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Martin Eden (Édition enrichie) (Jack London) PDF

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Summary

This is a detailed analysis of Jack London's novel "Martin Eden." The novel depicts the journey and ambition of a young man from the working class aiming to become a writer. It explores themes of success, societal pressure, and eventual personal tragedy. The text focuses on the literary significance rather than a direct biographical account. The work is a profound study of literary ambition.

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COLLECTION FOLIO CLASSIQUE Jack London Martin Eden Texte présenté, traduit et annoté par Philippe Jaworski Professeur émérite à l’Université Paris Diderot Gallimard PRÉFACE Une tradition de lecture devenue une mythologie littéraire s’attache à Martin Eden : le livre serait un roman autobiographique...

COLLECTION FOLIO CLASSIQUE Jack London Martin Eden Texte présenté, traduit et annoté par Philippe Jaworski Professeur émérite à l’Université Paris Diderot Gallimard PRÉFACE Une tradition de lecture devenue une mythologie littéraire s’attache à Martin Eden : le livre serait un roman autobiographique (pour certains, il est « semi-autobiographique »). Ce n’est pas dire grand-chose. Dans le cas de Jack London, qui a raconté par ailleurs sa vie à la première personne sur les modes les plus variés de la confession, dans Le Trimard ou John Barleycorn, cette appellation fait porter au personnage-titre, de manière absurde, le masque de son auteur. Martin Eden, roman de la vie de Jack London ? Non, bien sûr. Le matériau n’est pas le sujet ni le thème. Le sujet est l’histoire d’une ambition — devenir écrivain — qui mène un fils de la classe ouvrière au succès, et, presque aussitôt après, au suicide. Quant au thème, il peut être diversement défini, mais touche, dans ses profondeurs, à ce qu’on pourrait appeler la folie de la littérature. Renonçons donc sans plus tarder à l’adjectif « autobiographique », dont la portée est, au regard de l’expérience de lecture que propose le roman, quelque peu anecdotique. Les biographes de London nous apprennent par exemple que le personnage de Ruth Morse est inspiré d’une jeune fille de la bourgeoisie d’Oakland nommée Mabel Applegarth dont London fut brièvement amoureux ; que l’indifférence obstinée des magazines à l’égard des productions de Martin Eden est un calque de celle qu’opposa pendant deux ans la presse périodique aux envois du jeune écrivain qui s’était jeté dans la composition littéraire à son retour du Klondike ; ou encore qu’au moment où il achevait son roman, London donna au bateau qui transporte le héros à Tahiti — où il n’arrivera pas — le nom (Mariposa) de celui sur lequel il venait de faire un voyage entre San Francisco et Papeete. Ces données, qui relèvent des circonstances de la rédaction du livre, tendent à faire du lien complexe entre l’auteur et son personnage le moteur de l’histoire, là où l’abrupt de l’incipit nous invite, dès la première phrase, à ouvrir une porte inconnue et à franchir un seuil : « Le type mit une clef dans la serrure et entra, suivi d’un jeune gars qui ôta sa casquette d’un geste gauche » (p. 31). La vie de Martin Eden commence à cet instant. Une attache d’une autre nature entre London et le marin qui voulait devenir écrivain est souvent évoquée par les biographes. Le roman fut boudé par la critique, certains s’étonnant que l’auteur de Croc-Blanc et du Loup des mers délaisse le registre qui l’avait rendu célèbre pour raconter une histoire sinistre, d’autres se scandalisant que l’écrivain socialiste jette aussi facilement aux orties son idéal politique. London réagit vivement à cet accueil hostile, ne cessant de protester en privé, dans sa correspondance, ou en public, dans une lettre ouverte au San Francisco Bulletin 1, qu’il avait voulu faire dans Martin Eden le procès de l’individualisme. Il avait toujours été farouchement opposé à ce qu’il appelle la théorie du surhomme de Nietzsche (l’une des références philosophiques de Martin Eden), et son protagoniste, expliquait-il, s’il avait suivi le conseil de l’ami Russ Brissenden, le poète décadent, aurait adhéré aux idées socialistes, et, renonçant à satisfaire des ambitions personnelles et s’engageant pour la cause des exploités, il ne serait 2 pas mort. Une singulière histoire paraissait se répéter. Cinq ans après la publication du Loup des mers (1904), Jack London se déclarait derechef victime d’un dramatique malentendu sur la signification de son œuvre. Loup Larsen, le terrible capitaine du Fantôme, assassin de sang-froid, aventurier sans morale, pervers et transgresseur impénitent, mais aussi self-made man à sa façon, implacable matérialiste, brillant esprit, lecteur vorace de poésie, que ses défis à l’ordre spirituel établi apparentent au Satan de Milton, à Achab, le tyran mutilé du Pequod, dans le Moby-Dick de Melville, et au diabolique Maître de Ballantrae de Stevenson — Loup Larsen avait fasciné ses lecteurs, au grand dam de son créateur qui l’avait voulu repoussant. London avait-il donc, dans Martin Eden, 3 « cafouillé » une seconde fois, donnant naissance malgré lui à un personnage qui allait incarner aux yeux de générations de lecteurs une forme d’héroïsme et de pathétique propre à lui conférer une valeur presque contraire de celle que London avait cru lui donner ? Cette guerre des interprétations peu banale — Jack London seul contre tous ses lecteurs —, outre qu’elle nous renseigne plus sur les mécanismes de la création involontaire chez l’écrivain que sur le roman en question, a eu le fâcheux effet de poser sur l’histoire de Martin Eden une grille de lecture qui, parce qu’elle venait de l’auteur lui-même, a fini par acquérir une légitimité qu’on s’est peu souvent risqué à contester. Va-t-on donc devoir lire ou relire Martin Eden sans fin en reprenant le paradigme de Jack London ? « Martin Eden était un individualiste, j’étais un socialiste. C’est la raison pour laquelle j’ai continué à vivre, et c’est la raison pour laquelle Martin Eden est mort 4. » Les déclarations de l’écrivain sur son œuvre ont sans doute leur intérêt, mais elles ne sauraient être tenues pour la clef, ou l’unique clef, de l’œuvre. Cet axiome nous paraît s’imposer tout particulièrement dans le cas de Jack London, dont la pensée critique, produit d’une personnalité intellectuelle complexe d’autodidacte, a perdu une partie de sa pertinence pour un lecteur d’aujourd’hui. Elle a, à certains égards, l’apparence d’une boîte à outils que London s’est constituée avec ce que lui offrait son temps, pour mener à bien en toute indépendance une entreprise littéraire à nulle autre pareille. Il faut prendre le risque de s’éloigner un peu de ses repères parfois disparates — évolution, surhomme, individualisme, socialisme, Herbert Spencer, Nietzsche — pour mieux retrouver, dépouillés de leurs atours rhétoriques, son univers et le jeu de son imagination, qui ont su résister au langage d’une époque révolue. Jack London s’est toujours voulu libre, n’accordant bien souvent à ses lecteurs, par ses interventions et ses commentaires, qu’un droit d’interprétation limité. On ne le trahit pas, croyons-nous, en récusant l’autorité des modes d’emploi qu’il nous livre, lui qui n’a jamais obéi qu’aux lois qu’il se donnait. Détaché des circonstances extérieures que nous venons d’évoquer, Martin Eden peut commencer à exister pour ce qu’il est — le roman d’un étranger : Le type mit une clef dans la serrure et entra, suivi d’un jeune gars qui ôta sa casquette d’un geste gauche. Il portait des vêtements d’étoffe grossière qui sentaient la mer, et de toute évidence n’était pas à sa place dans l’immense vestibule où il se trouvait. Ne sachant que faire de sa casquette, il allait la fourrer dans la poche de sa veste quand l’autre la lui prit des mains. Le geste, calme et naturel, fut apprécié du jeune homme gauche. « Il comprend, songea-t-il. Il me laissera pas tomber » (p. 31). Il suffit au lecteur de suivre le « jeune gars » pas à pas, tout au long des deux premiers chapitres, pour le connaître. Martin Eden découvre un salon encombré de meubles, des murs ornés de peintures, une table où sont empilés des livres — le calme et le luxe d’un intérieur bourgeois. C’est plus qu’un monde nouveau qui s’offre à son regard avide : un Nouveau Monde, où le marin aborde, dans la terreur d’abord ; peu après, présenté à la jeune fille, il sera ébloui, émerveillé. On voit tout de suite ce qui rattache Martin Eden, au-delà de son affiliation à la littérature californienne, à certaine tradition du « roman de l’Amérique », celui qui, génération après génération, de James Fenimore Cooper à Philip Roth, raconte la découverte et l’exploration du continent inconnu. Francis Scott Fitzgerald dira à sa façon, quelques années plus tard, ce miracle : « Pendant un bref instant de pure magie, l’homme dut retenir son souffle en présence de ce continent, contraint à une contemplation esthétique qu’il ne comprenait ni ne désirait, confronté, pour la dernière fois de son histoire, à une découverte proportionnée à sa capacité d’émerveillement. » La vision de Nick Carraway, le narrateur de Gatsby le magnifique, contemplant pour la dernière fois la maison de Gatsby à travers laquelle il perçoit, comme en un palimpseste, l’image des marins hollandais au moment où ils découvraient « le sein vert et frais du Nouveau Monde 5 », constitue le meilleur des commentaires des deux premiers chapitres de Martin Eden. Dans la version que donne Jack London de l’enchantement de l’étranger (qui ne va pas tarder à partir à la conquête de l’apparition fabuleuse), la demeure bourgeoise perd vite sa consistance concrète de lieu objectif pour acquérir l’immatérialité sacrée d’un sanctuaire : « Voilà ce qu’était la vie intellectuelle, se disait-il ; là était la beauté, une chaleur merveilleuse dont il n’avait jamais eu l’idée » (p. 41). Quant à la jeune fille aux cheveux d’or, « c’était […] un être spirituel, une divinité, une déesse ; une beauté aussi sublime n’était pas de ce monde » (p. 36). C’est que ce visiteur qu’on a invité à dîner pour le remercier d’avoir tiré d’un mauvais pas le frère de Ruth est un affamé. London ne se lasse pas de répéter le vocable du manque sous toutes ses formes (hunger, thirst, starving), pour faire comprendre que la faim ou la soif inextinguibles qui commandent les réactions du jeune homme ne sont pas simplement un trait de sa personnalité parmi d’autres ; elles le définissent. Martin, mis devant ce qui n’est en réalité que la banalité des mœurs domestiques d’une famille californienne cossue, éprouve, avec quelle violence, le vide qui est au fond de lui, le gouffre qu’il est lui-même. La « créature pâle, séraphique » (p. 35), la beauté des objets, la paix, les livres, la culture, le savoir — chaque partie du décor valant pour le tout, et chacune renvoyant aux autres par un lien d’implication nécessaire —, tout est désirable, et rien d’autre que ce tout ne saurait être désiré. Voilà le rêve constitué, non pas dans son entièreté (c’est plus tard qu’il aura la révélation de sa vocation littéraire), mais dans ses fondements. Et quel rêve ! London ne ménage pas l’hyperbole : « Ce corps [celui de Ruth] était bien plus que l’enveloppe de son esprit : il en était une émanation, la pure et gracieuse cristallisation de son essence divine. […] Maintenant, à travers elle, il concevait la pureté comme la forme superlative du bien et de la probité, et la somme de ces vertus représentait la vie éternelle » (p. 63). L’état d’exaltation où l’a mis le spectacle de cette splendeur ne peut se comparer qu’à une ivresse : c’est en titubant comme un homme ivre qu’il est arrêté par un agent de police quand il sort de sa soirée. Cette scène d’introduction n’obéit qu’en apparence aux conventions classiques de la « présentation » des personnages. London y met en place ce qui sera le moteur de son