Chapitre 3 Débats autour de la soutenabilité de la dette publique PDF

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This document discusses the challenges of public debt sustainability in various regions. It analyzes the effects of global financial crises and the COVID-19 pandemic on public finances and includes graphs illustrating public debt data and related economic indicators.

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Chapitre 3 Débats autour de la soutenabilité de la dette publique Nous avons souligné dès l’introduction de ce cours la dégradation importante de l’état des finances publiques dans de nombreuses régions du monde. Il s’agit d’une question qui est devenue majeure dans les pays développés à la suite...

Chapitre 3 Débats autour de la soutenabilité de la dette publique Nous avons souligné dès l’introduction de ce cours la dégradation importante de l’état des finances publiques dans de nombreuses régions du monde. Il s’agit d’une question qui est devenue majeure dans les pays développés à la suite de la crise financière mondiale des années 2007-2009. Au sein de la zone euro, les enjeux ont été encore plus importants car l’espace monétaire européen a dû faire face à la plus grave de ses crises depuis sa création : la crise des dettes souveraines initiées à la fin de 2009 par les difficultés du gouvernement grec à maitriser son solde budgétaire. Les conséquences économiques des mesures de confinement liés à la COVID-19 ont donné lieu à une nouvelle dégradation marquée des finances publiques. Le graphique 1 rappelle la dégradation des finances publiques dans les pays du G7 et dans quelques pays de la zone euro de l’année 2000. Graphique 1 Soldes budgétaires en % du PIB Groupe des 7 Zone euro Source : Fonds monétaire international, World Economic Outlook, Macrobond Le corollaire à ces déficits budgétaires a été l’accroissement très important des dettes publiques en % des PIB (graphique 2). 1 Graphique 2 Dette publique en % du PIB Groupe des 7 Zone euro 275 250 225 200 175 Percent 150 125 100 75 50 25 2000 2005 2010 2015 2020 2025 2030 United States Italy France Japan United Kingdom Germany Canada Source : Fonds monétaire international, World Economic Outlook, Macrobond Le Graphique 3 donne une autre idée de la situation des finances publiques en montrant les besoins de financement, en % du PIB entre 2016 et 2029. Les besoins de financement couvrent les déficits budgétaires de l’année et le remboursement de la dette arrivée à maturité. Graphique 3 Besoins de financements des Etats, en % du PIB Source : Fonds monétaire international, Fiscal Monitor, avril 2024, p.17. Ce chapitre aborde la question de la soutenabilité de la dette en deux sections. La première porte sur ce que l’on appelle la soutenabilité de la politique budgétaire. En effet, dans ce contexte d’accroissement de la dette publique, la question qui se pose est de savoir 2 si les Etats pourront faire face dans le futur à leurs engagements. La section établie les conditions de soutenabilité de la dette et montre comment l’inflation peut rendre moins contraignantes ces conditions. Il est important de bien comprendre les enjeux liés à des niveaux élevés de dette publique. En premier lieu, plus la dette publique en % du PIB est élevée, moins la capacité de stabilisation de la politique budgétaire est importante. C’est ce que montre le graphique 4 qui fait apparaître une relation négative entre les deux variables. Graphique 4 Dette publique en % du PIB dans des pays OCDE et coefficient de stabilisation de la politique budgétaire, 2016 Source : FMI (2018), Capitalizing on good times, Fiscal Monitor, April, p.4 Le coefficient de stabilisation budgétaire (Fiscal Stabilization Coefficient, FISCO) est calculé par le FMI. Ce coefficient mesure les variations dans le solde budgétaire d'un pays donné en réponse aux variations du ralentissement de l'activité (mesuré ici par l'output gap). Un coefficient égal à 1 signifie que lorsque la production recule de 1 % du PIB, le solde budgétaire se dégrade dans la même proportion. Plus le coefficient est élevé, plus la politique budgétaire a un effet contracyclique. En outre, la dégradation des finances publiques entame la capacité des Etats à mener des politiques d’investissements publics. Or, il existe une relation positive entre investissements publics – par exemple dans les infrastructures – et la croissance de long terme d’une 3 économie. Le graphique 5 compare pour l’année 2016 les dépenses publiques d’investissement en termes brut et net. On voit que certains pays, dont la France, couvrent tout juste la dépréciation des investissements publics alors que d’autres (l’Espagne et l’Italie par exemple) n’y parviennent pas. Graphique 5 Investissements publics brut et net dans les pays avancés en 2016, en % du PIB Investissements publics bruts en actifs non financiers Investissements publics nets en actifs non financiers (bruts moins dépréciation) Source : FMI (2018), Capitalizing on good times, Fiscal Monitor, April, p.15 Le graphique 6 montre clairement une tendance à la baisse de l’investissement public dans les pays avancés. Graphique 6 Investissements publics et privés en % du PIB, 1995 - 2017 Source : Fonds monétaire international, Fiscal Monitor, avril 2020 Comme nous l’avons rappelé brièvement dans l’introduction de ce cours, l’économie mondiale est traversée par un mouvement structurel de baisse des taux d’intérêt, à la fois à court terme et à long terme. Cette baisse des taux repose sur plusieurs facteurs qu’il 4 convient d’expliquer. Surtout, elle a récemment donné lieu à un important débat sur la question de la soutenabilité de la dette publique dans ce contexte de faibles taux. La section 2 présente un état des lieux de ces débats importants quant à la place de la politique budgétaire comme instruments de régulation et de politique structurelle. Section 1 La soutenabilité de la dette publique : définition et conditions Après avoir présenté les mécanismes de base (1.1), on distingue le cas sans financement monétaire (1.2), du cas avec financement monétaire (1.3). Ce dernier cas est particulièrement important à considérer dans la période actuelle marquée par la COVID-19. 