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Du même auteur Le Soldat inconnu vivant, Paris, Hachette Littératures, 2002 ; coll. « Pluriel Histoire », 2008. Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002. Histoire de l’avortement : XIX...

Du même auteur Le Soldat inconnu vivant, Paris, Hachette Littératures, 2002 ; coll. « Pluriel Histoire », 2008. Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002. Histoire de l’avortement : XIXe-XXe siècle, avec Catherine Valenti, Paris, Seuil, 2003. La Honte noire : l’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914- 1945, Paris, Hachette Littératures, 2004. La famille doit voter : le suffrage familial contre le vote individuel, Paris, Hachette Littératures, 2005. Marseille, 1914-1918, Marseille, Éditions Qui vive, 2005. Le Corbeau : histoire vraie d’une rumeur, Paris, Hachette Littératures, 2006. Claire Ferchaud, la Jeanne d’Arc de la Grande Guerre, Paris, Hachette Littératures, 2007. L’Affaire Malvy : le Dreyfus de la Grande Guerre, Paris, Hachette Littératures, 2007. Meurtre au Figaro : l’affaire Caillaux, Paris, Larousse, 2007. Cartes postales de la Grande Guerre, Paris, First Éditions, 2008. Dictionnaire de la Première Guerre mondiale (dir.), Paris, Larousse, 2008. Histoire du XXe siècle, Paris, Hachette Littératures, 2008. La Première Guerre mondiale pour les nuls, Paris, First Éditions, 2008. Le Petit Livre de la Grande Guerre, Paris, First Éditions, 2008. Le Soldat inconnu : la guerre, la mort, la mémoire, Paris, Gallimard, 2008. Nostradamus s’en va-t-en guerre, 1914-1918, Paris, Hachette Littératures, 2008. On a volé le Maréchal !, Paris, Larousse, 2009. Fusillés : enquête sur les crimes de la justice militaire, Paris, Larousse, 2010. Désunion nationale. La légende noire des soldats du Midi, Paris, Vendémiaire, 2011. Les Soldats de la honte, Paris, Perrin, 2011. Histoire de l’abolition de la peine de mort, Paris, Perrin, 2011. Les Poilus, Paris, Garnier-Flammarion, 2012. 1914, Paris, Perrin, 2012. 1915, Paris, Perrin, 2013. 1916, Paris, Perrin, 2014. 1917, Paris, Perrin, 2015. 1918, Paris, Perrin, 2016. Djihad 1914-1918. La France face au panislamisme, 2017. © Perrin, un département de Place des Editeurs, 2018 Deux poilus et un Allemand sur le champ de bataille, aquarelle d’Alessandro Lonati, xxe siècle.© Alessandro Lonati/Leemage 12, avenue d’Italie 75013 Paris Tél. : 01 44 16 09 00 Fax : 01 44 16 09 01 EAN : 978-2-262-07733-4 « Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. » www.jeanyveslenaour.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Sommaire Titre Du même auteur Copyright 1914 LA GRANDE ILLUSION Avant-propos - La machine infernale Introduction - Chronique d'une mort annoncée Peur sur l'Europe… « Maintenant ou jamais » - (28 juin-23 juillet) Dix jours qui ébranlèrent le monde - (23 juillet-1er août) Guerre à la guerre ! Personne ne pensait à la guerre La chasse aux Allemands La peau de l'ours… L'heure de vérité La France a peur Le miracle de la Marne Sacrée désunion Joyeux Noël ! Conclusion - Déjà tant de morts… 1915 L'ENLISEMENT Introduction - « Je suis sûr de percer » L'usure Vivre et mourir « Je les grignote », disait Joffre La revanche du Parlement Champagne ! Un cheval borgne pour un aveugle Mirage oriental E viva Italia ! Et la Russie perd pied L'imbroglio balkanique La guerre totale L'extermination des Arméniens Cherchez les suspects ! Impitoyable s'il le faut ! Sur le front du moral Les faibles voix de la paix Conclusion - « S'user les dents contre un mur » 1916 L'ENFER Introduction - L'« année de la victoire » « Tout cela finira mal » Verdun - Chronique d'une bataille annoncée Une bataille de trois cents jours et trois cents nuits Verdun d'en haut et d'en bas Verdun, une bataille politique A l'Est, du nouveau ! Mourir sur la Somme Le grand gâchis balkanique « Sachez gouverner ! » La paix La colombe, la baleine et l'éléphant Conclusion - « Ils grognaient, mais ils marchaient » 1917 LA PAIX IMPOSSIBLE Introduction - La paix comme arme de guerre « Nous ne désirons ni conquête, ni domination » Les Etats-Unis entrent dans la mêlée La révolution russe « La paix sans annexions ni indemnités » Vers la victoire en vingt-quatre heures chrono L'expérience Nivelle Vers la défaite en vingt-quatre heures chrono Chronique d'une défaite annoncée Le massacre de trop A bas la guerre ! La grève des tranchées A bas la vie chère ! « Les patrons au front. Les poilus reviendront » Stockholm ! La paix des socialistes La paix nom de Dieu ! L'appel du pape Benoît XV L'Autriche-Hongrie malade de la guerre L'Allemagne malade de la paix L'effondrement italien A l'Est rien de nouveau ? Le bolchevisme, c'est la paix ! La Russie d'une révolution à l'autre Jusqu'au bout Conclusion - « Ça va barder ! » 1918 L'ÉTRANGE VICTOIRE Introduction La corde au cou « Nous tiendrons » Paix révolutionnaire ou impérialiste ? Conditions de paix et buts de guerre Vive la paix ! A bas Clemenceau ! Paris sous les bombes Panier de crabes Le jour où les Alliés ont failli perdre la guerre Georgette attaque dans les Flandres L'affaire Czernin Les Américains sont en retard ! Joli mois de mai Le retournement De la discorde chez l'ennemi Le soleil d'Orient La fin de l'Allemagne impériale Conclusion - Le jour où la guerre s'est arrêtée Notes Index 1914 LA GRANDE ILLUSION Avant-propos La machine infernale « Vous serez de retour avant que les feuilles ne tombent des arbres », avait lancé Guillaume II à ses soldats en août 19141. Les feuilles, pourtant, sont tombées, et tomberont de nouveau, encore et encore, avant que les combattants ne reviennent, amers, dans leur pays vaincu. En 1918, le Kaiser déchu, en fuite vers les Pays-Bas, n’était plus là pour les accueillir. Partout, les vieilles aristocraties étaient balayées, les empires russe, allemand, austro-hongrois, ottoman s’écroulaient, la puissance américaine était révélée, le bolchevisme triomphait en Russie et bientôt le fascisme en Italie. L’ère des masses et du totalitarisme prenait corps, tandis que se dessinait déjà, dans les replis d’une paix mal ficelée, le spectre d’un nouveau conflit qui viderait définitivement la querelle des pays européens au prix de leur anéantissement, laissant place nette à l’affrontement américano-soviétique quarante années durant. Le XXe siècle était décidément un enfant de la Grande Guerre. Les dirigeants de 1914 n’ont pas eu conscience qu’ils mettaient le doigt dans un engrenage qui allait les broyer. A les en croire, ils ne voulaient pas la guerre et ils ne s’y sont résolus qu’avec la conviction que les autres la voulaient et qu’après tout, elle pouvait être une solution, une calamité très provisoire qui dissiperait les nuages, un « court orage » comme le soutiendra le chancelier allemand Bethmann-Hollweg. « Nous ne désirons pas la guerre, mais nous la ferons pour en finir », prévenait le général Moltke à qui était confiée la destinée de l’armée du Reich2. En finir ? Le climat était en effet à la méfiance, sinon à l’hostilité déclarée entre les puissances, à tel point que l’ambassadeur de France à Berlin ne pouvait s’empêcher de se ronger les sangs. « C’est tenter le diable que de maintenir l’Europe dans cet état de tension », écrivait-il3. Une fois la guerre déclarée, chaque camp tenta de persuader son opinion qu’elle était inévitable, que l’adversaire ne lui avait pas laissé le choix, que l’agression était mûrement réfléchie. Mais en réalité, ce qui l’avait rendue inévitable, c’était la croyance dans son inéluctabilité. Des crises, il y en avait eu bien d’autres avant celle de Sarajevo qui allait mettre le feu aux poudres, et des plus sévères encore, mais personne, à l’exception des Britanniques, ne tenta cette fois de conjurer le danger. Il ne faut pas y voir un « engrenage de fatalités », comme le suppose Gustave Le Bon4, car la fatalité n’existe pas en histoire. Ecartons de même la thèse de la mécanique des blocs d’alliance, puisque celle-ci avait pu s’interrompre à temps lors des crises précédentes. En 1914, les puissances ont tout simplement assumé la guerre parce qu’elles ne croyaient plus en la possibilité de sauver la paix. « Aucun gouvernement ne voulait de propos délibéré la guerre européenne, confirme l’historien Jules Isaac. Mais l’obsession de la guerre les hantait tous, rôdait en eux et autour d’eux. […] Chaque groupe attribuait à l’autre des projets d’agression et agissait en conséquence ; chacun se jugeait en état de légitime défense5. » C’est cette force souterraine, cette suspicion mutuelle, qui a paralysé les efforts d’apaisement et donné l’impression, en juillet 1914, que les dirigeants européens perdaient le contrôle de la crise qu’ils avaient déclenchée. « Nous nous sentîmes emportés, roulés dans une espèce de course vertigineuse, tourbillonnante, où sans un arrêt, sans un répit, les événements se précipitaient vers un unique dénouement possible : la guerre », rapporte l’ambassadeur Jules Cambon6. Quand les yeux se sont décillés, il était trop tard. La boîte de Pandore était ouverte et l’on ne pouvait plus arrêter les forces déchaînées qui feraient de cette première guerre mondiale, totale et terroriste, la matrice d’un siècle de violence. La machine infernale était lancée. Incontestablement, la tragédie le dispute à l’incompréhensible dans ce grand suicide de l’Europe. Cette nouvelle contribution sur une année qui a suscité tant de littérature, premier volume d’une série ambitieuse, n’a peut- être pas la prétention de révolutionner son approche, mais de faire le point – non nova sed nove –, à la lumière de la recherche la plus récente, sur des événements trop souvent étudiés à travers la segmentation des différentes focales historiques. Plutôt que de privilégier l’histoire diplomatique, militaire, politique, sociale ou culturelle, nous avons tenté de les solliciter toutes pour restituer l’année 1914 dans un esprit de synthèse, au plus près de la façon dont elle a été vécue par les contemporains. Introduction Chronique d’une mort annoncée Dans la soirée du 27 juin 1914, trois jeunes étudiants faméliques, exaltés et romantiques, trois misérables crève-la-faim qui s’imaginent qu’ils peuvent changer l’histoire du monde, pénètrent dans le cimetière de Sarajevo et se recueillent longuement sur la tombe d’un des leurs, Bogdan Zerajic. Quatre ans plus tôt, ce nationaliste serbe échevelé avait cru, lui aussi, que l’on pouvait renverser l’ordre autrichien en Bosnie-Herzégovine avec un simple revolver, et c’est pourquoi il avait guetté sur le quai Appel, l’artère principale de Sarajevo, le passage du gouverneur militaire. Mais il l’avait raté. Au moins n’avait-il pas tout perdu puisqu’il s’était fait exploser la cervelle avec sa dernière balle et, par son suicide, était devenu une espèce de martyre de la cause serbe, un exemple à suivre. C’est sur sa tombe que, depuis ses 17 ans, Gavrilo Princip vient régulièrement méditer sur l’avenir glorieux de la Serbie et sur le mauvais sort à réserver à l’Autriche-Hongrie dont il faudra bien précipiter la chute d’une façon ou d’une autre, comme, hier, celle de l’Empire ottoman. Ce 27 juin 1914, il n’a pas même 20 ans, mais les poches bourrées de bombes et de Browning. Demain, lui et ses acolytes en font le serment : ils tueront l’héritier en titre de la tyrannie des Habsbourg et libéreront leurs frères par ce coup d’éclat. « Ça ne m’étonnerait pas que quelques balles serbes m’attendent là- bas1. » A la veille de son départ pour Sarajevo, l’archiduc François- Ferdinand ne parvient pas à cacher son anxiété et s’en ouvre malgré lui à son aide de camp, le comte Harrach. La Bosnie, à vrai dire, n’est pas une destination de tout repos pour le prince héritier du trône austro-hongrois. Son annexion à l’empire, en 