histoire. Le bel intérieur où Martin fait la rencontre merveilleuse qui va changer sa vie est la maison de la fiction, pour reprendre une formule de Henry James. Et à plus d’un titre. Martin y voit d’abord paraître une créature qu’il avait rencontrée dans les livres : « Les livres disaient vrai : de telles femmes existaient, elle était l’une d’elles » (p. 41). Dans ce temple des irréalités, où l’imagination fiévreuse de Martin Eden se repaît de « charme romanesque » (p. 51) et de « mirage féerique » (p. 41), la littérature exerce sa toute-puissance. C’est encore elle qui commence à opérer autrement lorsque London montre l’invité se coulant dans le rôle de l’artiste et proposant à ses hôtes, en échange de leur hospitalité, ce que son exceptionnel « pouvoir de vision » peut susciter — les images fascinantes d’un récit personnel : « […] il se laissa aller au bonheur de la création, peignant devant son auditoire un tableau de sa vie telle qu’il la vivait. […] Il regardait les yeux grands ouverts et savait raconter ce qu’il avait vu. Il mit devant eux la mer grosse, les marins et les navires sur l’océan. Gagnés par sa puissance de vision, ils voyaient avec ses yeux à lui ce qu’il avait vu. Il choisissait chaque détail, dans un ensemble considérable, avec la sûreté d’un artiste, peignant des scènes de la vie maritime flamboyantes, rutilantes de lumière et de couleur […] » (p. 55-56). Aux images enchanteresses du lieu dont son œil se nourrit, il répond, en quelque sorte, en faisant à ses hôtes le don de celles, pas moins somptueuses et séduisantes, qu’il tire de son expérience. L’écrivain Martin Eden naît à cet instant, miraculeusement — tout, dans cette séquence, est miracle —, irrévocablement. D’ailleurs, quand le saisira la certitude de sa vocation, c’est une scène intime semblable qui lui fera apparaître la vérité de son destin : L’adorable beauté du monde lui était un tourment et il aurait aimé que Ruth soit à ses côtés pour en jouir avec lui. Il décida qu’il lui ferait une description de toutes sortes d’aspects des splendeurs des mers du Sud. Son esprit créatif s’enflamma à cette idée ; il lui souffla de recréer ces merveilles pour un public plus large. Et c’est alors que, dans une grandiose épiphanie, lui vint la grande idée. Il écrirait. Il serait l’un des yeux par lesquels le monde voit, l’une des oreilles par lesquelles il entend, l’un des cœurs par lesquels il éprouve. Il écrirait de tout… de la prose et de la poésie, des romans et des récits, des pièces comme Shakespeare. Telle serait sa carrière, et c’est grâce à elle qu’il gagnerait Ruth. Les hommes de lettres étaient les géants du monde […] (p. 127). London, grand lecteur et admirateur de Conrad, connaissait la célèbre préface au Nègre du « Narcisse », où le romancier anglais définit la plus haute visée de l’artiste : « […] la tâche que je m’efforce d’accomplir consiste, par le seul pouvoir des mots écrits, à vous faire entendre, à vous faire sentir, et avant tout à vous faire voir. Cela et rien d’autre, mais c’est immense 6 ! » L’ambition ultime de Martin Eden, cependant, est étrangère au manifeste de Conrad : « Les hommes de lettres étaient les géants du monde. » Voir ? London joue constamment, dans les premières pages et dans le chapitre IX, où le marin se grise de la découverte de sa « puissance inexploitée » (p. 127), des sens multiples du mot « vision » : perception et hallucination, chose vue et opération du regard. Les frontières entre le sujet percevant et l’objet perçu, l’appréhension intellectuelle raisonnable, l’image mentale et le mirage, ne cessent de bouger, de flotter : « Pour la première fois, il vit Ruth et son monde avec une parfaite netteté : ils existaient dans son esprit comme un objet concret qu’il pouvait prendre dans ses mains, tourner, retourner, étudier. Il y avait bien des choses obscures et nébuleuses dans ce monde, mais il le voyait dans sa totalité, non dans ses détails, et il voyait aussi par quel moyen s’en rendre maître. Écrire ! Cette seule idée l’embrasait » (p. 127). Peut-être le désir porté à ce degré de violence, se combinant à un sentiment de puissance illimitée (« Il était invincible », ibid.) et à une imagination continûment active, induit-il pareilles confusions ? Mais alors, que veut Martin ? Écrire ou devenir un géant de la littérature ? La croisière de huit mois, qu’il a faite pour gagner quelque argent, et au terme de laquelle il prend sa décision (« Il écrirait ») a été marquée par la lecture bouleversante de Shakespeare. Une édition complète du Barde était dans la cabine du capitaine norvégien qui, ne la lisant pas, l’avait prêtée à Martin contre la corvée de lessive de son linge personnel. Devenir Shakespeare ou rien : la démesure est de règle. Après tout, le jeune Victor Hugo, avant Martin Eden, aurait exigé de lui-même : « Être Chateaubriand ou rien. » Mais le héros de London, qui a aussi faim d’amour (aimer et, surtout, être aimé), associe — et associera jusqu’à la fin du rêve — son ambition artistique à la conquête de sa princesse, dessein qui lui-même implique une ascension sociale. Le roman de London suivra ce fil du roman d’un jeune homme pauvre récompensé de son ardeur au travail par une réussite économique éclatante, popularisé par Horatio Alger dans les années 1860-1870, conte de fées social souvent dénoncé ensuite par les romanciers de la fin du siècle. Mais ce n’est pas la sensibilité naturaliste de London qui assure à l’intrigue sa puissante dynamique. Dans la triple ambition qui anime le héros, sentimentale, sociale et artistique, c’est la dernière dont l’auteur fait le moteur du comportement du protagoniste, et c’est la plus difficile à faire aboutir. « [C]omment les grands écrivains ont-ils fait pour réussir ? », demande Ruth à son fiancé qui n’a encore rien pu publier. « Ils ont réalisé l’impossible », répond Martin. « Ils ont créé des œuvres d’une si prodigieuse incandescence qu’elles ont réduit en cendres ceux qui leur faisaient obstacle. Ils y sont arrivés par miracle : c’était un pari à mille contre un. Ils y sont arrivés parce qu’ils étaient pareils à ces géants de Carlyle, couverts de balafres reçues au combat, et qui se relèvent toujours. Et c’est ce que je dois faire ; je dois réaliser l’impossible » (p. 364). Le texte suggère à plusieurs reprises que Martin Eden aurait aisément pu entrer dans le cabinet d’affaires du père de Ruth et, sa situation financière assurée, épouser la jeune fille. Mais Martin reste obstinément accroché à son rêve (ou à sa vision) — et poursuit son roman. Car il vit et écrit sa vie comme un roman. Vivre, écrire, c’est tout un : « Mon désir d’écrire est ma vie même » (p. 370-371). Sa vie se joue, se trouve et se perd dans l’écriture, et c’est ce que montre London dans la plus grande partie du roman : Martin Eden apprend son métier, écrit, envoie inlassablement ses manuscrits (poèmes, essais, nouvelles — il sait tout faire) aux magazines qui les refusent, mécaniquement, pense-t-il, jusqu’au moment où vient le succès, triomphal. Comme dans la plupart des romans qui racontent un apprentissage littéraire, une carrière ou une vie d’écrivain, les œuvres produites par l’artiste ne sont pas données à lire au lecteur. London, pour sa part, pousse la convention jusqu’à ses plus extrêmes limites. Nous ne connaissons que les titres de ses œuvres, qui sont par ailleurs longuement décrites et commentées par leur auteur à l’intention, le plus souvent, de sa muse — qui ne les comprend pas et se sent justifiée de son indifférence à ce qu’elle tient pour un divertissement par le manque d’intérêt des périodiques. Nous ne saurons donc jamais ce qu’écrit Martin Eden. Mais nous savons ce qu’il a voulu faire, ce qu’il a vu et cru raconter. C’est, en somme, le credo esthétique du jeune écrivain qui est ainsi exposé. Ses thèmes et ses héros ? « Il sentait les rudesses et les angoisses de la vie, ses fièvres, ses peines, ses folles révoltes — c’était cela, bien sûr, dont il fallait parler. Il voulait glorifier les champions des causes perdues, l’amour fou, les géants qui affrontaient héroïquement la terreur et la tragédie, qui craquelaient la surface des choses sous la puissance de leurs coups » (p. 178). Ou encore : « […] des saints dans la fange… ah ! il y avait là de quoi admirer sans fin ! C’était ce qui rendait la vie digne d’être vécue » (p. 188). On le surprend tenté de délaisser le monde extérieur pour puiser son inspiration dans sa seule imagination : « La vraie vie était dans son esprit, et les histoires qu’il écrivait autant de fragments de réalité issus de son cerveau » (p. 147). Mais il finit par atteindre à une manière de synthèse : « Il n’avait pas renié […] son goût du monde réel. Son œuvre était réaliste, mais l’imagination y avait sa part, avec ses beautés et ses inventions. Il recherchait un réalisme ardent, traversé par les aspirations et les rêves de l’homme. Il voulait montrer la vie telle qu’elle est, comme une quête tâtonnante des vérités de l’esprit et de l’âme » (p. 319). London nous demande de croire que les histoires de Martin Eden reflètent dans leur expression, leurs thèmes, leurs situations, ce qu’il s’est efforcé d’y mettre. Mais l’accumulation de ces considérations critiques, déclarations d’intention et professions de foi en lieu et place des écrits finit par donner à l’œuvre — appelons ainsi l’ensemble des productions de Martin Eden — le caractère d’un trésor dont on a beaucoup parlé pour en célébrer la beauté superlative, mais dont la vue nous est toujours dérobée. Peut-on imaginer meilleur moyen de montrer un rêveur poursuivant son rêve en le racontant ? Un rêveur vivant son rêve au point de le croire réel ? Bien sûr, Martin écrit, et le monde verra et saluera l’œuvre publiée. Mais il y a dans sa création une part invisible, qui n’est autre que le roman de son rêve — que raconte Jack London dans son livre, à l’intention d’un lecteur bien réel, celui qui tient Martin Eden dans sa main. Titan des lettres, le romancier de fiction le devient, mais par la seule vertu du récit de London. La littérature est le sujet de London, qu’il explore méthodiquement : comment on en acquiert le désir, comment on apprend son métier, comment on affronte le milieu de l’édition, comment, pourquoi et dans quelles conditions on se fait publier. La publication est un thème majeur dans le roman. En décrivant à la famille Morse des scènes de mer dont il a été témoin ou auxquelles il a participé, Martin Eden publie ses souvenirs, ou ses visions. C’est la première expérience de l’artiste en herbe. Alors qu’il continue à travailler d’arrache-pied dans sa minuscule chambre, cellule d’un ascète doublé d’un athlète de l’écriture, Martin Eden fait la rencontre d’un poète, dont il s’entiche. L’évocation de la rencontre de Russ Brissenden est, mutatis mutandis, une parfaite réplique de celle de Ruth Morse. Martin croit se trouver devant un être d’un autre monde : Il ne tarda pas à penser que Brissenden savait tout […]. [Il] possédait […] le feu, la perception foudroyante, la liberté incandescente du génie. Les mots sortaient de sa bouche comme un flot de vie. Ses lèvres minces […] dessinaient alors des choses douces comme le velours, des formules soyeuses, rayonnantes, d’une beauté bouleversante, où se laissait entrevoir le mystère insondable de la vie. […] Il possédait un miraculeux don de vision et d’expression qui lui permettait d’aller au-delà des faits d’expérience, de donner aux mots connus un sens inconnu, et de communiquer à la conscience de Martin des messages incommunicables aux esprits ordinaires (p. 378-379). Le roman — l’enchantement — continue : après la Princesse, le Génie littéraire. Et il se poursuivra avec la lecture du grand poème (L’Éphémère) de l’esthète décadent, dont la description (encore une) est l’un des sommets d’abstraction lyrique du roman : « Le poème traitait de l’homme et de son âme toujours en quête d’absolu, sondant les abîmes de l’espace pour y trouver le témoignage de soleils et d’arcs-en-ciel lointains » (p. 410). Bien sûr, Brissenden est, lui aussi, un héros : « Il n’existe rien de semblable dans toute la littérature », s’exclame Martin. « C’est une merveille !