente par contre le débat sur la « nature impie » de l’homosexualité. Peu importe la forme que prend l’acte, il contrevient à la loi et à la volonté divine : « (…)Aussi les actions vicieuses qui sont contre nature doivent être partout et toujours écartées avec horreur et punies, par exemple celles des Sodomites. Même si tous les peuples les commettaient, elles seraient passibles de la même condamnation devant la loi divine, qui n’a pas les hommes pour qu’ils en usent de la sorte avec eux-mêmes. C’est en effet violer l’alliance même qui doit nous unir à Dieu, que de souiller cette nature, dont il est l’auteur, par la perversité d’un désir déréglé ». Augustin oriente la condamnation de l’homosexualité pour elle-même. Peu importe le statut social des personnes concernées, la forme que prend cet acte (avec le travestissement par exemple), ou qu’il s’agissait d’une pratique coutumière, l’homosexuel est coupable parce qu’il contrevient à l’ordre naturel divin. Si le fond de l’argumentation n’est pas original (la sexualité est réservée aux seules fins de procréations), il lie la pratique homosexuelle à l’idée de châtiment divin en faisant appel à la tradition vétéro-testamentaire et plus précisément au récit de la visite de deux anges dans la ville de Sodome où les habitants se livraient à l’homosexualité. Ainsi, sous l’effet du droit romain et des théologiens chrétiens, l’homosexualité est passible du bûcher. Il est difficile de mesurer les effets de telles sanctions. Peu de sources en réalités suggèrent que des sanctions aussi terribles aient été appliquées et de manière systématique. Cependant, on peut s’interroger sur les raisons d’un tel retournement de situation dans la considération quant au regard porté sur les actes homosexuels et notamment par le droit romain. En effet, la pensée chrétienne, par principe, est hostile à ces actes qu’elle qualifie de contre nature en prenant appui sur des passages de l’ancien Testament mais aussi de l’apôtre Paul, quoique ce dernier critiquait davantage la prostitution et les pratiques pédophiles. La société romaine (et le droit qui en découlaient) était, on l’a vu plus mitigée, à l’égard des rapports homosexuels et se limitait à réprouver socialement les comportements passifs des citoyens. Il n’est sans doute pas exagéré de trouver, en ce IVe siècle, un lien direct entre la condamnation des rapports homosexuels et la déliquescence de l’Empire romain d’Occident. C’est ici que l’analyse de Salvien (400-470) prêtre à Marseille pour justifier les crises de l’Empire. À la différence d’Augustin qui reprochait aux homosexuels une atteinte à leur nature humaine, Salvien craint les pratiques homosexuelles vis-à-vis de leurs conséquences supposées dans la société. Il fonde son raisonnement sur la ville de Carthage qui avait été envahie par les Vandales dès 439 et où les pratiques homosexuelles et notamment le travestissement étaient répandues. Selon Salvien, le travestissement d’hommes en femme se faisait publiquement, hors de toute sphère domestique, offrant au grand jour un spectacle, selon lui, moralement condamnable. Et c’est bien ce caractère public que regrette particulièrement cet auteur. Un travestissement discret, loin de la foule, aurait été en quelque sorte la preuve que ceux qui le pratiquaient, auraient eu conscience de leur faute. Au contraire, en commentant cet acte publiquement, les Carthaginois démontrent leur corruption morale en sachant plus distinguer l’erreur du vice. Ces hommes travestis représentent pour Salvien une atteinte à la virilité, un amollissement des mœurs qui est fatal à la société face aux envahisseurs Ariens. L’homosexualité est donc ici condamnable pour le danger qu’elle représenterait quant à la survie de la cité. À la différence des auteurs précédents et de l’opinion répandue dans le droit romain, l’homosexuel actif est, lui aussi, tout autant coupable que son partenaire passif. Si jusqu’alors, l’acte homosexuel était « accepté » pour le citoyen actif, c’est-à-dire tant qu’il représentait un acte de domination virile sur son esclave, Salvien insiste sur la culpabilité d’un groupe de travestis qui aboutit à un dérèglement des mœurs : en se parant comme des femmes, les travestis