1908, a fait hurler la Serbie, qui ne rêve que de rassembler les Slaves du Sud dans une seule et même entité fédérale, et failli provoquer la guerre avec la Russie. Avec un peu plus de 50 % de sa population composée de Serbes, plus ou moins travaillés par le nationalisme, la Bosnie n’est pas sûre, mais un prince ne doit pas montrer qu’il a peur. Cette terre fait partie de la couronne austro-hongroise et l’archiduc est partout chez lui, qu’on se le dise. Il ira donc, même s’il redoute un mauvais coup. On imagine que, du fait de cette situation particulière, de rigoureuses mesures de sécurité sont adoptées et que tout est mis en œuvre pour assurer la protection du prince impérial et de son épouse, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’amateurisme domine en la matière et le général Potiorek, gouverneur de la Bosnie, fait preuve d’un tel laisser-aller que, plus tard, lorsque la guerre aura éclaté, des auteurs prétendront que l’attentat de Sarajevo fut la résultante d’un complot ourdi par l’Autriche elle-même afin de se débarrasser d’un prince qu’elle n’appréciait pas et de se donner enfin un magnifique prétexte pour en finir une bonne fois pour toutes avec la Serbie2. L’hypothèse est grotesque, bien entendu, mais force est de reconnaître que les autorités de la double monarchie ont agi avec une coupable légèreté. Si le plan de voyage de l’archiduc fut établi dès septembre 1913 par le général Potiorek, ravi que François-Ferdinand vienne assister aux manœuvres militaires prévues en Bosnie du 25 au 27 juin 1914, rien n’obligeait à annoncer la nouvelle à la presse, ce qui fut pourtant fait en mars et mit en branle les conspirateurs de tout poil qui eurent plus de trois mois pour fourbir leurs armes. La deuxième erreur, et non des moindres, fut de programmer une réception à Sarajevo au lendemain des manœuvres, le 28 juin. Ce jour, en effet, n’est pas anodin pour la Serbie puisqu’il s’agit du Vidovdan, de la fête nationale qui commémore la bataille du Kosovo (1389) par laquelle la Serbie fut vaincue par les Ottomans et perdit son indépendance pour cinq siècles. Ce jour de deuil et de recueillement n’en est pas moins un jour de gloire, qui exalte la résistance à l’oppression de la patrie, étant donné qu’au soir de la défaite le chevalier Obilic parvint à se faufiler jusqu’au camp des vainqueurs pour y assassiner le sultan. La parade d’un Habsbourg dans les rues de Sarajevo ne manque donc pas d’apparaître comme une provocation aux yeux des nationalistes serbes et l’on peut légitimement s’interroger sur la volonté des autorités autrichiennes qui ont retenu cette date : s’agit-il d’une humiliation assumée ou d’un simple hasard du calendrier sans intention vexatoire ? Toujours est-il que Princip et ses associés connaissent parfaitement leur histoire et se perçoivent comme les héritiers d’Obilic. Eux aussi doivent résister à l’oppression et abattre le tyran étranger. Eux aussi seront des héros ou, à défaut, des martyrs. Enfin, la négligence du général Potiorek ne cesse de surprendre quand on sait qu’il a 22 000 hommes en armes sous son commandement à Sarajevo, mais ne dépêche qu’une centaine de soldats pour assurer la sécurité de l’archiduc dans les rues de la ville. Surtout, le spectre de l’attentat se dessine furieusement dès les premiers jours du mois de juin 1914, quand le gouvernement serbe lui-même envoie des signaux alarmants que son homologue austro-hongrois ne veut pas entendre. De l’attentat, il est probable que Belgrade ne sait pas grand-chose, mais il est certain également que des bruits inquiétants sont rapidement remontés et qu’ils ont été assez précis pour que le Premier ministre Pasic s’en émeuve. Ce dernier, en effet, en proie à une furieuse lutte d’influence avec l’armée et les va-t-en-guerre, cherche plutôt à apaiser les tensions avec Vienne en attendant de trouver un modus vivendi avec son puissant voisin, conscient que l’Autriche ne rêve que d’écraser la Serbie et qu’il serait imbécile de lui en fournir l’occasion. C’est d’ailleurs un de ses redoutables adversaires, le colonel Dimitrievic, chef du service de renseignements de l’armée, qui se cache derrière ce coup tordu. Surnommé Apis en raison de son physique épais et lourd, Dragutin Dimitrievic a effectivement armé les conjurés par l’intermédiaire de la « Main noire », une organisation secrète créée en 19113. Le secret, pourtant, n’est pas gardé bien longtemps : averti de ce qui se trame, le Premier ministre cherche aussitôt à désamorcer la bombe diplomatique qui s’annonce, même s’il a évidemment toujours nié avoir connu les préparatifs de l’attentat de Sarajevo pour éviter à la Serbie d’endosser une quelconque responsabilité. Ainsi, la pression gouvernementale se lit dans cette réunion informelle des membres dirigeants de la Main noire qui, le 2 juin, désavoue Dimitrievic, renonce au projet d’assassiner François-Ferdinand et donne l’ordre d’interrompre la mission criminelle, ordre auquel Princip n’obéira pas. Dans le même temps, Pasic demande à l’ambassadeur de Serbie d’avertir le gouvernement autrichien qu’un complot se prépare à l’occasion du voyage de l’archiduc en Bosnie et que, en conséquence, il serait judicieux d’annuler au plus vite ce déplacement. L’ambassadeur Jovanovic s’exécute donc et, le 5 juin, lors d’un entretien avec Bilinski, ministre autrichien des Finances, évoque le danger de la visite de François-Ferdinand en termes généraux, sans pour autant mentionner l’existence réelle d’une conspiration. Bilinski ne s’alarme pas outre mesure et, pour tout dire, ne prend pas l’avertissement au sérieux. Sans doute pense-t-il que Belgrade, mécontent de l’humiliation d’une manifestation militaire en Bosnie le jour de la fête nationale serbe, cherche une façon quelconque d’impressionner l’Autriche et de l’amener à renoncer à la manifestation du 28 juin. Il n’est pas question pour lui de tomber dans le panneau. On ignora donc les appels à la prudence lancés depuis Belgrade. François-Ferdinand a-t-il tout de même été averti des menaces pesant sur sa personne ? Bilinski, qui n’a pas cru un seul instant aux mises en garde de l’ambassadeur serbe, n’a même pas pris cette précaution, mais il semble bien que l’archiduc ait tout de même été au courant du mauvais sort que certains voulaient lui réserver, puisqu’il manifeste une certaine inquiétude au sujet de cette pénible visite en Bosnie. Rien d’étonnant à cela : dans son courrier, il reçoit autant de lettres hostiles que d’avertissements amicaux. Mgr Stadler, l’archevêque catholique de Sarajevo, est même allé à sa rencontre pour lui déconseiller ce déplacement, en particulier le jour du Vidovdan. Ceux qui ont évoqué son désir de se défiler, ses efforts pour se dérober à son devoir, parlant même d’une entrevue avec l’empereur François-Joseph où il se serait fait suppliant, sont des affabulateurs : François-Ferdinand n’était pas homme à marchander sa parole ni à s’abaisser à solliciter quoi que ce soit. Il était au contraire presque toujours hautain, cassant souvent, méprisant parfois ; il avait montré qu’il était capable de défier l’empereur, la Cour et l’étiquette en épousant la femme dont il était amoureux, Sophie Chotek, malgré toutes les pressions et l’ostracisme dont il avait été l’objet durant des années, et tout dans son attitude, le 28 juin 1914, souligne son caractère bravache jusqu’au dédain du danger. Mais que d’épreuves pour une nature aussi superstitieuse que la sienne ! Lui qui porte des amulettes autour du cou pour se prémunir de différentes maladies n’a pu que s’alarmer devant l’accumulation des mauvais présages. Le 23 juin, quand François-Ferdinand et Sophie quittent la ville de Chlumetz, en Bohême méridionale, où ils ont laissé leurs enfants en vacances, le wagon impérial tombe en panne et il faut se rabattre sur un wagon de première classe. Au départ de Vienne pour Trieste, nouvel incident : à peine le train s’est-il ébranlé, sous une pluie battante, que l’électricité disparaît. Il faudra voyager dans l’obscurité ou à la lumière des bougies. « Charmant, on se croirait dans un tombeau », s’étrangle François- Ferdinand4. Fort heureusement, les jours suivants sont plus agréables. L’archiduc se réjouit d’assister aux manœuvres militaires d’une armée dont il est l’inspecteur général depuis 1913, tandis que Sophie visite écoles et orphelinats. Bien installés dans l’hôtel Bosna, au cœur de la petite ville thermale d’Ilidza, à proximité de Sarajevo, les époux se paient le luxe, un soir, d’une visite impromptue dans la capitale de la Bosnie pour y flâner et y faire l’acquisition d’un tapis. Rien n’est écrit. Le 27 juin, en fin d’après-midi, le drame aurait encore pu être évité. A ce moment, en effet, Conrad von Hötzendorf, le chef de l’état-major de l’armée impériale, prend congé en annonçant qu’il doit se rendre à Karlowitz, dans la Voïvodine toute proche, pour une inspection des troupes. Un officier propose alors de suivre le général puisque, après tout, les manœuvres sont terminées, et que l’on peut se passer d’une ennuyeuse réception officielle à Sarajevo. François-Ferdinand paraît hésiter un instant, mais le général Potiorek, qui gouverne la ville et qui tient à ce qu’on lui fasse l’honneur d’une visite, lui rappelle sa promesse. Parce que tout changement de programme serait inévitablement perçu comme une lâcheté par ses détracteurs, l’archiduc confirme sans enthousiasme sa présence dans la capitale bosniaque. Il ne fera pas à ses ennemis le plaisir de se dérober, quitte à sacrifier la sécurité à l’honneur. Le soir, sous les apparences d’une excellente humeur, l’archiduc invite les officiers à un grand banquet : soupe, truite en gelée, bœuf, agneau et poulet rôtis, fromages, sorbets et pâtisseries, le tout arrosé de champagne, de bordeaux, de madère et de tokay. Réelle ou inventée, l’anecdote suivante montre que les nuages amoncelés sur le voyage se sont considérablement dissipés et que l’ambiance s’est détendue. Interpellant un député croate qui, alarmiste, avait déconseillé la venue du couple impérial en Bosnie, Sophie, rayonnante, lui tient ces propos : « Mon cher, vous vous êtes trompé. […] Partout où nous avons été, tout le monde, jusqu’au dernier Serbe, nous a accueillis avec tant d’amitié, d’égards et de chaleur, que nous n’avons qu’à nous louer de notre visite. » Mais le député ne se départ pas de son pessimisme : « Votre altesse, répond-il, je prie Dieu que vous puissiez me répéter ces paroles demain soir, lorsque j’aurai l’honneur de vous revoir. Un grand poids me sera alors enlevé5. » Au moment même où ces paroles sont prononcées, les conjurés se recueillent au cimetière de Sarajevo en se promettant d’abattre l’archiduc. Le 28 juin, quand le couple s’éveille, la journée est donc déjà complètement planifiée : après une messe à l’hôtel Bosna, on doit se rendre à Sarajevo par train spécial et traverser la ville en voiture jusqu’à la mairie où les autorités municipales feront le meilleur accueil au prince impérial. Après quoi, il est prévu d’inaugurer un musée, de déjeuner dans la résidence du général Potiorek, puis de visiter une mosquée et une fabrique de tapis l’après-midi. On terminera la journée par une inspection de la garnison et ce sera le retour à l’hôtel Bosna avant de repartir pour Vienne le lendemain. Tout est donc prévu, sauf le crime. Ils sont six. Six assassins en puissance postés tout au long du quai Appel où la voiture de François-Ferdinand passera tout à l’heure. Armés de bombes et de revolvers, ils attendent l’heure fatidique, ahuris par la quasi- absence de soldats sur le parcours que le prince impérial doit emprunter et que les journaux ont imprudemment révélé le matin même. Si seulement il avait plu, mais le temps est radieux et