La « guerre au terrorisme » (2001-2021) - 2024-2025 PDF
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Sorbonne Université - Faculté des Sciences (Paris VI)
David Cumin
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Summary
Cet ouvrage analyse la "guerre au terrorisme" de 2001 à 2021, en examinant les interventions militaires en Afghanistan et en Irak, le contexte géopolitique de l'époque, et la doctrine jihadiste. L'auteur explore les origines, le déroulement et le dénouement de cette période de conflit, en mettant en lumière les relations entre les puissances occidentales et le monde musulman.
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1 David CUMIN LA « GUERRE AU TERRORISME » (2001-2021). Jihadisme (local ou global), fitna, Puissances occidentales (ou autres) « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert...
1 David CUMIN LA « GUERRE AU TERRORISME » (2001-2021). Jihadisme (local ou global), fitna, Puissances occidentales (ou autres) « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus). SOMMAIRE Introduction I Des attentats du 11 Septembre au nouveau contre-terrorisme et à l’intervention militaire en Afghanistan ou ailleurs puis en Irak (2001-2003) II Le State building et la contre-insurrection en Afghanistan et en Irak, les autres fronts jihadistes et la poursuite du contre-terrorisme global (2003-2011) III Des « printemps arabes » aux guerres civiles internationalisées au Proche-Orient et en Afrique saharo- sahélienne (2011-2013) IV Apogée puis effondrement du « Califat » irako-syrien, regain du terrorisme en Europe, extension du jihadisme en Afrique et retour des Talibans en Afghanistan (2013-2021) Conclusion 2 INTRODUCTION A l’aube du XXIème siècle, se télescopèrent l’unipolarité américaine et l’hégémonie occidentale post-Guerre froide d’une part, le jihadisme comme doctrine musulmane (détournée)1 de la guerre et mode de contestation de l’ordre mondial (américanocentré) d’autre part. Selon la numérologie cultivée par les jihadistes, le 11/9 (11 septembre 2001, nine eleven en anglais) est l’antonyme du 9/11 (9 novembre 1989, eleven nine, date de la chute du Mur de Berlin, emblématique de la fin du communisme et du conflit Est-Ouest), et celui-ci (la victoire américaine, simplement temporaire) annonce celui-là (l’avènement du millenium islamique, salvateur). Il provoqua en tout cas la « guerre au terrorisme ». Celle-ci acheva de rompre le partenariat noué par les Etats-Unis avec le salafisme insurrectionnel contre l’URSS et ses alliés dans la phase finale de la Guerre froide (1979-1989). Elle conféra à l’USCENTCOM, un des commandements militaires américains dans le monde, l’importance qu’exprime son nom, même s’il fut surplombé par la CIA. Elle fut un aspect et un moment dans l’histoire longue de la guerre et de la police, du jihadisme et du terrorisme 2, de l’Afghanistan et de l’Irak, du monde musulman, des relations Islam/Occident, des relations internationales. Peut-être apparaîtra-t-elle dans l’avenir comme un intermède entre, d’une part, l’unipolarité et l’après-Guerre froide (années 1990), d’autre part, la multipolarisation et le retour de la compétition stratégique entre Etats géants3 (années 2020 et suivantes)4. 1) Origine et trajectoire de la « guerre au terrorisme » A l’origine factuelle de la « guerre au terrorisme », il y eut 1) un choc, puis 2) un discours, une désignation et une occultation, un programme, un slogan et une narration, une injonction, dont 3) les effets se déploieront sur deux décennies – vingt minutes d’attentats (il est vrai, précédés de longs préparatifs, notamment apprendre à piloter des avions), vingt ans de guerre. 1) Le choc physique, et symbolique, consista en une série d’actes aériens violents, commis sur la côte Est des Etats-Unis d’Amérique, dont les images furent et seront retransmises en boucle par les médias audiovisuels. A savoir : des avions transformés en missiles, par des ravisseurs armés de couteaux, qui les lancent sur des immeubles au sol, en faisant délibérément le sacrifice de leurs vies, outre celles des passagers et des équipages, soit la combinaison du détournement aérien ciblé et de l’attentat-suicide aveugle. Ce 11 septembre 2001, étaient perpétrés les attentats les plus meurtriers (3000 tués), destructeurs (dix milliards de dollars de dégâts) et spectaculaires (quasi retransmis en direct) de l’histoire, par des membres d’Al-Qaïda, au nom du jihad donc d’Allah, contre la première puissance mondiale elle-même, sur son propre territoire. Tel fut le point de départ : un Evènement, que l’on pourrait appeler « théologico-politique ». Cet évènement avait une généalogie derrière lui, remontant à la Guerre froide, à l’Afghanistan, à la guerre du Golfe et à l’Irak Annexes 1, 2, 3. 2) Dès le lendemain, il déboucha sur un discours : la qualification d’actes de guerre par le Président Bush 5. En janvier 2002, le discours fut suivi d’une désignation : « l’axe du mal »6 comportant Irak, Iran, RDPC, et d’une occultation : alors qu’aucun terroriste n’était irakien, iranien ou nord-coréen (ni afghan) et que la plupart (quinze 1 La plupart des « jihadistes » ne respectent pas les règles du droit de la guerre islamique. 2 Les attentats en général, les attentats islamistes en particulier sont antérieurs à 2001. En France, la première loi antiterroriste remonte à 1986. 3 Etats-Unis, Russie, RPC, Inde. 4 Même durant les vingt années, la menace, selon les agendas de sécurité et de défense français ou européens, n’était pas seulement « au Sud », mais « à l’Est ». 5 « Ces attaques étaient plus que des actes de terreur, elles étaient des actes de guerre ». 6 Emprunt à « l’empire du mal », expression de Reagan sur l’URSS. 3 sur 19) étaient Saoudiens, l’Arabie Saoudite fut certes inquiétée (par le rapport Murawiec) 7, mais pas désignée8 (alors qu’après le premier attentat contre le World Trade Center le 26 février 1993, la Maison Blanche avait frappé le Soudan car il y avait cinq Soudanais parmi les quinze terroristes). Puis vint un (double) programme (global et régional) : éradiquer le terrorisme en faisant la guerre à ceux qui l’utilisent ou le tolèrent (programme de 2001), mais aussi en procédant à la « démocratisation » du « Grand Moyen-Orient » (programme de 2003). Ainsi évolué, le programme fut doté d’un slogan immédiat qui se mua en narration durable : la « guerre au terrorisme ». Ce slogan et cette narration, venus des Etats-Unis, furent repris plus ou moins tôt (par les adeptes) ou plus ou moins tard (par les critiques) dans le monde entier, alliés comme adversaires des Etats-Unis, et jusqu’à l’ONU (dont l’Assemblée générale n’a pourtant toujours pas défini le terrorisme)9. L’injonction était de suivre l’Amérique, suivant la fameuse formule du Président Bush : « qui n’est pas avec nous est contre nous ». 