auraient encouragé auprès du peuple carthaginois à nier la différence fondamentale entre les deux sexes et en quelque sorte, en encourageant les hommes à adopter des mœurs et des comportements « féminins ». Salvien met donc en exergue l’attitude sociale plus que le comportement privé. La « banalisation » des pratiques de travestissement dans la vie sociale conduirait à une validation objective de ladite pratique pire encore qu’un acte sexuel accompli dans l’intimité du foyer. Comme si, en quelque sorte, en tolérant ces pratiques, l’État se trouvait complice de l’amollissement des mœurs. Dans la pensée de Salvien, la faute en revient donc à l’État romain et justifie la chute de Carthage à l’accord tacite de l’Empire face à de telles pratiques. En acceptant de facto le travestissement sur la voie publique, Rome avait encouragé la féminisation de la res publica; en se privant d’agir, l’État aurait permis l’accomplissement du vice dans le cœur de la Cité. Ainsi, la chute de Carthage prend la forme d’un châtiment divin et sur ce point, Salvien rejoint la plupart des auteurs chrétiens contemporains qui percevaient dans la chute lente et progressive de Rome, les signes de son éloignement de la volonté de Dieu Salvien prolonge son raisonnement au point de presque se satisfaire de l’application des mœurs vandales dans la cité de Carthage : le mariage se transforme en obligation pour tout ceux qui ne souhaitent pas suivre une voie religieuse. En se fondant sur un passage de l’Épitre aux Corinthiens de Paul qui avait fait de l’homosexualité une punition divine, Salvien insiste sur le dérèglement social qu’aurait causé la tolérance de l’État romain, dérèglement lui-même en cause dans la chute de Carthage. L’influence de Salvien dans l’élaboration de la pensée chrétienne doit être nuancée. Néanmoins, il semble s’opérer au cours du IVe siècle, une approche différente de l’homosexualité, désormais clairement perçue comme un crime; toutefois si la réprobation de l’homosexualité est formulée par des auteurs chrétiens, la justification de leur raisonnement pourrait davantage être compris par le contexte propre à la chute de Rome qu’à la lumière des textes bibliques. Droit canonique et sexualité médiévale : le désir par défaut Ce troisième thème est centré sur le contrôle du désir au cours de la période féodale (Xe - XVe siècles) à travers le prisme du droit canonique, élaborée au cours de la même période par l’Église catholique romaine. Cette époque correspond à l’époque de la féodalité et des premiers siècles de la construction de l’État royal, à savoir un moment où l’autorité des institutions sur les populations reste relativement faible ; ni le roi ni les seigneurs n’étant suffisamment puissants sur un plan juridique ou politique pour exercer un contrôle approfondi sur les populations. C’est à cette époque que l’influence de l’Église est la plus présente au sein de la société. Aux époques mérovingiennes et carolingiennes, le Christianisme demeure encore essentiellement diffusé dans les milieux urbains et même s’il pénètre en milieu rural sous le règne de Charlemagne, les paysans (largement majoritaire dans la population) sont encore imprégnés de mentalité païenne. Dès le Xe siècle, l’adhésion des Européens au Christianisme est plus solide et s’ancre dans les mentalités, même si les mœurs païenne demeurent présentes, et le message des Évangiles comme les réflexions des juristes et des théologiens chrétiens s’imposent dans le droit. Il n’est donc pas exagéré de considérer le Moyen-âge comme l’époque où la religion chrétienne a le plus d’influence sur la société. Dès le XVIe siècle, qui correspond au début des temps modernes, du fait de l’essor des religions protestantes, le rôle central de l’Église romaine se trouve diminué. Environ dix pour cent des Français se convertissent à la Réforme entraînant la fin du monopole du Saint Siège sur les mentalités françaises, et ce d’autant plus que le rôle grandissant des administrations royales permet à la monarchie de s’immiscer dans la régulation de la vie sociale. Ainsi, au cours du Moyen-âge, l’Église est seule compétente pour édicter les règles de la vie morale et matrimoniale. Elle est, à cette époque, la seule