1.1 Mécanismes de base de la soutenabilité Une politique budgétaire est soutenable si elle assure à terme la solvabilité de l'Etat, c'est- à-dire si elle garantit que la dette ne croîtra pas dans des proportions excessives (telles que l'Etat ne puisse plus assurer son remboursement). Autrement dit, si on admet des déficits significatifs du solde budgétaire, ces derniers doivent pouvoir être compenser par des excédents sur une période qui dépend de l’horizon des anticipations des agents (et donc de la crédibilité du gouvernement). Lorsqu’une politique est « non-soutenable », elle constitue le signal d’une éventuelle « insolvabilité » de l’Etat (il n’est pas apte à rembourser sa dette aux échéances contractuelles). En conséquence, les prêteurs potentiels deviendront réticents à lui prêter davantage au taux d'intérêt en vigueur (ou même simplement à refinancer son stock de dettes en cours). Les taux d'intérêt à long terme peuvent être poussés à la hausse dans la mesure où les prêteurs privés demandent une rémunération supplémentaire pour supporter le risque d'un éventuel défaut de l'Etat. Ce durcissement des conditions de financement pour des Etats déjà très endettés peut enclencher un cercle vicieux dont il est difficile de sortir. Le graphique 7 donne une illustration de ce phénomène 5 en montrant l’évolution du taux d’intérêt des obligations d’Etat à 10 ans des pays de la zone euro les plus impactés par la crise des dettes souveraines entre 2009 et 2013. On voit que tous ces pays (partie droite), et plus particulièrement la Grèce, ont subi une hausse importante de leur taux à long terme qui contraste singulièrement avec les taux allemands et français (partie gauche). La condition de soutenabilité repose sur l'équilibre budgétaire intertemporel : la valeur actualisée des surplus futurs anticipés doit permettre, à terme, le remboursement de la dette initiale. Elle n'impose donc des restrictions que sur les relations de long terme entre les séquences des recettes et des dépenses publiques, la force de rappel vers l'équilibre de ces deux séquences étant liée à la nécessité de satisfaire la contrainte budgétaire intertemporelle. Graphique 5 Taux d’intérêt des obligations d’Etat à 10 ans dans quelques pays de la zone euro, 2009-2020, en % 40 15,0 35 12,5 30 10,0 25 Percent 20 7,5 Percent 15 5,0 10 2,5 5 0 0,0 2010 2012 2014 2016 2018 2020 2022 2024 Spain, rhs Portugal, rhs Italy, rhs Ireland, rhs Greece, lhs Source : Macrobond L’idée de base est la suivante : pour qu’un agent puisse éviter une croissance explosive de sa dette, sans avoir les moyens d’en supporter la charge, il faut que le taux de croissance de cette dette soit inférieur au taux de croissance des recettes de l’Etat. Si l’on raisonne pour simplifier sur l’idée que les recettes publiques sont proportionnelles au PIB, cela signifie que 6 le taux de croissance de la dette publique doit être inférieur ou égal aux taux de croissance du PIB ; ou encore, que le rapport dettes/PIB soit, en moyenne, constant à long terme. La contrainte peut être reformulée alors de la manière suivante : si le taux de croissance de l’économie est inférieur au taux d’intérêt de la dette, alors, en l’absence de corrections futures de la politique budgétaire (c’est-à-dire de réduction du déficit primaire), il arrivera un temps où l’Etat ne pourra plus faire face à ses engagements. 1.2. La condition de soutenabilité en l’absence de financement monétaire 1 En supposant dans un premier temps que l'Etat n'utilise pas l'instrument monétaire dans la cadre budgétaire, la contrainte budgétaire s'écrit : G *t + iB t-1 - Tt = B t - B t-1 (1) avec i = le taux d'intérêt nominal apparent de la dette publique, c'est-à-dire ce que coûte en moyenne l'emprunt, Tt, les impôts, 𝐺𝐺∗𝑡𝑡 la dépense publique avant intérêts, iBt-1 les charges d'intérêts et B les titres de la dette publique. Cette contrainte montre qu'il existe une relation entre l'émission (le retrait) de dette publique et la situation du budget de l'Etat en termes de flux. Ainsi, le côté droit de (1) représente la variation de la dette publique entre deux périodes successives tandis que le côté gauche correspond à un déficit (signe (+)) ou à un excédent (signe (-)). Le niveau des prix s'écrit pt et le niveau du revenu réel Yt. On peut alors représenter les grandeurs de (1) en termes de ratio, c'est-à-dire ramenées en parts de PIB en valeur. Nous avons ainsi : b t = B t / p t Yt ; g t = G t / p t Yt ; τ t = Tt / p t Yt. Le taux d'inflation s'écrit π = ( p t / p t-1 ) - 1 et le taux de croissance du revenu réel γ = (Yt / Yt-1 ) - 1. Ces deux grandeurs nous permettent de définir le revenu nominal : 1 A. Varoudakis (1994), La politique macroéconomique, collection Economie, ed. Dunod, Paris. 