… une merveille ! Cela m’a donné le vertige. J’en suis ivre […] » (p. 411). Brissenden est un être condamné (il est poitrinaire), qui brûle la vie par les deux bouts, fasciné par le néant. Un météore. Il nourrit une haine farouche, fanatique, des magazines. Pourtant, il écrit et confie son chef-d’œuvre à Martin, qui s’empresse d’essayer de le faire publier — contre les instructions expresses de l’auteur. En même temps que Martin, traître par amitié et sincère admiration, reçoit la réponse favorable d’un éditeur, il apprend le suicide du poète. Il termine alors ce qui sera son dernier roman, Trop tard, dans un état second : « [I]l se faisait l’impression d’un fantôme familier revenu hanter la scène de ses activités littéraires antérieures. […] [I]l arrêta un instant sa plume pour se demander s’il n’était pas mort, peut-être, et l’ignorait » (p. 460). Le jeune auteur a commencé à s’absenter du monde. Les étapes de sa dépression sont notées avec précision par London : la chute dans l’apathie au début du chapitre XLI, puis la perte des repères de l’ancien marin (« Sans carte ni gouvernail, sans port à rallier, il se laissait aller à la dérive ; vivre moins, c’était moins souffrir », p. 465) ; le désir d’écriture qui le déserte (« Il n’écrivait plus, n’ouvrait plus ses livres. […] sa vie était au point mort, sans projet, vide, désœuvrée », p. 466), puis meurt tout à fait : « Il n’écrirait plus jamais, c’était décidé » (p. 474). Les deux derniers chapitres du roman sont d’une grande beauté. Les adieux aux deux femmes — la bourgeoise et l’ouvrière — qu’il eût pu aimer et qui étaient prêtes à le suivre sans conditions, et l’ultime combat contre les eaux du Pacifique pour faire accepter à l’élément liquide son désir d’en finir avec la vie, disent le caractère insurmontable d’une fatigue et d’un renoncement. Mais ce suicide ? L’écrivain fêté ne voit nullement dans sa soudaine renommée une reconnaissance, mais un formidable malentendu. C’est à Ruth repentante qu’il donne son explication : Vous voyez que je n’ai pas changé […]. J’ai la même chair sur les os, les mêmes doigts, les mêmes orteils. Je suis le même. […] Ma valeur personnelle est exactement la même qu’à l’époque où personne ne voulait de moi. Et ce qui m’intrigue, c’est la raison pour laquelle on veut de moi aujourd’hui. Il est clair que ce n’est pas pour moi-même, car ce moi-même est tout pareil au moi dont on ne voulait pas. On doit vouloir de moi pour une autre raison, une raison extérieure à mon être, une raison qui touche à ce que je ne suis pas ! Voulez-vous que je vous dise cette raison ? C’est mon succès. Ce succès n’est pas moi. Il existe dans la tête des autres (p. 518-519). Surprenante, cette analyse l’est à plus d’un titre. Martin Eden savait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la médiocrité intellectuelle de la femme qu’il aimait (ou croyait aimer) encore, et il avait dénoncé l’incompétence des directeurs de magazines, démasqué les cruautés de la comédie sociale. Lui que London avait fait si robuste et résistant dans l’adversité, affrontant avec panache l’hostilité de sa famille comme celle de sa fiancée, acceptant les pires sacrifices pour parvenir à son but — ce lutteur se laissait soudain détruire sans coup férir par un triomphe qu’il avait si fortement souhaité ? Plus d’un lecteur sera tenté de laisser au personnage la responsabilité de son analyse et de chercher ailleurs la cause son immolation. Après tout, le propos général de London est clair : Martin Eden est la peinture d’un univers subjectif, et le héros avoue candidement l’échec du rêve de conquête qui donnait un sens à sa vie : on ne l’a pas reconnu et aimé pour lui-même. Il n’a donc jamais détaché ce qu’il est de ce qu’il écrit. Mais que dénonce-t-il au juste ? Le scandaleux retournement de l’opinion, la frivolité d’un monde (Ruth, ses proches, l’édition) qui le vénère après l’avoir méprisé ? La situation, pourtant, est banale. Le succès vient trop tard ? Il l’eût voulu au moment où lui-même le désirait ? C’est accorder à la personne de l’auteur une valeur au moins aussi haute qu’à son œuvre, et vouloir pour l’écrivain l’omnipotence d’un dieu. Et l’on voit bien que l’opposition que dessine le discours tenu à Ruth entre un moi immuable et un monde changeant, un sujet authentique (je n’ai pas changé) et une société hypocrite (vous n’adorez que mon succès), contient la promesse d’une perte totale de confiance de Martin Eden dans la réalité de l’univers visible, qui marque le début de sa mélancolie. Mais on peut lire dans cette fin du roman une autre leçon, ou plutôt en expliquer le déroulement par une autre logique, impersonnelle celle-là : la réussite de l’œuvre est toujours pour l’écrivain un échec, la présence rayonnante du livre dans le monde voue, d’une manière ou d’une autre, son auteur à la disparition. L’œuvre ou l’écrivain : il n’y a pas de place pour l’un et l’autre, contrairement à ce que laissait entendre la mythologie du rêveur, qui mêlait, dans une même vision de gloire, le créateur et sa création, unis en un être hybride (un « géant »). Ce n’est pas la foule fantasque et frivole des lecteurs manipulée par l’institution éditoriale qui tue Martin Eden, mais la littérature ellemême, qui réclame son dû. Que la mort de l’auteur accompagne mystérieusement la littérature jusqu’au moment où elle échappe à la solitude de son accomplissement, c’est bien ce que Russ Brissenden a pour fonction de signifier. Le poète n’a peut-être pas la consistance et la vraisemblance que l’on attend d’un personnage de fiction réaliste, mais son intérêt est ailleurs. Avec son entrée en scène, c’est la dimension symbolique qui fait irruption dans le récit. Il est et il restera pour Martin Eden, comme il le dit lui-même, une énigme, définition qui lui convient mieux que toute autre. Énigme paradoxale, cependant, car puissamment sur-expressive. Sa mort volontaire dans une chambre d’hôtel — ce no man’s land social où finira par se réfugier également Martin Eden — est l’événement qui amorce la séquence finale du roman. London brise soudain les codes naturalistes, libère l’achèvement de son histoire du poids des causalités sociales et psychologiques. Comme dans une tragédie antique, se succèdent désormais des enchaînements mystérieux de gestes et de réactions, où le lecteur est invité à sentir une nécessité d’un ordre supérieur impénétrable. Figure du destin, Brissenden annonce le sort de son Doppelgänger, et paraît même le commander. London a imaginé ici une situation qui laisse au lecteur bien des libertés. Le poète génial et suicidaire fait à son alter ego le don d’un poème que Martin juge être un chef-d’œuvre, et lui qui n’a encore rien publié le fait paraître. Être publié ? C’est ce qu’il voulait depuis toujours pour lui-même. Le poète met fin à ses jours. Martin, alors, achève un roman, Trop tard, qu’il tient pour son propre chef-d’œuvre. Tout se passe comme si Brissenden indiquait à son jeune confrère encore inconnu la voie, le terme d’une vie vouée à la littérature : publier, mourir. Donner à voir ce qu’on a vu. Est-ce si simple ? Bien des éléments de la dramaturgie de la fin du roman restent obscurs. Quel rôle joue dans l’accablement sans remède de Martin la trahison qu’aura constituée la publication de L’Éphémère, livré aux appétits profanes d’un public de philistins qui met en pièces le chef-d’œuvre (« Chaque jour, la vivisection de la Beauté reprenait », p. 467), comme, dans le mythe, le corps d’Orphée fut déchiqueté par les Bacchantes ? Il n’est pas nécessaire de trouver des réponses claires à toutes les questions, et elles sont nombreuses, que suscite l’achèvement catastrophique de la carrière de l’écrivain à présent célèbre et riche. Dans l’ordre symbolique (c’est celui qui préside ici), l’expérience de la lecture compte plus que les résultats auxquels elle parvient. Cette prééminence du lecteur et de son imagination nous ramène donc, pour finir, à l’aventure subjective de Martin Eden, le marin qui a désiré éperdument la littérature, et l’a découverte impossible. Impossible ? C’était l’adjectif qu’il avait employé pour justifier à Ruth l’injustifiable entreprise qui l’isolait peu à peu, irrémédiablement, de tous et de tout. Sa noyade volontaire, silencieuse, loin de la terre, appartient malgré lui à son œuvre. PHILIPPE JAWORSKI 1. Lettre au San Francisco Bulletin, le 17 janvier 1910 ; The Letters of Jack London, éd. Earle Labor, Robert C. Leitz I. Milo Shepard, Stanford (Californie), Stanford University Press, 1988, t. II, p. 864-866. 2. « J’aimerais vous voir devenir socialiste avant de disparaître », lui dit Brissenden. « Ça donnera une justification à votre existence. C’est la seule chose qui vous sauvera de la désillusion qui vous guette » (p. 439). 3. L’inquiétude de London s’exprime dans la dédicace de l’exemplaire du roman qu’il envoie à son ami le romancier Upton Sinclair : « L’un des thèmes de ce livre est une critique de l’individualisme (en la personne du héros). J’ai dû cafouiller, car pas un journaliste ne l’a vu » (Russ Kingman, A Pictorial Life of Jack London, New York, Crown Publishers, 1979, p. 184.) 4. Lettre de Jack London à Miss Brekke, le 7 octobre 1916 ; cité par Charles N. Watson, Jr., The Novels of Jack London. A Reappraisal, Madison (Wisconsin), The University of Wisconsin Press, 1983, p. 274 (n. 23). 5. Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique, trad. Philippe Jaworski, Gallimard, coll. « Folio », 2012, p. 201. 6. Joseph Conrad, Œuvres, trad. Robert d’Humières révisée par Maurice-Paul Gautier, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 495. MARTIN EDEN MARTIN EDEN Ah ! Vivre une vie de passion dans la flamme ! Et qu’à la fin je meure ivre de trop de rêves ! Et que ces murs de boue, la maison de mon âme Ne laisse pas au sol, en s’écroulant, que poussière et néant 1 CHAPITRE I Le type mit une clef dans la serrure et entra, suivi d’un jeune gars qui ôta sa casquette d’un geste gauche. Il portait des vêtements d’étoffe grossière qui sentaient la mer, et de toute évidence n’était pas à sa place dans l’immense vestibule où il se trouvait. Ne sachant que faire de sa casquette, il allait la fourrer dans la poche de sa veste quand l’autre la lui prit des mains. Le geste, calme et naturel, fut apprécié du jeune homme gauche. « Il comprend, songea-t-il. Il me laissera pas tomber. » Il marchait sur les talons de l’autre en roulant des épaules et en écartant involontairement les jambes, comme si le parquet parfaitement horizontal se soulevait et s’abaissait au gré de la houle. Les vastes pièces paraissaient trop étroites pour sa démarche chaloupée, et quant à lui, il était saisi d’épouvante à l’idée que ses larges épaules pourraient heurter le chambranle des portes ou envoyer valdinguer les bibelots entassés sur le dessus de la basse cheminée. Il zigzaguait entre les divers objets, voyant se multiplier des dangers qui, en réalité, n’existaient que dans sa tête. Entre un piano à queue et, au centre de la pièce, une table couverte de piles de livres s’ouvrait un espace où une demidouzaine de personnes auraient pu avancer de front ; pourtant, c’est avec terreur qu’il se risqua à le traverser. Ses bras pesants ballaient souplement d’un côté et de l’autre. Il ne savait que faire de ces bras et de ces mains, et quand son imagination fiévreuse lui représenta un bras tout près d’effleurer les livres empilés sur la table, il fit un brusque écart, tel un cheval apeuré, manquant renverser le tabouret du piano. Il observait l’allure aisée de l’autre devant lui, et, pour la première fois, se rendit compte que sa démarche à lui était différente de celle d’autres hommes. La découverte de sa gaucherie l’emplit de honte un instant. Il sentit de fines