institution qui dispose des armes intellectuelles pour définir, à travers le droit canon, les règles en matière de mœurs et de sexualité. Or cela donne une situation particulièrement singulière en raison même de la place de l’Église dans les institutions européennes mais aussi du message évangélique en ce domaine. En effet, l’Église a toujours (à l’exception d’une courte période au XIe siècle) donné une place à la séparation des « deux glaives », à savoir une stricte séparation entre le pouvoir temporel (réservé au politique) et au pouvoir spirituel (réservé au religieux). Le Saint-Siège avait la charge des âmes tandis que les pouvoirs politiques avaient pour rôle de protéger les chrétiens en leur assurant paix et justice. Ainsi, le droit canonique élaboré par l’Église (qui tient son nom des décisions conciliaires, les « canons ») s’adressait à tous les chrétiens, tant que les coutumes ou les « lois » du roi visaient les « sujets » du roi, autrement aux mêmes personnes mais sur un plan tout à fait différent : le premier réglementait la vie des personnes en tant que chrétiens, les deuxièmes encadraient l’existence de ces mêmes personnes en leur qualité de régnicole (c’est-à-dire les habitants d’un royaume). De ce fait, le droit canonique ne connaissait pas de signification civile ou pénale au sens où on l’entend aujourd’hui, et ce bien que les tribunaux seigneuriaux ou royaux travaillent parallèlement aux tribunaux religieux (les « Officialités »). D’ailleurs, les tribunaux religieux ne disposaient pas d’un pouvoir de contrainte pénale. Si un chrétien était condamné par une Officialité, la détermination de la sanction pénale était réalisée par un tribunal royal ou seigneurial. C’est la raison pour laquelle il faut se méfier de l’image couramment répandue de ce qu’on appelait l’Inquisition. Dans la culture populaire, ce tribunal religieux est resté célèbre pour avoir condamné au bûcher les personnes reconnues coupables d’hérésie. En réalité, l’Inquisition constatait l’hérésie après une enquête (d’où le nom d’Inquisition), mais la sanction était décidée et appliquée par le pouvoir politique (sauf dans le royaume d’Espagne). Néanmoins, l’influence du droit canonique est bien réelle dans le droit médiéval. Le pouvoir royal jusqu’au XVIe siècle ne s’immisçait pas dans certains domaines, notamment en matière matrimoniale : les règles pour la formation d’un mariage valide et les litiges qui pouvaient s’élever au cours de la vie conjugale étaient de la compétence du droit canonique et donc des tribunaux religieux. Les tribunaux seigneuriaux et royaux ne se mêlait donc pas, en règle générale, des questions familiales et matrimoniales. D’un autre côté, le droit canonique se distingue par sa vocation religieuse. Sa finalité est d’appliquer aux chrétiens les règles morales conformes au message évangélique. Il puise donc son origine dans les textes bibliques, mais aussi des Pères de l’Église, c’est-à-dire des grands auteurs qui ont façonné la religion chrétienne. Sa doctrine s’est développée au fil des siècles, mais en gardant toujours à l’esprit son application difficile auprès des populations en raison même de la séparation entre la sphère religieuse et politique et de l’incapacité pour l’Église à agir sans la coopération des pouvoirs royaux et seigneuriaux afin de faire respecter la morale chrétienne. Ainsi, s’il n’est pas rare de voir le droit canonique qualifier certaine situation de « criminelle » (empruntant au champ lexical du droit pénal), les peines associées étaient souvent pénitentielles et spirituelles. En outre, dans le sujet qui nous occupe, le droit canonique considère la sexualité sous un angle original, qui était alors peu connu en Europe. En effet, conformément à la pensée chrétienne la sexualité est perçu comme une faiblesse : la vie exemplaire du chrétien étant alors fondée sur l’ascèse et l’éméritisme à l’instar des grands théologiens comme Saint Jérôme au IVe siècle. Dans le christianisme primitif, dont l’influence se fait sentir jusqu’au XIIIe siècle au moins, il est conseillé au chrétien de s’éloigner autant que possible des plaisirs de la chair. Saint Paul, dans la première aux Corinthiens (chapitre 7), est particulièrement clair sur ce point : « 1. Au sujet de ce que vous dites dans votre lettre, certes, il est bon pour l’homme de ne pas toucher la femme. 