7 Yt p t = (1 + π )(1 + γ )Yt-1 p t-1 ≈ (1 + π + γ )Yt-1 p t-1 En divisant la contrainte budgétaire (1) par le revenu nominal, la contrainte devient :  1+ i  b t =  b t -1 + (g t - τ t ) (2) 1+ π + γ  L'équation (2) représente la dynamique du ratio dette/revenu entre deux périodes, à la suite de variations du déficit budgétaire primaire en % du PIB g t - τ t (c’est-à-dire du déficit budgétaire hors intérêts sur la dette publique). La dette publique sera sur une trajectoire   stable ou instable selon que le coefficient  1 + i  associé à bt-1 est inférieur ou supérieur  1+ π + γ  à l'unité. On distingue donc deux cas. Cas 1 : i < π + γ ⇔ γ > i - π Ici, l'économie suit un sentier de croissance forte, le taux de croissance excédant le taux   d'intérêt réel. En conséquence,  1 + i  < 1 et le ratio dette/revenu est sur une trajectoire  1+ π + γ  stable quel que soit le déficit de l'Etat. La valeur d'équilibre ( b ) du ratio dette/revenu qui en résulte se calcule à partir de la contrainte budgétaire en termes de flux (2) en posant b t = b t-1 = b et en supprimant les indices de temps : 1+ γ + π b= ⋅ (g - τ ) si γ > i - π (3) γ - (i - π ) Le ratio dette/revenu d'équilibre à long terme sera d'autant plus élevé que l'écart entre le taux de croissance et le taux d'intérêt réel est important (dans le sens d’un taux de croissance supérieur au taux d’intérêt réel de la dette publique). Il n'y a pas de contrainte de solvabilité intertemporelle. La façon de comprendre ce résultat important est la suivante. Le gouvernement doit payer des intérêts r sur la dette, ce qui entraîne des paiements d'intérêts de (r.b). Dans la mesure 8 où la production augmente au cours du temps au taux g, le gouvernement peut émettre chaque année une nouvelle dette d'un montant (g.b) tout en maintenant le ratio de dette constant. Si g dépasse r, alors les revenus des nouvelles émissions sont plus importants que les paiements d'intérêts, et plus la dette est élevée, plus la différence entre les deux est grande. Pour reprendre l’expression de Blanchard (2022), « en termes d'« espace budgétaire », les gouvernements disposent d'un espace budgétaire infini ». Cas 2 : i > π + γ ⇔ γ < i - π Ici, le taux de croissance est inférieur au taux d'intérêt réel. Il n'y a plus de forces de   stabilisation de la dette. On a  1 + i  > 1 et le ratio dette/revenu est a priori sur une  1+ π + γ  trajectoire explosive, donc insoutenable. La question de la solvabilité de l'Etat se pose directement ici. La contrainte budgétaire intertemporelle de l'Etat se définit à partir de la contrainte  1+ π + γ  1+ π + γ budgétaire (2) qui implique que bt -1 =  bt + (τ t - gt ). En cumulant les ratios  1+ i  1+ i dette/revenu jusqu'à l'infini (on cherche à obtenir une contrainte intertemporelle), on obtient :   1+ π + γ n  ∞  1 + π + γ u+1 bt -1 = lim   n →∞  1 + i  t+n-1  +   b  ∑  1 + i  ⋅ (τ t+u - g t+u )  (4)   u=0 Pour que la solvabilité de l'Etat soit établie, il faut que bt+n n'explose pas lorsque n → ∞.  1+ π + γ n  n 1+ π + γ  Dans ce cas, on a : lim    bt+n-1  = 0 comme   → 0 lorsque n → ∞. n →∞  1+ i    1+ i    En introduisant cette condition de solvabilité dans (4), la contrainte budgétaire intertemporelle (dite aussi contrainte de solvabilité) de l'Etat s'écrit : ∞ 1 b t-1 = ∑ ⋅ ( τ t +u - g t +u ) (5) u=0 (1 + i - π - γ ) u+1 9 Si le taux d'intérêt réel est supérieur au taux de croissance de l'économie, la contrainte de solvabilité de l'Etat implique que la dette publique existante doit avoir comme contrepartie des excédents budgétaires futurs avant intérêts. Les excédents primaires doivent être suffisamment importants pour que la valeur présente des soldes budgétaires futurs en % du revenu soit juste égale au ratio existant dette/revenu. Le recours à l'emprunt pour financer les dépenses publiques ne constitue pas un moyen de réduire les impôts courants, mais représente un mécanisme permettant d'en différer les paiements dans le temps. Ainsi, conformément à l'équivalence ricardienne, la dette publique peut s'interpréter comme une imposition différée dans le temps. Les conditions de la soutenabilité étant identifiée, il convient de se demander comment il est possible de savoir si le ratio actuel dette/revenu est soutenable compte tenu de la contrainte de soutenabilité (5). En fait, la contrainte de l'Etat peut être plus importante que celle impliquée dans (5) dans la mesure où celui-ci peut faire face à des dépenses incompressibles alors même que la pression fiscale a atteint ses limites. Autrement dit, le seuil critique à partir duquel la dette publique devient insoutenable (avec l'apparition d'un effet boule de neige) dépend de la marge de manœuvre qu'ont les autorités publiques pour générer des excédents primaires. En posant τ max la pression fiscale maximale en % du revenu et gmin le plancher incompressible de dépenses publiques hors intérêts en % du revenu, l'excédent primaire maximal que les autorités peuvent dégager est z max = τ max - g min. En insérant cette valeur dans (5), on peut définir le seuil critique b* de soutenabilité du ratio dette/revenu et le critère de soutenabilité de la dette publique existante, tel que : z max b t-1 ≤ b * = (6) i-π-γ 10 La dette publique existante aura d'autant plus de chances d'être soutenable que l'excédent primaire maximal est élevé, que le taux d'intérêt nominal est faible, que la croissance est forte et que l'inflation est élevée. 