gouttelettes de sueur perler à son front et s’arrêta pour éponger avec son mouchoir son visage bronzé. « Arthur, attendez, mon vieux », dit-il, s’efforçant de dissimuler son angoisse derrière une remarque facétieuse. « C’est trop à la fois pour votre serviteur. Laissez-moi le temps de retrouver mes esprits. Vous savez bien que je ne voulais pas venir, et j’ai idée que vot’ famille meurt pas non plus d’envie de me voir. — Ne vous inquiétez donc pas, lui fut-il répondu. Il ne faut pas avoir peur de nous. Nous sommes des gens très simples, vous savez… Tiens, une lettre pour moi. » Il revint vers la table, déchira l’enveloppe et se mit à lire, donnant à l’étranger le temps de se ressaisir. Et l’étranger comprit et lui en fut reconnaissant. Ce garçon lui offrait sympathie et compréhension, et sous ses dehors anxieux, cette sympathie faisait son œuvre. Il s’essuya le front et regarda autour de lui, ayant retrouvé une contenance, mais avec dans les yeux cette expression des bêtes sauvages qui redoutent un piège. Il se trouvait dans l’inconnu, appréhendait ce qui pourrait survenir, ignorait ce qu’il devait faire, sentait la gaucherie de son allure et de ses gestes, tremblait à l’idée que chaque attribut, chaque faculté en lui ne fussent affectés de la même infirmité. Il était sensible à l’extrême, atrocement emprunté, et le coup d’œil amusé que l’autre lui lança furtivement par-dessus la lettre le blessa comme un coup de poignard. Il vit ce regard, mais n’y répondit pas, ayant appris, entre autres choses, la discipline. Et puis ce coup de poignard avait touché son orgueil. Tout en se maudissant d’être venu, il résolut de supporter sans broncher, puisqu’il était là, tout ce qui pourrait se produire. Les traits de son visage se durcirent, et dans ses yeux poignit une lueur belliqueuse. Il promena autour de lui un regard maintenant plus détaché, infiniment pénétrant ; chaque détail de ce bel intérieur se gravait dans son esprit. Il regardait de ses yeux grands ouverts ; rien n’échappait à son champ de vision, et comme il absorbait toute cette beauté qui s’offrait à lui, la lueur belliqueuse s’éteignit dans ses prunelles et fut remplacée par un éclat plus doux. Il savait réagir à la beauté, et il y avait là de quoi réagir. Une peinture à l’huile accrocha son regard. Une énorme vague se fracassait lourdement sur un rocher émergé ; des nuages noirs et bas recouvraient le ciel, et au-delà de la ligne des brisants on voyait se découper sur un ciel d’orage crépusculaire, naviguant au plus près, une goélette-pilote qui se démenait contre les éléments, gîtant si fortement que tous les détails du pont étaient visibles. C’était beau, et cela l’attira irrésistiblement. Oubliant son allure maladroite, il s’approcha du tableau, vint tout près. La beauté s’évanouit de la toile. Sur son visage se marqua la stupeur. Il fixa un regard ébahi sur ce qui lui apparaissait maintenant comme un infâme barbouillage, et fit un pas en arrière. Le tableau retrouva aussitôt sa splendeur. « C’est un trucage », se dit-il, chassant l’objet de son esprit, bien que, au milieu de toutes ces impressions diverses, il eût le temps d’éprouver une bouffée d’indignation à l’idée que tant de beauté pût être sacrifiée à un truc. Il ne connaissait rien à la peinture. L’éducation de son œil s’était faite sur des chromos et des lithographies dont les contours étaient toujours nets et définis, de près comme de loin. Il est vrai qu’il avait vu des peintures à l’huile à la devanture de boutiques, mais les vitres avaient empêché son œil avide d’approcher aussi près qu’il le souhaitait. Il tourna la tête vers son ami qui lisait toujours sa lettre, et aperçut les livres sur la table. Dans ses yeux passa un éclair de nostalgie et de convoitise mêlées, aussi promptement que dans ceux de l’affamé s’allume le désir à la vue de nourriture. Une foulée instinctive — avec une rotation des épaules vers la gauche, puis vers la droite — l’amena à la table où il commença à manipuler affectueusement les livres. Il notait les titres des ouvrages et les noms des auteurs, lisait des fragments, caressait les volumes des yeux et des mains ; une fois, il reconnut un livre qu’il avait lu. Pour le reste, c’étaient des livres et des auteurs qu’il 1 ne connaissait pas. Il tomba sur un volume de Swinburne et se mit à le lire avec concentration, oubliant où il se trouvait, le visage illuminé. Par deux fois, il referma le livre sur son index pour bien regarder le nom de l’auteur. « Swinburne ». C’était un nom qu’il n’oublierait pas. Ce type avait su voir, et comment ! la couleur, la fulguration. Mais qui était Swinburne ? Était-il mort depuis un siècle ou plus, comme la plupart des poètes ? Ou bien était-il encore vivant, écrivait-il toujours ? Il se reporta à la page de garde… Oui, il avait écrit d’autres livres. Eh bien, dès le lendemain, à la première heure, il irait à la bibliothèque publique et il essaierait de se procurer des ouvrages de Swinburne. Il revint au texte et s’y plongea. Il ne remarqua pas qu’une jeune femme était entrée dans la pièce. Il ne s’en aperçut qu’au moment où il entendit la voix d’Arthur qui disait : « Ruth, je te présente Mr. Eden. » L’index entre deux pages du livre refermé, il se retourna, saisi d’un frisson nouveau causé non par l’apparition de la jeune fille, mais par les paroles de son frère. Ce corps musculeux abritait une sensibilité sans cesse en éveil. Au moindre choc du monde extérieur contre sa conscience, ses pensées, ses sympathies et ses émotions fusaient et jouaient comme de petites flammes chatoyantes. Il était extraordinairement réceptif et excitable, et son imagination toujours exaltée ne cessait d’établir des ressemblances et des différences. « Mr. Eden »… tels étaient les mots qui l’avaient ému, lui que toute sa vie on avait appelé « Eden », ou « Martin Eden », ou simplement « Martin ». Mais Mister ! C’était aller un peu vite en besogne, remarqua-t-il à part lui. Aussitôt, il lui sembla que son esprit se transformait en une vaste chambre noire où il voyait défiler d’innombrables tableaux de sa vie, des chaufferies, des gaillards d’avant, des campements et des plages, des prisons, des bouges, des lazarets et des taudis, tous lieux liés les uns aux autres par l’immuable salutation dont il avait fait l’objet. Puis il se retourna et vit la jeune fille. Les fantasmagories de son cerveau se dissipèrent à l’instant. C’était une créature pâle, séraphique ; elle avait de grands yeux d’un bleu céleste et une opulente chevelure d’or. Il eût été incapable de dire comment elle était vêtue, il savait seulement que sa robe était aussi merveilleuse qu’elle. Il la compara à une pâle fleur d’or sur une tige frêle. Non, c’était plutôt un être spirituel, une divinité, une déesse ; une beauté aussi sublime n’était pas de ce monde. Ou peut-être les livres avaient-ils raison, et il en existait beaucoup comme elle dans les hautes sphères de la société. Ce type, Swinburne, aurait pu la chanter. Il avait peut-être en tête quelqu’un comme elle quand il fit le portrait de cette fille, Iseult, dans le livre qui était sur la table. Toute cette foule d’images, de sensations et d’idées lui vint en un instant. Il se mouvait dans une suite ininterrompue de réalités. Il vit la main de la jeune fille se tendre vers la sienne, et elle le regarda droit dans les yeux, franchement, comme un homme. Les femmes qu’il avait connues ne serraient pas la main de cette façon. D’ailleurs, la plupart ne serraient pas la main du tout. Un flot de souvenirs et d’images lié aux circonstances dans lesquelles il avait rencontré des femmes déferla dans son esprit, qui faillit en être submergé. Mais il repoussa ces visions pour la regarder, elle. Jamais il n’avait vu une telle femme. Ah, les femmes qu’il avait connues ! Tout aussitôt, à côté d’elle, de part et d’autre, se rangèrent celles qu’il avait connues. Pendant une seconde infinie, il se trouva dans une galerie de portraits où elle occupait la place centrale, tandis qu’autour d’elle étaient représentées un grand nombre de femmes qu’un seul coup d’œil suffisait à peser et jauger à l’étalon qu’elle constituait. Il vit les visages débiles et maladifs des ouvrières 1 d’usine, et les filles bruyantes et minaudières du sud de Market. Il y avait les gardiennes des corrals, les fumeuses de cigarettes au teint basané de ce bon vieux Mexique. Celles-ci étaient à leur tour délogées par des Japonaises menues comme des poupées, qui marchaient à petits pas courts sur des socques de bois ; par des Eurasiennes aux traits délicats, sur le visage desquelles se lisait l’abâtardissement ; par les pulpeuses filles des îles du Sud à la peau brune, coiffées de couronnes de fleurs. Elles s’effacèrent à leur tour pour faire place à une tribu de cauchemar, terrible et grotesque, les créatures débraillées qui traînaient sur les trottoirs de Whitechapel 1, les souillons bouffies de gin du quartier des bordels, et l’immense cortège infernal des harpies sales et ordurières qui, sous l’apparence de femelles monstrueuses, s’abattent — raclure des ports, lie des bas-fonds du genre humain — sur leurs proies, les marins. « Asseyez-vous donc, Mr. Eden, voulez-vous ? disait la jeune fille. J’étais impatiente de vous rencontrer depuis qu’Arthur nous a raconté… Vous avez été très courageux… » Il protesta d’un geste de la main, murmurant qu’il n’avait rien fait, vraiment rien, n’importe qui eût agi de même. Elle remarqua sur la main levée des écorchures récentes en voie de cicatrisation, et un coup d’œil à l’extrémité de son bras ballant lui montra que l’autre main n’était pas en meilleur état. Son regard aiguisé ne fut pas long à apercevoir une balafre sur sa joue, une autre à demi cachée sur le front, à la racine des cheveux, et une troisième au cou, qui disparaissait sous le col amidonné. Elle réprima un sourire à la vue de la ligne rouge qui marquait le frottement du col contre le cou bronzé. Il n’avait évidemment pas l’habitude des faux cols. Son œil féminin nota également les habits bon marché qu’il portait, leur coupe grossière, les plis de son paletot aux épaules, et ceux qui, sur les manches, trahissaient la forte musculature des bras. Tout en agitant la main et en murmurant qu’il n’avait vraiment rien fait, il obéit à l’invitation de la jeune fille à prendre un siège. Il trouva le temps d’admirer la grâce avec laquelle elle s’asseyait, puis il louvoya jusqu’à un fauteuil devant elle, accablé de honte par l’image d’empoté qu’il donnait de lui-même. Ce qu’il vivait là était une chose toute nouvelle pour lui. Il n’avait encore jamais eu conscience d’être gracieux ou maladroit. Il ne lui était d’ailleurs jamais venu à l’esprit que l’on pût avoir pareille perception de soi. Il s’assit précautionneusement sur le bord du siège, affreusement embarrassé de ses mains. Elles le gênaient, où qu’il les mît. Arthur sortait à ce moment de la pièce, et Martin Eden le regarda partir avec regret. Il se sentait perdu, seul dans le salon avec cette sylphide. Il n’y avait pas de cabaretier à qui commander à boire, pas de gamin à envoyer chercher une cannette de bière au coin de la rue, ce philtre de la sociabilité grâce auquel on se laisse aller aux agréments de l’amitié. « Vous avez une affreuse balafre au cou, Mr. Eden, disait la jeune fille. Comment cela est-il arrivé ? Une dangereuse aventure, j’imagine ? — Un Mexicain avec un couteau, mademoiselle », répondit-il en humectant ses lèvres sèches et en s’éclaircissant la voix. « Rien qu’une bagarre. Une fois que je lui ai enlevé son couteau, il a essayé de m’arracher le nez d’un coup de dents. » Si son évocation de l’incident avait été succincte, la vision qui emplissait ses yeux était, elle, riche de détails : la nuit étoilée, torride, à Salina Cruz, l’étroite bande de sable blanc, les feux des transports de sucre dans le port, les voix des marins ivres au loin, les débardeurs qui se bousculaient, le Mexicain qui bouillait de colère, l’éclair mauvais