2. Cependant, étant donné les occasions de débauche, que chacun ait sa femme à lui, et que chacune ait son propre mari. 3. Que le mari remplisse son devoir d’époux envers sa femme, et que la femme envers son mari. 4. Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est son mari ; et de même, ce n’est pas le mari qui dispose de son corps, c’est sa femme. 5. Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord et temporairement, pour prendre ensuite le temps de prier et pour vous retrouver ensuite ; autrement, Satan vous tenterait, profitant de votre incapacité à vous maîtriser. 6. Ce que je dis est une concession, et non un ordre. 7. Je voudrais bien que tout le monde soit comme moi-même, mais chacun a reçu de Dieu un don qui lui est personnel : l’un celui-ci, l’autre celui-là. 8. À ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je déclare qu’il est bon pour eux de rester comme je suis. 9. Mais s’ils ne peuvent pas se maîtriser, qu’ils se marient, car mieux vaut se marier que brûler de désir ». Le Christianisme des origines mettait donc en exergue la virginité, ou à défaut la vie chaste. Le passage ci-dessus révèle que la sexualité ne peut s’exercer que dans le cadre du mariage par ceux qui ne sont pas en mesure de contrôler leur désir. Ainsi, si la religion chrétienne célèbre le célibat, le droit canonique élabore les règles du mariage et les sanctions réservées à ceux qui se livraient à la débauche. On omet souvent de le rappeler, mais la chasteté et le célibat ont été, dès les origines du Christianisme, valorisé par rapport à la vie maritale. Les discours des théologiens et des moralisateurs chrétiens de l’Antiquité déconseillent aux membres du clergé d’être en contact avec les femmes afin d’éviter toute tentation. Cette vie d’abstinence était d’autant plus contraignante auprès du clergé régulier : les moines vivaient en communauté et dormaient entièrement vêtus dans des dortoirs collectifs afin d’éviter toute promiscuité. Néanmoins, les itérations relatives au célibat et à l’abstinence sexuelle des membres du clergé tout au long de l’Antiquité et du Moyen-âge révèlent l’indiscipline des clercs à ces mêmes époques. De nombreux prêtres ont mené une vie maritale de manière plus ou moins régulière et ont assumé des charges de famille au cours de ces longs siècles et il faut attendre le milieu du XIe siècle pour que l’interdiction du mariage pour l’ensemble des membres du clergé devienne ferme et définitive. Le mariage, pour sa part, s’adresse à ceux qui n’ont pas la force de vouer leur existence à la contemplation divine et à la spiritualité. Dans la doctrine catholique, il est considéré comme un sacrement, c’est-à-dire comme une grâce divine afin de mener une vie chrétienne. Dans cette même doctrine, c’est dans le cadre du mariage (et seulement dans ce cadre) que le chrétien peut connaître une sexualité régulière à la condition qu’elle soit ordonnée à la procréation. Réservés aux « faibles » qui ne pouvaient assumer une vocation religieuse, la sexualité était ainsi canalisée à la seule fin de la reproduction des générations. Elle apparaît ainsi comme une « médecine » pour Jonas d’Orléans (760-843), ou comme un remède à la « convoitise sexuelle » pour Burchard de Worms (965-1025). Si l’homme ne peut éviter l’incontinence sexuelle, le mariage lui permet d’échapper à la luxure ; et c’est à ce titre que l’Église valorise le mariage durant l’époque médiévale. Cependant, si le droit canonique pose l’hygiène et la procréation comme deux bornes à la sexualité, il règle aussi par le menu l’étendue des devoirs réciproques entre les époux. Comme cela est précisé dans le texte ci-dessus, chacun des conjoints peut demander à l’autre un rapport sexuel. Si la sexualité ne peut être évitée pour le chrétien, elle devient un devoir dans le cadre de sa vie matrimoniale. Pour autant, ce « devoir conjugal » était encadré par le droit canonique afin d’éviter que le lit matrimonial ne se transforme en terrain de débauche : les juges canoniques ont estimé à deux fois par semaine le nombre de rapports sexuels dans un cadre ordinaire