1.3. Soutenabilité de la dette et financement monétaire Compte tenu des remarques précédentes, et notamment du rôle joué par le taux d'intérêt réel, on peut se demander dans quelle mesure la politique monétaire peut être utilisée pour assouplir les conditions de soutenabilité de la dette. En effet, à croissance et à taux d'intérêt nominaux inchangés, une plus forte inflation permet aux autorités publiques de mener des politiques fiscales et des politiques de dépenses publiques moins rigoureuses. Cela provient du fait que l'inflation fonctionne comme une taxe procurant des recettes implicites à l'Etat en dévalorisant de manière continue la dette publique existante. En introduisant le financement monétaire du déficit Mt, la contrainte budgétaire (1) devient : G *t + iB t-1 - Tt = B t - B t-1 + M t - M t-1 (1’) En écrivant µ t = ( M t - M t-1 ) / M t le taux de croissance de la masse monétaire, la contrainte budgétaire en termes de ratios devient : 1+𝑖𝑖 𝜇𝜇 𝑏𝑏𝑡𝑡 = 1+𝜋𝜋+𝛾𝛾 𝑏𝑏𝑡𝑡−1 + (𝑔𝑔𝑡𝑡 − 𝜏𝜏𝑡𝑡 ) + 𝑉𝑉𝑡𝑡 (7) 𝑡𝑡 Dans (7), Vt = Ytpt / Mt représente la vitesse de circulation de la monnaie. Dans le cas où le taux de croissance est inférieur au taux d'intérêt réel, la contrainte de solvabilité de l'Etat (équivalent de (5)) s'écrit : ∞ 1  µ  bt -1 = ∑ (1+ i - π - γ ) u=0 u+1 ⋅  ( τ t+u - g t+u ) + t+u  Vt+u    (8) En présence de financement monétaire du déficit budgétaire, la dette publique existante pourra avoir comme contrepartie non seulement des excédents primaires futurs mais aussi 11 des revenus provenant de la création monétaire future. Le montant de ces revenus dépend positivement du taux de croissance de la masse monétaire et inversement de la vitesse de circulation de la monnaie. En supposant à long terme V invariable et l'indépendance du taux d'intérêt réel par rapport à l'inflation (neutralité), le nouveau critère de soutenabilité devient : 1  µ  bt -1 ≤ b* =  z max +  , avec ρ le taux d'intérêt réel (9) ρ -γ  v( µ - γ )  Un taux de croissance positif de la masse monétaire ( µ > 0 ) implique une augmentation du seuil de soutenabilité b* de la dette publique. Dans un modèle avec anticipations rationnelles à la Sargent-Wallace, il apparaît très clairement des problèmes de cohérence temporelle de la politique monétaire, notamment si l'autorité monétaire est peu dépendante du gouvernement. Plus largement, l'incohérence de la politique monétaire peut provenir du fait qu'elle est susceptible d'imposer des contraintes sur la politique budgétaire accentuant la soutenabilité de cette dernière. Ainsi, en l'absence d'une action coordonnée avec la politique budgétaire, la politique monétaire à elle seule ne pourrait que repousser l'inflation dans le temps. Dans ce cas, le véritable dilemme auquel les autorités monétaires seraient confrontées ne serait pas d'arbitrer entre moins d'inflation et plus de chômage aujourd'hui, mais entre moins d'inflation aujourd'hui et plus d'inflation demain (Varoudakis, 1994). Il existe une relation d'interdépendance entre politique monétaire et politique budgétaire. La question de la monétisation de la dette publique a retrouvé une forte actualité à travers la théorie monétaire moderne (Modern Monetary Theory, ou MMT) appelée aussi Programme budgétaire financé par la monnaie (Money-Financed Fiscal Program, ou MFFP). Cette théorie souligne que le déficit public doit être maintenu à un niveau assurant le plein- 12 emploi et financé par la création monétaire afin d'éviter une hausse des taux d'intérêt. En suivant l'exemple donné par B.S. Bernanke (2016) 2, supposons que l'administration américaine décide une relance budgétaire de 100 milliards de dollars décomposée en 50 milliards de travaux publics et 50 milliards de réduction d'impôts. L’idée centrale de la monnaie hélicoptère est que ces 100 milliards ne sont pas financés par émission de titres d'emprunts publics, mais par la banque centrale qui crédite le compte détenu par le Trésor à la banque centrale de 100 milliards. Une autre possibilité serait que le Trésor américain émette pour 100 milliards des titres de dette achetés par la banque centrale, qui s'engagerait alors à les détenir indéfiniment et à remettre au Trésor les intérêts reçus. B.S. Bernanke distingue quatre canaux de transmission à l'économie d'une telle politique : 1. les effets directs des dépenses de travaux publics sur le PIB, l'emploi et les revenus ; 2. l'augmentation du revenu des ménages grâce aux réductions fiscales qui devrait entraîner une augmentation des dépenses de consommation ; 3. une augmentation de l'inflation attendue en conséquence de l'augmentation de la masse monétaire. En supposant que les taux d'intérêt nominaux sont au voisinage de la borne zéro (Zero Lower Bound), une inflation attendue plus élevée implique des taux d'intérêt réels plus bas, ce qui doit inciter aux investissements en capital et aux autres dépenses ; 4. le fait que, contrairement aux programmes budgétaires financés par la dette, un programme financé par émission de monnaie n'augmente pas les charges fiscales futures. Il ne doit donc pas conduire les agents privés à anticiper des hausses futures d'impôts annihilant tout effet positif sur l'activité (équivalence ricardienne). 2 Friedman M. (1969), « The optimum quantity of money », in The optimum quantity of money and other essays, Aldine Publishing Company, Chicago. Bernanke B.S. (2016), What tools does the Fed have left? Part 3: Helicopter money, Project Syndicate, avril. 13 Selon B.S. Bernanke, la multiplicité des canaux par lesquels cette politique peut influencer l'économie doit la rendre efficace, même dans des situations où les niveaux de dette publique sont déjà élevés et où la politique monétaire est contrainte par la borne 0. Une condition d'efficacité supplémentaire est que la banque centrale doit s'engager à ne pas inverser les effets du MMFP sur la masse monétaire. Une variante de la monnaie hélicoptère est le QE people dans laquelle les ménages reçoivent directement la monnaie créée par la banque centrale. L'objectif ici est d'augmenter la consommation des ménages en ciblant directement ces derniers. Comme le rappelle B.S. Bernanke (2016), une telle approche n'est pas sans soulever des problèmes de légitimité politique. En effet, la répartition entre les ménages de cette forme d'abattement fiscal devrait faire l'objet d'une approbation législative et non décidée de manière unilatérale par la banque centrale. La théorie monétaire moderne suscite beaucoup de critiques et d’interrogations. Ainsi, des économistes comme P. Krugman et