Partie 1(1) - Résumé-2023 PDF
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2023
Ludivine Damay
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Summary
This document is a summary of the first part of a sociology course for architecture students. It introduces key concepts of sociology and their relevance to urbanism and architectural practices.
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UE «Socio-anthropologie de l’espace » - SOCA P2309 Sociologie Résumé de la première partie (1) Ludivine Damay [email protected] Année académique 2023-2024 1 Avertissement ! Ces notes sont un résumé du cours, elles ne se veulent pas exhaustives. Certaines parties de ces notes sont donc vol...
UE «Socio-anthropologie de l’espace » - SOCA P2309 Sociologie Résumé de la première partie (1) Ludivine Damay [email protected] Année académique 2023-2024 1 Avertissement ! Ces notes sont un résumé du cours, elles ne se veulent pas exhaustives. Certaines parties de ces notes sont donc volontairement incomplètes. Elles ne contiennent en tout cas ni les exemples, ni les illustrations, ni les exercices proposés au cours qui permettent de développer des compétences d’analyse qui seront aussi testées lors de l’examen. La présence active au cours est vivement conseillée ! Introduction Ce cours a pour objectif général d’initier les étudiants en architecture à la démarche et aux concepts majeurs de la sociologie. La sociologie offre un type de regard sur le monde social, sur la réalité qui nous entoure. Elle pose notamment les questions de savoir comment se forme, perdure et se transforme la réalité sociale. Elle s’interroge aussi sur les marges de manœuvre, les capacités de transformation des individus dans la société, sur la place des représentations. Un phénomène central que la sociologie observe est le phénomène urbain. La sociologie urbaine, née aux Etats-Unis au début du siècle, est une branche florissante de cette discipline. Nous puiserons, dans la sociologie générale ainsi que dans la sociologie urbaine, une série de concepts utiles pour poser un regard analytique et critique sur la ville, l’espace, les modes d’habiter et de se rencontrer dans l’espace public. Nous interrogerons également quelques enjeux de l’urbain comme la fragmentation urbaine et la manière dont sont menées les politiques d’aménagement de la ville. A partir de quelques grandes questions que pose la sociologie sur le monde social et sur l’urbain en particulier, le cours donnera aux étudiants des éléments de réponses au travers de trois types d’entrée : 1. des grands auteurs et leurs oeuvres 2. des concepts importants 3. des débats qui traversent la discipline. Un fil conducteur problématise également ce cours. Il renvoie à l’hypothèse (explicite ou implicite, mais souvent présente dans différents discours de sens commun, médiatiques ou scientifiques ainsi que dans certaines pratiques architecturales ou urbanistiques) que la ville/le lieu où l’on réside a une action directe, dans une perspective causaliste, sur les comportements des individus ou des groupes. On parle du « spatialisme » pour critiquer cette vision du spatial qui exercerait une causalité forte et directe sur le social. Nous verrons comment différents auteurs, différents courants sociologiques ont traité cette question en complexifiant les relations entre le spatial et le social. A la fin de ce cours, les étudiants seront capable de : • • • Comprendre la démarche sociologique, c’est-à-dire connaître, reformuler et comparer la manière dont les grandes approches de la sociologie abordent la réalité sociale. Définir et expliciter certains concepts majeurs des différents courants de la sociologie. Employer ces concepts et produire un raisonnement sociologique à partir d’un support soumis à leur lecture qui concernera, le plus souvent, l’urbain, l’espace ou l’architecture. 2 La sociologie est une discipline des sciences sociales qui peut être utile aux architectes et à la pratique de l’architecture et de l’urbanisme. Au-delà de sa participation à la formation d’esprits critiques à propos du monde qui nous entoure, la sociologie permet d’interroger : le contexte social dans lequel les pratiques architecturales s’insèrent ; le réseau d’acteurs autour de l’architecte, les relations de coopération et/ou conflit qu’il noue avec eux ; les ressources sur base desquelles ces négociations se tiennent ; les relations entre architectes même et les différenciations entre eux dans un « espace social de positions » ; les différentes normes, les valeurs qui guident les pratiques et qui permettent de comprendre celles-ci ainsi que les formes qui sont produites ; les fonctions et les usages de l’architecture ; les effets de l’architecture sur les usages et les usagers ; les liens entre architecture, systèmes politique et économique. Bref, la sociologie peut certainement concourir à rendre l’architecte plus conscient des enjeux liés à ses pratiques. Cet extrait de Franco La Cecla, Contre l’architecture (2011) illustre une partie de ses enjeux, tout en portant un regard critique sur une certaine architecture. Franco La Cecla est architecte et anthropologue, il n’est évidemment pas contre l’architecture, mais bien contre une certaine architecture, celle qui se complait à fournir à ses commanditaires des œuvres qui saluent ou renforcent le pouvoir des élites économiques ou politiques, qui servent la consommation, le système capitaliste et ses inégalités. Il décrie « les fourvoiements d’une profession » et de certains architectes parmi celle-ci qui ont trahi sa fonction première. En effet, l’architecture, selon lui, devrait d’abord prendre soin des habitants, des citoyens, s’inquiéter des usages, des aspirations, des effets de l’architecture sur la vie sociale. Franco La Cecla en appelle ainsi à une ouverture à des compétences nouvelles pour mieux prendre en compte les habitants, les usagers, les aspirations et le bien commun. Il demande aux architectes de « sortir » aussi de leur discipline pour mieux appréhender leur rôle. Extraits de La CECLA à lire (il est placé en fin de résumé !). 3 Partie 1 : Qu’est-ce que la sociologie ? 