magnifique, aussi François-Ferdinand opte tout naturellement pour une voiture découverte, un « landau », qui lui permet de se faire voir de son bon peuple. Pour plus de visibilité, on a pris soin d’installer un drapeau impérial sur la voiture, ce qui a l’avantage de la désigner de loin aux acclamations du public comme à l’attention soutenue des terroristes. Il est un peu moins de 10 heures quand le cortège de voitures s’élance dans Sarajevo pavoisée aux couleurs autrichiennes, sous les vivats de la foule sympathique qui s’est agglutinée sur le passage de l’archiduc. Installé sous les arbres du quai Appel, tournant le dos à la rivière, Nedeljiko Cabrinovic amorce sa bombe et la lance avec force sur la voiture impériale, mais elle rebondit sur la capote de l’automobile et éclate sur le sol, blessant deux officiers dans le véhicule qui suit directement le prince héritier et quelques badauds. Poursuivi par la foule et par des policiers, Cabrinovic saute dans la rivière Miljacka, qui, pour son malheur, est quasiment à sec. Pataugeant lamentablement dans la boue, il est rapidement rejoint, mais tente d’échapper définitivement à ses poursuivants en avalant le contenu d’un tube censé contenir du cyanure, mais qui n’a pour effet que de le faire vomir. Malgré les coups et les insultes, Cabrinovic adopte la posture du défi : « Je suis un héros serbe », lance-t-il au policier qui lui demande son identité6. François-Ferdinand, lui, est furieux. D’autant plus que son épouse a été frôlée par un projectile et qu’elle a été très légèrement égratignée. Inutile de préciser que l’archiduc arrive à l’hôtel de ville dans un état d’énervement avancé et ne goûte pas à sa juste valeur la chaleur de l’accueil qui lui est réservé. Le bourgmestre et les conseillers municipaux ont bien entendu une détonation, mais ils ont imaginé qu’il s’agissait d’une salve d’artillerie, comme celle qui, tout à l’heure, a salué l’entrée du couple impérial dans la ville. C’est donc très mal à propos que le bourgmestre commence à prononcer son allocution : « Votre Altesse impériale et royale, Votre Altesse, à l’occasion de la gracieuse visite dont Vos Altesses ont daigné honorer la capitale de notre pays, nos cœurs débordent de bonheur… » Hors de ses gonds, François-Ferdinand l’interrompt aussitôt : « Monsieur le bourgmestre, à quoi bon ce discours ? Je viens à Sarajevo en visite amicale et on me lance une bombe ! C’est indigne7 ! » Sophie, qui salue l’assemblée en souriant comme si de rien n’était, le calme aussitôt en lui parlant à l’oreille. L’archiduc prend donc sur lui, mais quand vient son tour de prononcer un discours, on lui apporte son papier taché du sang de ses officiers et il voit rouge. Plus question de suivre le programme annoncé : François-Ferdinand veut se rendre immédiatement à l’hôpital au chevet des blessés, et notamment du lieutenant-colonel Merizzi. Il tente bien de persuader Sophie d’être raccompagnée isolément, mais celle-ci refuse, ne voulant pas abandonner son mari, et celui-ci, qui n’a jamais contredit sa femme avec laquelle il forme un couple fusionnel, capitule. Ils affronteront l’épreuve ensemble. L’ambiance est pourtant pesante : s’il s’est trouvé un individu pour lancer une bombe, il peut bien s’en trouver un second qui ne le ratera pas. Prudent, le major Höger, membre de la chancellerie de François-Ferdinand, demande au général Potiorek de faire évacuer la rue ou, tout au moins, de déployer des hommes en armes sur le parcours du prince. Ce conseil de bon aloi est cependant balayé par l’esprit étriqué du général, en dessous de tout, qui fait savoir que la troupe qui vient de manœuvrer les jours précédents est encore en tenue de campagne et que le règlement lui interdit de former une haie d’honneur dans cet uniforme. Le règlement, qu’on le veuille ou non, c’est le règlement ! Le général avait-il conscience que la mort rôdait autour du prince héritier ? Le médiocre Potiorek n’était décidément pas à la hauteur de la situation. Bien sûr, François-Ferdinand aurait pu lui aussi prendre ses précautions, rester plus longtemps à l’hôtel de ville en attendant que la foule se dissipe, ou bien monter à bord d’une voiture couverte plutôt que de reprendre le « landau », si facilement identifiable et dans lequel il forme une cible si aisée, mais l’archiduc veut montrer qu’il n’a pas peur. Il a tort. Le courage confine parfois à l’imbécillité. C’est alors que la malchance ajoute son poids décisif dans la balance déjà fort chargée de l’histoire. Le bourgmestre, dont la voiture ouvre la route, n’a vraisemblablement pas compris que le cortège se rendait désormais à l’hôpital, et reprend le parcours fixé par le programme des festivités en quittant le quai Appel pour la rue François-Joseph, sur la droite. Comme le chauffeur de la voiture de l’archiduc suit automatiquement le véhicule qui le précède, il entreprend de tourner à son tour dans la rue François-Joseph, suscitant l’intervention du général Potiorek qui lui demande sans ménagement de rebrousser chemin pour reprendre le quai, compte tenu de la modification de l’itinéraire. La voiture s’immobilise donc et amorce une manœuvre pour faire demi-tour. Le sort veut que cet arrêt ait lieu juste devant Princip, qui saisit l’occasion au vol pour bondir vers le prince et tirer à deux reprises sur lui. François- Ferdinand n’est atteint que d’une balle, mais à la veine jugulaire, aussi ses minutes sont comptées. La seconde balle, elle, a frappé Sophie, que Princip n’avait pourtant pas visée, et qui perd connaissance aussitôt. « Sophie, Sophie, ne meurs pas ! Reste en vie pour nos enfants », implore le prince, mais déjà sa voix s’étouffe8. Le comte Harrach, qui s’est précipité, lui demande s’il a mal. « Ce n’est rien », répond François-Ferdinand. Et il répète « ce n’est rien » à plusieurs reprises, d’une voix toujours plus faible qui finit par s’éteindre. Il est 10 h 30, la Première Guerre mondiale est en marche. On ne saura jamais si, sans cet attentat, celle-ci aurait pu être évitée. Peur sur l’Europe… « Comment en est-on arrivé là ? » Alors que la guerre vient de s’abattre sur le Vieux Continent, le comte von Bülow, ancien chef du gouvernement allemand, manifeste son incrédulité. Le chancelier Bethmann-Hollweg, impuissant à lui répondre, se contente de hausser les épaules : « Si je le savais1 ! » Aussi surprenant que cela puisse paraître, la catastrophe est apparue aux contemporains comme une incroyable surprise. La guerre, pourtant, on en parlait depuis des années, on l’évoquait, on la redoutait, on dissertait sur elle, mais comme d’une chose abstraite, lointaine. A dire vrai, l’année 1913 avait été si alarmante et si riche en tensions diplomatiques que 1914 avait tout pour rassurer. « Le printemps et l’été 1914 furent marqués en Europe par une tranquillité exceptionnelle », confirme Winston Churchill dans ses Mémoires2. Le 12 juin 1914 encore, l’ambassadeur français à Berlin, Jules Cambon, confiait au ministre des Affaires étrangères être « loin de penser qu’en ce moment il y ait dans l’atmosphère quelque chose qui soit une menace pour nous, bien au contraire3 ». On pouvait donc dormir sur ses deux oreilles après trois années relativement tendues et profiter enfin d’un bel été sans nuages. Mais on se trompait. Reste une question que l’historien Jules Isaac ne cesse de se poser pour comprendre les origines somme toute mystérieuses du conflit : « Comment expliquer que la guerre, tant de fois prévue, prédite depuis 1905, quand elle éclata dans l’été de 1914, parut tomber sur le monde comme une avalanche4 ? » Longtemps, pour répondre à cette interrogation, les historiens ont élaboré de vastes constructions politiques, diplomatiques ou économiques démontrant le caractère inexorable et mécanique de l’affrontement, sans toutefois convaincre absolument, puisque aucun fait mis en avant ne suffisait à avoir rendu la guerre inévitable. La compétition coloniale ? Mais celle-ci avait d’abord opposé la France à la Grande- Bretagne ! La confrontation des ambitions économiques à l’âge du capitalisme impérial ? C’est oublier que les milieux libéraux prônaient la paix comme plus profitable aux affaires et aux échanges. L’Alsace- Lorraine ? Une vieille lubie qui ne préoccupait plus grand monde, en vérité. L’engrenage fatal des alliances diplomatiques ? On avait pourtant eu le courage d’arrêter cette mécanique lors des crises précédentes, et cela ne disait pas pourquoi on n’avait pas voulu la stopper en 1914. Et tous les historiens d’énumérer avec plus ou moins de conviction ces éléments sans pouvoir dire vraiment ce qui a été déterminant. Avouons-le : si les origines du conflit sont restées insaisissables en dépit des milliers d’ouvrages consacrés au sujet, c’est peut-être parce que les facteurs objectifs sont insuffisants pour comprendre comment la moitié de l’Europe a décidé de prendre l’autre à la gorge. Après tant de grandes synthèses indécises ou erronées, il est temps de mobiliser les ressources de l’histoire culturelle pour envisager de nouvelles pistes. Un fait est certain : l’Europe de 1914 avait peur et c’est certainement de cette peur qu’est née la guerre. La paranoïa allemande Il était une fois un pays puissant dont l’essor économique, tardif mais soutenu, l’avait conduit à détrôner le Royaume-Uni au rang de première puissance industrielle du continent. Doté d’une armée considérée comme la meilleure du monde depuis qu’elle avait écrasé la France en 1870, servi par une démographie dynamique, enrichi par des universités respectées qui lui avaient donné, depuis 1901, pas moins de cinq prix Nobel de physique, autant de chimie et quatre de médecine – mais pas un seul de la paix –, ce pays était décidément fier de lui-même et considérablement orgueilleux. Il était une fois une nation étrange, suffisante et vaniteuse, mais qui manquait de confiance en elle. Elle était solide et se croyait fragile ; elle était forte et se pensait menacée, elle se grisait de sa grandeur tout en craignant l’avenir. En un mot, l’Allemagne était un pays paradoxal. D’un côté très moderne, sur le plan économique du moins, de l’autre très archaïque, sur le plan social en particulier, avec une noblesse omniprésente refusant de céder la première place à la bourgeoisie et une monarchie autoritaire repoussant l’inévitable passage au parlementarisme qui ferait du Kaiser un roi de pacotille à la britannique. En matière de pacotille, pourtant, l’empereur Guillaume II en connaît un rayon. A l’image de son pays, c’est un homme à plusieurs visages, fier, arrogant, hautain, mystique, imbu de lui-même, mais tellement inconstant et indécis malgré des déclarations à l’emporte-pièce. « Il lui manque les qualités de jugement qui font l’homme d’Etat, résume sévèrement l’historien Pierre Renouvin. Il parle ou agit trop vite ; il est sujet à des sautes d’humeur, à des coups de tête que redoute son entourage5. » Ses détracteurs moqueront son ridicule, ses postures de don Quichotte, menton relevé et moustaches en crocs, son goût prononcé pour les tenues militaires, de hussard, de général, d’amiral, de tout ce que l’on veut pourvu qu’il y ait des paillettes, des plumes et des couleurs chamarrées. Ceux qui lui trouvent des circonstances atténuantes rappelleront qu’il a longtemps été capable de museler le parti militariste qui le poussait depuis des années à la guerre préventive, et souligneront que son cabotinage lui vient probablement de son infirmité du bras gauche, blessure d’amour-propre qui a conduit Guillaume II à vouloir s’imposer et en imposer parce qu’il se sentait diminué. Cultivé, charmant ses interlocuteurs, trop honnête pour être roublard, manquant donc de la qualité fondamentale qui fonde un grand destin politique, il n’était