L.H. Summers redoutent le risque d’inflation excessive qui pourrait en résulter. En outre, cette théorie ne démontre pas que les dépenses ainsi suscitées soient efficaces : d'une part, les ménages peuvent épargner une partie plus ou moins importante de la réduction fiscale ; d'autre part, les investissements publics peuvent se révéler être de mauvais choix sur le plan économique. Se pose enfin la question de la gouvernance d'un tel dispositif. En effet, sans règles explicites, les gouvernements pourraient être tentés de relâcher leur discipline budgétaire en monétisant massivement la dette publique. Agur et al. (2022) 3 ont cherché à identifier l’impact inflationniste de la Modern Monetary Theory. Selon eux, l’impact inflationniste serait limité sous réserve que cette politique ne soit 3 Itai Agur, Damien Capelle, Giovanni Dell’Ariccia, et Damiano Sandri (2022), Monetary Finance, Do Not Touch, or Handle with Care?, IMF Reseach Department, January. 14 pas permanente. On retrouve ainsi la question centrale de la crédibilité des autorités monétaires et budgétaires. La Modern Monetary Theory ne doit pas être confondue avec la politique de Quantitative Easing adoptée par les principales banques centrales à la suite de la crise financière mondiale de 2008 – 2009. En rachetant des titres publics, les banques centrales n’injectent pas directement de la monnaie dans l’économie mais raccourcissent de la maturité de la dette publique consolidée. En effet, la banque centrale achète des titres publics de maturité longue en émettant des réserves (actifs liquides) détenues par les banques privées auprès de la banque centrale. Comme le montre le graphique 6, on observe depuis la fin des années 2000 à une croisse quasi-continue de la taille des bilans des principales banques centrales. Au Japon, le bilan de la banque centrale est désormais supérieur au PIB. Aux Etats-Unis, on constate que la crise de la COVID-19 a inversé la tendance observée depuis 2014 d’un dégonflement progressif de la taille du bilan de la FED. Graphique 6 Bilan des principales banques centrales en % du PIB, 1999-2021* * 2020 pour la BCE Sources : Banques centrales et Fonds monétaire international 15 Cette expansion sans précédent des bilans est largement liée aux politiques d’achats massifs de titres – en particulier de titres publics – mis en œuvre par les banques centrales pour deux motifs liés : - améliorer la liquidité de certains segments particulièrement touchés par les tensions financières ; - ancrer durablement les taux d’intérêt à long terme à un bas niveau afin de créer les conditions de la reprise économique. Le graphique 7 donne une idée de l’ampleur de ces programmes en ce qui concerne les titres publics. Il montre en effet la part des titres publics détenus par les banques centrales dans le montant total de titres publics émis. Graphique 7 Part des titres publics détenus par les banques centrales en % du total des titres publics émis Source : Laurence Boone et Łukasz Rawdanowicz (2021), « Assessment of monetary and financial policy responses in advanced economies to the Covid-19 crisis », in Bill English, Kristin Forbes et Angel Ubide (ed), Monetary Policy and Central Banking in the Covid Era, CEPR Press, p.325-340, 327. Les achats de titres publics ont atteint des niveaux plus élevés depuis mars 2020 qu’au cours de la crise financière globale de 2008-09. C’est ce que montre le graphique 8 : l’augmentation de la taille des bilans été bien plus importante lors de la crise liée à la COVID- 19 16 Graphique 8 COVID-19 : des interventions plus massives des banques centrales par rapport à la crise financière globale, variation du bilan en % du PIB Source : Laurence Boone et Łukasz Rawdanowicz (2021), op. cit., p. 329. La question centrale est de savoir si les principaux pays avancés sont entrés dans une période dite de monétisation de la dette publique. Celle-ci traduit le fait que ce ne sont pas seulement les agents privés qui achètent les titres émis par les Etats mais aussi les banques centrales qui créent en contrepartie de la monnaie (Graphique 9). Graphique 9 Evolution de la base monétaire dans quelques banques centrales, en monnaie nationale 17 A court terme, ce processus de monétisation de la dette permet aux Etats de mener des politiques budgétaires très expansionnistes à un moindre coût. De ce point de vue, on peut considérer que les banques centrales soutiennent les initiatives des gouvernements en la matière. Le point important est que ce soutien est lié au fait qu’à travers ces programmes d’achats massifs, les banques centrales cherchent à atteindre deux objectifs qui leur sont propres, d’une part, la stabilité des prix (avec par exemple un taux d’inflation cible de 2 % en zone euro) et, d’autre part, la stabilité financière. 18 Le fait que les banques centrales agissent pour atteindre leurs propres objectifs font dire à certains que nous ne sommes pas dans un processus classique de monétisation de la dette. A moyen terme, la hausse des niveaux de dette publique peut conduire à une situation appelée « domination budgétaire » dans laquelle les banques centrales ne seraient plus en mesure d’agir pour atteindre leurs propres objectifs mais seraient contraintes par la politique budgétaire et, plus précisément, la nécessité de répondre à la contrainte de soutenabilité de la dette. Cela pose la question de la dynamique des dettes publiques à moyen terme une fois passée la crise liée à la pandémie. A ce niveau, les incertitudes restent très nombreuses, nous y reviendrons dans la section suivante. En outre, comme nous l’avons souligné précédemment, il convient de retenir que les achats de titres publics par les banques centrales ont pour conséquences un