3) En résultèrent, sur une génération et plus, une série d’actions publiques intérieures et internationales, dont deux States building en Afghanistan et en Irak, une série de « sanctions » économiques et d’opérations armées dans le monde musulman, dont vingt ans de guerre en Afghanistan (2001-2021) et seize ans de guerre en Irak (2003- 2019), deux pays qui se trouvaient déjà en état de belligérance quasi continu l’un depuis 1978 et l’autre depuis 1980, deux pays (l’un ancien, l’autre récent) qui entourent l’Iran et qui faisaient partie de l’aire impériale persane. Bien sûr, de 2001 à 2021, ni les relations internationales ni les Etats-Unis ni la conflictualité internationale ne se bornèrent à la « guerre au terrorisme ». L’autre axe géopolitique structurant s’inscrivit et s’inscrit toujours en continuité de l’ancien conflit Est-Ouest : l’Amérique poursuit le roll back de la Russie sur ses marches ouest et le containment de la Chine populaire sur ses marches maritimes. Un gigantesque bras de fer se déploie, sur les franges ouest de l’Eurasie, entre l’attraction centrifuge occidentale et la prépondérance centripète panrusse, sur l’arc insulaire et péninsulaire extrême-oriental, entre l’orbite économique chinoise et l’alliance militaire américaine. Notons le paradoxe cardinal (la disjonction du militaire et de l’économique) : en même temps que l’armée américaine endiguait la RPC, les FMN, notamment américaines, ne cessaient d’y investir, d’y créer des filiales, d’y délocaliser leurs activités industrielles et d’y réexporter vers le monde entier, dont l’Amérique. C’est ainsi que la RPC se développa, par extraversion économique et ouverture des marchés ; à cet égard, un coup d’accélérateur fut donné lorsque la Chine entra dans l’OMC, l’année même des attentats à l’origine de la « guerre au terrorisme »10. 2) Dénouement de la « guerre au terrorisme » (le semi-échec ou le semi succès des Etats-Unis) Toute guerre se déclenche, se déroule et se dénoue. Le déclenchement a été évoqué. Le déroulement sera exposé. Quel dénouement ? La « guerre au terrorisme » est-elle terminée ? Si oui, est-ce le retrait américain d’Afghanistan le 31 août 2021 (conformément à l’accord de Doha du 29 février 2020) qui en marque la fin ou est-ce l’élimination d’al-Zawahiri (l’ancien n°2 d’Al-Qaïda, devenu n°1 après l’élimination de Ben Laden le 2 mai 2011) le 31 juillet 2022 ? Ce sera le 31 août 2021 si l’on met en avant le volet « Afghanistan », le 31 juillet 2022 si l’on met en avant le volet « Al-Qaïda ». Echec ou succès des Etats-Unis ? Echec : les Talibans ont repris le pouvoir. Quant à la mort d’al-Zawahiri, elle ne signifie pas la fin du jihadisme ni du terrorisme11. Al-Qaïda, « l’Etat islamique », leurs affiliés (ceux qui reprennent la dénomination) et leurs 7 Publié le 10 juillet 2002, le rapport de Laurent Murawiec, chercheur à la Rand Corporation, affirmait que l’Arabie saoudo-wahhabite, propageant et finançant le salafisme international, était la source même du terrorisme islamique. Il proposait de renverser le régime irakien, puis de s’appuyer sur le nouvel Irak allié à l’Amérique, enfin d’adresser un ultimatum à l’Arabie pour l’intimer de cesser toute aide publique ou privée à toute action anti-américaine, anti-israélienne ou antioccidentale, sous peine de rétorsion entrainant le renversement du régime avec l’appui de la Jordanie hachémite d’une part, des chiites du Hasa d’autre part. 8 On sait le deal saoudo-américain depuis 1945 : pétrole-dollar, avec stabilité des prix, contre protection militaire, sans critique du régime. 9 Depuis 1996. 10 Evènement retentissant d’un côté, poursuite d’une transformation silencieuse de l’autre. 11 Or, le Président Bush disait : « notre guerre ne s’achèvera que lorsque tous les groupes terroristes ayant une portée mondiale auront été arrêtés et défaits ». 4 affidés (ceux qui prêtent allégeance) existent toujours – à preuve les attentats en Europe occidentale (depuis octobre 2023), en Iran (janvier 2024), à Moscou (mars 2024)… Il y a quand même un succès des Etats-Unis : s’ils n’ont pas réussi à reconstruire l’Afghanistan, ils y ont éliminé Al-Qaïda et ils ont brisé l’association des Talibans avec Al-Qaïda, puisqu’en vertu de l’accord de Doha, les Talibans se sont engagés à ne pas menacer la sécurité des Etats-Unis ni celle de leurs alliés et à empêcher des organisations telles qu’Al-Qaïda ou l’EI d’opérer sur ou depuis le sol afghan. A cet égard, l’exécution d’al-Zawahiri dans sa résidence à Kaboul par la frappe d’un drone aérien américain, faisant écho au sacrifice d’Al-Qaïda par les Talibans, pourrait se justifier par les clauses de Doha : en l’absence de vigilance ou de diligence due par le Gouvernement taliban, les Etats-Unis se substituent à lui. Autre succès : l’EI a été anéanti en Irak et en Syrie en 2017-2019 ; mais cela n’a pas été dû qu’à l’intervention (tardive) américaine, et le prix à payer fut le maintien du régime d’Assad à Damas, que les Etats- Unis voulaient initialement renverser. L’échec le plus net se situe du côté de la « démocratisation » du « Grand Moyen-Orient ». L’objectif correspondit au tournant de l’Afghanistan à l’Irak dans le programme américain et il se corrélait à une vision du monde chez les néoconservateurs en poste à Washington12. Celle-ci faisait la synthèse des deux grandes représentations post- Guerre froide : le « choc des civilisations » de Samuel Huntington et la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Elle les amenait à se focaliser sur le monde musulman et sa transformation afin de le conduire, à son tour (après l’Europe de l’Est), à la démocratie à l’occidentale. Somme toute, on détruirait Al-Qaïda en Afghanistan et on y renverserait les Talibans, complices d’Al-Qaïda, puis on renverserait Saddam Hussein en Irak, en jouant sur le désarmement imposé par l’ONU depuis 1991 ; on reconstruirait les deux Etats et on y instaurerait des démocraties ; l’Iran, cerné, tomberait sous l’attraction démocratique ; celle-ci gagnerait le monde arabe et musulman ; le jihadisme en serait éradiqué à la base ; les démocraties arabes feraient la paix avec Israël, désormais en pleine sécurité. Les objectifs n’ont pas été atteints. 1) Fin 2001, Al-Qaïda fut brisée en Afghanistan ; mais elle persista dans les confins afghano-pakistanais et, surtout, elle essaima un peu partout dans le monde musulman, notamment en Irak après 2003, où fut créée AQM, plus tard l’EIM, l’EIML13, l’EI. 2) Fin 2001, les Talibans furent renversés ; mais ils retournèrent à l’insurrection, puis ils regagnèrent le pouvoir. 3) Après 2003, l’Irak devint politiquement chiite, car la démocratie politique s’est résorbée dans la démographie religieuse, et l’influence de l’Iran y est probablement plus grande que celle des Etats-Unis. 4) L’Iran a gardé son régime, il n’est plus encerclé, et nulle démocratie ne s’est instaurée dans le monde arabe et musulman, pas même en Tunisie après les « printemps arabes » de 2011, lesquels ne doivent rien à la politique étrangère de l’administration Bush (2001-2008), davantage à celle de l’administration Obama (2009-2016). Partout, l’islam a été érigé ou maintenu en religion d’Etat. On ne peut cependant pas dire que l’Amérique a perdu et que le jihadisme a gagné : l’une demeure la première puissance mondiale, l’autre n’est arrivé au pouvoir nulle part, sauf les Talibans en Afghanistan – mais ils ne sont pas des jihadistes internationaux comme l’a confirmé l’accord de Doha, ils forment un mouvement local d’inspiration déobandie et wahhabite créé en 1994 dans les zones pachtounes afghano-pakistanaises (à Peshawar) avec le soutien actif de l’ISI et des oulémas saoudiens dans l’optique de créer un Etat islamique afghan (sunnite). Ajoutons qu’aucun attentat aussi meurtrier que celui du 11 Septembre, qui déclencha tout, n’a été réalisé depuis. 