pas l’imbécile que certains ont dit, mais force est de reconnaître qu’il n’était pas du marbre dont on fait les statues. « Le Kaiser est comme un ballon. Si on ne l’accroche pas solidement, on ne sait pas où il ira6 », persiflait Bismarck, qui ne digérait pas d’avoir été évincé de la direction du Reich en 1890 par un souverain immature et soupe au lait. Les personnalités ne font pas tout. Les hommes aux manettes en 1914 n’étaient pas des têtes chaudes et des esprits légers, loin de là. En fait, l’ambiance dans laquelle baignaient les dirigeants et les militaires allemands est bien plus importante pour comprendre les raisons de leurs choix lors de la crise de l’été 1914. Et c’est peu dire que de qualifier cette ambiance d’inquiétante, car l’Allemagne vit dans une sorte de paranoïa permanente. Depuis l’alliance militaire franco-russe (1892), l’empire des Hohenzollern se sent pris dans un étau, menacé dans son existence par deux puissances bellicistes et étouffé dans son légitime désir de développement, un sentiment qui s’est accentué avec le développement économique de la Russie et la formation de la Triple-Entente par laquelle Londres et Saint- Pétersbourg, traditionnellement hostiles, se réconcilient grâce aux bons offices de Paris. Les deux côtés de la tenaille franco-russe ne soulèvent cependant pas la même peur : la France, déjà battue en 1870-1871, n’est pas la plus redoutable aux yeux de Berlin. Certes, la « grande nation » est vue comme un pays revanchard, haineux, d’un esprit querelleur indécrottable, mais on ne la craint que modérément. Si elle s’obstine à défier l’Allemagne, son compte lui sera réglé définitivement, c’est tout. La Russie, en revanche, est la grande terreur du Reich, et c’est elle que l’armée de terre voit comme la grande ennemie dont il faudra un jour se débarrasser. A l’origine de cette russophobie qui ne cesse de prendre de l’ampleur, on retrouve l’idée de la lutte inévitable des races slave et germanique pour le contrôle de l’Europe centrale et orientale, idée popularisée par les cercles pangermanistes et que les démêlés balkaniques de l’Autriche-Hongrie avec la Serbie sont censés annoncer. Sans doute la Ligue pangermaniste, qui revendique une « place au soleil » pour la race allemande, un espace vital à conquérir à l’est, et qui vante la guerre comme une sélection naturelle entre les peuples faibles et les peuples forts, n’est-elle pas un parti de masse, mais ses thèmes imprègnent considérablement les élites. Dans un pays en plein essor qui se flatte de son incroyable réussite, ce nationalisme organique pousse à l’esprit de supériorité, à considérer, comme le prétendent les pangermanistes, qu’une nation en croissance démographique et économique a le droit à l’expansion et que tous ceux qui entravent sa route doivent s’en écarter sous la menace des armes. Le sort des « Gaulois » ou des Latins a été réglé en 1871 quand la France a mordu la poussière, désormais c’est à la Russie de s’incliner et, demain, à la Grande-Bretagne. Progressivement, dans les années qui précèdent la Grande Guerre, ce nationalisme belliqueux, apanage de la droite la plus conservatrice, finit par se répandre dans la presse comme dans les milieux industriels et libéraux et jusqu’aux marges du socialisme. Qu’un journal satirique de gauche, le Simplicissimus, consacre un dessin au « péril slave » en représentant des milliers de rats à l’assaut d’un trône où siège l’aigle épuisé de la double monarchie austro- hongroise, montre à quel point les thèses pangermanistes ont fait leur chemin. Thomas Lindemann, qui s’est fait l’historien de cette « philosophie inconsciente de l’Allemagne », décrit un Guillaume II lentement acquis aux thèses de la guerre inévitable avec les Slaves : « Les Slaves ne sont pas nés pour commander mais pour obéir », s’emporte-t-il en octobre 1913 devant la mauvaise volonté de la Serbie à céder à l’Autriche7. Et en février 1914, devant un interlocuteur américain, le voilà qui se rallie à l’idée fataliste d’une guerre-sélection : « La guerre viendra au faible aussi sûr que le vol à une maison qui n’est pas protégée. La lutte est la loi de la vie et le faible deviendra décadent et désemparé8. » Refuser la guerre, ce serait ni plus ni moins accepter de décliner, une capitulation devant la Russie. L’obsession de la vague déferlante slave, comme celle de la décadence qui menace l’Allemagne si jamais elle n’a pas le courage de s’imposer par la force, découle elle aussi directement d’une lecture de la puissance à l’aune des théories pangermanistes. Selon ces dernières, un peuple « jeune », en forte croissance démographique, a droit à l’expansion territoriale, ce qui correspond parfaitement à la situation de l’Allemagne, mais encore plus à celle de la Russie. Certes, le IIe Reich compte 65 millions d’habitants en 1914 et s’enrichit de 750 000 nouveaux citoyens par an, mais la Russie, elle, est un véritable océan peuplé de quelque 170 millions d’êtres et qui s’accroît de 3 millions d’unités par an. L’avenir est donc au slavisme, surtout que la Russie peut compter sur le soutien objectif des peuples slaves d’Europe de l’Est et du Sud-Est qui prennent la race germanique en tenaille, et sur l’alliance contre nature avec ces satanés « Gaulois » qui rêvent de revanche. Il est donc urgent de mettre un terme à ce danger qui pèse sur l’avenir de l’empire à la manière d’une épée de Damoclès. Du reste, cette peur du voisin oriental est plutôt récente. Tant que la Russie est demeurée un Etat à la structure économique arriérée et féodale, Berlin ne s’est pas inquiété outre mesure, et même l’alliance avec la France, dans un premier temps, n’a affolé ni les militaires ni les dirigeants. Face à une Allemagne industrielle, la Russie archaïque ne faisait pas le poids et il n’y avait donc pas de raison de paniquer. De toute façon, tout est prévu : en cas de guerre, plutôt que de se battre sur deux fronts, le plan de campagne élaboré par le général Schlieffen prévoit de frapper massivement la France et de la mettre hors de combat en six semaines avant de reporter les troupes sur le front oriental et de triompher facilement d’une Russie privée de son allié de revers. Selon ce plan Schlieffen, la Russie est trop grande et ses infrastructures tellement sous-développées qu’elle ne pourra pas achever sa mobilisation avant six semaines, juste le temps nécessaire pour écraser la France. Par ailleurs, la défaite du tsar face aux Japonais, en 1904-1905, a montré que la menace militaire russe n’était pas d’actualité et que l’Allemagne n’avait pas à s’en faire. Ces tranquilles assurances sont cependant remises en question en 1914 : bénéficiant d’un décollage économique, la Russie gonfle son budget militaire dans des proportions alarmantes pour Berlin. Déjà, les sommes allouées à la marine dépassent celles que l’Allemagne consacre à sa propre flotte. Pis, avec l’augmentation du budget de l’armée, la Russie peut accepter plus de conscrits dans ses rangs, et ses effectifs, cumulés à ceux des Français, dépassent déjà de 500 000 hommes les forces allemandes et austro-hongroises réunies. Si les efforts de Saint-Pétersbourg se maintiennent, l’armée russe sera trois fois supérieure à celle de l’Allemagne en 1917. Enfin, la construction d’un vaste réseau ferroviaire, avec les capitaux français, achève d’effrayer les militaires allemands dont les plans sont désormais complètement bouleversés. Il n’est plus vrai que la Russie aura besoin de six semaines pour mobiliser ses troupes avant de les lancer contre l’Allemagne. Si l’on ne fait rien, c’est donc tout le plan Schlieffen, la bible de l’état-major, qui se retrouvera à terre. Le temps joue contre l’Allemagne : il faut agir, et vite ! Le général von Moltke, neveu du prestigieux vainqueur de Sedan, n’en démord pas : une guerre préventive est nécessaire. Le parti militariste s’en va donc marteler sa thèse auprès des dirigeants en affirmant que chaque année qui passe renforce la Russie et compromet l’avenir de l’Allemagne. Le 8 décembre 1912, sous la pression, le Kaiser réunit donc une espèce de conseil de guerre au cours duquel Moltke déclare que « la guerre est inévitable et le plus tôt sera le mieux9 ». L’amiral von Tirpitz plaide cependant pour que la perspective d’un conflit soit repoussée d’un an et demi, ce qui renvoie au milieu de l’année 1914, le temps de préparer sa marine, qui, pour l’heure, n’est pas en état d’affronter la Grande-Bretagne. On ne prendra aucune décision ce jour-là, mais le fait même de réunir les chefs militaires pour envisager la guerre montre que celle-ci préoccupe au plus haut point l’empereur et son gouvernement. Ne voyant rien venir, Moltke ne cessera de revenir avec insistance sur la nécessité de briser la menace slave tant que l’Allemagne dispose d’atouts décisifs dans son jeu : « Le moment est tellement favorable, du point de vue militaire, que selon toute prévision il n’en reviendra pas un semblable », confie-t-il en 1913. En mai 1914, une fois encore, il s’adresse au ministre des Affaires étrangères, Gottlieb von Jagow, pour le persuader de hâter la venue du conflit libérateur « tant que nous avons une chance raisonnable de l’emporter10 ». Le 12 mai 1914, il rencontre même son homologue autrichien, Conrad von Hötzendorf, pour mettre au point la coordination des deux armées en cas de guerre. Finalement, la crainte largement fantasmée de la Russie a rendu la guerre inévitable dans l’esprit des responsables allemands. « Il faut en finir ! » La peur de la Russie, un fantasme ? Il y a certainement pour Berlin de quoi se méfier de l’immense Empire russe, mais en faisant du dynamisme démographique l’étalon de la puissance en général et de la puissance militaire en particulier, les Allemands se trompent. Dans une guerre moderne, la force d’une armée tient plus au nombre de mitrailleuses, de canons et d’obus qu’au nombre de soldats alignés sur le champ de bataille. Autrement dit, c’est la capacité productive qui fait la différence, et à cet égard la Russie sous-industrialisée n’est pas vraiment en mesure de rivaliser avec l’Allemagne. De même, sur le plan de l’unité nationale, condition indispensable pour mener un conflit de longue durée, l’Allemagne est manifestement mieux outillée que l’empire de Nicolas II, miné sourdement par les problèmes sociaux et la contestation de l’absolutisme. Il est vrai qu’en 1914, personne n’imaginait que la guerre pourrait se prolonger plus de six mois. Surtout, malgré l’alliance franco-russe et contrairement à la vulgate pangermaniste, il n’était pas écrit que Berlin et Saint-Pétersbourg devraient nécessairement s’affronter. Longtemps, la Russie a recherché les meilleurs rapports avec l’Allemagne, et c’est parce que Berlin a choisi de soutenir l’Autriche-Hongrie que Saint-Pétersbourg n’a eu d’autre ressource que de se rapprocher de la France républicaine et régicide qu’elle n’appréciait pas particulièrement. Non pas pour se prémunir de l’Allemagne, mais pour se garantir contre Vienne, car les Habsbourg et les Romanov sont en situation de rivalité dans les Balkans. Le parti proallemand, en lien avec les milieux conservateurs, reste d’ailleurs toujours très puissant en Russie, même en 1914. Quant à la France, est-il vrai, comme la voient les Allemands, qu’elle soit une nation guerrière et revancharde, incapable de détourner le regard de la ligne bleue des Vosges ? Une fois encore, les perceptions allemandes sont faussées : la France républicaine professe un patriotisme défensif et ne songe à aucun moment à agresser l’Allemagne. Somme toute, le caractère agressif du nationalisme dont la royaliste Action française s’est fait le porte- voix est plus dirigé contre la république laïque et radicale que contre l’Allemagne