raccourcissement de la maturité de la dette publique consolidée car la banque centrale achète des titres publics de maturité longue en émettant des réserves (actifs liquides) détenues par les banques privées auprès de la banque centrale. Autrement dit, l’accroissement de la base monétaire n’est pas à strictement parler une injection de liquidité dans l’économie dans la mesure où elle prend la forme de réserves des banques privées auprès de la banque centrale, réserves rémunérées sur la base des taux courts. Cependant, les bilans des banques centrales ont désormais une exposition à une augmentation des taux courts et une exposition de la banque centrale à des pertes en capital en cas de hausse des taux longs. Les éléments précédents font écho à la redécouverte récente de la monnaie hélicoptère présentée initialement par Milton Friedman en 1969 à propos du financement monétaire des baisses d'impôts. 19 Section 2 r – g < 0 : le niveau de la dette publique est-il encore une contrainte pour les finances publiques ? Cette section aborde un débat important. Dans un contexte de baisses tendancielles des taux d’intérêt, notamment à long terme (Graphique 10), le taux de croissance de l’économie est supérieur au taux d’intérêt sur la dette publique (Graphique 11). Graphique 10 Taux d’intérêt réels entre 1992 et 2020, taux à dix des emprunts d’Etat moins anticipations d’inflation à 10 ans, en % Source : Olivier J. Blanchard (2023), Fiscal Policy Under Low Interest Rates, MIT Press. Comme nous l’avons montré dans la précédente section, cela implique que les autorités n’ont plus de contrainte de soutenabilité. Graphique 11 Taux d’intérêt réel à long terme aux Etats-Unis et anticipations du taux de croissance de la production en termes réels à 10 ans depuis 1992, en % Source : Olivier J. Blanchard (2023), op. cit. 20 Pour certains économistes, Blanchard (2019)4 par exemple, la baisse des taux longs exerce une influence favorable sur la soutenabilité de la dette publique. Cette période est donc l'occasion de faire d'importants investissements publics offrant des rendements supérieurs à leur coût de financement. L'enjeu de ces investissements publics est de permettre l'augmentation de la productivité totale des facteurs, d'accroître la demande agrégée, et donc de sortir les économies de la stagnation séculaire. Blanchard (2022) rappelle, pour les Etats-Unis, que la croissance réelle prévue a augmenté dans les années 1990, passant de 2,6 % en 1992 à 3,3 % en 2001, pour diminuer ensuite et s’établir à 2,3 % en 2021. Parallèlement, le taux réel sans risque a considérablement diminué, et depuis 2000, (r - g) est devenu négatif, et ce, de plus en plus. Début 2021, pour des anticipations à 10 ans, (r-g) était égal à -3,2 %. Les marchés s'attendent donc à ce que r soit nettement inférieur à g pour les 10 prochaines années. En effet, si on s’intéresse taux des TIPS (c'est-à-dire des obligations indexées sur l’inflation) à 30 ans, ils étaient à 0,4 % début 2021. En considérant une prévision de croissance réelle au cours des 30 prochaines années de 2 %, on obtient une valeur de (r-g) au cours des 30 prochaines années de -2,4 %. Ce point de vue soulève des débats importants. Dans un premier temps, nous identifions les principaux facteurs explicatifs de la baisse des taux d’intérêt (2.1). Dans un second temps, nous nous demandons si une situation telle que r – g < 0 doit conduire les autorités à accorder moins d’importance à la question de la soutenabilité de la dette dans un contexte où les ratios dettes publiques / PIB ont atteint des niveaux historiquement très élevés (2.2). 4 Blanchard O. (2019), « Public debt and low interest rates », The American Economic Review, Papers and Proceedings, vol. 109, no 4, p. 1197-1229. 21 2.1 Les facteurs explicatifs de la baisse des taux d’intérêt Le graphique 12 illustre pour les pays du Groupe des Sept hors Italie le fait que les taux réels sont marqués par un trend baissier qui débute dès les années 1980, donc bien avant la crise financière mondiale. Graphique 12 Moyenne des taux d'intérêt sur les emprunts d'État indexés sur l'inflation dans le Groupe des Sept hors Italie, en % Source : Rachel L. et Summers L.H. (2019), « On falling neutral real rates, fiscal policy, and the risk of secular stagnation », Brookings Paper on Economic Activity, printemps, p. 1-76, p. 9. Une vaste littérature s'est attachée à comprendre ce mouvement baissier structurel en utilisant le concept de « taux d’équilibre » ou « taux naturel », que l'on peut définir comme étant « le taux d’intérêt réel compatible avec une production à son niveau potentiel et une inflation à sa cible » (BIS, Rapport Annuel 2018, p. 39). Il existe cependant d’autres définitions du naturel ou neutre qu’il convient d’introduire brièvement car elles permettent d’identifier les principaux facteurs explicatifs des taux d’intérêt réels. On reprend ici l’analyse de Blanchard (2022). Une première définition du taux d’intérêt neutre r* est de partir de l’idée selon laquelle le taux d’intérêt réel d’une économie, notée r, égalise, en économie fermée, I et S tel que : 𝑆𝑆(𝑌𝑌, 𝑟𝑟,. ) = 𝐼𝐼(𝑌𝑌, 𝑟𝑟,. ) (1) 22 Les «. » dans (1) représentent les facteurs autres que le revenu et le taux d’intérêt réel qui exerce une influence sur S et I. Supposons que la production Y est égale à la production potentielle Y*. La condition d'équilibre détermine la valeur du taux d'intérêt réel qui égalise S et I au d'intérêt réel appelé taux neutre r* qui satisfait 𝑆𝑆(𝑌𝑌 ∗ , 𝑟𝑟 ∗ ,. ) = 𝐼𝐼(𝑌𝑌 ∗ , 𝑟𝑟 ∗ ,. ) (2) Rappelons que S augmente avec r alors que I diminue avec r. Un accroissement de S conduit à un nouvel équilibre où I est plus élevé et r* diminue. De même, une baisse de I entraine une baisse de