3) Le problème de la dénomination et de la configuration d’un moment et d’un aspect de la scène polémologique mondiale14 12 Dont beaucoup de juifs préoccupés par le salut d’Israël et passés de la gauche trotskiste à la droite reagano-bushienne. 13 Daech en acronyme arabe. 14 La « guerre au terrorisme » a-t-elle eu lieu, serait-on tenté de dire, en clin d’oeil à La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991), de Jean Baudrillard. Bien sûr, la guerre du Golfe eut lieu, et si elle surprit par sa rapidité victorieuse du côté de la Coalition emmenée par les 5 Toute guerre se nomme aussi, et la dénomination peut être trompeuse : « guerre du Vietnam » au lieu de « seconde guerre d’Indochine »15, ou euphémisée : « guerre du Pacifique » au lieu de guerre nippo-américaine, « guerre de Corée » au lieu de guerre sino-américaine... Le 12 septembre 2001, le Président Bush n’a pas dit « guerre au jihadisme », alors que l’Amérique au XXème siècle avait pu se déclarer en guerre contre le fascisme puis contre le communisme. Cela eût mis en cause l’islam. Il préféra, et le monde après lui, un terme criminologique, désignant une méthode illégale d’action violente : « terrorisme ». La « guerre au terrorisme » rappelait la « guerre à la drogue », déclarée et menée par les Etats- Unis en Amérique andine, avec les Gouvernements locaux, dans les années 1990, autour de la DEA. De là est né l’imbroglio sémantique, puisque l’expression est un non-sens : on ne fait pas la guerre à une méthode d’action (en gros, des attentats ou des prises d’otages), mais à une collectivité organisée et armée, en l’occurrence, des groupements se réclamant de l’islam (du salafisme plus précisément) et du jihad. Mot se terminant en « isme », « terrorisme » présentait l’avantage (comme « extrémisme ») de faire penser à une idéologie (comme fascisme ou communisme), tout en masquant l’islam, ce qui facilitait la participation de(s) pays musulmans à la coalition « antiterroriste » mondiale. Il signifiait aussi que l’ennemi ainsi (dis)qualifié ne serait pas reconnu mais criminalisé, qu’il serait traité en combattant mais qu’il n’en aurait pas le statut (« combattant illégal »), qu’il serait à la fois combattant (passible d’être tué) et criminel (passible d’être jugé). D’où les caractéristiques frappantes, originales, de cet étrange conflit armé international : la combinaison de l’exercice, d’une part, de pouvoirs de guerre sur certains théâtres, en coalition ou non, avec le consentement ou non des Gouvernements territorialement compétents, d’autre part, de pouvoirs de police administrative et judiciaire dans divers pays, en coopération internationale ou non, forcée ou non ; la quasi absence de prisonniers de guerre, combattants talibans afghans de l’automne 2001 exceptés ; la pratique des homicides ciblés en dehors des théâtres d’opérations militaires. De manière privilégiée, cette pratique consista dans l’utilisation, à l’étranger, d’un nouveau type d’arme : le drone aérien de surveillance et de combat16, et dans la formation, pour l’étranger, et au nom de la « sécurité nationale », d’un nouveau droit d’exception, entre police et guerre : le « droit pénal de (contre) l’ennemi ». Le terrorisme islamique qui frappa durement l’Occident et d’autres parties du monde suscita un ample contre-terrorisme en normes (une accumulation législative) et en actes (des mesures de guerre et de police, ainsi que des mesures exorbitantes de police). La guerre est un duel devant des tiers. Celle-ci fut déclarée, livrée et terminée par une Puissance principalement, les Etats-Unis ; elle mêla, d’une part, des conflits armés locaux internationalisés, Afghanistan, Irak, Somalie, Yémen, Libye, Syrie, Nigéria, Sahel, d’autre part, une lutte policière et judiciaire mondialisée, le tout ponctué d’homicides ciblés par milliers un peu partout dans le monde musulman en vertu du nouveau droit d’exception. Combien de victimes en tout, tués, disparus, déplacés, réfugiés ? Difficile de savoir. La « guerre au terrorisme » aura croisé une horizontalité mondiale, médiatisée, et des verticalités locales, enracinées : en d’autres termes, des éclats terroristes et contre-terroristes un peu partout dans le monde de guerres civiles locales internationalisées dans le monde musulman (l’Umma). C’est la décision américaine de mener une « guerre globale contre la terreur » (« global war against terror »), les alliés européens et l’ONU emboitant le pas à plus ou moins court terme, qui donna une unité mondiale surplombante à divers conflits locaux ; en parallèle, différents Gouvernements en proie à différentes oppositions armées intérieures ou extérieures saisirent l’opportunité de mener leur propre « guerre au terrorisme » en faisant croire qu’elle participait à la « guerre Etats-Unis et mandatée par le CSNU ainsi que par l’absence de pertes sensibles du côté de cette Coalition, c’est parce qu’elle fut dissymétrique et conventionnelle, livrée contre un pays moyen sans allié ni pouvoir dissuasif. A titre d’hypothèse, la « guerre au terrorisme », elle, est un discours unifiant momentanément (de 2001 à 2021) des scènes polémologiques (guerrières, policières et « mixtes ») multiples. 15 Les Américains voulaient éviter d’être placés en successeurs des Français. 16 Le drone aérien comme arme de prédilection se retrouve dans l’élimination d’al-Zawahiri. 6 globale »17 ; il est vrai que les Etats-Unis, et les Nations Unies, exigeaient, et continuent d’exiger, des résultats, puisque la lutte antiterroriste, faisant consensus au CSNU, fut érigé en politique publique mondiale18, dont le maillon étatique faible s’expose à ingérence voire à intervention 19. Du côté du jihadisme aussi, les échelles du local et du global se croisent : la distinction, réelle, entre jihadisme local privilégiant « l’ennemi intérieur » (les gouvernements « apostats ») et jihadisme global privilégiant « l’ennemi extérieur » (les Etats « mécréants »), est relativisée par la délocalisation des attentats et par l’internationalisation des activités jihadistes (endoctrinement, recrutement, armement, financement, propagande)20. En 2001, se rencontrèrent un conflit armé local ancien, afghan, et un front mondial ancien, celui du jihadisme et des gouvernements, musulmans ou non musulmans, qu’il combat par l’attentat, l’insurrection ou la subversion, ou, inversement, qui le combattent par des moyens de police, de guerre ou « mixtes ». Au centre du télescopage, la décision de l’administration Bush de livrer une « guerre globale » contre le terrorisme, poursuivie par les administrations suivantes (Obama, Trump) avec de plus en plus de réticence, jusqu’à ce que l’administration Biden tourne la page. Amplifiant ce télescopage dans l’espace et dans le temps, les effets contradictoires des « printemps arabes » de 2011. Compliquant ce télescopage, la scène géopolitique régionale et mondiale, rivalité irano-saoudo-turque d’une part, bras de fer russo-occidental et sino-américain d’autre part. En arrière-plan du télescopage : la situation bouthoulienne21 et, parfois, la faiblesse wébérienne22 du « Grand Moyen-Orient » ou du monde musulman en général (natalité élevée, croissance des effectifs humains plus rapide que la croissance des emplois, fort surplus d’hommes jeunes oisifs, mentalité martiale ou vindicative, le tout dans des Etats faibles ou contestés peinant à monopoliser la force armée) ; les hydrocarbures, procurant de l’argent et suscitant des convoitises ; la numérisation, donnant à l’information, à la communication et au renseignement une dimension sans précédent23. Au bout du télescopage, autrement dit, en fin de conflit armé, on retrouve les problèmes classiques du deuil, des disparus, de la reconversion des combattants, de la libération, du rapatriement ou de la poursuite pénale des prisonniers ou des détenus, du retour chez eux des déplacés ou des réfugiés, de la reconstruction des économies, des sociétés, des Etats. 