à condition que l’acte sexuel soit motivé pour un motif légitime : la procréation, « l’honneur » rendu à son conjoint, la nécessité de mener une vie conjugale, mais aussi pour calmer les appels des plaisirs de la chair. À l’inverse, la sexualité cesse d’être un devoir conjugal dès lors que la sincérité du lien d’affection semble rompue. Quelques cas connus justifient l’arrêt de l’activité sexuelle dans le couple : l’adultère de l’un des époux (c’est-à-dire lorsqu’un conjoint a cédé à l’appel de la chair), l’altération de la raison (si l’un des époux perd son discernement et ne peut donc signifier son consentement à l’acte sexuel), où lorsque l’acte perd sa finalité reproductive soit parce que les rapports sexuels sont trop fréquents (trois fois par jour) soit parce qu’ils s’accompagnent de pratiques perçues comme dégradantes ou contre nature (sexe oral, sodomie, onanisme). Sur ce point, l’homme ne pouvait, au motif du devoir conjugal, obliger son épouse à pratiquer des actes sexuels jugés scandaleux et non destinés à la procréation. La sexualité de l’époque médiévale était pensée pour être austère. Le plaisir n’était pas recherché pour lui-même. La procréation ainsi que l’accomplissement du devoir conjugal devaient motiver l’acte sexuel. D’ailleurs, la concupiscence avec son conjoint était assimilée à un adultère, comme si la sensualité était déjà un acte d’infidélité envers son conjoint que l’on aurait dû aimer pour ses seules valeurs morales. De même, mais il s’agit là d’un fait connu, les époux s’engageaient par le mariage dans une voie monogame. L’obligation de fidélité est un fait constant de la pensée chrétienne qui est même poussée à son paroxysme : si l’époux, reconnu coupable d’adultère (par un tribunal religieux) pouvait être sévèrement puni par un tribunal laïque, le conjoint lésé ne pouvait pas demander l’annulation du mariage et demander à former une nouvelle union avec un nouveau partenaire. On peut donc en conclure que la sexualité apparaît comme une astreinte de la vie maritale. Le mari accomplit son devoir conjugal en respectant une stricte fidélité à l’esprit de son épouse (et inversement) en s’éloignant de toute forme de tentation tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de son foyer. Il reste que la question de la sanction mérite d’être étudiée en ce qu’elle révèle du fonctionnement de la société féodale. Le droit canonique condamne tous les actes sexuels déviants, à savoir ceux n’ont pas de finalité reproductive ou qui pourraient se prêter à des relations « hérétiques ». Parmi eux, le « crime de sodomie » est régulièrement cité dans les sources historiques pour qualifier les relations homosexuelles masculines. L’origine de la condamnation de rapports sexuels entre hommes est biblique et se fonde à partir de l’exemple de la ville de Sodome. Dans un contexte intellectuel où la sexualité n’est autorisée qu’à des fins reproductives, les rapports sexuels masculins ne peuvent faire l’objet d’une tolérance. L’homosexuel est rejeté, car il refuse de procréer. Sur ce point, il semble nécessaire de faire preuve de prudence quant aux regards portés sur ces personnes concernées à différentes étapes de l’histoire. Le concept d’homosexuel étant pour l’époque anachronique, la relation homosexuelle était avant tout entendue comme une situation. Or, le jugement porté sur l’homosexuel dépendait de sa situation personnelle. Ainsi, un homme ayant des rapports sexuels avec un autre était moins sévèrement sanctionné s’il était, par ailleurs, marié et à charge de famille, et avait donc procréé. De même, si l’homme incriminé était célibataire et laïc, on lui reprochait avant tout d’avoir manqué à son devoir de chasteté. Il aurait donc été question de sanctionner une faute, un péché, plutôt que d’incriminer une personnalité; autrement dit, sanctionner un rapport homosexuel plutôt qu’un homosexuel. En outre, il semblerait que durant toute la première partie du Moyen-âge, la connaissance de rapports sexuels entre deux hommes aurait fait l’objet d’une certaine tolérance. La condamnation des rapports homosexuels ne faisait aucun doute dans le droit canonique, mais il aurait existé un décalage certain entre l’ambition du droit et la