S et un r* plus bas. On peut aussi représenter r* en partant de la définition de la consommation : C = Y – S que l’on peut réécrire comme : 𝑌𝑌 = 𝐶𝐶(𝑌𝑌, 𝑟𝑟,. ) + 𝐼𝐼(𝑌𝑌, 𝑟𝑟,. ) (3) Selon 3, la production est égale à la demande agrégée, r* devient le taux d'intérêt réel tel que la demande agrégée est égale à la production potentielle, soit ; 𝑌𝑌 ∗ = 𝐶𝐶(𝑌𝑌 ∗ , 𝑟𝑟 ∗ ,. ) + 𝐼𝐼(𝑌𝑌 ∗ , 𝑟𝑟 ∗ ,. ) (4) Un taux d'intérêt réel plus élevé réduit C et I conduisant à une baisse de la demande agrégée ; un taux d'intérêt réel plus bas provoque l'effet inverse. Si r > r*, alors la demande agrégée est plus basse que la production potentielle et on a Y < Y* Si r < r*, alors la demande agrégée est plus élevée que la production potentielle et on a Y > Y* La première approche conduit à se concentrer sur les déterminants structurels de l'épargne et de l'investissement, tels que la démographie. La seconde conduit à se concentrer sur les déterminants de court terme, comme par exemple la baisse de la demande globale au début de la crise financière mondiale de 2008 – 2009. 23 Une troisième approche, elle aussi importante pour comprendre l’évolution des taux d’intérêt, consiste à distinguer deux taux d’intérêt : le taux sans risque, correspondant aux taux sur les obligations d’Etat, noté r, et un taux risqué noté r + x. Supposons que l'épargne dépend du taux d’intérêt sans risque et que l'investissement dépend du taux risqué – par exemple le taux de rendement attendu des capitaux propres. Dans l’écriture du taux risqué r + x, x représente la prime de risque sur le taux sans risque demandée par les investisseurs pour détenir des actions risquées. La condition d'équilibre s'écrit : 𝑆𝑆(𝑌𝑌, 𝑟𝑟,. ) = 𝐼𝐼(𝑌𝑌, 𝑟𝑟 + 𝑥𝑥,. ) (5) et le taux neutre sans risque est donné par : 𝑆𝑆(𝑌𝑌 ∗ , 𝑟𝑟 ∗ ,. ) = 𝐼𝐼(𝑌𝑌 ∗ , 𝑟𝑟 ∗ + 𝑥𝑥,. ) (6) A un niveau donné de la production potentielle, l'épargne est une fonction croissante du taux sans risque. L'investissement est quant à lui une fonction décroissante du taux risqué, donc, pour une prime de risque donnée, une fonction décroissante du taux sans risque. Une augmentation de la prime de risque, ∆x, (Graphique 13) que ce soit en raison d'un risque plus élevé ou d'une aversion au risque plus élevée, déplace l'investissement vers le bas en proportion de ∆x, et conduit à une diminution du taux sans risque de ∆r*. Dans la mesure où la diminution de r* est inférieure à ∆x, elle entraîne une augmentation du taux d’intérêt sur les actifs risqués. 24 Graphique 13 Taux d’intérêt sur les actifs non risqués, taux d’intérêt sur les actifs risqués et prime de risque x Source : Blanchard (2023), op. cit. Une conclusion importante de ce qui précède est que le taux d'intérêt sans risque peut être faible non seulement en raison des variations de l'épargne et de l'investissement vues précédemment, mais aussi parce que la prime de risque peut s’accroitre sous l’effet soit d’une augmentation de l'aversion pour le risque, soit d’une augmentation du risque lui- même. La recherche d’actifs liquides peut jouer dans le même sens. Plus précisément, si les investisseurs considèrent l'actif payant le taux sans risque, par exemple un bon du Trésor, comme plus liquide, et l'actif risqué comme l'étant moins, une demande accrue pour la liquidité conduira à un taux sans risque (liquide) plus faible et à un taux risqué (moins liquide) plus élevé. Ce mécanisme s’observe dans les périodes de fortes tensions financières. Les développements précédents permettent ainsi d’identifier quatre ensembles de facteurs pouvant expliquer les mouvements du taux neutre : les changements dans l'épargne, les changements dans l'investissement, les changements dans la prime de risque et les changements dans la recherche de liquidité. Un premier ensemble de travaux met en avant la dynamique de l'investissement et de l'épargne des agents privés. Ce type d'explications est à rapprocher de la thèse de la 25 « stagnation séculaire » mise en avant par L.H. Summers (2015) mais dont les origines remontent à A.H. Hansen (1939) 5. La faible dynamique de l'investissement repose sur deux facteurs principaux. D'une part, on observe depuis la fin des années 1970 une baisse tendancielle de la productivité des facteurs dans les principaux pays avancés. En outre, la croissance potentielle 6 des économies est elle aussi en baisse. La conséquence est un impact négatif sur les rendements marginaux du capital et, par là même, sur l'investissement des firmes. D'autre part, les coûts relatifs du capital (notamment les équipements informatiques) tendent à diminuer, ce qui à son tour réduit les dépenses d’investissement. L'épargne quant à elle répond à des évolutions démographiques elles aussi structurelles telles que le vieillissement de la population et l'accroissement de l’espérance de vie. Dans son Panorama de la société 2019, l'OCDE montre que si, en 1970, il y avait, en moyenne dans les pays de l'OCDE, 18 personnes âgées de 65 ans et plus pour 100 personnes âgées de 20 à 64 ans, ce ratio est passé à 28 en 2015. Les projections prévoient un doublement de ce ratio (à 57 %) d'ici à 2060. Selon la théorie du cycle de vie 7, le vieillissement de la population se traduit par une hausse structurelle du taux d’épargne. Celle-ci est amenée à augmenter jusqu’au moment où les agents économiques sont à la retraite. Ils puisent alors dans cette épargne afin de maintenir leur sentier désiré de consommation au cours du temps. L'évolution de l'épargne, à l'échelle macroéconomique, est aussi influencée par la montée des inégalités présentes dans les économies avancées depuis le début des années 1980. En effet, les 5 Summers L. H. (2015), « Have we entered an age of secular stagnation », IMF Economic Review, vol. 63, pp. 277-280. Hansen A.H. (1939), « Economic progress and declining population », The American Economic Review, vol. 29, no 1, pp. 1-15. 