4) Chronologie et séquences de la « guerre au terrorisme » (plan) La « guerre au terrorisme » relève de la polémologie et de la criminologie. Pour l’appréhender, le recul manque, sans parler de l’ouverture des archives. Discours officiels, agendas de sécurité et de défense, résolutions des Nations Unies et d’autres OIG spécialisées ou non, expertises, travaux universitaires et publications diverses, la littérature papier ou en ligne est plus qu’énorme. La grande difficulté intellectuelle est la confusion conceptuelle entre terrorisme, jihadisme, guerre, l’absence de définition générale universelle commune du terrorisme, les manipulations politiques et les usages métaphoriques des concepts. 17 De même qu’« Al-Qaïda » fut une marque valorisée dans l’univers du jihadisme, « guerre au terrorisme » fut un label utile à des Gouvernements pour discréditer ou disqualifier des oppositions armées. 18 Cf. la résolution 1373 du 28 septembre 2001 du CSNU. 19 L’humanité est divisée par la politique, unifiée par la technique. Il est inévitable que des conflits locaux soient mondialisés au moins par l’information et la communication, dont on sait l’importance intrinsèque s’agissant du terrorisme, forme spectaculaire de violence politique. 20 Pour Gilles Kepel, principal spécialiste français de l’islam, il n’y a pas d’islamisme global. Il peut y avoir une globalisation de l’islamisme par la technique des médias ou des alliances politiques, mais fondamentalement, l’islamisme est divisé entre sunnisme (salafiste) et chiisme (khomeyniste), et le salafisme lui-même est divisé en divers courants. C’est la rivalité saoudo-iranienne, rivalité entre deux Etats invitant à la surenchère permanente, qui fut et demeure le moteur de l’essor de l’islamisme. 21 Du nom de Gaston Bouthoul (1896-1980), fondateur de la polémologie en France. 22 Du nom de Max Weber (1864-1920), figure de la sociologie et de l’économie politiques allemande. 23 Parmi bien d’autres formules, citons Régis Debray, qui résume tout : « en tant que machine à produire de l’évènement, aux productions conçues pour… sidérer, l’action terroriste à l’âge de la reproductibilité technique est dotée d’une capacité… sans concurrence, puisqu’elle se duplique aussitôt en millions de flashs, acheminés instantanément à domicile ou dans notre poche » (Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Paris, NRF Gallimard, 2017, p.158). 7 Un livre en langue française nous servira de référence, même critique : La guerre de vingt ans, de Marc Hecker et Elie Tenenbaum, livre remarquable, pionnier, mais qui mélange guerre et police, qui ne distingue pas (assez) les différents territoires, qui conçoit la « guerre au terrorisme »24 comme étant une, en séquences successives. Mais probablement la « guerre au terrorisme » n’a pas de séquences ; elle est une séquence, la séquence américaine de trois histoires longues : celles de l’Afghanistan, du jihadisme, du Proche-Orient. Les auteurs découpent cinq actes dans leur pièce historique : 1) le premier, de 2001 à 2006, est celui du terrorisme international et des conflits armés post-11 Septembre ; 2) le deuxième, de 2006 à 2011, est celui de la contre- insurrection et de l’enlisement ; 3) le troisième, de 2011 à 2014, est celui du renouveau du jihadisme à la faveur des révoltes arabes ; 4) le quatrième, de 2014 à 2017, est celui de la contestation du leadership d’Al-Qaïda dans la nébuleuse jihadiste par Daesh, qui crée un « Etat terroriste », contre lequel une coalition internationale finit par se constituer ; 5) le cinquième, de 2017 à 2021, est celui de l’effondrement de Daesh, qui survit en se disséminant, cependant que le jihadisme se poursuit un peu partout dans l’Umma ou dans ses confins. Cette chronologie est contestable, notamment parce qu’elle perd l’Afghanistan (quid du retour des Talibans ?) et qu’elle néglige le State building, en Afghanistan comme en Irak. En creux, elle montre que la « guerre au terrorisme » est essentiellement une construction discursive américaine : quand le gouvernement des Etats-Unis l’abandonne -et à leur suite les alliés européens- pour se tourner résolument vers la compétition stratégique avec la Russie et la RPC, ladite guerre cesse, alors même que, Hecker et Tenenbaum le soulignent, le jihadisme et la lutte contre lui se poursuivent. Or, si les Américains, loin du monde musulman, peuvent se retirer facilement des hostilités contre le jihadisme, les Européens, beaucoup moins, à l’instar des Russes, des Indiens ou même des Chinois. Une autre chronologie nous semble préférable25 : 2001-2003, des attentats au nouveau contre-terrorisme et à l’intervention militaire en Afghanistan ou ailleurs puis en Irak (parallèlement au retour puis à la fin du consensus russo-occidental) ; 2003-2011, le State building et la contre-insurrection en Afghanistan et en Irak, les autres fronts jihadistes, du Sahara au golfe d’Aden, la poursuite du contre-terrorisme global de Bush à Obama (parallèlement à l’émergence d’une nouvelle « guerre froide » russo-occidentale) ; 2011-2013, des « printemps arabes » aux guerres civiles internationalisées au Proche-Orient et en Afrique saharo-sahélienne (parallèlement à l’amplification de la nouvelle « guerre froide » russo-occidentale) ; 2013-2021, apogée puis effondrement du « Califat » irako-syrien, regain du terrorisme en Europe, extension du jihadisme en Afrique, retour des Talibans en Afghanistan et terminaison de la « guerre au terrorisme » de Trump à Biden (parallèlement à l’aggravation de la nouvelle « guerre froide » russo-occidentale après le coup de Crimée de 2014, jusqu’à l’acmé de l’invasion de l’Ukraine en 2022). I DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE AU NOUVEAU CONTRE-TERRORISME ET A L’INTERVENTION MILITAIRE EN AFGHANISTAN OU AILLEURS PUIS EN IRAK (2001-2003) Le 11 Septembre mit fin à une décennie sans adversaire majeur côté occidental. Les années 1990 étaient celles de l’après-Guerre froide, de l’après « victoire froide » plus précisément, où le problème principal consistait à gérer, d’une part, le désarmement conventionnel et nucléaire, d’autre part, l’effondrement du « système communiste mondial » (SCM) en Europe et en Afrique, ex-URSS, ex-Yougoslavie et Grands Lacs surtout, via 24 Les auteurs ont le tort de ne pas mettre en guillemets l’expression. Si le terrorisme est une tactique, comme ils le soulignent à juste titre, il est absurde de déclarer ou de livrer la guerre à un mode d’action (p.377). De même, le jihadisme est plus ancien que le terrorisme, contrairement à ce qu’avancent M. Hecker et E. Tenenbaum, qui confondent sans doute attentats terroristes et assassinats politiques. 