1. Les spécificités de l’analyse sociologique : objets, postures et méthodes. La sociologie est une science sociale qui interroge la société et ses modes de fonctionnement. Elle pose la question de savoir pourquoi le monde fonctionne comme il fonctionne, pourquoi nous adoptons certains comportements. Elle essaye également de comprendre le sens que nous donnons à ces comportements. La sociologie cherche des régularités pour comprendre ce qui se déroule dans une société. Elle tente de montrer la puissance de l’ordre social, des normes sociales qui codifient les interactions entre individus, les manières de saisir un problème social, etc. La sociologie, dit Peter Berger, c’est « un effort pour comprendre la société. » (Berger, Invitation à la sociologie, p. 38) On va aborder la sociologie à partir de trois points d’entrée : l’objet de la sociologie, les objectifs/les buts de la sociologie et la méthode. La sociologie n’est cependant pas une discipline unifiée puisque plusieurs manières de saisir ces entrées existent. a. L’objet de la sociologie Elle a pour objet « les faits sociaux », ce qui touche à la vie de l’homme en société, tout ce qui a trait à cette vie en société au-delà donc des facteurs purement biologiques ou des processus psychiques individuels. Ce qui ne signifie pas que ces phénomènes sont exclus de la sociologie, ils peuvent être considérés comme un fait social en fonction de la construction de l’objet en tant que fait social (voir plus bas). La définition de « fait social » pour Emile Durkheim, un des pères fondateurs de la sociologie (nous y reviendrons), est la suivante : « toute manière d'agir, de penser, de sentir qui existe en dehors des consciences individuelles et qui exerce une contrainte sur l'individu ». (Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique) Emile Durkheim dit, par exemple : « Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les engagements que j’ai contracté, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de ma personnalité et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu’ils sont en accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci n’en est pas moins objective : car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation. » (Durkheim, Les règles de la méthode sociologique) La sociologie a donc pour objet, si l’on suit Durkheim, de saisir comment le monde social est « solidifié », comment il construit des régularités, des structures, des déterminations sur l’individu, sur les actions en cours. On parlera ainsi de logique objective du social. Dans la 4 perspective de Durkheim, la sociologie a pour objet de saisir la logique objective du social, d’en déterminer les raisons, les facteurs explicatifs. Pour d’autres sociologues, la sociologie a davantage pour objet « l’action sociale » c’est-à-dire une action significative pour un individu et qui s’oriente par rapport à autrui. Pour Max Weber (un autre sociologue qui a fondé la discipline- voir plus loin), la sociologie entend donc aussi saisir les actions que les individus entreprennent et auxquelles ils donnent un certain sens et qu’ils réalisent en fonction d’autrui, en fonction de ce qu’ils perçoivent des attentes d’autrui, en fonction du fait que ces individus vivent dans une société, peuvent anticiper les attentes des autres à son égard, se conformer à des attentes sociales plus larges, etc. L’objectif est ici davantage de comprendre pourquoi un individu agit d’une certaine manière, ce que cette action a comme effet sur le monde social. Qu’est-ce qui différencie l’action sociale d’une simple action ? Toute action sociale revêt le caractère d’interaction, que cette interaction soit explicite ou non, qu’elle soit intentionnelle ou non. L’action sociale renvoie au fait que l’individu agit en lien avec autrui + Exemples La sociologie porte donc le regard sur un vaste champ d’objet : la famille, le couple, l’organisation du travail, la ville, l’espace public, les manières d’habiter, les manières de se représenter les choses, la mode. Ce qu’il est intéressant de comprendre, c’est que la « classe d’objets » sur laquelle porte la sociologie n’est cependant pas déterminée en fonction des caractéristiques de cet objet. Autrement dit, pour donner un exemple, la sociologie peut s’intéresser à des phénomènes qui n’apparaissent pas comme « sociaux » à première vue. En effet, la sociologie construit les objets sur lesquels elle va porter son regard. + Exemples de cas « limites » qui démontrent la construction de l’objet en sociologie. b. Posture(s) et méthodes des sociologues Sans entrer profondément dans le débat sur l’épistémologie des sciences sociales (donc sur la manière dont on produit des connaissances en sociologie), il existe plusieurs perspectives épistémologiques qui s’opposent (positiviste, subjectiviste, constructiviste, etc…). Au-delà de ces oppositions, il faut pointer la spécificité de la sociologie : elle se détache des raisonnements normatifs et spéculatifs (c’est-à-dire qu’elle ne se positionne pas sur ce que le monde devrait être, sur ce qu’il sera ou deviendra dans un avenir plus ou moins lointain). Pour rappel, la sociologie cherche à expliquer (trouver les causes) et/ou à comprendre (saisir les motifs) la réalité sociale, au-delà des apparences. Elle cherche à comprendre pourquoi le monde est comme il est (et non pas « autre »), pourquoi les individus agissent d’une certaine façon, comment ils donnent sens à ces actions. Au-delà des différences, on peut affirmer que le raisonnement sociologique possède différentes caractéristiques : 5 1) L’abandon d’un point de vue normatif sur la réalité société. Il ne s’agit pas de définir comment devrait être le monde (dans l’idéal ou selon notre point de vue) mais de dire comment il est, comment il fonctionne ! La posture sociologique tente de prendre distance avec les « prénotions » qui renvoient aux point de vue sur le monde. Qu’est-ce que « les prénotions » ? Chez Durkheim, les prénotions sont : ………………………………………………………….. ………………………………………………………………………………………….