elle-même. Il y a bien le souvenir de l’Alsace-Lorraine, mais, contrairement à une légende tenace, l’évocation des provinces perdues en 1871 ne relève plus que du registre sentimental, et il est bien loin le temps où Gambetta recommandait d’y penser toujours et de n’en parler jamais. On en parle encore de temps à autre, comme une vieille antienne, mais l’on n’y pense plus guère. En fait, le nationalisme revanchard n’existe plus depuis les années 1880. Paul Déroulède, le chef de la Ligue des patriotes, toujours prêt à grimper sur la statue de Strasbourg « comme une chèvre sur son rocher » (Paul Morand), est bien à l’image de ce bellicisme : une vieille ruine. Ses obsèques, le 3 février 1914, ressemblent à l’enterrement de la Ligue elle-même qui n’est plus qu’un groupuscule. Est-ce à dire que la France a complètement oublié l’Alsace-Lorraine ? Si elle s’est fait une raison, l’oubli n’est pas vraiment possible, étant donné que son patriotisme s’est aussi construit autour de cette blessure qui empêche la réconciliation avec l’Allemagne. Les provinces perdues sont bel et bien perdues, mais les Français demeurent attentifs à leur sort et, par sentimentalisme, incapables de tourner officiellement la page alors que le deuil est fait depuis longtemps. Finalement, Berlin est beaucoup plus préoccupé par la question d’Alsace que Paris. Il faut dire que les annexés lui en font voir de toutes les couleurs : jusqu’en 1887, ils n’envoient au Reichstag que des députés protestataires qui n’hésitent pas à causer du scandale en affirmant leur amour de la France. Avec le manque de perspectives, les Alsaciens-Lorrains se tournent vers l’autonomisme, seul horizon possible dans le cadre du Reich. Ils obtiennent d’ailleurs cette autonomie en 1911, sans mettre fin à la suspicion qui les désignent comme de mauvais Allemands, et sans se soustraire au régime de sévérité révélant la constante nervosité des autorités impériales. Six semaines de prison pour le port d’un ruban tricolore, six mois pour avoir crié « Vive la France ! », huit pour avoir chanté La Marseillaise, voilà qui est cher payé11. Les caricatures de Hansi, condamné à un an de prison en 1914, ne sont pas non plus du goût de la justice allemande, tout comme celles de Zislin, qui, le 16 décembre 1910, écope de deux mois de prison pour avoir dessiné un soldat français embrassé sur les deux joues par une Alsacienne et une Lorraine. L’affaire de Saverne, provoquée en octobre 1913 par un officier prussien ayant insulté ses recrues alsaciennes, est plus éprouvante pour le Reich, car le procès qui s’ensuit au début de l’année 1914 cristallise toutes les rancœurs : celle des Alsaciens qui n’ont pas demandé à devenir allemands et qui se sentent toujours traités en citoyens de seconde zone, celle des nationalistes allemands qui regrettent le statut de 1911 et doutent profondément de la loyauté de ces mauvais sujets, celle de la France enfin, dont la presse monte sur ses grands chevaux en se félicitant de la difficulté de l’Allemagne à assimiler le territoire qu’elle lui a ravi. « Vous avez pu germaniser la plaine, oui mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais », disait la chanson. Au final, l’Alsace-Lorraine est un contentieux mal réglé dans une France pacifique qui, en se refusant d’oublier, renonce à faire la paix au moins autant qu’elle se refuse à faire la guerre12. Mais les subtilités du sentimentalisme patriotique échappent à Berlin : outre-Rhin, la moindre évocation de la question alsacienne, le moindre article de presse est perçu comme l’entretien du revanchisme. Ces maudits Français ne veulent pas oublier ? Alors tant pis pour eux ! La peur éprouvée par l’Allemagne devait naturellement se traduire sur le plan militaire. En 1912, l’armée allemande demande une hausse importante de son budget pour accroître le nombre de ses hommes, une requête qui fait grincer des dents le gouvernement, et que le Reichstag ne vote qu’en traînant des pieds. C’est que les dépenses militaires étranglent déjà le budget de l’empire. Il n’empêche : en juin 1913, le vote est acquis, l’artillerie reçoit d’importantes dotations et les effectifs sont gonflés de près de 150 000 unités. Dans le même temps, l’armée d’active autrichienne est également renforcée et passe de 103 000 à 160 000 hommes entre 1912 et 1913. Ce contexte de course aux armements et d’augmentation des effectifs militaires provoque en retour l’angoisse de la France qui y voit l’indice que Berlin et Vienne se préparent à la guerre. Les responsables de l’armée française en profitent alors pour réclamer eux aussi des moyens nouveaux et, tout particulièrement, le rétablissement de la durée du service militaire à trois ans – les radicaux l’avaient abaissé à deux ans en 1905. Bien sûr, augmenter la durée du service militaire ne donne pas un soldat de plus à la nation en cas de mobilisation, mais comme l’on croit à une guerre courte que mèneront les unités d’active sous les drapeaux plus que les unités de réserve, les généraux français estiment que seule cette mesure permettra de compenser l’infériorité numérique de l’armée d’active. Ainsi, un pays peuplé de moins de 40 millions d’habitants entretient autant de militaires que son voisin de 65 millions. Cette loi de trois ans, objet d’un âpre combat entre la gauche et la droite, votée le 19 juillet 1913 à la Chambre, ne manque pas de susciter l’inquiétude de Berlin. Comment interpréter ce surprenant investissement militaire sans en arriver à la conclusion que la France est en train de préparer la guerre de concert avec la Russie ? La loi de trois ans, née de la peur de l’Allemagne, renforce donc, outre-Rhin, la crainte de la France et confirme les jugements erronés sur la volonté belliciste de Paris, qui, de son côté, cherche avant tout à se protéger. L’opinion de Guillaume II était faite. En novembre 1913, à Potsdam, il confie son amertume à Albert Ier (roi de Belgique) tout en le sondant sur son attitude le jour où, conformément au plan Schlieffen, l’armée allemande exigera de passer par le plat pays pour envahir la France : « La guerre avec la France est inévitable. […] La France elle-même veut la guerre et elle s’arme dans cette intention, comme l’indique le vote de la loi sur le service militaire de trois ans. Le langage de la presse française montre d’ailleurs une hostilité croissante à notre égard. L’esprit de revanche du peuple français se manifeste de manière de plus en plus agressive13. » Malgré les dénégations du roi Albert, qui proteste des sentiments pacifiques de la France, le général von Moltke renchérit d’un laconique : « Il faut en finir. » A l’ambassadeur de Belgique, le baron Beyens, Guillaume II exprime son amertume devant l’ingratitude de Paris et sa patience désormais à bout : « Souvent j’ai tendu la main à la France, elle ne m’a répondu que par des coups de pied14. » Francophile et quelque peu inquiet des propos de l’empereur, Eugène Beyens approche alors l’ambassadeur de France avec la permission du roi Albert pour lui raconter l’entretien de Potsdam où Guillaume II a parlé d’une guerre inévitable et prochaine. Informé, Jules Cambon avertit ensuite le ministre des Affaires étrangères, Stephen Pichon, en s’alarmant du fait que le Kaiser ne semble plus tenir la bride aux bellicistes : « Au fur et à mesure que les années s’appesantissent sur Guillaume II, […] les sentiments rétrogrades de la Cour et surtout l’impatience des militaires prennent plus d’empire sur son esprit15. » Parce que chacun croit que l’autre veut la guerre, jamais la situation européenne n’a été aussi explosive. Une même incompréhension mêlée d’un bluff lourd de conséquences pèse sur les relations germano- britanniques. La panique britannique Attachée à son splendide isolement comme à la théorie de l’équilibre européen, la Grande-Bretagne n’est pas particulièrement catastrophée quand deux des principales puissances du Vieux Continent décident de s’entr’égorger en 1870. La rapidité de la victoire de l’Allemagne sur la France change cependant la donne : une grande puissance militaire, en situation quasi hégémonique, apparaît sous les yeux de la vieille Albion, qui, dès lors, commence à s’inquiéter. C’est dans la littérature populaire, reflet des craintes de l’opinion publique, que le premier signe de nervosité surgit à l’égard de l’Empire allemand. La Bataille de Dorking, initialement paru en feuilleton dans le Blackwood’s Magazine en mai 1871, connaît un succès immédiat et est traduit en français dès le mois de septembre16. L’auteur imagine que les Allemands viennent à bout de la Royal Navy à l’aide de mines sous-marines, puis débarquent sur le sol britannique et remportent la bataille de Dorking, qui décide du sort de l’île comme jadis celle de Hastings. A l’époque, il n’y avait pourtant pas de quoi s’alarmer : un simple regard sur les capacités respectives des deux marines dissipait toute angoisse côté britannique. Longtemps, la Grande-Bretagne n’a donc craint personne et s’il y avait une nation à surveiller de près, c’était la France avec laquelle Londres menait la course coloniale jusqu’à risquer de s’écharper comme à Fachoda en 1898. Tout change avec le départ de Bismarck, pour qui les intérêts allemands étaient avant tout européens et qui n’avait pas d’inclination particulière pour le colonialisme. Le nouveau souverain, Guillaume II, annonce à grands coups de trompette qu’il se lance dans une Weltpolitik dont l’ambition est de faire de l’Allemagne une puissance à dimension mondiale. Pis, en affirmant que l’avenir de l’Allemagne est sur l’eau et en décidant de construire une flotte digne de ce nom, le Kaiser provoque la panique à Londres. En 1889, la Grande-Bretagne avait édicté que, pour des raisons de sécurité, sa marine militaire devait être supérieure au total des deux autres plus puissantes flottes au monde. Mais devant l’activité de l’amiral Tirpitz, choyé par des budgets généreux, cette règle du Two power standard est compromise. En 1905, la Grande-Bretagne tient encore la corde, inaugurant quatre bâtiments quand l’Allemagne n’en met à l’eau que deux, mais en 1907 le rythme de construction s’inverse, l’Allemagne en produit quatre et la Grande-Bretagne deux seulement. Quand on sait que l’Allemagne s’enrichit sans cesse et a ravi la place de première puissance industrielle du continent à Londres, il y a de quoi redouter un basculement du rapport de force. Celui-ci est d’autant plus envisageable qu’une révolution technologique se produit au début du XXe siècle : non seulement les vieux rafiots en bois sont démodés, mais de nouveaux bâtiments en fer voient le jour, avec des canons toujours plus puissants et des blindages toujours plus épais. Or si les Anglais sont les premiers à construire un cuirassé de ce genre – le dreadnought, sorti des chantiers en 1906 –, les Allemands ont désormais les moyens de concurrencer, voire de dépasser ce modèle. L’avantage numérique antérieur dont pouvait se vanter la Royal Navy est donc balayé et, si Berlin le veut, l’Allemagne pourra bientôt dépasser la Grande-Bretagne. Heureusement pour cette dernière, le système fiscal germanique est pour l’heure trop archaïque pour débloquer les sommes nécessaires à ce grand dessein. Mais demain ? Tout cela n’a pour conséquence que de rapprocher spectaculairement la Grande-Bretagne de la France et de les voir enterrer leurs vieux différends coloniaux en proclamant leur Entente cordiale en 1904. Quand on a le même ennemi, on peut bien oublier plusieurs siècles de chamaillerie. Dans le même temps, la Royal Navy fournit un effort considérable pour rétablir le déséquilibre des forces navales à son avantage : en 1909, pas moins de huit bâtiments sont mis en chantier. C’est au tour de Berlin de prendre