25 Mais comme la précédente, elle traverse les Présidences Bush, Obama, Trump, Biden. 8 des transitions politiques et des conversions économiques, des « opérations de paix » allant du « maintien » (peace keeping) à la « construction » (peace building), des tribunaux pénaux internationaux (TPIY, TPIR) créés par le CSNU. En 1998-1999, les crises irakienne et kosovare avaient ébranlé le consensus russo-occidental ; en 2001-2002, le consensus fut retrouvé, Poutine assurant Bush de son soutien après les attentats ; la crise irakienne de l’automne-hiver 2002-2003 mit un terme définitif au suivisme de la Russie, le consensus au CSNU se bornant désormais à la lutte contre le jihadisme (le « terrorisme ») et la prolifération NBC. Les attentats constituèrent une surprise stratégique, malgré des signaux d’alerte. Ils conférèrent une immense notoriété à Al-Qaïda, qui avait déjà acquis prestige en combattant les Soviétiques aux côtés des mudjahidin afghans. Ils frappèrent de plein fouet l’orgueil de l’Amérique, pas seulement sa sécurité. Ils appelaient vengeance. Ils donnaient l’occasion de consolider l’ordre mondial américanocentré mis en place après la « victoire froide », la victoire dans le Golfe et la dissolution de l’URSS. Cet ordre, libéral au plan économique et politique, ne le serait cependant plus guère au plan sécuritaire vu les mesures d’exception adoptées, et ce, malgré les efforts pour préserver « l’Etat de droit ». S’agissant de l’Afghanistan26, il était gouverné depuis 1996 par les Talibans ; leur mouvement avait été créé par les services secrets pakistanais (l’ISI) 27, désireux de transformer l’irrédentisme pachtoun de part et d’autre de la « ligne Durand »28 en association afghano-pakistanaise, de doter le Pakistan d’une « profondeur stratégique » vis-à-vis de l’Inde et de renforcer le dispositif pakistanais au Cachemire, de faire du Pakistan la grande puissance de l’Asie centrale musulmane postsoviétique et de Karachi le débouché portuaire des hydrocarbures de la Caspienne ; les Talibans étaient confrontés à l’Alliance du Nord, surtout ouzbèke et tadjike ; ils abritaient Al-Qaïda ; ils refusèrent de livrer Ben Laden, Zawahiri et consorts ; ils devaient être renversés. L’Irak, lui, en 2001, restait gouverné par le Baas (depuis 1968) et Saddam Hussein (depuis 1979), tout en étant soumis (depuis 1991) à réparations, désarmement, « sanctions » et surveillance spéciale ; la « guerre au terrorisme » donnait l’occasion primo d’en finir avec le régime baasiste, accusé (faussement) de conserver des « ADM » et de nouer avec Al-Qaïda, secundo d’entamer la « démocratisation » du « Grand Moyen- Orient ». En dehors des théâtres de guerre principaux afghan et irakien, le contre-terrorisme se déploya à l’intérieur comme à l’extérieur des Etats-Unis, marqué par des pratiques extrajudiciaires et par une coopération internationale plus ou moins libre ou plus ou moins forcée. 1) Les attentats d’Al-Qaïda sur la côte Est des Etats-Unis et leur généalogie afghano-irakienne (de la Guerre froide et de la guerre du Golfe à la « guerre au terrorisme ») Le choc -la « double razzia bénie » contre New York et Washington, selon le mot de Ben Laden, pinacle du terrorisme (islamique) mondial à ce jour- provoqua une sidération et consomma un retournement, obligeant à revenir en arrière pour comprendre l’évènement et ses suites. A) Les attaques, sidération et récit La sidération fut parfaitement exprimée par Jean Baudrillard29. Dans et contre la mondialisation, les attaques physiques du 11 septembre 2001 furent de part en part symboliques, écrit-il, renvoyant à une double angoisse « futuriste » (l’usage d’avions) et « archaïque » (l’usage de couteaux). Elles obéirent à trois séquences : détournement de la puissance aérienne (symbole de la modernité technologique et instrument de la suprématie militaire américaine) ; sacrifice de soi et des autres ; lancement contre le ministère de la Défense des Etats-Unis (le Pentagone lui-même), qui est endommagé, et contre les Twin Towers du World Trade Center (Babel 26 Pluriethnique mais à dominante pashtoune. A 85% sunnite, 15% chiite. 27 « Armée dans l’armée », comme l’armée pakistanaise est elle-même un « Etat dans l’Etat ». 28 Du nom du Britannique ayant établi en 1893 la frontière. Elle comprend 235 points de passage. Elle coupe en deux le pays pachtoun. Aucun gouvernement afghan ne l’a jamais reconnue, à la grande inquiétude du Pakistan. Le projet d’Islamabad est au contraire de créer un « Afpak », via les « zones tribales » pachtounes qui jouissent de l’autonomie dans la République fédérale pakistanaise. 29 L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002. 9 contemporaine, symbole de la modernité économique et haut lieu du capitalisme mondial), qui s’effondrent. Voilà donc un attentat religieux à la tête et au coeur de « l’empire américain », démontrant sa vulnérabilité et frappant les monuments impies de l’orgueil occidental. Cet « acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale » fut commis par des individus qui ont tout assimilé de la modernité, sans renoncer à la détruire, qui maîtrisent les technologies dominantes (aéronautique, médias) et qui « disposent en outre d’une arme fatale, leur propre mort »30. En dehors de l’effet de sidération, le récit le plus complet des attaques du 11 septembre 2001, leurs auteurs, leur itinéraire et leur plan, a été fourni par le Rapport de la Commission d’enquête du Congrès des Etats-Unis, traduit et publié en France aux éditions des Equateurs en 2004 31. On y apprend que, pour spectaculaires qu’elles aient été, les attaques (sur les Twin Towers et le Pentagone, le quatrième avion s’écrasant au sol) ne furent qu’un demi- succès par rapport au plan conçu par Khalid Cheikh Mohammed (KCM) et Oussama Ben Laden (OBL). Fin 1996, KCM proposa à OBL une opération qui réclamerait l’entraînement de pilotes, pour qu’ils fassent s’écraser des avions contre des bâtiments publics aux Etats-Unis ; OBL donna son feu vert fin 1998 ; KCM envisagea d’autres actions transformant des aéronefs en missiles aériens. Le plan final prévoyait de détourner onze avions, qui devaient s’écraser sur des cibles situées de part et d’autre des Etats-Unis : sur la côte Est, les deux tours du WTC à New York, le Pentagone, le Congrès, la Maison Blanche, les sièges centraux de la CIA et du FBI, plus la tour John-Hancock à Boston ; sur la côte Ouest, les deux plus hautes tours de l’Etat de Washington et de la Californie, plus la Transaméricaine de San Francisco. B) Le retournement d’Al-Qaïda contre les Etats-Unis, causes et conséquences Dès le 11 septembre après-midi, le renseignement américain attribua à Al-Qaïda les attaques. Au sein de la CIA, dirigée par Georges Tenet, la traque de Ben Laden et de son organisation occupait en permanence une petite cellule composée d’une vingtaine d’analystes du Counter-Terrorism Center, sous la direction de Cofer Black. On sait que la première attaque contre le World Trade Center, soit le premier attentat international sur le sol américain, avait été commis le 26 février 1993. Al-Qaïda nous ramène à l’Afghanistan, à l’Arabie Saoudite et à l’Irak, donc à la lutte contre