………. Il faut donc se méfier de nos idées toutes faites « La première clé de l’apprentissage des sciences sociales est la suivante : connaître, c’est d’abord se connaître. Nous percevons la société à partir de notre propre expérience et de nos propres valeurs. Ce que nous pensons être des analyses objectives est marqué par nos jugements subjectifs. » (Van Campenhoudt et Marquis, Cours de sociologie, p. 13) 2) De la même manière, la réalité sociale n’est pas un « donné » naturel, ni un donné « neutre », ce qui renvoie à la « curiosité sociologique » (+ce qu’en dit Peter Berger dans Invitation à la sociologie). 3) L’ancrage dans les faits, dans la réalité, on cherche à ce qu’un énoncé soit empiriquement fondé. Cet ancrage dans les faits renvoie à la place des méthodes en sociologie pour appréhender le réel. Pour expliquer/comprendre la réalité, il faut en effet établir des faits, recueillir des données sur la partie de la réalité sociale que l’on veut comprendre et ensuite analyser ces données. A nouveau, ce cours n’est pas centré sur les méthodes, mais l’on peut distinguer, au moins, deux grands types de méthodologies : les approches quantitatives et les approches qualitatives. L’approche quantitative comprend l’ensemble des méthodes de recueil et d’analyse qui se basent sur de grandes séries de données standardisées. Les méthodes statistiques permettent de recueillir un grand nombre de données chiffrées qui seront analysées par le sociologue pour vérifier certains faits sociaux, pour établir des liens entre des variables, pour expliquer les raisons de certains comportements, etc. L’approche qualitative comprend l’ensemble des méthodes de recueil et d’analyse qui se basent sur un ensemble de données plus réduites et nettement moins standardisées, plus approfondies. Elles permettent davantage de comprendre en profondeur, de saisir le/les sens des actions sociales. 6 Source : Vigour, C., La comparaison dans les sciences sociales, pratiques et méthodes, Paris, La Découverte, 2005. 4) L’analyse sociologique est une analyse qui se construit scientifiquement. Pour comprendre/expliquer une réalité sociale, elle élabore des hypothèses, elle recueille des faits, elle les analyse et dévoile les conditions de productions de ce savoir. L’analyse sociologique explicite ses présupposés et ses méthodes, elle met à jour la manière dont elle s’est fabriquée afin de permettre la collectivisation, la critique, etc. Elle tente aussi, en s’appuyant sur des théories, à monter en généralité à partir de ces faits. A nouveau, la sociologie n’est pas unanime sur la place de la théorie, dans la mesure où certaines démarches sont davantage hypothético-déductives (c’est-à-dire qu’on part de théories qui expliquent le social et qu’on met à l’épreuve des faits) alors que d’autres adoptent une démarche plus inductive (c’est-à-dire que les sociologues peuvent partir des faits, du recueil de ces faits, et ensuite tenter de monter en généralité et d’ébaucher une théorisation). 2. Contexte d’apparition de la sociologie : fille des révolutions ? C’est une prise de position que l’on retrouve dans les écrits d’un sociologue français : Jean Duvignaud (1921-2007). La sociologie serait issue des grandes révolutions du 18ème et du 19ème siècle. La sociologie a une histoire longue qui débute essentiellement au 19ème siècle en tant que discipline. Mais il existe des prémisses antérieurement. Avant qu’on parle de 7 sociologie, des réflexions sur le monde social, sur les comportements des hommes en société sont évidemment bien présentes. Bien sûr et avant cela, les sociétés ont tenu des discours sur elles-mêmes, via la pensée mythique, par exemple. Mais ces pensées mythiques ne sont pas des discours réflexifs sur la société : le mythe explique les origines d’une société, son système de caste, par exemple, mais ne permet pas le recul critique, ni n’autorise le changement puisque le mythe raconte comment, en des temps immémoriaux, les choses se sont produites d’une certaine manière. Le monde, sa signification, sont « clos » : la loi vient d’ailleurs, l’ordre des choses est donné et immuable. On parle alors d’une situation d’hétéronomie. Quelles sont les grandes périodes de changement à cet égard ? Quels sont les points d’inflexion ? a. L’Antiquité grecque L’Antiquité grecque produit un changement à cet égard, avec la démocratie et la philosophie. Elle procède à une « une rupture de la clôture de la signification », clôture qui était au principe des sociétés hétéronomes (comme l’explique Cornelius Castoriadis1, ce sont des sociétés dans lesquelles les lois = nomos viennent de l’extérieur = hétéro) qui existaient jusqu’alors. La rupture de la clôture de la signification permet à la fois que la société se donne ses propres lois, qu’elle soit autonome (de « auto-nomos », se donner ses propres lois), soit capable de réfléchir sur elle-même et donc de changer. La naissance de la philosophie en Grèce permet de penser le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être, avec des oppositions claires, cela dit, entre les différents courants de cette philosophie grecque, entre Platon par exemple et les sophistes. Pour les Sophistes, l’homme est la mesure de toute chose, les lois sont des conventions, la compétence politique est distribuée à tous (voir par exemple Protagoras), ce qui détruit les assises transcendantes des cités, qui sont donc des assises hétéronomes, sur lesquels les individus n’ont pas de prises. à Réflexivité possible. Pour Platon, comme pour Aristote, il y a au contraire quelque chose de supérieur aux lois des hommes, qui obéissent à cette force supérieure : l’idée du « cosmos », un principe d’ordre éternel du monde, qui est supérieur, qui doit inspirer la collectivité politique pour arriver à une harmonie, à un principe d’unité et de totalité sociale. « Le Cosmos n’est pas égalité mais harmonie et hiérarchie, proportion qui ne doit rien au hasard… » (Ruby, C., Introduction à la philosophie politique, p.9) « En somme, le possible se limite au mouvement par lequel l’homme politique, se convertissant au vrai, impose à la cité de retrouver son équilibre dans l’ordre du tout ». (Ruby, C., Introduction à la philosophie politique, p. 11) La vision du « Bien » est donnée à priori, elle existe en soi, et doit guider l’organisation idéale de la cité. Chez Platon, (428-347 av. J-C.) l’idée du bien en soi peut être trouvée