pratique sociale en la matière. Il est possible que l’organisation particulière de la société féodale, établie sur des solidarités masculines, aient participé à cette tolérance relative. Cependant, dès la fin du XIIe siècle, les discours des moralistes et des auteurs chrétiens deviennent plus vindicatifs à l’écart des personnes reconnues coupables de sodomie. La réforme grégorienne dès le XIe siècle discrimine davantage les homosexuels, mais dès le XIIIe siècle, au moment des croisades contre les Albigeois notamment, la sodomie est assimilée à un crime abominable qui ne pourrait presque bénéficier d’un pardon, et amenait le coupable à une mort certaine. C’est la raison pour laquelle l’accusation de sodomie (on parlait alors de bougrerie ) était utilisée pour de débarrasser d’un individu dérangeant, peu importe que l’acte homosexuel ait été constaté ou non; le jugement et l’exécution des Templiers par Philippe le Bel au début du XIVe siècle en est l’exemple plus connu. Toutefois, ce dernier exemple suggère que les pouvoirs laïcs auraient été les plus prompts à condamner les comportements homosexuels. L’accusation de bougrerie semble devoir être considérée davantage comme un déshonneur dont la sanction pénale, donné par un tribunal laïc pouvait être particulièrement grave, tandis que le droit canonique tempérait la « faute » par la miséricorde divine et par la pénitence. Sexualité et ordre moral à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe) L’époque moderne, qui correspond à celle de la monarchie absolue, est marquée par un double mouvement spirituel : la Réforme protestante et la la Contre-réforme catholique. Prévu pour pallier l’essor du Protestantisme, le Concile de Trente se réunit de 1545 à 1563 pour renouveler la doctrine catholique et rechercher le soutien des Nations restés dans le giron du Vatican. L’influence du concile de Trente est considérable ; plus aucun concile ne sera réuni après jusqu’en 1869. L’enjeu pour l’Église de Rome était de répondre point par point aux thèses réformatrices d’abord proposés par Martin Luther puis par Jean Calvin. Si le protestantisme estimait que le Salut provenait de la Foi et non des œuvres, et refusait les Sacrements, le Catholicisme de la Contre-Réforme rappelle la nécessité des œuvres, l’autorité de la Bible catholique, mais aussi les sept sacrements ainsi que la transsubstantiation. Le mouvement impulsé par la Contre-Réforme est considérable dans l’histoire des mentalités européennes. En France, il perdure au moins jusqu’à la Révolution de 1789. Au sein de cette Contre-réforme, l’Église de Rome promeut des figures nouvelles comme figure de proue d’un catholicisme moderne : Saint Vincent de Paul (1581-1660), apôtre de la charité chrétienne, ou bien Saint Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de l’ordre des Jésuites. Son objectif était de rechristianiser l’Europe, ou plus précisément, de reconvertir les personnes qui s’étaient « égarées » dans la Réforme protestante. Il s’en suit un vaste mouvement de diffusion des idées catholiques dans toute l’Europe, et en France notamment, pour rappeler les principes du Catholicisme en contrant les thèses protestantes en tout point et en tout domaine. L’exemple le mieux connu est concerne sans doute la réponse esthétique qui accompagne la Contre-réforme avec l’art baroque. À l’opposé des temples calvinistes, épurés et rigoureux, l’art baroque enrichit les églises de décors somptueux voulant magnifier de la sorte la puissance de Dieu et de son Église. Néanmoins, l’Église de Rome ne peut accomplir seule le dessein de la Contre-réforme. Comme pour les siècles précédents, elle requiert l’aide des monarchies nationales et notamment de la cour des Valois puis des Bourbons. Le fonctionnement est ainsi à peu près le même que lors de la période féodale : l’Église de Rome propose un code moral et religieux afin de guider le chrétien dans sa vie personnelle, et demande ensuite à la royauté de sanctionner éventuellement les comportements les plus répréhensibles, à défaut de pouvoir le faire par elle-même. L’époque moderne se distingue malgré tout de l’époque féodale (dans ce sujet) par deux points essentiels : tout d’abord, l’Église de Rome n’est