les Soviétiques, au jihadisme (au salafisme insurrectionnel), à l’alliance américano- sunnite contre le communisme, à la guerre du Golfe et au retournement du jihadisme (du salafisme insurrectionnel) contre l’Occident. C’est ce retournement qui créa le maillon de la Guerre froide à la « guerre au terrorisme ». Il eut deux ressorts psychologiques décisifs, l’un positif et imaginaire : la croyance chez les jihadistes d’Afghanistan d’avoir joué un rôle essentiel dans la chute de l’URSS, et qu’après avoir vaincu l’une des deux superpuissances viendrait le tour de l’autre32 ; l’autre négatif et empirique : le fait que le Gouvernement saoudien ait préféré solliciter des troupes « infidèles » à défendre la terre des Lieux saints (Médine et La Mecque) plutôt que d’accepter d’y affecter les vétérans arabes d’Afghanistan et d’autres « volontaires musulmans ». A partir d’août 1990, Desert Shield fut bien le déclencheur, à savoir : le déploiement de forces étrangères, principalement américaines, en Arabie Saoudite à la demande de Riyad pour faire face à l’Irak puis -ce sera Desert Storm- pour restaurer le Koweït, après l’invasion, l’occupation et l’annexion par Bagdad. Ben Laden proposa à la famille Saoud de déployer des volontaires arabes et musulmans face à l’Irak baasiste ; sa proposition fut rejetée ; la majorité des oulémas wahhabites se rangea derrière la famille royale, mais pas tous ; pour la plupart des salafistes du monde, dont les partisans de Ben Laden mais aussi les Frères musulmans, les Saoud et leurs « oulémas de palais » faisaient acte d’« apostasie » en accueillant sur le sol sacré de l’Arabie des troupes « mécréantes » ; aussi invoquèrent-ils le Hadith de Mahomet (expulser les juifs et les chrétiens de la péninsule arabique), jetèrent-ils l’anathème contre le pouvoir saoudien 30 Op. cit., pp.29, 31. 31 Rapport final de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les Etats-Unis : 11 septembre, rapport de la Commission d’enquête, Paris, Equateurs, 2004, préf. F. Heisbourg. 32 Vu les réminiscences historiques des jihadistes, l’URSS fut comparée à l’Empire sassanide, battu en 636, et les Etats-Unis, à l’Empire byzantin, finalement battu en 1453. 10 puis lancèrent-ils le jihad contre les Etats-Unis et leurs alliés locaux, notamment les régimes saoudien, pakistanais et égyptien. Soit les quatre Etats qui avaient armé, financé, aidé, animé la résistance afghane et les volontaires étrangers auprès de cette résistance contre l’armée soviétique et le régime socialiste afghan ! Le retournement était d’autant plus spectaculaire qu’il s’effectuait sans l’appui d’aucun rival étatique des Etats-Unis, ni Russie, ni Chine populaire, tous pays « mécréants » qui seront également visés par des jihadistes locaux ou internationaux. A partir de 1993, des attentats furent commis un peu partout dans le monde : une fraction des jihadistes, sous l’impulsion d’Al-Qaïda, s’était orientée vers le jihadisme global, comme l’illustrèrent la création du « Front islamique mondial contre les Juifs et les Croisés » en février 1998 et, plus avant, les « déclarations de guerre » de mai 1996 pour la « libération des Lieux Saints », c’est-à-dire le retrait des forces américaines d’Arabie et le renversement du régime saoudien, et pour la « libération de la Palestine », c’est-à-dire le retrait des forces israéliennes des TO et la destruction d’Israël Annexe 4. Rappelons que Ben Laden était revenu en Afghanistan en avril 1996, après avoir séjourné en Arabie Saoudite puis au Soudan, et qu’il avait été déchu de sa nationalité saoudienne en 1994. Il échappa à des tentatives de meurtre en 1997 et en 1998. Les Talibans refusèrent de l’expulser, malgré les demandes répétées de l’administration Clinton. Après le 11 septembre 2001, un ultimatum leur fut cette fois adressée, le 30. Ils n’y obtempérèrent pas, proposant de négocier le sort de Ben Laden, Zawahiri et consorts. Fut alors déclenchée l’opération Liberté immuable (Enduring Freedom). 2) La réaction américaine aux attentats, de la qualification d’« actes de guerre » à la coalition internationale Le lendemain des attentats, le Président Bush, assuré d’un soutien quasi-universel, déclara la « guerre au terrorisme ». Le Gouvernement américain se plaçait également en état de légitime défense face à une agression (indirecte), celle de l’Etat taliban offrant abri à Al-Qaïda. Egalement le 12 septembre, l’OTAN invoqua pour la première (et, à ce jour, dernière) fois de son histoire l’article 5 du traité de Washington impliquant la solidarité des membres de l’Alliance face à l’agression de l’un d’eux. Le 14, le Congrès autorisa le Président à « user de toute la force nécessaire et appropriée contre les Etats, organisations ou individus qu’il considère avoir planifié, autorisé, commis ou contribué aux attaques terroristes…, ainsi que contre ceux qui abritent de tels organisations ou individus ». Cette AUMF, sans limite temporelle ni spatiale, dure jusqu’à nos jours. Elle fut complétée par l’instruction présidentielle du 17 septembre, longtemps restée secrète, autorisant la CIA à capturer, détenir, interroger et tuer des membres d’Al-Qaïda partout dans le monde. La riposte à l’agression était locale : en Afghanistan ; l’AUMF complétée par l’instruction, bientôt par des partenariats internationaux, était globale : elle concernait l’Etat taliban mais aussi tout Gouvernement qui serait activement ou passivement complice d’Al-Qaïda et tout membre d’Al- Qaïda séjournant ou résidant sur tout territoire. La qualification des attentats comme « actes de guerre » n’a pas inscrit la réponse américaine dans le seul registre rhétorique de la belligérance : « guerre au terrorisme » ne fut pas qu’une métaphore, car une véritable guerre fut menée, mais localisée dans l’espace et dans le temps, comme toute guerre, en l’occurrence, en Afghanistan à l’automne 2001. Il était également suggéré que cette guerre serait longue, puisqu’elle consistait -tels furent ses buts- à démanteler Al-Qaïda et à éliminer ses soutiens étatiques ou non étatiques dans le monde entier. Toutefois, « user de toute la force nécessaire et appropriée » ne signifiait pas uniquement « guerre », cela pouvait aussi signifier « police », d’autant qu’il était bien question de terrorisme, à prévenir et à réprimer. De fait, ce furent des pouvoirs de guerre et des pouvoirs de police qui se trouvèrent mobilisés durant vingt ans, en fonction des lieux et des circonstances. D’autres Gouvernements que les Talibans étaient susceptibles d’être visés par l’AUMF. Mais à part les Talibans, tous les Gouvernements du monde, y compris ceux de Moscou et de Pékin, se rangèrent derrière Washington. Quant à l’Iran de Khamenei, à la Syrie d’Assad et à la Libye de Kadhafi, Bush leur avait déclaré : « vous êtes soit avec nous, soit avec les terroristes ; dorénavant tout pays continuant à abriter ou soutenir le terrorisme sera considéré par les Etats-Unis comme un régime hostile ». Une coalition « antiterroriste » mondiale fut donc nouée, s’étendant des démocraties d’Europe aux régimes autoritaires d’Orient ou d’Afrique, Syrie et Libye incluses – 11 pas l’Iran. 28 Etats avaient suivi l’Amérique en 1991 lors de la guerre du Golfe, 100 en 2001 lors de la guerre d’Afghanistan, 47 en 2003 lors de la guerre d’Irak33. Parmi