dans le monde des Idées (= monde intelligible de la vérité), par le philosophe. Il faut trouver l’idée du Bien, du Juste, du Beau en soi, qui existe en dehors de l’entendement, de la raison. (Voir aussi, par exemple l’allégorie de la caverne chez Platon). Par ailleurs, les individus sont aussi distingués 1 CASTORIADIS, C., « Imaginaire politique grec et moderne », in La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996., pp. 159-182 8 en fonction des rôles et des vertus qu’ils possèdent (le mythe des métaux) ce qui montre bien l’idée de hiérarchie sociale. Aristote pose aussi le primat de la cité sur l’individu et le primat du telos, qui provient du cosmos. L’idée de telos (fin naturelle) est importante parce qu’elle renvoie à un mouvement naturel finalisé (avec un but) qui amène chacun à sa juste place : « Si les corps se meuvent, c’est afin de rejoindre leur lieu naturel, donc pour occuper dans le cosmos la place qui correspond à leur nature et où leur essence s’accomplit. » (Renaut, A., Histoire de la philosophie politique, T1, p. 31) Aristote ne combat donc pas les dominations sociales, qui sont conservées. Ces courants philosophiques, chez Platon et Aristote, « procèdent de la croyance en un ordre naturel commandé par quelque transcendance, ordre auquel il suffit de renvoyer si l’on désire trouver une fin aux actions et justifier des mœurs. » (Ruby, C., p. 23) Ces courants maintiennent une transcendance, maintiennent l’idée d’une hiérarchie sociale imposée. Les Sophistes commencent à montrer, au contraire, que les hommes sont en mesure de décider, que les lois sont à leur portée, que leur destin n’appartient pas à un principe extérieur qui leur échapperait. Dans les faits, et non plus dans la philosophie cette fois, la démocratie grecque produit un bouleversement puisqu’elle permet de penser que la société est maître de ses lois, que le corps politique est à la base des lois d’une société. Cela dit, il s’agit d’une démocratie inachevée, dans laquelle les hommes ne sont pas tous égaux (même s’il n’y a pas à proprement parler de justification substantielle de l’esclavage chez tous les philosophes grecs, voir à nouveau Castoriadis, « Imaginaire politique grec et moderne »). Si des formes de réflexivité et d’autonomie apparaissent, elles ne sont donc pas complètes. La rationalisation n’est pas une rationalisation propre à la modernité qui adviendra plus tard. Le Moyen-Âge (de la fin de l’empire romain d’occident, c’est-à dire 476 jusqu’à la fin du 14ème siècle) marque cependant un retour en force de l’idée de Dieu pour expliquer le social (voir par exemple les écrits de Saint-Augustin). b. Renaissance et âge classique C’est lors de la Renaissance (15ème-16ème siècle) que les penseurs renouent avec l’idée que l’ordre de la société n’est pas un donné divin. Cette période fait progresser la liberté de penser, les arts, le retour à la philosophie grecque, le développement des sciences. L’âge classique (17ème siècle) est aussi un siècle d’avancée des sciences, d’une plus grande place donnée à la raison. La philosophie de Spinoza (1632-1677) l’illustre dans la mesure où ce philosophe propose une « disjonction radicale entre foi et raison, entre théologie et philosophie. Spinoza traque, au nom de la liberté de penser, les croyances religieuses et politiques. (…) En raison des liens de causalité multiples qui lient les phénomènes, ce que nous avons coutume de nommer Dieu n’est rien d’autre que la Nature [selon Spinoza]. » (Lallement, M., Histoires des idées sociologiques) L’âge classique renvoie aussi à l’affirmation de l’individu en tant que sujet autonome : le vrai, le beau, le juste ne sont plus des donnés, ils se mesurent en fonction de l’entendement, de la 9 sensibilité, ou encore des conventions humaines. Descartes (1596-1650), par exemple, affirme que la science n’est fondée que sur ce qui est rationnel, mathématisable. L’âge classique va également produire les « théories du contrat social » (Hobbes, Locke, Rousseau), dans lesquelles l’ordre politique n’est pas un donné transcendant, ne vient pas de Dieu mais est produit par les hommes, par leur rassemblement dans une forme de contrat duquel naît l’autorité politique. L’âge classique s’illustre aussi dans l’importance des raisonnements des sciences exactes pour les penseurs du contrat. On voit donc l’avancée de l’autonomie, la place grandissante de l’individu, l’égalité entre les hommes, le fait qu’il devient la mesure de l’autorité politique, l’avancée de la rationalisation, et des modèles scientifiques, ce qui explique en partie la naissance de la discipline sociologique. Si on en vient d’avantage à ce qui va marquer plus fondamentalement la naissance de la sociologie, de manière plus directe, on se situe aux 18ème et 19ème siècles, siècles des révolutions. c. Le siècle des Lumières 1) Le siècle des lumières évoque d’abord une révolution dans la pensée, la place grandissante d’un modèle rationaliste. Il s’agit d’une période historique, correspondant au 18ème siècle, au cours de laquelle on retrouve les revendications de liberté et d’autonomie de pensée, revendications portées par un mouvement intellectuel. Emmanuel Kant (1724-1804 Philosophe allemand, université de Königsberg) dans son texte Qu’est-ce que les lumières ? (1794) incarne cette période. Dans ce texte, il met en avant l’importance de la raison et de la liberté. Il incarne une forme d’idéalisme critique : la connaissance se limite à la connaissance possible des phénomènes naturels tels qu’ils sont appréhendés par la raison, par l’entendement. Ce texte incarne bien l’entrée dans la première modernité. Il y défend l’idée que l’homme se construit lui-même, qu’il pense et qu’il agit par lui-même, il propose une rupture avec la tradition, avec l’idée que l’on doit être gouverné par d’autres, il propose le développement de l’esprit critique contre l’autorité et les coutumes. Pour Kant, « les lumières », c’est la sortie des hommes d’un « état de minorité », qui est un état dans lequel les hommes demeurent sous la coupe de « tuteurs », qui manient la tradition, les préceptes et les formules pour les maintenir dans cet état de servitude. Les hommes, qui sont dans l’ensemble des mineurs/placés dans un état de minorité, n’osent pas se servir de leur entendement, par paresse, par habitude, par manque de courage. Pour répandre les lumières (la raison, l’entendement), il faut la liberté et faire un usage public de sa raison (« Sapere aude »). Pour Kant, vouloir imposer le respect de symboles immuables, vouloir figer un savoir est interdit. Un tel contrat serait « nul et non avenu ». Car il empêcherait les lumières de progresser, le savoir d’avancer. Ce serait un crime contre l’humanité même. Car la destinée originelle des lumières est d’accomplir le progrès. « La révolution copernicienne de Kant assoit définitivement l’homme au centre du monde. » Lallement, M., Histoires des idées sociologiques, p. 35) Le siècle des lumières, la pensée kantienne place l’individu au centre de la société. 