plus en situation de monopole intellectuel, le protestantisme a conquis environ dix pour cent de la population française et de plus, l’humanisme, qui se développe à la même période, va accroître l’esprit critique à l’égard des religions ; ensuite l’État royal médiéval est devenu monarchie absolue, désormais le roi-souverain peut s’appuyer sur une administration peu ou prou centralisée et apte à agir dans tout le royaume. Ces changements ne sont pas sans conséquence pour le sujet qui nous occupe. Il est question pour l’institution romaine, durant les temps modernes, de renouveler une christianisation qui avait commencé dès le IXe siècle et de s’assurer à nouveau des bonnes pratiques morales à l’intérieur des familles, et ce avec l’appui des pouvoirs publics. Le concile de Trente réaffirme la doctrine du mariage, l’importance du consentement des époux pour former le lien matrimonial, l’ordination du mariage à la procréation, et rappelle la nécessité de la présence d’un prêtre pour officialiser l’union. De la sorte, en accentuant le contrôle sur la vie morale des familles et, plus généralement, de la sexualité, l’Église rechercher à contrôler la vie privée des fidèles dans un contexte où elle commence à faiblir dans le champ institutionnel et politique. Il faut donc bien comprendre qu’un lien demeure entre la réaffirmation de la doctrine du mariage et la nouvelle évangélisation en Europe apportée par des personnalités comme Vincent de Paul. Il faut réaffirmer la doctrine catholique. Outre les réitérations de la doctrine canonique du mariage, le concile de Trente met en avant une image « modernisée » de la famille, celle de la Sainte Famille; image qui n’était en rien nouvelle, mais qui n’avait jamais été promue de la sorte en Europe. La Sainte Famille renvoie à la famille du Christ et de ses deux parents, Saint Joseph et la Vierge Marie et dont l’implication n’est plus seulement spirituelle. La famille moderne est ainsi une famille mononucléaire centrée sur l’enfant et les parents. Jusque-là, rien de très nouveau si ce n’est que désormais, la figure paternelle (celle de Saint Joseph) est réputée chaste elle-aussi. On retrouve alors, mais sous un jour nouveau, le principe d’un mariage consacré à la procréation et hostile à tout plaisir sexuel. Il ne faut donc pas s’étonner de voir le droit canonique condamner en premier chef les manquements à la sainteté du mariage : l’inceste, l’adultère et le concubinage sont plus sévèrement sanctionnés que les manques à la pratique religieuse (attention, il s’agit de sanction canonique, et non de peines pénales). L’atteinte à la sacralité du mariage semble donc être l’une des fautes religieuses les plus graves et ce, d’autant si la faute était de notoriété publique, même si dans la plupart des cas, la peine se limitait à jeter l’opprobre sur les coupables. Et c’est justement parce que ces sanctions demeurent insuffisantes pour dissuader les justiciables que les juridictions laïques prirent le relai, afin de faire appliquer une idéologie religieuse. Dans cette optique, le roi d’Espagne Philippe II ordonne au conseil de Justice, le 24 juillet 1565, de publier tous les textes du concile de Trente qu’il va se charger de faire appliquer. En cas de défaillance des autorités religieuses, la justice laïque devenait donc compétente pour punir les coupables. C’est ainsi qu’au XVIe siècle, le pouvoir laïc se lançait dans une vaste politique de répression des hérétiques et des chrétiens de mauvaise vie. Ceux qui pratiquaient la sorcellerie, de quelques manières que ce soit, étaient les premiers inquiétés, mais les personnes entretenant des relations adultérines étaient elles aussi particulièrement touchées. Dans leurs cas, les peines étaient diverses, et même s’il existait probablement de grandes variations locales, elles demeuraient très sévères : peines de corps, bannissement perpétuel de la communauté, confiscation des biens. Désormais, l’État était le garant de la vie chrétienne. Ainsi, ce qui relevait du péché devint un délit. Le droit laïc condamne les adultères ou l’inceste (est considérée comme incestueuse, toute relation avec un membre de sa famille jusqu’au cinquième degré inclus, et avec les parrains et