la centaine d’Etats, en 2001, il y avait la Russie ouvrant, avec les Etats partenaires d’Asie centrale, l’accès des forces américaines au territoire afghan par le nord, et le Pakistan leur ouvrant l’accès par le sud. Ce fut la plus profonde avancée des Etats-Unis dans l’Ancien Monde, entre Russie et Chine34. Ainsi le Pakistan et les deux seuls autres pays qui avaient reconnu les Talibans, l’Arabie Saoudite -qui avait beaucoup à se faire pardonner- et les EAU, retirèrent-ils leur reconnaissance des Talibans et s’alignèrent-ils derrière l’Amérique – non sans ambiguïtés à Islamabad. Au début, le principal obstacle était pakistanais, puisque le Pakistan, pourtant allié des Etats-Unis, étaient l’un des rares amis des Talibans, avec l’Arabie Saoudite et les EAU, autres alliés des Etats-Unis. Il tenta de jouer un rôle de médiateur entre Kaboul et Washington. Le commandant de l’ISI, le général Ahmed Mahmoud, se rendit à Kaboul le 17 septembre pour parlementer avec le mollah Omar ; sans succès : « vous servez les Américains, je ne sers que Dieu », lui aurait-il déclaré35. Soumis à une considérable pression, le général-président Pervez Musharraf, arrivé au pouvoir par un coup d’Etat en 1999, se rangea aux côtés des Etats-Unis. Ceux-ci exigèrent et obtinrent des droits de survol illimités, un libre accès aux bases navales et aériennes, le partage des renseignements sur Al-Qaïda, la cessation de tout soutien aux Talibans. Cette coopération pakistanaise contrainte fut d’emblée délicate : le pays qui devait être le pivot de la lutte contre les Talibans et Al-Qaïda en Afghanistan en fut le maillon faible, car, pour l’état-major, la priorité stratégique demeura la menace indienne, la cause du Cachemire, la prévention de toute association indo-afghane et la recherche d’un arrière afghan. Du côté de la société civile, l’hostilité envers l’Amérique est très grande, cependant que les partis islamiques pakistanais appelaient à la solidarité avec les Talibans. Pire, l’Etat pakistanais lui-même peut facilement être accusé de « sponsoriser le terrorisme », puisqu’il a coutume d’utiliser des éléments irréguliers contre l’armée indienne au Cachemire. Ainsi le 13 décembre 2001, un attentat contre le Parlement fédéral indien à New Delhi, succédant à un attentat le 1er octobre contre le Parlement du Jammu-et-Cachemire, par des groupes jihadistes réputés proches de l’ISI conduisit les deux EDAN au bord du conflit armé. L’Inde ne manqua pas de faire le rapprochement avec les attentats survenus deux mois plus tôt sur la côte Est des Etats-Unis. Dans les deux cas, c’est bien le jihadisme qui est à l’œuvre ; mais les prémisses diffèrent, récent jihadisme global porté par des Saoudiens frappant l’Amérique, d’un côté, jihadisme local enraciné dans un vieux conflit territorial (depuis 1948) entre l’Inde et le Pakistan, de l’autre. Les vingt années de la « guerre au terrorisme » furent fréquentes en confusions de ce genre : prendre pour un réseau mondial ce qui était une collection de réseaux locaux, fussent-ils animés par une idéologie similaire. 3) Les opérations Liberté immuable, la reconstruction de l’Afghanistan et la dispersion du label Al-Qaïda dans le monde musulman La première réponse militaire aux attaques fut Liberté immuable en Afghanistan, c’est-à-dire l’intervention aux fins de renverser les Talibans, en coopération avec l’Alliance du Nord. Le plan d’invasion fut placé sous l’autorité de la CIA. C’est elle qui fournit le plan, non pas le département de la Défense (DoD), ses quatre armes (Army, Marines, Navy, Air Force) ou le CENTCOM. D’emblée, le renseignement joua le premier rôle, non pas l’armée, témoignant du caractère « mixte » de la « guerre au terrorisme ». Les hostilités débutèrent le 7 octobre par des frappes aériennes et l’envoi de forces spéciales, celles-ci assurant au sol la liaison entre les appareils de l’US Air Force basés en Ouzbékistan ou au Pakistan et les combattants irréguliers de l’Alliance du Nord. Kaboul fut pris le 13 novembre. Les Talibans et Al-Qaïda furent défaits et chassés ; quelques-uns se replièrent vers l’Iran, où ils furent capturés ; le gros (dont le mollah Omar) se replia vers les confins afghano-pakistanais, dans les « zones tribales » pachtounes, où certains furent capturés par les Pakistanais. Les combattants afghans faits prisonniers restèrent en Afghanistan ; les membres d’Al-Qaïda, eux, 33 Dont douze y participèrent militairement. 34 En 2014, ils évacuèrent leurs bases d’Ouzbékistan et du Kirghizistan. 35 Témoignant de l’autonomisation des Talibans vis-à-vis de leur mentor militaire pakistanais, baissant dans l’estime des premiers. 12 combattants étrangers, furent transférés à Guantanamo, en vertu du Military Order du 13 novembre 2001 signé par le Président Bush. Quant à Ben Laden, Zawahiri et leur entourage, il semble qu’ils se réfugièrent à Tora Bora, un dédale de cavernes du côté afghan de la frontière. L’USAF y pratiqua des frappes intensives et quotidiennes pendant trois semaines, au moyen des bombardiers stratégiques B-52 et B-1, allant jusqu’à larguer par avion C- 130 une bombe BLU-82, le plus puissant engin non nucléaire existant ; la montagne se fissura sous l’impact ; mais Ben Laden, Zawahiri et d’autres réussirent à s’enfuir. L’Amérique fournit de très loin l’effort principal en Afghanistan. Elle n’était cependant pas seule. Outre l’aide logistique concédée par le Pakistan et l’Ouzbékistan, elle pouvait compter sur la Grande-Bretagne, le Canada et l’Australie, ainsi que sur la France36. Les Talibans étaient renversés. Que faire de l’Afghanistan ? Il apparut vite que l’Alliance du Nord, composée essentiellement d’hommes issus de minorités ethniques, ne pourrait contrôler le pays si elle n’acceptait de placer un Pachtoun sur le devant de la scène. Ce fut Hamid Karzaï, une des rares « options pachtounes » qui ait la confiance des Américains. La combinaison projection au loin, logistique arrière, frappes aériennes, forces spéciales et milices locales au sol avait été rapidement gagnante. Mais la victoire éclair laissa peu de temps à la préparation de l’après-guerre. Il fallait un gouvernement à l’Afghanistan, ne serait-ce que pour éviter un retour des Talibans. Les Etats-Unis durent ajouter un nouvel objectif à leur guerre : non seulement détruire Al-Qaïda en Afghanistan puis dans le monde entier, renverser les Talibans complices d’Al-Qaïda, mais construire une République d’Afghanistan après la chute de l’Emirat37. Du State building, on avait l’expérience au Kosovo et au Timor oriental (depuis 1999)38. D’autres processus constituants internationalisés avaient été réalisés (Panama, Namibie, Cambodge, Bosnie-Herzégovine). Tout cela fut étendu et appliqué à l’Afghanistan (plus tard à l’Irak). La tâche fut confiée à l’ONU (la MANUA) et à l’OTAN (la FIAS puis la MRS). Pas question pour l’Amérique de s’y enliser : l’administration Bush voulait une « empreinte légère ». D’autant qu’une nouvelle campagne se préparait en Irak (Liberté irakienne). Le State building exigea néanmoins le maintien de forces étrangères, américaines principalement. D’autant que les Talibans, exclus du nouvel Etat (comme plus tard, les baasistes d’Irak), retournèrent à l’insurrection. Ainsi l’Afghanistan passa-t-il, de décembre 2001 à août 2021, à