10 Bien sûr, certaines théories du contrat sont antérieures : l’individu était au cœur de la création du social, qui n’est pas imposition d’une raison extérieure…. Les sociétés se créent ellesmêmes. Mais avec Kant, on achève le changement de perspective : la raison de l’homme est épurée de toute métaphysique, de toute référence à Dieu, à un ordre de l’univers, etc. d. La Révolution Française La Révolution Française de 1789 se présente comme « l’aboutissement historique de l’esprit des lumières. Par la rupture avec la hiérarchie et la tradition au profit de la liberté et de l’égalité, les hommes font montre de leur capacité prométhéenne à façonner leur histoire. » (Lallement, M., Histoires des idées sociologiques, p. 49). La Révolution Française se caractérise ainsi par l’abolition de l’Ancien régime (un régime d’ordre et de privilèges caractérisé par le fait que les individus sont définis par des statuts différenciés, qu’ils appartiennent à des catégories par naissance), par une avancée vers l’égalité des individus. La déclaration française des droits de l’homme par exemple illustre cette revendication d’égalité entre individus, qui naissent égaux en droit. Elle achève aussi l’avancée vers l’autonomie politique des sociétés qui souhaitent se donner leurs propres lois. Mais cette révolution, qui place l’individu au centre, pose aussi la question de ce qui va faire tenir ensemble la société : si ce n’est plus la tradition, si ce n’est plus un ordre imposé, une hiérarchie de statuts différenciés, quelle est la nature du lien social et du lien politique ? Pourquoi et comment faire société ? La sociologie va s’interroger sur ce qui fait tenir ensemble les sociétés marquées par l’individuation. « La sociologie naît en effet d’un monde marqué par la Révolution Française, qui semble avoir brisé l’unité organique du corps politique pour ne laisser subsister que des individus séparés. Elle entend élucider la nature de cette individualisation en la rapportant à un type nouveau de société. Or, pour y parvenir, elle ne peut éviter de s’interroger sur l’histoire de cette individualisation. » (Hulak, F. « L’avènement de la modernité. La commune médiévale chez Max Weber et Emile Durkheim », Archives de Philosophie, 2013, 76, pp. 553-569) e. La révolution industrielle La révolution industrielle désigne le bouleversement de l’économie qui passe d’une économie essentiellement agraire et artisanale vers une société dans laquelle l’industrie va prendre davantage de place. L’industrialisation (terme préféré à celui de Révolution industrielle parce que ce mouvement serait davantage progressif) se développe grâce au développement des machines : création de la machine à vapeur, notamment. Ce changement dans la production d’énergie va amener un changement dans les modes de production des biens tout court, qui ne seront plus seulement artisanaux. Le développement des chemins de fers (grâce aux développements des machines) va aussi accentuer à la fois les changements dans les modes de production, mais aussi de diffusion des biens et des personnes. Cette industrialisation aura des conséquences sur les dynamiques de peuplement, sur l’urbanisation puisqu’elle va engendrer des déplacements des individus des campagnes vers les villes. L’arrivée massive de nouveaux 11 habitants, la croissance rapide des villes vont engendrer une série de problèmes sociaux majeurs qui vont aussi précipiter les interrogations en sociologie. (+ voir développement de ces problèmes lors du cours). En conclusion, ces trois « révolutions » entraînent des bouleversements dans la manière de penser l’individu ; les rapports sociaux sont transformés, l’ordre social apparaît chamboulé ; la « question sociale » devient criante et des grandes inquiétudes sur ce qui fait tenir ensemble ce type de société sont présentes. Cela constitue un terrain propice à la naissance de la sociologie, aux interrogations et aux analyses sur les réalités sociales. 3. Les précurseurs a. Alexis de Tocqueville (1805-1859) De la démocratie en Amérique, 1835 (tome 1) et 1840 (tome 2) Alexis de Tocqueville est un aristocrate français qui tente de penser les transformations de son époque (cfr. plus haut) et qui va se pencher notamment sur la démocratie (plus précisément sur le processus de démocratisation). La question de l’unité de la société est au cœur des débats de l’après Révolution Française qui renvoie à la question de ce qui fait tenir la société ensemble, si ce n’est plus la hiérarchie, l’existence d’ordres sociaux qui imposait des statuts à chacun. Tocqueville répond à cette question en mettant en évidence l’importance de l’égalité alors que les adversaires de la démocratie entendent rétablir les hiérarchies anciennes et la solidarité forte de la nation française. Tocqueville va comparer la situation en France, marquée par des bouleversements politiques, la fin de l’Ancien régime, qui reposait sur la hiérarchie et les privilèges, et la situation en Amérique, où la démocratie existe. Qu’est-ce que c’est que la démocratie pour Tocqueville ? Il définit le mouvement de la démocratisation, comme un mouvement historique, inéluctable caractérisé par l’égalisation des conditions. « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que l'égalité des conditions. Je découvris sans peine l'influence prodigieuse