peur. Non seulement Guillaume II comprend qu’il ne rattrapera peut-être pas la Grande-Bretagne sur ce terrain, mais il est suffoqué devant le rapprochement de Paris et Londres, d’autant plus inattendu que, dans la conception ethnoculturelle de la politique qui est celle du pangermanisme, l’alliance d’un peuple d’origine germanique – les Anglo-Saxons – et des adversaires de l’Allemagne – la France et demain la Russie – est totalement inconcevable. Aussi, le sentiment d’encerclement ne fait que croître à Berlin. Est-il possible de rompre cette Entente cordiale et de faire revenir la Grande-Bretagne à un isolement de bon aloi ? Sans doute, mais alors Berlin devrait passer sous les fourches Caudines de Londres et consentir à ne plus la défier sur la mer. Ce serait enterrer la Weltpolitik et renoncer à devenir une grande puissance à dimension mondiale. En 1907, Tirpitz refuse donc de reconnaître la règle du Two power standard que les Anglais lui soumettent, mais en 1909, devant l’important effort du budget naval britannique, il se fait plus accommodant, voulant bien plafonner la flotte allemande à 50 % de la Royal Navy – en incluant sournoisement dans le compte les navires des colonies et dominions britanniques – et en ajoutant des conditions politiques comme la reconnaissance de l’annexion de l’Alsace-Lorraine pour faire éclater l’Entente cordiale. Devant cette fourberie, Londres continue donc sa course aux armements pour ne pas être rattrapé. C’est alors que les Allemands commettent une erreur de psychologie en pariant sur la peur de l’adversaire : en 1912, ils annoncent un grand programme de construction d’une trentaine de cuirassés, de quoi faire dresser les cheveux du premier lord de l’amirauté ! Le but est tout simplement d’amener la Grande-Bretagne à des concessions, à troquer son entente avec la France contre un rapprochement avec l’Allemagne. Le couteau sous la gorge, Londres accepterait de faire une place à l’Allemagne sur les mers du globe, la France serait abandonnée et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes germaniques. Mais la peur n’est pas bonne conseillère et la stratégie de la panique adoptée par l’Allemagne pousse un peu plus les Britanniques dans les bras de la France : en 1912, il est convenu que la France massera ses forces en Méditerranée, quitte à rendre sa côte de la Manche vulnérable, tandis que la Grande-Bretagne groupera sa marine en mer du Nord et dans la Manche, assurant au besoin la protection des côtes françaises. Dans le même temps, le budget naval français a triplé de 1909 à 1913 et celui de la Russie a été multiplié par six. Le bluff allemand a totalement échoué. Pour casser la Triple-Entente, les Allemands jouent un jeu encore plus serré, usant de l’art consommé et subtil de la crise diplomatique. En 1905 à Tanger, puis en 1911 à Agadir, ils créent une tension réelle à propos du Maroc que la France est en train de coloniser tranquillement. Très certainement, Guillaume II ne veut pas créer une guerre européenne pour la question marocaine, mais il pense que le spectre du conflit qu’il brandit haut et fort lui permettra d’obtenir quelques dédommagements et éprouvera la solidité des alliances. S’il obtient en effet un morceau du Congo en échange de la reconnaissance des droits français au Maroc, il n’a pas pu faire vaciller l’Entente cordiale. Par deux fois, Londres a soutenu totalement les positions françaises. A vrai dire, Berlin ne désespère pas d’enfoncer un jour un coin entre Français et Britanniques, sachant bien que la réconciliation de Londres et de Saint-Pétersbourg, longtemps rivaux en Asie, est une construction fragile, et que les Britanniques, en cas de crise dans les Balkans, ne mobiliseront pas leurs troupes pour la cause de la Serbie dont ils n’ont que faire. Il n’empêche, par cette politique de défi, les dirigeants allemands ont renforcé leur peur de l’encerclement et se mettent à douter de la pertinence de leurs choix stratégiques. Faut-il maintenir les ambitions de la Weltpolitik ou se reporter sur la Mitteleuropa ? Conquérir le monde ou mettre la main sur l’Europe centrale et orientale ? Les avis divergent : le ministre des Affaires étrangères du Reich, Jagow, et le général Moltke seraient favorables à un rapprochement germano-britannique puisque, à leurs yeux, la Russie est l’ennemi fondamental. Alfred von Tirpitz, au contraire, rêverait d’une conciliation avec la France pour s’attacher au vrai problème, la prédominance de la Grande-Bretagne sur les mers. Une fois celle-ci mise à mal, l’Allemagne pourra dicter sa loi. En janvier 1914, l’amiral se confie à la femme de l’attaché naval français à Berlin, sachant bien que ses propos seront répétés en haut lieu : il serait possible de se tendre la main, d’oublier les rancœurs de l’histoire, d’établir non seulement une paix durable, mais une confiance totale entre la France et l’Allemagne ; pour cela, il faudrait que Paris change son fusil d’épaule. « Le grand danger, c’est l’Angleterre17 », dit-il. Si jamais une guerre éclate, l’Angleterre poussera la France parce que c’est son intérêt de s’affronter avec l’Allemagne. Mais est-ce bien celui de la France ? Les tentatives d’intoxication ne changeront rien : incapables de trancher entre le rêve impérial mondial et la Mitteleuropa, les Allemands ont provoqué la panique de la Grande-Bretagne et l’ont jetée dans les bras de la France. Ils ont misé sur la peur et cette arme s’est retournée contre eux. Telle est l’erreur fondamentale de Tirpitz, jugé sévèrement par Winston Churchill en personne : « Ce vieux Prussien, sincère, myope, croyait fermement que l’accroissement de sa chère marine amènerait dans les esprits britanniques une peur grandissante de la guerre. Elle créa tout simplement des répliques navales, des réactions diplomatiques qui affermirent les forces et resserrèrent les rangs de l’Entente18. » Plus que jamais, la guerre préoccupait les esprits, mais la nécessité d’assurer sa sécurité ne signifiait pas un renoncement à la paix. La France en était l’exemple. En parler toujours, n’y penser jamais… En janvier 1914, à l’heure des vœux, les voyants français font connaître leurs sentiments sur la nouvelle année. « Il n’y aura pas de guerre en Europe », prétend Mme Andrée, spécialiste du marc de café ; une opinion que nuance Mme Méra, dont la science du tarot est réputée et qui concède « des craintes de guerre » sans croire un seul instant « à la réalisation de ce cliché funeste ». Sa consœur, Mme Lorenza, qui tire les cartes comme personne, confirme allégrement : « Je ne prévois pas d’événements particulièrement graves – telle une guerre – pour l’année 1914. » La nouvelle année se distinguera donc par son calme, si l’on en croit Mme Marceau, la fameuse numérologue, tandis qu’une charlatane du même acabit, Mme Maria-Thérésa, évoque une « année de prospérité19 ». Les dés, les cartes, les lignes de la main, les astres et autres boules de cristal l’affirment bien haut : 1914 sera une année de paix. Parce que la prophétie est toujours conformiste et traduit les aspirations du présent, faut-il en déduire que les Français de 1914 ne songent pas à la guerre ? En fait, s’ils la conjurent avec optimisme, ils n’en sont pas moins préoccupés par la question, mais sans trop y croire, à la manière d’un débat abstrait. Ils en parlent volontiers, la presse de droite comme celle de gauche lui consacrent nombre d’articles anxieux, mais, au fond, ils n’imaginent pas qu’une telle aberration soit possible après quarante années d’équilibre et de paix – fût-elle armée – entre les grandes puissances européennes. En parler toujours, n’y penser jamais, pourrait résumer leur comportement. Le débat politique, cependant, tourne essentiellement autour de la loi de trois ans, c’est-à-dire de la question militaire, objet d’une formidable confrontation entre ceux qui voudraient faire baisser la pression dans la Cocotte-minute européenne, voire tendre la main à l’Allemagne, et ceux pour qui le renforcement de l’armée d’active est une question de sécurité en cas d’attaque brusquée de l’adversaire. Votée en juillet 1913, la loi de trois ans est en effet loin de faire l’objet d’un consensus : lors de son congrès de Pau, en octobre 1913, le parti radical, sous l’égide de Joseph Caillaux, s’est prononcé pour le retour aux deux ans, une ligne que partage la SFIO de Jean Jaurès. Et comme les élections législatives approchent, tout pourrait être remis en cause en mai 1914, au lendemain d’une éventuelle victoire de la gauche. La chute du gouvernement Louis Barthou, qui avait fait voter les trois ans, en décembre 1913, et le retour d’un cabinet radical, avec le modéré Doumergue à sa tête, mais Caillaux aux Finances, est le signe de ce ressaisissement de la gauche qui effraie d’autant plus les conservateurs que Caillaux est aussi l’ardent défenseur de l’impôt sur le revenu dont les riches ne veulent pas entendre parler. Que la gauche gagne les élections, Caillaux deviendra président du Conseil et c’en sera fini des trois ans comme de l’opposition du Sénat à la réforme fiscale. Il faut donc lui barrer la route en démontrant le danger que court la France avec un tel individu à la tête du pays, qui, de plus, ne cache pas sa volonté d’entente avec l’Allemagne. Sur le plan fiscal, la droite ne fait pas dans la dentelle en dénonçant la déclaration de revenus comme une « inquisition », une « vexation », une « agression20 », allant jusqu’à prétendre que les agents des impôts iront dans les fermes compter les poules et les œufs, tout en se lamentant sur le suffrage universel, « la plus formidable oppression de l’intelligence par le nombre », qui pourrait bien se laisser prendre à la démagogie radical-socialiste. Avec « l’impôt sur les riches destiné à soulager les pauvres », la gauche préparerait la ruine du pays dont les pauvres seront justement les premières victimes21. Les riches qui ne veulent pas payer d’impôts sont donc les meilleurs défenseurs des intérêts des pauvres ! La prose de L’Echo de Paris n’est cependant que peu de chose à côté de la grosse artillerie du Figaro, qui, depuis les premiers jours du mois de janvier, ne cesse de s’en prendre à Caillaux, le « ploutocrate démagogue », en l’accusant de vol, de trahison, de mensonge et tant d’autres vilenies encore. Téléguidé en coulisse par Louis Barthou, le directeur du Figaro, Gaston Calmette, ne recule devant aucun moyen pour abattre le crédit du ministre des Finances et publie même une lettre privée vieille de dix ans écrite par Caillaux et adressée à sa maîtresse d’alors. Craignant des révélations qui compromettraient son honneur, la femme de Caillaux, qui n’en peut plus de cette campagne de dénigrement, prend l’initiative, le 16 mars 1914, de se rendre au siège du Figaro et de demander des comptes à Gaston Calmette. Pour l’impressionner, elle emporte avec elle un Browning dont elle vide le chargeur sur l’infortuné journaliste avant même de s’expliquer avec lui. « C’est affolant, se justifiera-t-elle devant le juge Boucard, quand on a commencé à tirer, on dirait que l’arme fonctionne toute seule22. » Evidemment, la mort du directeur du Figaro brise en plein vol le destin de Joseph Caillaux, qui doit démissionner du gouvernement. Rien n’est joué, cependant, puisque avec ou sans Caillaux, la gauche peut bien l’emporter aux élections. De fait, au lendemain du premier tour, le 26 avril 1914, il semble bien que le pays ait décidé de voter pour l’aile avancée des républicains, une tendance qui se vérifie au second tour, le 10 mai, avec une poussée des socialistes d’environ trente sièges. La majorité est désormais marquée à gauche, mais en comptant la droite, les formations du centre et une partie des radicaux, les partisans des