de ses yeux de brute sous la lune, la piqûre de l’acier dans son cou, le sang qui jaillit, la foule et les cris, les deux corps, le sien et celui du Mexicain, soudés l’un à l’autre, roulant dans le sable où ils creusaient leur empreinte, et quelque part dans la distance le tintement moelleux d’une guitare. Tel était le tableau dont le souvenir lui donnait encore des frissons. Il se demandait si l’homme qui avait peint la goélette-pilote sur le mur pourrait peindre cela. La plage de sable blanc, les étoiles et les feux des transports de sucre seraient magnifiques, songea-t-il, avec sur le sable, au centre, le groupe sombre des spectateurs autour des deux hommes qui se battaient. Le couteau occuperait une place de choix dans le tableau, décidat-il, sa lame aurait des reflets luisants à la clarté des étoiles. Mais rien de tout cela n’avait filtré dans ses paroles. « Il a essayé de m’arracher le nez d’un coup de dents, conclut-il. — Oh ! » fit la jeune fille d’une voix faible, lointaine ; il put lire l’émotion sur le visage de cet être sensible. Il éprouva lui aussi une vive émotion, et la rougeur de l’embarras se laissa deviner sur ses joues hâlées, bien que la chaleur qu’il ressentit alors lui parût aussi cuisante que lorsque son visage avait été exposé par la porte ouverte aux flammes des chaudières dans la chambre de chauffe. Les rixes au couteau étaient, à n’en pas douter, des sujets bien trop sordides pour une conversation avec une dame. Les personnages des livres qu’on lisait dans son milieu ne parlaient pas de ces choses-là ; peut-être même en ignoraient-ils jusqu’à l’existence. Il y eut un bref temps mort dans la conversation qu’ils s’efforçaient d’engager. Puis elle se risqua à l’interroger sur la balafre qu’il avait à la joue. Tandis qu’elle posait sa question, il s’aperçut qu’elle s’appliquait à parler comme lui ; il décida de ne pas jouer ce jeu et de parler comme elle. « Ce fut un simple accident », dit-il, en portant la main à sa joue. « Une nuit, dans un calme, alors que la mer était grosse, la balancine de la bôme de grand-voile fut emportée, puis le palan. La balancine était en fil de fer et elle s’agitait en l’air dans tous les sens comme un serpent. Tous les hommes de quart essayaient de l’attraper, moi je me suis jeté dessus et je me suis fait amocher. — Oh ! » fit-elle, avec cette fois une touche de compréhension dans la voix, bien que, secrètement, ce discours eût été de l’hébreu pour elle, ignorante qu’elle était du sens des mots balancine et amocher. « Cet homme… Swineburne… » commença-t-il, tâchant de mettre son plan à exécution, et allongeant le i du nom 1. « Qui ? — Swineburne », répéta-t-il, refaisant l’erreur de prononciation. « Le poète. — Swinburne, corrigea-t-elle. — Oui, ce type, c’est ça », bredouilla-t-il, les joues en feu. « Depuis quand est-il mort ? — Tiens… je n’ai pas entendu dire qu’il était mort. » Elle lui jeta un regard de curiosité. « Où l’avez-vous rencontré ? — Je l’ai jamais vu de ma vie, répondit-il. Mais j’ai lu quelques vers de lui dans le livre qui est sur la table, juste avant que vous entriez. Vous aimez ses poèmes ? » Elle se lança donc avec grâce et volubilité dans le sujet qu’il avait proposé. Il se sentit mieux et s’enfonça un peu plus dans son siège, s’agrippant des deux mains aux accoudoirs comme si le fauteuil risquait de se dérober sous lui et de le précipiter sur le sol. Il était parvenu à la faire parler dans sa langue à elle, et tandis qu’elle discourait, il s’efforçait maintenant de suivre ses paroles, s’émerveillant de toute la science emmagasinée dans cette si jolie tête, se repaissant de la pâle beauté de ce visage. Il la suivait, oui, bien qu’il fût gêné par les mots inconnus qui tombaient en cascade de ses lèvres, et par des tours abstraits et des raisonnements qui étaient étrangers à son esprit, qu’ils stimulaient pourtant, et excitaient. Voilà ce qu’était la vie intellectuelle, se disait-il ; là était la beauté, une chaleur merveilleuse dont il n’avait jamais eu l’idée. Il s’oublia, dévorant la jeune fille des yeux. Il y avait là une raison de vivre, quelque chose à conquérir… une cause pour laquelle se battre, oui, et pour laquelle mourir. Les livres disaient vrai : de telles femmes existaient, elle était l’une d’elles. Elle mettait des ailes à son imagination, et de vastes toiles lumineuses se déployaient devant lui, où se dessinaient les vagues et gigantesques silhouettes de l’amour et de l’aventure, d’héroïques exploits réalisés pour l’amour d’une femme — une femme au teint pâle, une fleur d’or. Son regard, au travers des variations de cette frémissante vision, comme s’il se fût agi d’un mirage féerique, ne se détachait pas de la femme réelle assise devant lui, qui parlait d’art et de littérature. Il l’écoutait aussi, mais surtout il la regardait, sans avoir conscience de la fixité de son regard, ni que dans celui-ci brillait tout ce qu’il y avait de mâle dans sa nature. Elle, en revanche, qui, étant femme, connaissait si peu l’univers masculin, éprouvait vivement l’ardeur de ces yeux. Jamais elle n’avait été dévisagée de la sorte par un homme, et cela l’embarrassait. Elle bredouilla, s’arrêta de parler. Elle avait perdu le fil de son discours. Il lui faisait peur et, en même temps, il était étrangement plaisant d’être regardée ainsi. Son éducation l’avertissait de l’imminence d’un danger, de la séduction subtile et mystérieuse du péché, tandis que dans son être tout entier son instinct lui claironnait de ne pas s’arrêter aux barrières de classe et de position, et d’aller au-devant de ce voyageur venu d’un autre monde, ce jeune homme fruste aux mains lacérées, au cou marqué à vif d’une ligne rouge causée par le frottement d’un col de chemise inhabituel, et qui, cela n’était que trop évident, était sali et souillé par une vie dégradante. Elle était saine, et sa pureté se révoltait ; mais elle était femme, et elle commençait tout juste à apprendre le paradoxe de la femme. « Comme je le disais… Qu’est-ce que je disais donc ? » Elle s’arrêta net et rit gaiement de sa distraction. « Vous disiez que ce type, Swinburne, n’était pas vraiment un grand poète parce que… C’est là que vous en étiez, mademoiselle », lui souffla-t-il, éprouvant tout à coup une faim de loup, à ce qu’il lui semblait, et sentant, quand elle éclata de rire, de délicieux petits frissons courir le long de sa colonne vertébrale. Un tintement argenté, se dit-il, comme un tintement de clochettes d’argent. Et à cet instant, pour un instant, il fut transporté dans une terre lointaine où, sous un cerisier aux fleurs roses, il fumait une cigarette en écoutant les cloches de la pagode au toit pointu qui appelaient à la prière les fidèles en sandales de paille. « Oui, merci, dit-elle. Swinburne, tout compte fait, n’atteint pas à la grandeur parce qu’il est… comment dire ?… indélicat. Beaucoup de ses poèmes ne devraient même pas être lus. Chaque vers des vrais grands poètes contient une vérité sublime et s’adresse à tout ce qui est pur et noble en l’homme. On ne saurait se passer d’un seul vers des grands poètes sans appauvrir le monde d’autant. — J’ai trouvé cela magnifique, dit-il, hésitant. Enfin, le peu que j’en ai lu. Je ne me doutais pas que c’était… une canaille. Je suppose que cela se remarque surtout dans ses autres livres. — Il y a bien des vers dont on pourrait se dispenser dans le livre que vous lisiez », dit-elle d’un ton dogmatique, avec une pointe de coquetterie dans la fermeté. « J’ai dû passer à côté. Ce que j’ai lu était épatant. C’était lumineux, brillant, et ça m’a réchauffé et éclairé à l’intérieur, comme le soleil ou un projecteur. C’est l’effet que ça m’a produit, mais faut croire que la poésie n’est pas mon fort, mademoiselle. » Il s’interrompit maladroitement. Il était confus, horriblement honteux de son incapacité à s’exprimer. Ce qu’il avait éprouvé dans sa lecture, la grandeur et l’intensité de la vie, son discours ne parvenait pas à le dire. Il était incapable de mettre des mots sur ce qu’il ressentait, et se comparait, en son for intérieur, à un marin à bord d’un navire inconnu, par une nuit noire, tâtonnant parmi des manœuvres courantes qu’il ne connaît pas. Eh bien, décida-t-il, il ne tenait qu’à lui de s’accoutumer à ce nouveau monde. Il n’y avait rien qu’il n’eût fini par saisir quand il le voulait, et il était grand temps pour lui d’apprendre à formuler ce qui était en lui, afin qu’elle pût le comprendre. Elle occupait désormais une place considérable à l’horizon de sa vie. « Longfellow, lui… fit-elle. — Oui, je l’ai lu. » Il ne put s’empêcher de lui couper la parole, impatient qu’il était de mettre en valeur son petit bagage livresque, désireux de lui montrer qu’il n’était pas totalement inculte. « “Psaume de la vie”, “Excelsior 1”, et… et je crois que c’est tout. » Elle approuva de la tête et sourit, et il crut sentir dans ce sourire de l’indulgence, une indulgence apitoyée. Quel idiot il était d’essayer de donner le change ainsi ! Ce Longfellow avait dû écrire quantité de recueils de poésie. « Excusez-moi, mademoiselle, de mêler mon grain de sel. La vérité, c’est que je connais pas grand-chose à tout ça. C’est pas de mon milieu. Mais je vais faire en sorte que ça le devienne. » Ces mots sonnèrent comme une menace. Sa voix était résolue, ses yeux lançaient des éclairs, les traits de son visage s’étaient durcis. Et il sembla à la jeune fille que l’angle de sa mâchoire était devenu désagréablement agressif. En même temps, elle eut le sentiment qu’une vague d’intense virilité se soulevait en lui, prête à déferler sur elle. « Je pense que ce n’est pas… hors de votre portée, conclut-elle en riant. Vous êtes très vigoureux. » Son regard s’attarda un instant sur le cou musculeux aux épais tendons, qu’on eût dit d’un taureau, tanné par le soleil, qui débordait de santé et d’énergie brutes. Et bien qu’il se tînt assis là, humble et rougissant, elle se sentit de nouveau attirée par lui. Une pensée impudique lui traversa l’esprit, qui la surprit ellemême : il lui sembla que si elle pouvait poser ses mains sur ce cou, toute la force et la vigueur qu’il contenait se communiquerait à elle. Cette pensée la scandalisa : elle lui paraissait révéler une dépravation insoupçonnée de sa nature. En outre, la force physique était à ses yeux une chose grossière et animale. La beauté masculine, pour elle, se composait toujours, idéalement, de grâce et de sveltesse. Impossible, cependant, de chasser cette pensée. Elle considérait avec effarement ce désir qu’elle avait de poser ses mains sur ce cou hâlé. À la vérité, elle était de constitution délicate, et son corps et son esprit avaient besoin de force, mais elle l’ignorait. Elle savait seulement ceci : jamais un homme ne l’avait affectée comme celui-ci, dont l’épouvantable grammaire ne cessait de la choquer. « C’est vrai, je suis pas un invalide, dit-il. S’il le faut, j’peux digérer de la ferraille. Mais à cet instant, j’ai des maux d’estomac. J’peux pas digérer presque tout c’que vous avez dit. J’ai pas été élevé comme ça, vous comprenez. J’aime les livres et les poèmes, et j’en lis chaque fois que j’ai un peu de temps, mais ils me font pas réfléchir de la même façon que vous. C’est pour ça que je peux pas en parler. Je suis comme un navigateur en dérive sur une mer inconnue, sans carte et sans boussole. À présent, il faut que je fasse le point. Vous pourrez peut-être m’aider. Comment est-ce que vous avez appris toutes ces choses que vous avez dites ? — En allant à l’école, j’imagine, et en étudiant, répondit-elle. — Pourtant, commença-t-il à lui objecter, je suis allé à l’école quand j’étais gosse… — Oui, mais je voulais parler de l’école secondaire, des conférences, de l’université. — Vous êtes allée à l’université ? » Il était complètement abasourdi. Elle lui parut s’être éloignée de lui d’un million de miles au moins. « J’y vais actuellement. Je suis des cours magistraux de littérature. » Il ignorait ce que pouvait