qu'exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l'esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T.I, Intro, p. 1) Le détour américain offre l’exemple d’une société en accord avec son état social démocratique. Elle est en coïncidence avec le fait démocratique et le soutient, l’accepte. Pour lui, la démocratie est cette société qui se caractérise par une « égalité des conditions ». En effet, l’égalité des conditions est le « fait générateur dont chaque fait particulier semble descendre ». A partir de là, Tocqueville étudie comment une société dans son ensemble réagit lorsque prime nouvellement et graduellement une égalité entre ses membres. La société 12 démocratique se marque donc par une « tendance irrésistible » vers l’égalité. (Gauchet, M., « Tocqueville, l’Amérique et nous ») Mais de quelle égalité parle-t-on chez Tocqueville ? ce n’est pas seulement et avant tout une égalité juridique, inscrite dans les textes. On peut déclarer que les hommes naissent libres et égaux (comme dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France, de 1789) et ne pas vivre concrètement cette égalité. En Amérique, ce que Tocqueville découvre, c’est une version plus puissante de l’égalité : l’égalité n’est pas uniquement inscrite dans les textes mais est inscrite dans les mœurs. Cette égalité signifie alors dans la démocratie américaine : une égalité devant la loi, une égalité de respect et d’estime, et surtout une égalité sociale (qui a en elle-même cette valeur d’égalité morale). Cette égalité sociale en Amérique n’est pas établie pour tous, mais elle produit une mobilité sociale (la possibilité « d’avoir accès à n’importe quel poste ou à n’importe quel rang » Lallement, p. 53) et surtout un sentiment d’égalité, malgré une inégalité socio-économique réelle. Ce qui est fondamental, c’est l’impossibilité « de poser une différence de substance profonde ou d’essence intime entre les individus… » (Gauchet, M., « Tocqueville, l’Amérique et nous », p.85) Risque cependant de cet état démocratique : 1° risque de ne plus s’occuper que de ces propres affaires, de les faire prospérer, d’y perdre en liberté. 2° risque de despotisme doux = le risque de voir se développer « un pouvoir tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. » Ce pouvoir va rendre les hommes semblables à un « troupeau d’animaux timides et industrieux sans l’usage du libre arbitre, dont le gouvernement est le berger ». Il faut donc trouver des remèdes à cela : « On tire difficilement un homme de lui-même pour l’intéresser à la destinée de tout l’Etat, parce qu’il comprend mal l’influence que la destinée de l’Etat peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d’un premier coup d’oeil qu’il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu’on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l’intérêt particulier à l’intérêt général. C’est donc en chargeant les citoyens de l’administration des petites affaires, bien plus qu’en leur livrant le gouvernement des grandes, qu’on les intéresse au bien public et qu’on leur fait voir le besoin qu’ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire. » De TOCQUEVILLE, A., De la démocratie en Amérique, Union Générale D’Editions, 1963, coll. 10-18, pp. 273-274. 1°) Développer la décentralisation : « donner une vie politique à chaque portion du territoire, afin de multiplier à l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu’ils dépendent les uns des autres » (Tocqueville, DA). La commune est ainsi le berceau, le lieu naturel de la démocratie. 2°) Développer la société civile, favoriser les associations volontaires : les associations volontaires sont le lieu de la coopération, de la solidarité entre les individus. Si on développe les associations, les individus auront moins tendance à se tourner vers l’Etat pour résoudre leur problème. Développement de l’autonomie, l’esprit d’entraide, la collectivité pour stopper l’apathie, l’individualisme trop important. 13 3°) Développer la religion : L’esprit religieux permet de favoriser, selon Tocqueville, le détachement des biens matériels (ce qui permet de stopper la course individualiste à la possession), elle développe la tempérance (nécessaire dans une société autonome où l’on pourrait tout vouloir), elle assure un échelon supplémentaire entre les individus et l’Etat. Ce qui démontre encore que Tocqueville est un précurseur réside dans la démarche et la méthode qu’il emploie : La démarche de Tocqueville montre donc qu’un processus « l’égalisation des conditions » qui bouleverse une société (…) va faciliter, accélérer l’avènement d’une forme politique (la démocratie) basée sur l’égalité des individus. Cette égalisation est un « fait inéluctable » qui échappe aux contrôles des individus. L’égalité présente une toute nouvelle réalité sociale, invente un nouvel homme, modifie l’ensemble de la perception et est le « fait générateur » d’une nouvelle société, qui va bouleverser, transformer la réalité sociale et politique : « il est impossible de comprendre que l’égalité ne finisse pas par pénétrer dans le monde politique comme ailleurs. On ne saurait concevoir les hommes éternellement inégaux entre eux sur un seul point, égaux sur les autres ; ils arriveront donc (…) à l’être sur tous ». (DA, I, A, 3, 54). Un « fait social » va donc engendrer une autre évolution sociale majeure. Pour comprendre la seconde, il faut comprendre le premier phénomène. Au niveau de la méthode de Tocqueville : Pour comprendre la démocratie en France, Tocqueville se rend en Amérique, où il observe ce cas américain, non pas forcément pour luimême, mais pour en tirer quelque chose d’autres. Il démontre des tentatives de généralisation, tente de dégager les caractéristiques singulières d’un phénomène. Il tente d’expliquer ce qui coince en France au regard du cas américain. « J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle » (DA, I, intro, 14-15) Ce qui fera dire à plusieurs auteurs, dont Raymond Aron et Raymond Boudon que Tocqueville utilise déjà la méthode sociologique de l’idéal-type. La notion d’ « idéal-type », chez Max Weber, est une représentation stylisée, logique et méthodologique de la réalité. Il ne s’agit donc pas d’une description exhaustive du