marraines) en faisant appel à toutes les peines possibles. Il n’est plus seulement question de sanctionner une faute religieuse, mais une faute civile. Et les membres du clergé tendaient parfois à demander justice directement auprès des tribunaux laïcs en raison des faibles moyens des tribunaux religieux. Dans ce contexte, l’ensemble des comportements sexuels « immoraux » pouvaient faire l’objet de répressions terribles. À titre d’exemple, six « sodomites » ont été tués à Luxembourg en 1610 et trois autres en 1617 ; ce qui accrédite l’idée d’une répression violente de l’homosexualité à l’époque moderne. Pour autant, il ne faut pas croire que les homosexuels ont été les seuls à souffrir de la répression des juridictions laïques. Des personnes reconnues coupables d’inceste, ou parfois d’adultère ont été elles aussi torturées ou exécutées. Ainsi à Arlon, en 1621, une jeune femme est poursuivie pour avoir eu une relation sexuelle avec le père de son mari. Elle avoua sa faute sous la torture, et fut condamnée au carcan (fouettée en public), et bannie du ressort judiciaire pour trois ans. Idem à Diekirch, en 1597, un homme est reconnu coupable d’avoir eu une relation adultère avec la sœur de son épouse. La sanction est implacable : il est brûlé vif et condamné à la potence et l’ensemble de ses biens lui furent confisqués (ce qui avait donc des conséquences sur sa famille). Dans le même lieu, quelques années plus tôt, un homme marié qui avait eu un enfant avec sa femme de chambre, fut banni à vie de la communauté et fut fouetté. Les sanctions sont souvent rudes et même s’il existait de grandes variations en fonction des temps et des lieux et des circonstances, il n’est pas exagéré de conclure au fait d’une répression des « mauvaises moeurs » menées par les autorités laïques à l’époque moderne. En revanche, il semblerait que les motifs d’inceste et d’adultère aient été bien plus fréquemment recherchés que celui de « sodomie ». En effet, pour ce qui concerne les rapports entre personnes de même sexe, il semblerait que, dans la grande majorité des cas, la condamnation aurait été avant tout de nature morale. Les sanctions pénales sont rares, mais pas inexistantes : en 1750 sont condamnés à mort deux personnes accusées d’homosexualité (Jean Diot et Bruno Lenoir). Toutefois, si l’Histoire retient quelques cas de punitions sévères pour des faits parfois supposés, d’autres situations révèlent une tolérance des rapports entre hommes, quitte à susciter une moquerie. Ici, l’image du roi Henri III entouré de ses « mignons » a été souvent utilisée pour porter atteinte à la virilité de ce roi qui, par ailleurs, ne pouvait pas avoir d’enfants. Ainsi, la répression des sexualités alternatives au Moyen-âge et à l’époque moderne pourrait peut-être expliquer avant tout par la vocation du mariage chrétien à la procréation, qui condamne par principe toute forme de sexualité qui n’aboutirait pas à la procréation. Il est incontestable que les personnes accusées d’homosexualité ont souffert des dispositions canoniques et pénales appliquées dans le royaume de France. Toutefois, les affaires mettant en cause des homosexuels pour des faits avérés ou supposés paraissent avoir été plus nombreuses au Moyen-âge qu’à l’époque moderne, et parfois servaient de motifs pour éliminer un ennemi politique. Ce fut le cas des Templiers. En revanche, à l’époque moderne, les personnes ayant des rapports homosexuels sont moins inquiétés surtout s’ils apparaissent dans les cercles favorisés de la société. On notera, toutefois, pour conclure, que la sexualité des femmes est laissée de côté par le droit. Il est difficile d’expliquer les raisons de cette situation. La sexualité entre les femmes paraissait moins « dangereuse » aux yeux des contemporains en ce qu’elle n’aurait pas remis en cause l’ordre traditionnel de la société. Pour cause, les structures politiques et économiques rendaient presque impossible pour une femme de vivre seule ; et le droit ancien ne traitait souvent la femme qu’à travers son statut d’épouse ou de fille de famille. On pourrait donc être tenté de penser que le saphisme fût impensé sur le plan juridique plutôt qu’inconnu.

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