vouloir dire « cours de littérature », mais il prit note mentalement de cette lacune et passa outre. « Combien de temps faudrait-il que j’étudie avant de pouvoir entrer à l’université ? » demanda-t-il. Elle encouragea son désir d’apprendre d’un rayonnement de tout son visage. « Cela dépend des études que vous avez déjà faites. Vous n’êtes jamais allé à l’école secondaire ? Non, bien sûr. Avez-vous terminé l’école primaire ? — Il me restait deux ans à faire quand j’ai arrêté. Mais j’ai toujours eu un classement honorable. » Tout aussitôt, furieux contre lui-même de s’être ainsi vanté, il agrippa les bras du siège avec une telle violence qu’il en ressentit une douleur cuisante au bout des doigts. À cet instant, il eut conscience qu’une femme entrait dans la pièce. Il vit la jeune fille quitter son fauteuil et aller à sa rencontre d’un pas léger. Elles s’embrassèrent, puis, se tenant par la taille, elles s’avancèrent vers lui. Ce doit être sa mère, pensa-t-il. C’était une grande femme blonde, mince, majestueuse, très belle. Sa robe était conforme à ce qu’il pouvait attendre dans ce genre de maison. Il en suivait avec enchantement les lignes élégantes. Le vêtement et celle qui le portait lui rappelaient des actrices de théâtre. Puis il se souvint d’avoir vu des dames aussi distinguées et splendidement habillées entrer dans des salles de spectacle à Londres, et tandis qu’il les contemplait, un sergent de ville le repoussa à l’extérieur de la marquise sous la pluie fine. D’un bond, son esprit se transporta à Yokohama, où il avait, là aussi, aperçu depuis le trottoir de belles dames devant le Grand Hôtel. Et commencèrent alors à défiler devant ses yeux, en une succession rapide, mille images de la ville et du port de Yokohama. Mais il chassa bien vite ce kaléidoscope de la mémoire, tyrannisé qu’il était par les exigences du moment présent. Il savait qu’il devait se lever pour être présenté. Il se mit donc laborieusement sur ses pieds, et resta planté là avec son pantalon qui faisait des poches aux genoux, les bras ballants, dans une pose grotesque ; l’inquiétude de l’épreuve à venir crispait son visage. CHAPITRE II L’expédition qui le mena dans la salle à manger fut pour lui un cauchemar. D’une halte à un faux pas, entre un heurt et une embardée, la poursuite de sa marche lui parut à plusieurs reprises impossible. Mais enfin il parvint au but, et on le fit asseoir à côté d’Elle. La débauche de fourchettes et de couteaux l’affola. Ces couverts représentaient une multitude de périls inconnus, et il les contemplait fasciné. Leur éclat finit par devenir une toile de fond sur laquelle se succédaient des scènes d’un poste d’équipage où ses camarades et lui mangeaient du bœuf salé avec leurs doigts et des couteaux à gaine, ou puisaient dans des gamelles une épaisse purée de pois avec des cuillers de fer bosselées. L’odeur infecte du bœuf avarié lui emplissait les narines, tandis qu’à ses oreilles, accompagnant les bruyantes mastications des marins, résonnaient le grincement des membrures et le gémissement des cloisons. Il regardait faire ses compagnons, et décida qu’ils mangeaient comme des porcs. Eh bien, lui ferait attention ici ; il veillerait à ne pas faire de bruit ; il s’y emploierait pendant toute la durée du repas. Il promena son regard autour de la table. Il y avait en face de lui Arthur et son frère Norman. Il ne devait pas oublier que c’étaient les frères de la jeune fille, et un élan du cœur le porta vers eux. Comme tous les membres de cette famille s’aimaient ! Dans un éclair lui revint à l’esprit l’image de la mère, du baiser donné sur le seuil de la porte, des deux femmes enlacées qui s’avançaient vers lui. Dans son monde, pareilles marques d’affection entre parents et enfants n’existaient pas. Il découvrait les hauteurs auxquelles la vie pouvait atteindre dans cette sphère supérieure. Rien de plus beau ne s’était offert à son regard depuis qu’il avait commencé à l’entr’apercevoir. Ce tableau le touchait, le bouleversait ; son cœur y répondait par la sympathie et la tendresse. Il avait été, toute sa vie durant, tenaillé par une faim d’amour ; sa nature avait un impérieux besoin d’amour ; c’était une exigence organique de son être. Pourtant, il avait dû s’en passer, et la privation l’avait endurci. Il ignorait que l’amour lui était nécessaire, il l’ignorait même à cet instant. Mais il voyait maintenant l’amour mis en œuvre, et il en était violemment ému et trouvait cela très beau, noble, magnifique. Il était content que Mr. Morse ne fût pas présent au repas. Il était déjà bien assez difficile de lier connaissance avec elle, avec sa mère et son frère Norman. Pour ce qui était d’Arthur, il le connaissait déjà un peu. Avec le père à table, sa tâche eût été tout simplement impossible, il en était certain. Il lui semblait qu’il n’avait jamais besogné aussi durement de sa vie. Les travaux les plus pénibles n’étaient que jeux d’enfant, en comparaison. De minuscules billes de sueur perlaient à son front, et sa chemise était trempée par l’effort qu’exigeait cette multitude de choses inhabituelles à faire en même temps. Il lui fallait manger comme jamais il n’avait mangé auparavant, manier d’étranges ustensiles, jeter des coups d’œil furtifs autour de lui pour apprendre à exécuter chaque geste nouveau, accueillir un flot d’impressions qui se déversait continûment sur lui, et dont il fallait prendre bonne note avant de les classer mentalement, mais aussi faire place à son attirance pour elle, qui le troublait, suscitait en lui une sourde et lancinante inquiétude, ainsi qu’à son désir brûlant de forcer les portes du monde où elle se mouvait, et aux vagabondages de son esprit qui se perdait en spéculations et vagues stratagèmes pour parvenir jusqu’à elle. Et puis, quand son regard se posait clandestinement sur Norman en face de lui, ou sur tout autre convive, pour s’assurer que c’était bien tel couteau ou telle fourchette qu’il convenait d’utiliser en telle ou telle circonstance, son esprit se fixait un instant sur les traits de ce convive et s’efforçait automatiquement de le jauger et de deviner ce qu’il était relativement à elle. Il devait également parler, écouter ce qu’on lui disait, les échanges qui se déroulaient, et répondre au moment voulu en redressant à chaque instant une expression qui n’était que trop encline au relâchement. Et pour ajouter à sa confusion, il y avait la domestique, menace permanente qui apparaissait silencieusement derrière son épaule, tel un sphinx sinistre, pour lui proposer des énigmes et des cassetête exigeant une résolution immédiate. Pendant tout le repas, il fut obnubilé par l’idée du rince-doigts. Des dizaines de fois, à tout propos, il se demanda à quel moment les rince-doigts feraient leur apparition et à quoi ils ressembleraient. Il avait entendu parler de ces objets, et aujourd’hui, tôt ou tard, dans les prochaines minutes, il les verrait, il serait assis à table avec des êtres de haut rang qui s’en servaient, et il s’en servirait lui aussi ! Il y avait enfin, cachée dans les profondeurs de sa pensée, et cependant omniprésente, la question du comportement à tenir avec ces personnes. Quelle devrait être son attitude ? Il se battait sans relâche, anxieusement, avec ce problème. Une voix lui soufflait lâchement de faire semblant, de jouer un rôle ; une autre voix, plus lâchement encore, le mettait en garde contre l’échec de pareille conduite, qui ne correspondait pas à sa nature et l’amènerait à se couvrir de ridicule. Durant la première partie du repas, alors que se déroulait ce débat intérieur, il demeura tout à fait silencieux. Il ignorait que son silence démentait les propos qu’Arthur avait tenus la veille, quand il avait annoncé à sa famille qu’il allait amener un sauvage à dîner, et qu’ils ne devaient pas s’en inquiéter parce qu’ils trouveraient ce sauvage fort intéressant. Martin Eden aurait été à ce moment absolument incapable d’imaginer une telle perfidie de la part du frère de la jeune fille, d’autant qu’il n’avait pas peu contribué à tirer ce frère-là d’une bagarre dangereuse. Il se tenait donc coi, troublé par le sentiment de n’être pas à sa place, mais en même temps charmé de ce qui se passait autour de lui. Il découvrait que le fait de manger était un peu plus qu’une simple fonction utilitaire. Il n’avait pas conscience de ce qu’il mangeait : ce n’était que de la nourriture. Il régalait son amour de la beauté à cette table, où manger avait une valeur esthétique. Une valeur intellectuelle, aussi. Son cerveau bouillonnait. Il entendait des mots dépourvus de sens pour lui, et d’autres qu’il n’avait rencontrés que dans les livres et qu’aucune de ses connaissances, homme ou femme, n’était dotée d’une envergure mentale assez large pour les prononcer. Lorsqu’il entendait ces mots tomber négligemment des lèvres d’un membre ou d’un autre de cette merveilleuse famille, sa famille à elle, il en éprouvait un frisson de plaisir. Tout le charme romanesque, toute la beauté, la noble énergie des livres s’incarnaient ici. Il était dans cet état rare et béni où un homme voit ses rêves sortir des recoins du grenier aux chimères et prendre la consistance des faits. Jamais il n’avait vécu à une telle altitude ; il se tenait à l’arrière-plan, écoutait, observait, savourait, répondait par monosyllabes réticents — à elle : « Oui, mademoiselle » ou « Non, mademoiselle », ou bien à sa mère : « Oui, madame » ou « Non, madame ». Il refréna le réflexe acquis pendant ses années de mer, qui lui dictait de dire à ses frères : « Oui, monsieur » et « Non, monsieur 1 ». C’eût été, selon lui, une réaction déplacée et un aveu d’infériorité, bien mal venu pour faire la conquête de la jeune fille. Et puis sa fierté devait avoir le dernier mot. « Nom de dieu ! s’exclama-t-il une fois à part lui, je ne vaux pas moins qu’eux, et s’ils savent des quantités de choses que j’ignore, je pourrais leur en apprendre moi aussi quelques-unes ! » Et la minute d’après, lorsque sa mère ou elle l’appelaient « Mr. Eden », son orgueil farouche passait à la trappe, tout son être était réchauffé et rayonnait de plaisir. C’était un homme civilisé, voilà ce qu’il était, dînant d’égal à égal avec des gens qu’il connaissait par les livres. Lui-même était dans ces livres, lancé à l’aventure dans les pages imprimées d’ouvrages reliés. Mais tandis qu’il donnait le démenti à la description qu’Arthur avait faite de lui, présentant l’apparence d’un doux agneau plutôt que celle d’un sauvage, il se creusait la cervelle pour établir un plan d’action. Il n’était pas un doux agneau, et le rôle de second violon ne convenait nullement à sa nature excessivement dominatrice. Il ne parlait que lorsqu’il y était contraint, et son discours alors n’était pas moins heurté et hésitant que l’avait été sa marche jusqu’à la table : il cherchait ses mots à tâtons dans son lexique polyglotte, s’interrogeant sur des vocables qu’il savait appropriés mais qu’il craignait de mal prononcer, en rejetant d’autres qu’il savait ne pas pouvoir être compris ou qui seraient jugés grossiers et vulgaires. Mais il était constamment accablé par la certitude que le soin extrême qu’il apportait à sa prononciation le rendait ridicule, l’empêchait d’exprimer ce qu’il avait à dire. En outre, son amour de la liberté s’irritait des contraintes, à la manière dont son cou s’irritait de l’entrave d’un faux col amidonné. D’ailleurs, il était convaincu qu’il ne tiendrait pas jusqu’au bout. L’intelligence et la sensibilité étaient chez lui naturellement très développées, et son esprit créateur ruait dans les brancards. Il se retrouvait vite tenu en lisières par l’idée ou la sensation qui en lui se débattait dans les affres de la parturition pour acquérir forme et expression, et alors il s’oubliait et oubliait où il était, et les vieux mots — les outils du langage qu’il connaissait — lui échappaient… Une fois, il refusa quelque chose que la domestique lui proposa, et comme cette dernière