réel, mais bien d’une « utopie que l’on obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité », M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, pp. 179-180. Tocqueville utilise aussi la comparaison entre deux sociétés, aristocratique et démocratique, pour montrer quels sont les freins ou les conditions qui explicitent le système politique dans l’une et l’autre des situations. Il réclame aussi une position de neutralité au milieu des deux sociétés. Illustration : Dominique Raynaud, « La profession d’architecte à l’épreuve de l’égalitarisme contemporain », The Tocqueville Review, 29, 2, 2008, pp. 127-150 14 b. Auguste Comte (1798-1857): Le début de disciplinarisation de la sociologie, on le trouve notamment avec Auguste Comte à qui on attribue parfois la première utilisation du mot sociologie (alors que le mot apparaît déjà chez Sieyès). Comte a de grandes ambitions pour la sociologie, celle d’englober les autres réflexions parce qu’elle étudierait le niveau le plus complexe de la réalité : la société. Mais les écrits de Comte sont davantage de la philosophie que de la sociologie telle qu’on la connaît. On retiendra de Comte qu’il applique le positivisme à l’étude des faits sociaux, il se voit comme un « réformateur scientifique », qui ferait de la « physique sociale », à l’image des sciences « dures ». Le Positivisme de Comte : 1) observer les faits à l’écart de tout jugement de valeurs et 2) énoncer des lois. S’arrêter à la première étape, serait de l’empirisme, pour Comte (dans discours sur l’esprit positif, 1844). « C’est dans les lois des phénomènes que consiste réellement la science à laquelle les faits proprement dits, quelques exacts et nombreux qu’ils puissent être, ne fournissent jamais que d’indispensables matériaux. » (ibid.) Il faut trouver des lois qui constituent des «prévisions rationnelles» qui sont la «suite des relations constantes découvertes entre les phénomènes ». D’où la formule « savoir pour prévoir et prévoir pour pouvoir ». Le but ultime de ces lois : construire une société unie, une religion de l’humanité qui consolide et améliore les fondements de la sociétés. La sociologie est « la méthode scientifique qui s’applique à observer les faits et à énoncer des lois relatives à ces phénomènes sociaux ». La sociologie de Comte étudie la société (et non les individus), il étudie la statique des sociétés en déterminant les facteurs explicatifs de l’ordre et du consensus social : religion, propriété, famille, le langage participent de cet ordre. Mais la société est aussi une dynamique sociale et Comte se penche alors sur le progrès de l’esprit humain (l’Etat de la société ne fait que refléter l’Etat des idées). L’esprit humain serait ainsi passé, au cours des siècles, 1) de l’Etat théologique ou fictif (les phénomènes sont dus à des agents surnaturels, fétichisme = croyance en la vie propre des objets, polythéisme, monothéisme. 2) l’état métaphysique ou abstrait : les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites agissantes, comme la nature 3) l’état scientifique ou positif : l’esprit humain est à la recherche des lois effectives permettant d’expliquer les faits sociaux, les lois = relations invariables de successions et de similitudes. Comte s’inscrit ainsi bien dans l’esprit de son époque : la science finira par se substituer à la religion ! La société idéale de Comte est une société basée sur la science, la technique et le progrès. c. Karl Marx (1818-1883) Karl Marx, philosophe allemand, a réalisé une thèse de philosophie à Iena, en 1841. Il est aussi reconnu pour sa contribution politique, comme rédacteur du Manifeste du parti communiste avec Friedrich Engels, industriel allemand (1820-1895). 15 Pour certains auteurs, comme Georges Gurvitch, Marx fut d’abord et avant tout un sociologue. Pour d’autres, il y aurait une impossibilité de fonder une sociologie marxiste étant donné ses liens avec l’action révolutionnaire. Il est aussi considéré comme un précurseur de la sociologie du droit. « L’ordre chronologique place Marx en précurseur de la sociologie du droit. Bien qu’une telle revendication soit absente de l’œuvre de Marx, cette place n’est pas usurpée. » (Serverin, E., Sociologie du droit, p. 32) Marx fait partie de la « tradition critique » (comme Pierre Bourdieu, par exemple, voir autres cours) qui aborde le droit, l’Etat, les lois d’une façon particulière, comme une idéologie, comme un paravent destiné à dissimuler les rapports de force. L’idéologie a donc « une fonction de dissimulation et de travestissement de la réalité. » elle est une image « déformée de la vie réelle. Avec elle, la pratique sociale est opacifiée par les représentations imaginaires des hommes euxmêmes. L’idéologie trouble les rapports de production, occulte la lutte des classes. Plus qu’un amalgame d’idées fausses, c’est véritablement une arme au service de la domination sociale. » (Lallement, M., Histoire des idées sociologiques, p. 91) Karl Marx développe une vision évolutionniste et matérialiste de la société, qui se développe en fonction des rapports de production. Contributions à la critique de l’économie politique (1859) « Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève l’édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. » (œuvres, Economie 1, paris, gallimard, 1965, pp. 272-273.) On aurait ainsi chez Marx, l’infrastructure se rapportant à la vie économique, les rapports de production et la superstructure caractérisée par le droit, le politique, la conscience sociale. Le droit a une fonction idéologique et pratique. « Le droit a d’abord une fonction de dissimulation de l’origine de classe du pouvoir et de légitimation de l’exercice du pouvoir, exprimée par l’idéologie d’une science du droit neutre qui dissimule sous l’intérêt général la défense des intérêts particuliers. » (Serverin, E., Sociologie du droit, p. 32) Le droit, instrument de stabilisation et de reproduction des rapports économiques. La superstructure est déterminée par l’infrastructure mais a pu développer, dans une certaine mesure, une autonomie. Le matérialisme de Marx renvoie donc à l’idée que la forme de la société mais aussi la vie sociale, intellectuelle, politique, culturelle renvoie à la vie matérielle qui les conditionne. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine la réalité ; c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience. » (Marx, Contributions à la critique de l’économie politique) L’évolution historique des sociétés se passe dans une forme de mouvement dialectique, de luttes entre les classes qui sont définies en fonction des rapports de production économique. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en luttes. » (Marx, Engels, Manifeste du parti communiste) 16 Marx est ainsi le précurseur d’une pensée sociologique sur les classes sociales (voir plus loin dans le cours). Il est aussi connu pour sa critique du fétichisme de la marchandise, qui correspond à une mystification des choses. On a l’impression, dit Marx, qu’une « marchandise quelconque se comprend d’elle-même et qu’elle possède une vie propre. » Selon Marx, elle cache du travail réalisé, un certain temps de travail, et un rapport de production. Là encore, la visée critique, la visée du dévoilement se retrouve. Marx décrit la valeur d’un bien, non pas lié à sa valeur marchande, la valeur ne peut se réduire au prix, qui n’a de sens qu’en lien avec une monnaie, qui facilite les échanges. La valeur d’un bien doit être définie « par le temps de travail socialement nécessaire à sa production, soit le temps qu’ « exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. » (Lallement, p. 99 qui cite Marx, Le capital) => renvoie à la distinction entre valeur marchande et valeur d’usage. Pour les capitalistes, au-delà de la croissance du nombre d’objets produits, ce qui compte, c’est un accroissement continu de la quantité de valeur. Le capitalisme qui était autrefois basé sur une logique ou sur un circuit marchandise – argent - marchandise, dans lequel l’homme produit pour avoir de l’argent pour acheter d’autres produits devient de plus en plus basé sur une logique de « valorisation » : l’homme achète pour vendre directement et réaliser un profit (achat – marchandise et A’, A’ étant plus grand que A.) La valeur A’ (le profit) est liée à la plus-value, à la différence entre la valeur d’usage d’un bien (compris comme ce qui est lié à la force de travail) et sa valeur d’échange (le salaire). Le salaire que reçoit le travailleur autorise tout juste la reproduction de la force de travail, or le travailleur produit une valeur supérieure à ce que coûte son utilisation par le capitaliste. Le travailleur travaille pour reproduire sa force de travail (pour obtenir de quoi subvenir à ses besoins, il devrait travailler pendant 5 heures) mais comme il travaille 8 heure (il sur-travaille 3 heures) et produit encore des biens (un surproduit). Comme il a vendu sa force de travail, la valeur totale du produit qu’il a créé appartient au capitaliste. Le capitaliste réalise une plus-value pour laquelle il ne paie aucun équivalent. « C’est sur cette sorte d’échange entre le capital et le travail qu’est fondée la production capitaliste. Ce système, qui est celui du salariat, a pour résultat constant de reproduire le travailleur comme travailleur et le capitaliste comme capitaliste. » Marx, Salaire, prix et profit. « Puisque le travail des salariés n’est pas rémunéré à la mesure de son résultat et que les détenteurs des moyens de production s’approprient la plus-value, alors, en conclut Marx, il y a exploitation. Cette usurpation est au cœur des conflits de classes. » (Lallement, p. 101). Et comme le système ne trouve pas toujours preneur pour ses productions, comme il y a développement des capacités de production sans avoir forcément une augmentation de la demande pour ces biens qui sont produits, le système est voué à la crise. Au niveau méthodologique, Marx est un précurseur de la sociologie pour plusieurs raisons. D’abord, il cherche à « dévoiler », à aller voir derrière les prétentions d’un instrument. Mais il procède également à un certain nombre d’analyses pour le faire, il cherche à établir des faits historiques. + Exemple, développé au cours de son travail sur les projets de lois contre le vol du bois (Diète de Rhénanie, 1842), Marx fait des recherches pour établir ce qu’il avance. Par ailleurs, il cherche aussi à catégoriser (les classes sociales) en fonction de certaines variables, il élaborer une explication du déroulement de l’histoire, etc… 17 Pourquoi Karl Marx peut-il être intéressant au regard des enjeux de l’architecture ? Illustration en lien avec le Palais de Cristal. Partie 1 : Qu’est-ce que la sociologie ? ...................................................................................... 4 1. Les spécificités de l’analyse sociologique : objets, postures et méthodes. ........................ 4 a. L’objet de la sociologie .................................................................................................. 4 b. Posture(s) et méthodes des sociologues ......................................................................... 5 2. Contexte d’apparition de la sociologie : fille des révolutions ? ......................................... 7 a. L’Antiquité grecque..................................................................................................... 8 b. Renaissance et âge classique ....................................................................................... 9 c. Le siècle des Lumières .............................................................................................. 10 d. La Révolution Française............................................................................................... 11 e. La révolution industrielle ............................................................................................. 11 3. Les précurseurs ................................................................................................................. 12 a. Alexis de Tocqueville (1805-1859) ............................................................................. 12 b. Auguste Comte (1798-1857): ....................................................................................... 15 c. Karl Marx (1818-1883) ................................................................................................ 15 18