trois ans restent toutefois majoritaires de quelques dizaines de sièges. En fait, comme le remarque Jean-Jacques Becker, la situation politique est plus qu’indécise sur cette question : il n’y a pas de majorité pour revenir aux deux ans ni de réelle majorité pour établir les trois ans23. Georges Bonnefous a effectivement compté 308 partisans de la loi contre 235 adversaires déclarés et 57 partisans d’un aménagement24. Comment, dans ces conditions, former un gouvernement ? Devant l’ambiguïté des résultats, les modérés tentent de s’approprier la victoire, à l’instar du Temps, du Journal des débats, du Matin et du Journal qui tiennent les comptes des députés « troisannistes » ou « deuxannistes » et affirment qu’ils ont gagné puisque la loi de trois ans est sauvée. Alexandre Millerand, pourtant grand perdant des élections avec sa coalition formée avec Louis Barthou et Aristide Briand, y va aussi de la méthode Coué : « Les résultats de dimanche sont excellents, surtout au point de vue de la loi de trois ans. Voilà ce qu’il faut voir. Voilà sur quoi il faut insister25. » On comprend aisément qu’il ne veuille pas insister sur la raclée électorale que lui et ses amis ont reçue. La Liberté, le 2 juin, va plus loin encore en assurant que l’axe de la nouvelle majorité parlementaire passe par Théophile Delcassé, défenseur sans faille de la loi de trois ans, que le journal, très conservateur, aimerait bien voir à la tête du nouveau gouvernement. Parce qu’il faut bien vivre dans le réel et reconnaître la défaite, le Bulletin de l’Union des intérêts économiques, qui représente le patronat de combat, parle, le 6 mai, de l’alliance électorale entre les radicaux et les socialistes comme d’une « véritable trahison », et le royaliste Jules Delafosse, dans L’Echo de Paris, affirme sombrement que « la loi de trois ans va être remise en question » et que le pire est à venir si les radicaux forment une majorité avec les socialistes : « Nous allons vivre à l’ombre du drapeau rouge de M. Jaurès les dernières heures de la nation française26. » Même réflexion désabusée de la part de l’académicien et député clérical du Finistère Albert de Mun, qui craint que les radicaux ne deviennent prisonniers des 102 représentants socialistes dont ils auront besoin pour gouverner à gauche, avant d’exhorter le parti de Caillaux à s’allier avec la droite pour sauver le pays27. Maurice Paléologue, nommé ambassadeur en Russie en janvier 1914 et qui sait à quel point Saint- Pétersbourg observe attentivement la politique nationale en considérant le maintien des trois ans comme le gage de la solidité de l’alliance, menace carrément de démissionner dans les colonnes de Paris-Midi, le 6 juin, dans le cas où le gouvernement remettrait en question la loi militaire. « Je déclare les élections du 10 mai franchement détestables », écrit La Croix, quand Le Gaulois s’apitoie : « Jamais une Chambre n’a été aussi menaçante pour nos intérêts, pour nos croyances, pour notre foi dans la patrie. » Pour les nationalistes, l’heure est donc grave, tant pour des raisons intérieures qu’extérieures. A gauche, en dehors de quelques journaux comme Le Bonnet rouge qui se réjouit excessivement en titrant « Le nationalisme en déroute », la prudence est de mise, car c’est une chose que d’avoir mathématiquement la majorité et une autre que de former un gouvernement qui s’engagera courageusement à revenir aux deux ans de service militaire. Camille Pelletan, vieux doctrinaire du parti radical, prévient ses amis qu’oublier le programme de Pau serait un reniement inacceptable28, et Le Radical surenchérit en affirmant que la seule majorité viable est « celle qui est résolue à l’appliquer29 ». Dans La Dépêche de Toulouse, l’air de rien, Jaurès s’efforce d’orienter les choix des radicaux en annonçant que le groupe socialiste votera l’investiture d’un gouvernement prêt à soutenir le programme de Pau, c’est-à-dire à revenir sur les trois ans. Voilà qui pourrait être la base d’une recomposition du bloc des gauches, mais les radicaux sont-ils prêts à former une combinaison avec les socialistes ? Le 2 juin, la nouvelle de la démission du président du Conseil Gaston Doumergue, personnellement favorable à la loi militaire, mais qui estime que ses amis radicaux ne le soutiendront pas, renforce l’agitation politique. Avant de démissionner, il indique toutefois le nom de René Viviani au président de la République, Raymond Poincaré, lui-même du centre-droit et fort embêté : selon lui, ce républicain-socialiste est assez à gauche pour obtenir la confiance de la nouvelle majorité tout en ne touchant pas à la loi militaire. Poincaré s’exécute donc et sollicite Viviani, qui, optimiste, relève le défi avant de déchanter trois jours plus tard. Son numéro d’équilibriste s’effondre en effet le 6 juin devant la mauvaise volonté de quelques ministres pressentis qui, tels Justin Godart et Georges Ponsot, ne sont pas d’accord avec la déclaration ministérielle que Viviani se propose de prononcer devant les Chambres. L’habile homme y annonçait qu’il appliquerait loyalement la loi de trois ans tout en mettant en œuvre le contre-projet de la gauche en matière militaire, rejeté en 1913, c’est-à-dire l’organisation des réserves, en attendant de revenir aux deux ans « si les circonstances le permettent30 ». Ne satisfaisant ni la droite qui y voit une menace, ni la gauche qui y lit le refus de changer de politique, Viviani a réuni contre lui tous les mécontents. Pour exemple, La Patrie, à droite, a dénoncé son éventuel ministère comme « une capitulation sans excuses » et Le Bonnet rouge, à gauche, s’est ému de voir « le parti républicain roulé ». Le président Poincaré doit donc trouver une solution : il sollicite Théophile Delcassé, qui, grippé, décline ; approche le sénateur Louis Bourgeois, trop vieux et trop modéré pour accepter ce cadeau empoisonné ; interroge en désespoir de cause Paul Deschanel, qui n’a nullement envie de troquer son siège de président de la Chambre pour celui plus éjectable du Conseil. Finalement, Poincaré tente un grand coup de poker en confiant la responsabilité de former un gouvernement à Alexandre Ribot, au grand scandale de la gauche, car Ribot appartient au centre-droit et a autrefois voté contre la séparation de l’Eglise et de l’Etat. « C’est une gageure », s’étrangle L’Evènement, « un petit coup d’Etat contre le suffrage universel », persifle La Guerre sociale. Le 10 juin, deux jours avant qu’il ne se présente à la Chambre pour demander l’investiture, son sort est déjà scellé. Ce jour-là, le comité exécutif du parti radical se réunit pour adopter une motion interdisant à ses parlementaires de voter pour le cabinet Ribot. Comme les socialistes feront de même, on s’attend donc à un jeu de massacre lors de la déclaration ministérielle. « S’il était renversé dès la première séance, nous n’en serions pas surpris », s’amuse le Gil Blas. Cela ne manque pas. Les traits tirés, la figure allongée, voûté « comme un grand saule pleureur31 », Alexandre Ribot passe le 12 juin un après-midi d’enfer. Son discours est tellement haché par des interruptions répétées qu’il finit par quitter la tribune sous les huées sans même avoir terminé sa déclaration. C’est évidemment quand il aborde le sujet miné des trois ans que le tumulte est le plus fort. « Les lois militaires sont, de toutes les lois, celles qui ont le plus besoin de stabilité », commence-t-il, aussitôt interrompu par des députés socialistes qui crient : « A bas les trois ans ! » Quand il évoque « notre immuable alliance et nos précieuses amitiés », les cris de « à bas le tsar ! » surgissent des mêmes bancs. Tentant le tout pour le tout, il joue la carte de la peur en justifiant le maintien de la loi militaire par des informations qu’il veut tenir secrètes. « Sachant ce que je sais… », dit-il. Ce qui a le don de mettre en furie la Chambre, qui ne comprend pas qu’on lui cache quelque chose. « Tous les arguments, mais pas celui-là, pas la panique », lui lance Marcel Sembat. Sans se démonter, Ribot essaie un nouvel argument de nature à terrifier les parlementaires, c’est-à-dire que, compte tenu de sa démographie, l’Allemagne, qui ne procède pas à la conscription intégrale de tous ses jeunes hommes, peut très bien accroître ses effectifs du jour au lendemain. « Alors il faudra instituer le service de quatre ans ou de cinq ans », lui réplique Sembat32. Imparable. Ribot se retire sous les lazzis des socialistes et sous les regards goguenards des radicaux. Des députés mal élevés auraient même crié « au Père-Lachaise ! » en direction du vieil orateur qui n’en peut plus. Par 306 voix contre 262, le cabinet Ribot n’obtient pas la confiance de la Chambre. Retour à la case départ pour Poincaré, qui a de moins en moins de marge de manœuvre. « Je dois mater la Chambre si je ne veux pas sombrer sous le mépris public », écrit le président dans son journal au lendemain de la chute de Ribot. Le 13 juin, il convoque Viviani et l’invite à tenter de nouveau sa chance. Averti par l’expérience, celui-ci peaufine le passage de son discours consacré à la loi militaire et en fait un monument de subtilité, annonçant qu’il ne conservera les trois ans que tant que les dispositions sur l’aménagement des réserves, solution défendue par la gauche, ne seront pas effectives. Ainsi, il peut réunir sur son nom les « troisannistes » et les « deuxannistes » enfin réconciliés tout en formant une majorité à gauche. Ce petit jeu n’est cependant pas du goût des socialistes qui ne voteront pas son investiture. « M. Viviani a parlé comme un simple Ribot », déplore L’Humanité33. Peu importe. Le 16 juin, Viviani reçoit la confiance de la Chambre par 370 voix contre 137, malgré l’amertume de la SFIO. En définitive, les législatives de mai-juin 1914 sont bien à l’image de la France : pacifique, donnant un coup de barre à gauche pour désavouer les militaristes sans pour autant sacrifier sa sécurité. Peut-être est-elle paradoxale, parce que la peur de l’Allemagne l’empêche de baisser la garde, mais au moins n’est-elle pas agressive. Cette situation aurait donc dû ouvrir les yeux des dirigeants allemands persuadés du caractère revanchard de la France. Le député social-démocrate Wendel, convaincu de la possibilité d’une entente franco-allemande, s’est d’ailleurs efforcé de secouer les préjugés par un incroyable discours au Reichstag. « C’est la paix et l’amitié avec la France que demande le peuple allemand, comme tout le peuple français demande la paix et l’amitié avec l’Allemagne, s’enflamme-t-il le 14 mai. Le peuple français est animé de la volonté décidée de réaliser avec l’Allemagne la paix et l’entente. Il l’a manifesté avec une netteté admirable aux dernières élections législatives. C’est dans cet esprit, dans l’esprit de l’alliance des deux peuples, c’est à la France pacifique, à celle qui nous crie “Vive l’Allemagne !”, que je crie à mon tour “Vive la France !”34. » Ovationné sur les bancs du SPD, le puissant parti socialiste, l’orateur ne suscite que des rires narquois de la part de la droite de l’hémicycle. Ces socialistes ne sont, à en croire les nationalistes, que d’aimables utopistes, sinon de dangereux antipatriotes. Au-delà des belles déclarations qui n’engagent à rien, une combinaison alternative entre le parti radical et les socialistes, fondée sur une politique de détente avec l’Allemagne, était-elle possible ? Très certainement, puisque c’est celle que Caillaux se promettait de mener. Le chef du parti radical songeait même à confier le portefeuille des Affaires étrangères à Jaurès pour attacher solidement les socialistes à sa majorité. Le chef de la SFIO aurait-il accepté d’entrer dans un gouvernement « bourgeois » en contradiction avec les prescriptions de l’Internationale