l’interrompait et l’importunait derrière son épaule, il lui lança un « Pao ! » sec et vigoureux. Tous les regards se fixèrent instantanément sur lui, expectants ; la domestique arborait un air supérieur ; lui-même était submergé de honte, mais il se reprit vite. « C’est le mot canaque pour dire “Fini”, expliqua-t-il, et il 1 m’est venu comme ça. On l’écrit p-a-o. » Il rencontra le regard qu’elle tenait fixé sur ses mains avec une curiosité interrogative, et, comme il se sentait d’humeur à donner des explications, il dit : « Je débarque tout juste d’un des vapeurs postaux du Pacifique. Comme il était en retard, on a dû bosser comme des nègres dans les ports du détroit de Puget pour charger la cargaison, du fret mixte, si vous voyez ce que c’est. C’est comme ça que je me suis écorché les mains. — Oh, non ! il ne s’agit pas de cela, précisa-t-elle en hâte à son tour. Vos mains me semblaient trop petites pour votre corps. » Il sentit ses joues s’empourprer. Il croyait qu’elle révélait publiquement une autre de ses déficiences. « Oui, avoua-t-il sur le ton du dénigrement, elles sont pas assez solides pour ce que je leur demande. Je peux frapper comme un mulet avec mes bras et mes épaules. Ils sont trop forts, et quand j’abîme la mâchoire d’un gars, je m’abîme aussi les mains. » Il n’était pas content de ce qu’il venait de dire. Il se dégoûtait. Il n’avait pas assez surveillé sa langue et s’était mis à parler de choses malséantes. « C’était courageux de votre part d’aider Arthur comme vous l’avez fait, alors que vous ne le connaissiez pas », dit-elle avec tact, sentant son embarras, mais incapable d’en comprendre la raison. Il prit à son tour la mesure de ce qu’elle venait de faire, et la soudaine flambée de gratitude qui lui réchauffa le cœur lui fit oublier une fois encore de contrôler son expression. « C’était vraiment rien du tout. N’importe qui aurait fait pareil. Cette bande de vauriens cherchait la bagarre, et Arthur, lui, il embêtait personne. Ils lui sont tombé dessus, alors moi je leur ai tombé dessus et j’en ai caressé quelques-uns. C’est comme ça que je me suis écorché un peu la peau des mains, et qu’eux ils y ont laissé quelques dents. J’aurais manqué ça pour rien au monde. Quand j’ai vu… » Il s’arrêta, la bouche ouverte, au bord du gouffre où le menait cette dépravation de sa nature qui le rendait totalement indigne de respirer le même air qu’elle. Et tandis qu’Arthur reprenait pour la vingtième fois le récit de sa mésaventure avec les voyous avinés du ferry, racontant comment Martin Eden s’était précipité pour lui porter secours, ledit Martin Eden, fronçant les sourcils, songeait qu’il s’était rendu ridicule et se torturait les méninges pour définir une fois pour toutes la conduite à tenir avec ces gens. Il n’avait guère brillé jusque-là. Il n’appartenait pas à leur tribu et ne parlait pas leur patois — ainsi voyait-il les choses. Il ne pouvait pas faire semblant d’être des leurs. Le simulacre serait découvert ; d’ailleurs, la simulation était étrangère à sa nature. Il n’y avait pas place en lui pour la comédie ou l’artifice. Quoi qu’il lui advînt, il lui fallait être lui-même. Il ne parlait pas encore leur langue, mais cela viendrait avec le temps. Il y était décidé. D’ici là, il devait parler, et parler dans sa langue à lui, une langue rendue moins âpre, bien sûr, afin d’être compris d’eux et de ne pas trop les choquer. De plus, il ne prétendrait jamais, même de manière tacite, connaître intimement des choses qui lui étaient inconnues. Se conformant à cette résolution, lorsqu’il entendit les deux frères, qui s’exprimaient dans le jargon universitaire, employer à plusieurs reprises le mot « trigo », Martin Eden demanda : « Qu’est-ce que c’est, la trigo ? — La trigonométrie, répondit Norman, une forme supérieure de math. — Et math… c’est quoi ? » poursuivit-il, provoquant par sa question l’hilarité de Norman. « Les mathématiques, l’arithmétique », lui fut-il répondu. Martin Eden hocha la tête. Il venait d’entr’apercevoir l’existence des champs apparemment illimités de la connaissance. Ce qu’il voyait acquérait la consistance des choses tangibles. Son exceptionnelle capacité de vision prêtait une forme concrète aux abstractions. Dans l’alambic de son cerveau, la trigonométrie, les mathématiques et l’immensité du savoir que ces mots dénotaient étaient transmuées en autant de paysages. Les panoramas qui s’ouvraient sous ses yeux étaient des perspectives de frondaisons et de clairières baignées d’une douce lumière ou trouées d’éclairs. Au loin, les détails se perdaient dans un voile de brume violette, mais il savait que derrière ce halo l’inconnu brillait de mille feux, qu’un merveilleux roman l’attendait. C’était pour lui comme un alcool. Là était l’aventure, quelque chose qui requérait sa tête et ses mains, un monde à conquérir — et tout aussitôt, une pensée surgit d’un recoin de sa conscience… conquérir, la gagner, cette âme blanche comme un lys assise à côté de lui. Arthur mit cette vision étincelante en pièces, et elle s’évanouit ; tout au long de la soirée, il s’était évertué à attirer son sauvage sous les feux de la rampe. Martin Eden se rappela sa résolution. Pour la première fois, il devint lui-même, de manière consciente et volontaire d’abord, puis il se laissa aller au bonheur de la création, peignant devant son auditoire un tableau de sa vie telle qu’il la vivait. Il était membre de l’Halcyon, une goélette contrebandière, quand celle-ci fut arraisonnée par un cotre des gardes-côtes. Il regardait les yeux grands ouverts et savait raconter ce qu’il avait vu. Il mit devant eux la mer grosse, les marins et les navires sur l’océan. Gagnés par sa puissance de vision, ils voyaient avec ses yeux à lui ce qu’il avait vu. Il choisissait chaque détail, dans un ensemble considérable, avec la sûreté d’un artiste, peignant des scènes de la vie maritime flamboyantes, rutilantes de lumière et de couleur, auxquelles il conférait une telle animation que ses auditeurs voguaient avec lui sur la lame puissante de sa rude éloquence et de son enthousiasme. À certains moments, le réalisme de son récit et son vocabulaire les choquaient, mais la beauté ne tardait jamais à paraître dans le sillage de la violence, et après le drame venait l’apaisement de l’humour et de ses commentaires sur les bizarreries et les complexités du caractère des marins. Tandis qu’il parlait, la jeune fille le regardait avec stupéfaction. Son feu la réchauffait. Elle se demandait si sa vie n’avait pas été qu’un long hiver. Elle voulait se pencher vers cet homme brûlant, rougeoyant comme un volcan en éruption qui crache force, vigueur et santé. Elle sentait en elle le besoin de se pencher vers lui, auquel elle ne résistait que par un énorme effort. Puis une impulsion contraire la faisait se détourner de lui. Elle était dégoûtée par ces mains lacérées, dans la chair desquelles le labeur avait incrusté toutes les saletés de l’existence, dégoûtée par la marque rouge du faux col et par les muscles saillants. La rudesse de cet homme lui faisait peur ; chaque terme grossier était un outrage à son oreille, chaque scène brutale de sa vie, une offense à son âme. Pourtant, elle succombait une nouvelle fois à la force qui l’attirait vers lui, et elle finit par croire qu’il devait être un démon pour exercer un tel pouvoir sur elle. Tout ce qui était le plus solidement fixé dans son esprit vacillait. Il menait sa vie d’aventure sans nul souci des convenances. Devant son mépris des périls et ce rire qui lui venait si facilement, l’existence cessait d’être une succession d’efforts et de contraintes pénibles, et devenait un hochet avec lequel on pouvait jouer de toutes les manières avec insouciance et pour son plus grand plaisir, puis jeter négligemment de côté. « Eh bien, joue donc ! » disait une voix venue du plus profond d’elle-même. « Penche-toi vers lui, si c’est ce que tu désires, et pose tes deux mains sur son cou ! » Elle voulut protester contre l’audace de cette pensée, et c’est vainement qu’elle mit sur un plateau de la balance tout ce qu’elle était, sa pureté morale et sa culture, et sur l’autre ce qu’il n’était pas, lui. Elle regarda autour d’elle et vit que les autres l’écoutaient, envoûtés, les yeux écarquillés. Elle eût sombré dans le désespoir si elle n’avait pas surpris de l’horreur dans le regard de sa mère, une horreur mêlée de fascination, il est vrai, mais de l’horreur malgré tout. Cet homme venu des ténèbres extérieures était néfaste. Sa mère avait vu cela, et sa mère avait raison. Elle ferait confiance au jugement de sa mère sur ce point, comme elle l’avait toujours fait en tout. Le feu de cet homme ne la réchauffait plus, et la peur qu’il lui inspirait ne la troublait plus. Plus tard, au piano, elle joua pour lui comme pour un ennemi, ou plutôt contre lui, agressivement, avec la vague intention de lui faire sentir le caractère infranchissable du gouffre qui les séparait. Sa musique était une matraque dont elle l’assommait avec violence ; et, tout étourdi et meurtri qu’il fût, ces coups l’excitaient. Il la regardait médusé. Dans son esprit à lui aussi, le gouffre se creusait, pas aussi vite, cependant, que ne croissait son rêve de le franchir. Mais la sensibilité de cet homme était un système trop complexe pour qu’il restât assis toute une soirée à contempler un gouffre, en particulier quand on faisait de la musique. Il était étonnamment réceptif à la musique. Elle était pour lui comme une boisson forte, qui le menait à des paroxysmes de sensation, une drogue qui prenait possession de son imagination et l’emportait à travers les nuages, haut et loin dans le ciel. La musique reléguait les faits sordides, inondait son âme de beauté, libérait l’esprit d’aventure et mettait des ailes à ses talons. Il ne comprenait pas la musique qu’elle jouait, qui était différente de celle des pianos de bastringue et des orphéons braillards qu’il avait entendus. Mais il en avait entr’aperçu l’existence dans les livres, et il acceptait presque aveuglément ce qu’elle jouait, attendant d’abord avec patience le bercement des cadences simples et marquées, puis contrarié par la brièveté de ces passages. Au moment où il saisissait l’élément rythmique et où son imagination s’était mise à l’unisson de ce qu’il entendait, ces cadences se dissipaient dans un magma sonore qui n’avait plus aucune signification pour lui et faisait retomber sa rêverie à terre comme un poids mort. Il lui vint une fois à l’idée qu’il y avait une rebuffade délibérée dans tout cela. Ayant senti une intention hostile, il s’efforça de comprendre le message que ses doigts composaient sur les touches du clavier. Puis il jugea cette pensée indigne et extravagante, l’écarta et s’abandonna sans réserve à la musique. Le charme ancien opéra bientôt de nouveau. Ses pieds n’étaient plus d’argile, sa chair devenait esprit ; devant ses yeux et derrière ses yeux, ce n’était qu’un ruissellement de splendeur ; puis la scène qu’il avait devant lui s’évanouissait et il était loin, il flottait au-dessus du monde, un monde d’un grand prix. Le connu et l’inconnu se mêlaient dans le spectacle de rêve dont était formée sa vision. Il entrait dans les ports curieux de pays baignés de soleil, déambulait dans des marchés parmi des peuples barbares qu’aucun homme n’avait encore jamais vus. Ses narines humaient les odeurs des îles aux épices qu’il avait respirées pendant des nuits torrides et asphyxiantes en mer ; ou bien il affrontait les alizés du sud-est tout au long des interminables journées des Tropiques, voyant disparaître derrière lui sur une mer turquoise des chapelets d’îlots coralliens hérissés de palmiers, et surgir à sa proue sur une mer turquoise d’autres chapelets d’îlots coralliens hérissés de palmiers. Les images allaient et venaient, rapides comme la pensée. À un moment, chevauchant un bronco, il traversait au galop le désert de l’Arizona aux couleurs féeriques ; l’instant d’après, il contemplait depuis une