6 La croissance potentielle peut se définir comme le taux de croissance du PIB potentiel, soit « la croissance que l’économie peut maintenir à long terme, hors effets de court terme liés à un écart entre la demande et le niveau potentiel de l’offre ». Le PIB potentiel est « le niveau maximum de production que peut atteindre une économie sans qu’apparaissent de tensions sur les facteurs de production qui se traduisent par des poussées inflationnistes ». Source : Banque de France, « La croissance potentielle : une notion déterminante mais complexe », Focus no 13, 2 mars 2015. https://publications.banque- france.fr/sites/default/files/medias/documents/focus-13_2015-03-02_fr.pdf 7 Pour une présentation, voir Mankiw G. et Taylor M. (2015). 26 ménages à revenus élevés ont une propension à épargner supérieure relativement aux ménages les plus pauvres et à ceux de la classe moyenne. L. Rachel et L.H. Summers (2019) ont étudié l'évolution du taux naturel agrégé pour les pays de l'OCDE. Un résultat particulièrement remarquable de leur travail est de montrer que le taux naturel serait négatif si on éliminait l'influence des politiques budgétaires sur ces taux, influence qui s'exerce notamment via la hausse structurelle des dépenses liées aux retraites et à la santé. Les deux auteurs soulignent ainsi que les dynamiques de l'épargne et de l'investissement des agents privés jouent un rôle déterminant dans la baisse structurelle des taux d'intérêt naturels. P.O. Gourinchas et H. Rey (2016) 8 reprennent la thèse du saving glut pour expliquer la faiblesse des taux d'intérêt réels à trois mois sans risque (bons du Trésor). Le saving glut est la conséquence de deux principales tendances. La première est la demande accrue d’actifs sûrs, en particulier celle des pays émergents. La seconde tendance est ce que G.B. Eggertsson et P. Krugman (2012)9 ont appelé le delevaring shock (choc de désendettement). Les pays les plus frappés par la crise financière mondiale, nous l'avons souligné précédemment, ont connu un tel choc, qui est équivalent à un accroissement de la propension à épargner. Il est possible de rapprocher cet argument de l'évolution en longue période du ratio consommation/richesse dans les pays avancés. C'est ce que font P.O. Gourinchas et H. Rey (2016) pour un échantillon de quatre pays (Allemagne, États-Unis, France et Royaume-Uni) sur la période 1920-2011. Les deux auteurs montrent que dans les périodes d'euphorie financière, ce ratio diminue fortement en raison de la hausse des prix 8 Gourinchas P.O. et Rey H. (2016), « Real interest rates, imbalances and the curse of regional safe asset providers at the Zero Lower Bound », in The future of the international monetary and financial architecture, ECB Conference proceedings, pp. 70-109. 9 Eggertsson G.B. et Krugman P. (2012), « Debt, deleveraging, and the liquidity trap: a Fisher-Minsky-Koo approach », The Quarterly Journal of Economics, vol. 127, no 3, pp. 1469–1513. 27 des actifs. Deux points bas sont identifiés : 1928-1929 et 1997. Cependant, la crise financière provoque une chute de la richesse des agents privés consécutive à la baisse du prix des actifs. Elle est suivie par une période d'ajustement au cours de laquelle le ratio consommation/richesse s'accroît. Or, au cours de cette période d'ajustement, les taux d'intérêt réels sans risque se situent à des niveaux très bas, et ce, de manière durable. Dans son Rapport annuel 2018, la BRI met en avant un déterminant peu étudié dans la littérature : le facteur monétaire. Selon la BRI, les facteurs monétaires ont des « effets sur les taux d’intérêt réels plus persistants qu’on ne le suppose habituellement » (BRI, 2018, p. 46). Deux canaux principaux peuvent expliquer cette influence sur les taux d'intérêt réels. D'une part, certains régimes monétaires – en particulier l'étalon-or et le régime de ciblage d'inflation – ancrent de manière plus efficace les anticipations d’inflation conduisant alors à une transmission continue des variations du taux d’intérêt nominal aux taux réels. D'autre part, dans la mesure où la politique monétaire exerce une influence sur les phases d’expansion et de contraction des cycles financiers et que ces derniers peuvent eux-mêmes exercer une influence durable sur l'économie réelle – notamment par une correspondance contraction financière-récession macroéconomique persistante – les taux d'intérêt réels sont affectés. En outre, comme nous l’avons souligné dans la section précédente, les politiques d’achats massifs de titres – en particulier publics – par les banques centrales exercent une pression à la baisse sur les taux d’intérêt. Un exemple intéressant est la baisse du spread entre les taux italiens et les taux allemands à la suite de l’intervention massive de la Banque centrale européenne au cours de la crise liée à la COVID-19 (Graphique 13). 28 Graphique 13 Evolution du spread de taux longs Italie – Allemagne, en points de base Source : Olivier J. Blanchard (2023), op. cit. Une conclusion importante de cette littérature sur la faiblesse structurelle des taux longs est que les gouvernements et les banques centrales doivent accepter de mener des politiques économiques expansionnistes afin de sortir les économies d'une forme de trappe à inactivité où la demande agrégée est fortement contrainte. Cette préconisation est l'objet d'intenses débats. 2.2 La contrainte de soutenabilité de la dette publique est-elle encore une question pertinente ? Le graphique 14 permet de bien comprendre dans quelle mesure une inégalité telle que r- g

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