socialiste, qui, depuis 1904, désapprouvait cette participation prétendument désespérante pour la classe ouvrière ? Rien n’est moins sûr, mais l’urgence de la situation internationale valait bien que le parti s’interroge. Le 28 avril, au lendemain du premier tour, Jaurès n’avait-il pas annoncé que « l’heure des responsabilités précises » allait sonner pour le parti socialiste ? En juin 1914, Caillaux approche Jean Jaurès dans les couloirs de la Chambre, il lui fait sa proposition et il sent le tribun socialiste tenté de l’accepter. Mieux, ce dernier avoue qu’« étant donné l’imminence du danger, il convenait d’éliminer la scolastique du parti35 ». Mais il y avait des obstacles de taille : convaincre le parti socialiste pour Jean Jaurès, se dépêtrer du procès de sa femme pour Caillaux. Sans l’assassinat du directeur du Figaro par son épouse courroucée, ce dernier aurait accédé à la présidence du Conseil en juin 1914 et, à l’en croire dans ses Mémoires, il aurait désamorcé la bombe européenne et assuré la paix36. C’est ce qui s’appelle rater son rendez-vous avec l’histoire. Au demeurant, Caillaux ne se désespère pas : selon lui, le ministère Viviani ne durera pas plus que les vacances. Une fois que sa femme aura été jugée et acquittée, il reviendra au premier plan. Il n’avait malheureusement pas prévu l’assassinat de François-Ferdinand. L’Autriche ou la lutte pour la survie S’il est un pays empoisonné par la peur en 1914, c’est bien l’Autriche- Hongrie. Non pas une terreur semblable à celle de l’Allemagne épouvantée devant la Russie et le flot du slavisme, mais une sourde exaspération, une colère qui ne se contient plus, la conviction que seule la guerre sauvera l’empire menacé de désintégration. L’ennemi, c’est la Serbie, derrière laquelle se dissimule la Russie. Qu’on ne s’y trompe pas : pour Vienne, le problème serbe ne relève pas de la politique extérieure, mais bel et bien de la politique intérieure. Dans un empire multinational regroupant notamment des Slovènes, des Croates, des Serbes et des Bosniaques, le chant des sirènes de Belgrade sur le thème de la Yougoslavie qui rassemblerait les Slaves du Sud porte en lui les germes de la dissolution de la double monarchie. Ou bien le rêve serbe se réalisera et l’Empire austro-hongrois aura vécu, ou bien la Serbie sera écrasée, mais seule la guerre tranchera définitivement la question. Il n’y a pas de compromis possible. Pourtant, l’Autriche-Hongrie n’était pas ce que l’on pouvait appeler un Etat belliciste. Des années 1890 jusqu’à 1912, son budget militaire était resté inchangé ou presque, et de toutes les grandes puissances européennes elle était la seule à ne pas avoir cédé à la course coloniale. C’est que Vienne n’en avait peut-être pas les moyens, empêtrée dans ses problèmes existentiels en tant que relique de l’Ancien Régime confrontée à l’âge de l’Etat-nation. Et puis, elle n’en avait pas l’envie, son champ naturel d’expansion se trouvant dans les Balkans en lieu et place de l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe » qui n’en finissait pas d’agoniser. Pour son malheur, elle n’était pas la seule à lorgner sur la région, la Russie cherchant elle aussi à y établir son influence sous couvert de panslavisme et de protection des orthodoxes, avec des poses de grand frère désintéressé, mais les yeux rivés sur les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles qui obsèdent littéralement la diplomatie russe depuis Pierre Ier. La question serbe revêt donc deux dimensions totalement imbriquées : celle de la confrontation de deux rêves expansionnistes, dont l’issue décidera de la survie de l’Autriche-Hongrie en tant que grande puissance, et celle de la survie même de l’empire face au péril de la dislocation que porte l’idéal de Grande Serbie maquillé en fédération yougoslave. Que Goliath ait peur de David peut sembler étrange, mais il faut bien admettre que l’Autriche n’est plus la puissance européenne incontournable qu’elle fut autrefois. En 1914, elle est même tellement minée de l’intérieur qu’elle peut sérieusement se demander si elle ne va pas périr et chercher le moyen d’en finir une fois pour toutes avec l’agitation serbe, quitte à prendre pour un point final ce qui n’est autre qu’une fuite en avant. Peuplé d’un peu moins de 50 millions d’habitants, l’Empire austro-hongrois divisé en deux unités distinctes et autonomes, la Cisleithanie autour de Vienne et la Transleithanie autour de Budapest, n’est composé que pour moitié d’Autrichiens et de Hongrois. Le reste est formé par une kyrielle de peuples – Italiens, Tchèques, Slovaques, Polonais, Ruthènes, Roumains, Slovènes, Croates, Serbes, Bosniaques – plus ou moins travaillés par l’idée nationale. Pour stabiliser cet ensemble hétéroclite aux craquements sonores, le vieil empereur François-Joseph a imaginé en 1906 d’introduire le suffrage universel en Cisleithanie, pensant que des partis transnationaux contribueraient à renforcer l’unité du pays, mais il n’en a pas été ainsi. La représentation politique, au contraire, a éclaté en suivant le morcellement des peuples et la Chambre est devenue le théâtre d’un véritable cirque sans majorité aucune où des députés n’hésitent pas à jouer du cor de chasse pour perturber un peu plus les débats. De guerre lasse, l’empereur François- Joseph, qui se serait volontiers reposé sur une formule de monarchie parlementaire, doit se décider à ajourner le Parlement en mars 1914 et à gouverner par décret. L’empereur a 84 ans en 1914, et l’avenir ne lui appartient plus vraiment. Aussi c’est à l’archiduc François-Ferdinand, son héritier, que reviendra bientôt la nécessité de réformer la double monarchie pour en assurer la pérennité. On a tellement prêté d’intentions à François-Ferdinand depuis son assassinat, le 28 juin 1914, qu’il est difficile de savoir ce qu’il pensait réellement et ce qu’il comptait faire. On l’a décrit comme belliciste, mais aussi partisan de l’entente avec la Russie, favorable à une guerre avec la Serbie ou au contraire cherchant une formule réglant pacifiquement la question serbe, en accordant l’autonomie aux Slaves du Sud par exemple, ou en envisageant encore la transformation de l’Autriche-Hongrie en un empire fédéral. Une chose est sûre, cet homme autoritaire exècre les Hongrois, qui cherchent à conquérir toujours plus d’indépendance et qui osent réclamer le bilinguisme dans l’armée ; il méprise les Serbes, se méfie des Russes et s’agace du comportement protecteur des Allemands, qui, pour un peu, considéreraient l’Autriche comme un pays conquis. Profondément catholique, il déteste les Italiens et leur irrédentisme, et il rêverait, si cela était possible, de redonner au pape les possessions qui lui ont été enlevées depuis l’unité italienne. Il sait parfaitement que, malgré son adhésion à la Triple Alliance, l’Italie mène un double jeu qui la conduit à espérer le démembrement de l’empire pour se saisir du Trentin, de l’Istrie, et pourquoi pas de la côte illyrienne. Antisémite, vomissant la franc-maçonnerie, il perçoit les Français comme décadents et les Anglo-Saxons comme des marchands sans autre morale que celle de l’argent. En un mot, il n’aime pas grand-chose, à part la chasse et, surtout, sa femme et ses enfants. Qu’on imagine le prince héritier lisant son journal dans un canapé aux côtés de son épouse avec leurs enfants jouant et se disputant autour d’eux dans un joyeux tintamarre. Si la cellule familiale est aussi importante pour l’archiduc, c’est qu’elle fonctionne chez lui comme un refuge contre la Cour et ses intrigues. La Cour, justement, a tout fait pour empêcher son mariage avec Sophie Chotek, comtesse ruinée qui n’est même pas de sang royal. Et elle lui a fait payer cher l’affront de cette mésalliance que François-Joseph, au fond, ne lui a jamais pardonnée. Dans les réceptions officielles, son épouse est en bout de table ou reléguée plus loin avec des personnalités de second plan, on ouvre les deux battants des portes quand passe l’archiduc mais l’on en referme un quand vient son tour, elle peut utiliser la voiture impériale de François-Ferdinand quand elle l’accompagne mais pas quand elle est seule, et subit tout un tas de vexations du même acabit qui n’ont d’autres conséquences que de renforcer l’unité du couple et la mauvaise humeur de l’archiduc. Peu de monde à ses noces, et surtout pas l’empereur qui l’a contraint à un mariage morganatique par lequel il a dû accepter que ses enfants n’aient aucun droit au trône après son règne. Averti de la mesquinerie de la Cour, François-Ferdinand s’est dépêché de construire un caveau dans un de ses châteaux et de rédiger un testament exigeant que sa dépouille repose plus tard auprès de celle de sa femme, car il sait très bien qu’au nom de l’étiquette on ne lui fera pas ce dernier plaisir et qu’on les séparera dans la mort – il ne se doutait pas qu’il serait inhumé le même jour que sa chère Sophie, la seule à pouvoir l’apaiser. C’est d’ailleurs en flattant sa femme que Guillaume II a réussi à se faire un ami de François-Ferdinand. Averti de la susceptibilité du prince, il a su prendre par les sentiments cet homme blessé dans son honneur en s’inclinant respectueusement devant la réprouvée. Longtemps, il n’a pas été question pour Sophie d’apparaître au bras de son époux lors des cérémonies officielles, mais le vieillissant François-Joseph a peu à peu ravalé son orgueil et tolère les apparitions communes du couple impérial. Le 28 juin 1914, Sophie est donc en droit de se réjouir, car elle se trouvera enfin aux côtés de son mari quand on lui rendra hommage dans les rues de Sarajevo. Bel hommage en vérité. A cette date, la peur étrangle les Habsbourg et la guerre apparaît de plus en plus comme une solution. Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. L’inquiétude a commencé à grandir en 1903, quand la dynastie serbe des Karageorgevic, qui s’est substituée dans le sang à celle des Obrenovic, a mis fin à une politique de conciliation avec Vienne pour s’aligner sur la Russie. En 1908, la tension est montée d’un cran quand, profitant de l’instabilité de l’Empire ottoman depuis la révolution des Jeunes-Turcs, l’Autriche a annexé la Bosnie-Herzégovine qu’elle administrait depuis 1878, mais qui demeurait sous la suzeraineté fictive de Constantinople. Saint-Pétersbourg, qui avait commencé par soutenir la position austro- hongroise, car on lui laissait entendre qu’il obtiendrait en dédommagement le libre passage des détroits turcs pour sa flotte, n’avait rien obtenu du tout et s’était retrouvé floué, se promettant bien de rendre aux Habsbourg la monnaie de leur pièce en encourageant les cris d’orfraie de Belgrade, scandalisé par l’annexion d’un territoire revendiqué comme serbe. En coulisse, la Russie s’activa alors pour rapprocher la Serbie de la Bulgarie dans le dessein d’ôter aux Ottomans leurs dernières possessions européennes et de placer l’Autriche-Hongrie devant le fait accompli. Le Monténégro et la Grèce rejoignirent discrètement les deux larrons et, le 8 octobre 1912, commença la première guerre balkanique qui vit les Ottomans expulsés manu militari du Sandjak, de l’Albanie, de Macédoine et de la Thrace : en deux mois, c’en était fini de plus de cinq siècles de présence turque en Europe. C’est peu dire que l’Autriche-Hongrie vit d’un mauvais œil l’expansion territoriale de la Serbie et le retour en force de l’influence russe dans la région. Elle fut encore plus mécontente quand, les vainqueurs se déchirant sur le partage du butin, la guerre reprit en juin 1913 et se termina par la défaite de la Bulgarie, tandis que la Grèce, la Roumanie et cette damnée Serbie triomphaient. Devant l’ascension du petit voisin

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