hauteur, à travers le voile d’une brume de chaleur, le sépulcre blanchi de la vallée de la Mort ; ou bien il avançait à l’aviron sur un océan glacial, où d’immenses îles de glace scintillaient au soleil. Il était étendu sur une plage de corail où les cocotiers poussaient jusqu’au bord de l’eau doucement murmurante. La carcasse d’une vieille épave brûlait avec des flammes bleues à la lueur desquelles dansaient les danseuses de 1 hula ; des chanteurs, auprès, psalmodiaient des chants d’amour barbares, accompagnés des ukulélés tintinnabulants et du grondement des tam-tams. C’était une nuit tropicale vouée à la volupté. Le cratère d’un volcan, au loin, dressait sa silhouette contre les étoiles. Un pâle croissant de lune glissait lentement dans le ciel, la Croix du Sud brillait juste au-dessus de l’horizon. Il était une harpe ; sa vie passée et sa conscience en étaient les cordes ; le flot de la musique venait frapper ces cordes comme un grand vent et, en les faisant vibrer, suscitait souvenirs et rêves. Il ne faisait pas qu’éprouver : les sensations se manifestaient dans des formes, des couleurs, des éclats, et les audaces de son imagination s’objectivaient comme par magie, prenant un caractère sublime. Le passé, le présent et le futur se mêlaient ; et, comme dans un bercement, il allait vers Elle, héros de nobles aventures et de fiers exploits dans un monde vaste et accueillant — vers elle, oui, et avec elle, et il gagnait son cœur, il la serrait dans ses bras, l’emportait dans sa course à travers les territoires sur lesquels régnait son esprit. Elle, jetant des coups d’œil par-dessus son épaule, voyait un peu de tout cela sur les traits du jeune homme. Sa face était transfigurée, avec de grands yeux brillants qui perçaient le voile des sons et apercevaient au-delà la pulsation de la vie et les fantômes géants de l’esprit. Elle était stupéfaite. Le béjaune, l’empoté, le rustre avaient disparu. Les vêtements de coupe grossière, les mains écorchées, le visage recuit étaient toujours là ; mais ils lui semblaient être la grille d’une porte de prison à travers laquelle elle distinguait une grande âme privée de tout pouvoir d’expression par l’incapacité de ces lèvres sans force à lui donner voix. Cette perception ne dura que le temps d’un éclair, puis le rustre lui apparut de nouveau, et ce caprice de son imagination la fit sourire. Mais l’impression produite par cette vision fugitive ne s’effaça pas tout de suite, et lorsque vint pour lui le moment d’opérer une retraite maladroite, elle lui prêta le volume de Swinburne et un autre de Browning (elle étudiait Browning dans un de ses cours de littérature). Le voyant planté là rougissant, à bredouiller des remerciements comme un petit garçon, elle sentit monter en elle une vague de pitié, comme une mère eût pu en éprouver. Elle oublia le rustre, l’âme emprisonnée, l’homme dont le regard viril avait causé en elle délice et effroi. Elle ne vit plus devant elle qu’un enfant qui mettait dans sa main, pour la serrer, une main aussi calleuse qu’une râpe à muscade, une main qui lui égratignait la peau, et lui disait, d’une voix entrecoupée : « Le plus beau moment de ma vie. Vous comprenez, j’ai pas l’habitude de choses… » Il jetait autour de lui des regards désemparés. « … de gens et de maisons comme ça. C’est nouveau pour moi et ça me plaît beaucoup. — J’espère que vous reviendrez », dit-elle, tandis qu’il prenait congé de ses frères. Il mit sa casquette, franchit le seuil d’un pas vacillant et disparut. « Eh bien, comment le trouves-tu ? demanda Arthur. — Très intéressant, répondit-elle. Une bouffée d’ozone. Quel âge a-t-il ? — Vingt ans, presque vingt et un. Je le lui ai demandé cet après-midi. Je ne le croyais pas si jeune. » Et j’ai trois ans de plus que lui, songea-t-elle, en souhaitant, d’un baiser, bonne nuit à ses frères. CHAPITRE III Descendant l’escalier, Martin Eden enfonça sa main dans la poche de son paletot. Il en sortit du papier de riz brun et une pincée de tabac mexicain ; il roula une cigarette d’un geste adroit. Il aspira la première bouffée jusqu’au fond de ses poumons et la rejeta en une longue et lente exhalation. « Nom de dieu ! » s’exclama-t-il, pantois, émerveillé. Puis il répéta : « Nom de dieu ! » Et une fois encore, dans un murmure : « Nom de dieu ! » Il porta la main à son faux col, l’arracha de sa chemise et le fourra dans sa poche. Malgré la petite pluie fine qui tombait, il se découvrit la tête, déboutonna sa veste et se mit en route d’un pas allègre, magnifiquement indifférent à tout. C’est à peine s’il remarquait qu’il pleuvait. Dans l’état extatique qui était le sien, il rêvait et reconstruisait les scènes qu’il venait de vivre. Il avait enfin rencontré la femme, celle à laquelle il n’avait jamais vraiment pensé, étant peu enclin à penser aux femmes, mais qu’il avait confusément espéré rencontrer un jour. Il avait été assis à côté d’elle à table. Il avait senti sa main dans la sienne ; il avait eu, en plongeant ses yeux dans les siens, la révélation d’un esprit admirable, mais pas plus admirable que les yeux au fond desquels il brillait, ni que la chair qui lui donnait forme et expression. Il ne pensait pas à la jeune femme comme à un être de chair en tant que tel, ce qui était nouveau pour lui, car c’était sous cet angle exclusivement qu’il avait considéré les femmes jusqu’alors. Sa chair à elle était, d’une certaine façon, différente. Il ne songeait pas à son corps comme à un corps, sujet aux maux et aux fragilités des corps. Ce corps était bien plus que l’enveloppe de son esprit : il en était une émanation, la pure et gracieuse cristallisation de son essence divine. Cette idée de divinité le troublait ; elle le tira brutalement de ses rêves et le ramena à des considérations moins extravagantes. Rien ne lui avait jamais jusque-là laissé pressentir ou entr’apercevoir la présence du divin. Il n’avait jamais cru en Dieu. Il avait toujours été irréligieux, se moquant de bon cœur des guides spirituels et de leur immortalité de l’âme. Il n’y avait pas de vie dans l’au-delà, soutenait-il ; la vie était ici et maintenant, puis venait une éternité de ténèbres. Pourtant, c’était l’âme qu’il avait entrevue dans ces prunelles, l’âme immortelle, l’âme qui ne meurt pas. Aucun des hommes, aucune des femmes qu’il avait connus ne lui avait communiqué le message de l’immortalité. Elle, si. Elle le lui avait murmuré dès son premier regard. Il marchait, et le visage de la jeune femme brillait devant ses yeux, pâle et grave, doux et sensible, lui adressant un sourire de pitié et de tendresse comme seul un esprit peut le faire, un sourire pur comme il n’avait jamais imaginé que la pureté pût être. Il reçut la révélation de cette pureté comme un choc ; il en fut ébranlé. Il connaissait le bien et le mal, mais la pureté… Il ne lui avait jamais effleuré l’esprit que ce pût être un attribut de l’existence. Maintenant, à travers elle, il concevait la pureté comme la forme superlative du bien et de la probité, et la somme de ces vertus représentait la vie éternelle. Tout aussitôt, son imagination l’excita à la possession de la vie éternelle. Il n’était pas digne de porter l’eau pour elle, il le savait ; c’était à un miracle, un extraordinaire coup de chance qu’il devait d’avoir pu la voir, de se trouver avec elle et de lui parler ce soir. C’était un hasard. Il n’y était pour rien. Il ne méritait pas une telle bonne fortune. Il était envahi d’émotions religieuses : il se sentait humble, doux comme un agneau ; il était pénétré de son insignifiance. C’est dans cet état d’esprit que les pécheurs vont s’agenouiller au banc des pénitents. Il avait commis un péché. Mais tout comme les doux et les humbles au banc des pénitents 1 entrevoient quelques images sublimes du faste de leur princière existence à venir, il entr’apercevait par éclairs la condition qui serait la sienne lorsqu’il posséderait la jeune femme. Cette possession, cependant, était obscure et confuse, et entièrement différente de ce qu’il connaissait sous ce nom. L’ambition, d’un vol éperdu, s’élevait toujours plus haut dans le ciel, et il se voyait montant à l’assaut des hauteurs avec elle, échangeant avec elle des pensées, jouissant avec elle de belles et nobles choses. Ce dont il rêvait, c’était d’une possession spirituelle d’un raffinement sans pareil, d’une camaraderie de deux esprits libres qu’il était incapable de définir avec précision, de manière réfléchie. La réflexion ? Non, il ne pensait pas. La sensation triomphait de la raison, et il frissonnait, frémissait sous l’empire d’émotions nouvelles, se laissant entraîner délicieusement sur une mer de sensibilité où le sentiment lui-même était exalté, spiritualisé, mené au-delà des plus hauts sommets de l’existence. Il avançait en titubant comme un homme ivre ; il murmurait à voix haute, avec ardeur : « Nom de dieu ! Nom de dieu ! » Un agent de police, au coin d’une rue, lui lança un regard soupçonneux, puis, ayant remarqué sa démarche de marin, lui demanda : « Où est-ce que tu t’es pinté comme ça ? » Martin Eden retomba sur terre. Sa nature, pareille à une eau vive, lui permettait de s’adapter prestement et, comme elle, de couler jusque dans les plus petits recoins et de les remplir. La question de l’agent lui remit sur-le-champ les idées en place ; il saisit clairement la situation. « Joli spectacle, non ? répliqua-t-il en éclatant de rire. Je me rendais pas compte que je parlais tout seul. — Dans cinq minutes, tu chanteras, diagnostiqua l’agent. — Oh non ! Donnez-moi du feu et je rentre chez moi par le premier tram qui passe. » Il alluma sa cigarette, souhaita bonne nuit et poursuivit son chemin. « Ça t’épate, hein ? s’écria-t-il sous cape. Ce flic croyait que j’étais soûl. » Il songea, le sourire aux lèvres : « Je devais l’être, en effet, ajouta-t-il, mais je ne pensais pas qu’un visage de femme pouvait faire ça. » Dans Telegraph Avenue, il attrapa un bus pour Berkeley. La voiture était pleine d’adolescents et de jeunes gens qui chantaient des chansons et lançaient par intervalles des cris d’étudiants. Il les observa avec curiosité. C’étaient des garçons de l’université. Ils fréquentaient la même université qu’elle, appartenaient à la même classe sociale ; peut-être la connaissaient-ils et pouvaientils la voir tous les jours s’ils le voulaient. Il était surpris qu’ils n’en aient pas eu le désir, qu’ils se soient payé du bon temps de la sorte au lieu de passer la soirée avec elle, de parler avec elle, de former autour d’elle un cercle d’adorateurs éperdus. Il laissa sa pensée vagabonder. Il remarqua l’un des passagers qui avait des yeux bridés et une bouche lippue. Ce type était vicieux, décréta-til. Sur un bateau, ce serait un faux-jeton, un geignard, un ragoteur. Lui, Martin Eden, valait mieux que ce type. Cette pensée le réconfortait, le rapprochait d’Elle, lui semblait-il. Il entreprit de se comparer avec les étudiants. Le sentiment de posséder une belle mécanique musculaire le rassura : physiquement, il était leur maître. Mais ils avaient la tête pleine d’un savoir qui leur permettait de parler le même langage qu’elle, et cette pensée le déprima. À quoi donc servait un cerveau ? demanda-t-il avec feu. Ce qu’ils avaient fait, il pouvait le faire. Ils étudiaient la vie dans les livres, tandis que lui s’occupait à la vivre. Son cerveau était aussi riche de connaissances que le leur, mais c’étaient des connaissances d’une autre sorte. Combien d’entre eux étaient capables de faire un nœud de sifflet de bosco, de tenir une barre, d’assurer une vigie ? Sa vie défilait sous ses yeux en une succession de scènes pleines de périls et d’audace, de labeur et de dures épreuves. Il se rappela ses échecs et ses déboires pendant son temps d’apprentissage. En tout cas, c’était déjà autant de pris. Plus tard, il leur faudrait commencer à vivre pour de bon et en baver comme il en avait bavé. Fort bien. Pendant qu’ils s?

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