la « reconstruction », à la guerre civile, au déploiement puis au retrait des troupes étrangères et au retour des Talibans, dans une région dominée par le conflit indo-pakistanais dans le Cachemire voisin. Du côté d’Al-Qaïda, le gros fut brisé en Afghanistan. Mais certains se réfugièrent au Pakistan ou se dispersèrent ailleurs. Surtout, des groupes jihadistes disséminés aux quatre coins (des confins) du monde musulman s’affilièrent ou s’affidèrent à Al-Qaïda, autrement dit, s’emparèrent du nom ou prêtèrent allégeance à l’Organisation, dont le siège demeurait en Afpak et dont la renommée était considérable. Les attentats dits délocalisés, parce que revendiqués par Al-Qaïda ou attribués à Al-Qaïda, furent le plus souvent commis par des jihadistes locaux qui se réclamaient d’Al-Qaïda ou qui étaient confondus avec Al-Qaïda. Ainsi furent créées des branches régionales : AQM, AQMI, AQPA, AQL... D’anciens mouvements islamiques ou indépendantistes (somali, ogadeni, moro) connurent des dissidences radicalisées, plus ou moins assimilées à Al-Qaïda. C’est en ce sens que les diverses régions du monde musulman devinrent des théâtres-relais de l’Organisation39 : Irak, Algérie 36 Les premières troupes françaises arrivèrent à Mazar e-Charif le 6 décembre, tandis que le tout nouveau porte-avions Charles-de- Gaulle appareillait pour rejoindre la zone de combats. Pourquoi la France s’engagea-t-elle ainsi dans la « guerre au terrorisme », alors qu’elle n’avait été attaquée par aucun jihadiste ? Il n’y eut pas d’attentats en France de 1996 (commis par des Algériens ou des Français convertis à l’islam) à 2012 (ceux de Mohammed Merah, un Franco-Algérien). La France ne fut jamais attaquée par aucun Taliban. C’est par Daesh qu’elle sera attaquée, après ses propres frappes aériennes au Levant. C’est au Sahel, à partir de janvier 2013, qu’elle livrera sa « guerre au terrorisme ». En 2001, elle manifestait probablement sa solidarité atlantique. A quel prix financier et pour quels résultats militaires ? L’hostilité idéologique des jihadistes envers la France ne fait pas de doute. Mais les problèmes de la France avec l’islam sont circonscrits à l’Hexagone, à la Méditerranée et au Sahel. Pourquoi aller en Afghanistan ? Pour se montrer « allié exemplaire » de « l’allié indispensable » ? Les troupes françaises se retirèrent fin 2013. 37 L’Afghanistan, qui avait été suspendu de la qualité de membre de l’OCI après la prise du pouvoir communiste, fut réintégré en 2002, pas après la prise du pouvoir talibane en 1996. 38 Il s’achèvera en 2008 au Kosovo, en 2002 au Timor oriental. 39 Mais il arrivait que des mouvements insurrectionnels récusent l’amalgame avec Al-Qaïda, à l’exemple d’Aslan Maskhadov, leader tchétchène, dont le rival était Chamil Bassaïev, un vétéran qui avait combattu les Arméniens au Haut-Karabagh en 1994 ; lui fit entrer 13 et Maghreb, Yémen et péninsule arabique, Somalie et Corne de l’Afrique, Philippines et Asie du Sud-Est40, Jordanie et Levant, Tchétchénie et Caucase. Des Gouvernements locaux étaient visés, mais aussi des ressortissants étrangers (occidentaux ou autres), des ambassades et des consulats, des sites touristiques, des églises et des synagogues. Les frontières et les Etats étaient remis en cause. Il y avait donc une pluralité de luttes locales ou régionales auxquelles Al-Qaïda conférait un sens mondial par l’affiliation, l’allégeance ou la ressemblance qu’elle suscitait un peu partout, donnant à croire à un réseau planétaire. La marque Al-Qaïda était universellement connue grâce aux moyens d’information et de communication : ce sont eux qui alimentèrent la notoriété mondiale et qui firent croire à une organisation réticulaire mondiale. De même, la participation des Etats-Unis aux luttes locales ou régionales contribua à « globaliser » ces dernières, en vertu du label « global war against terror », des accords internationaux conclus par les Etats-Unis avec de nombreux Etats à des fins « antiterroristes », du déploiement de forces (spéciales) américaines un peu partout dans le monde pour combattre Al-Qaïda et ses affiliés, affidés ou assimilés. En effet, d’autres opérations Liberté immuable furent lancées : Enduring Freedom-Horn of Africa, qui assista, forma et équipa les armées partenaires du Kenya et de l’Ethiopie face aux milices islamiques somaliennes ; Enduring Freedom-Trans Sahara, volet militaire de la Pan-Sahel Initiative, visant à renforcer les moyens du Tchad, du Niger, du Mali et de la Mauritanie contre les groupes jihadistes venus d’Afrique du Nord ; Enduring Freedom-Philippines, pour lutter, avec le gouvernement de Manille, contre le groupe Abou Sayef. C’est ainsi que Liberté immuable eut une portée mondiale : aux côtés de partenaires locaux sollicitant auprès des Etats-Unis leur participation à la « guerre globale » ou sollicités par les Etats-Unis pour qu’ils participent à la « guerre globale », les forces américaines, disposant de bases locales, entendaient frapper partout Al-Qaïda ou tout groupe associé. 4) Le contre-terrorisme global, à l’intérieur comme à l’extérieur des Etats-Unis, ses pratiques illibérales et les problèmes de la coopération internationale policière ou judiciaire en matière anti-terroriste Liberté immuable en Afghanistan était locale. Les autres opérations Liberté immuable faisaient le lien avec l’AUMF, globale. A la fois 1) intérieure et 2) extérieure, la lutte contre le terrorisme appelait 3) une coopération internationale. Celle-ci, malgré un large consensus avec ou derrière les Etats-Unis jusqu’à la crise irakienne de l’automne-hiver 2002-2003, fut plus difficile entre les Etats-Unis et les Gouvernements démocratiques qu’entre les Etats-Unis et les Gouvernements autoritaires, vu les méthodes illibérales employées. Conséquemment, le droit international de l’antiterrorisme41 fut à la fois renforcé au triple plan de la prévention (administrative), de la répression (judiciaire) et de la coopération internationale (policière comme judiciaire, notamment l’extradition), tout en demeurant lacunaire (faute de définition générale universelle commune du terrorisme) et en se trouvant dépassé par les pratiques extrajudiciaires. Quant aux jihadistes, ils s’adaptèrent. A) Les réformes intérieures du Gouvernement fédéral américain et les écoutes extrajudiciaires de la NSA A partir de l’automne 2001, puis au printemps 2003, la réaction des Etats-Unis aux attaques fut diplomatico- militaire : deux guerres avec occupation, changement de régime et reconstruction étatique (administration internationale post-belligérante en Afghanistan après le renversement des Talibans, puis en Irak après le renversement du Baas). l’insurrection tchétchène dans la mouvance jihadiste internationale par l’adoption d’un terrorisme aveugle délocalisé en 2003 (attentats à Znamenskoïe, Stavropol, Moscou) et 2004 (la prise d’otages à l’école de Beslan en Ossétie du Nord le 1er septembre 2004). 40 Ainsi le groupe Abou Sayef, dissidence du FMILN. 41 Cf. Jean-Claude Martin : Les règles internationales relatives à la lutte contre le terrorisme, Bruxelles, Bruylant, 2006, préf. A. Mahiou. 14 Elle fut aussi judiciaro-financière : investissements dans la sécurité, le renseignement et la répression, implication du département du Trésor dans la lutte contre le financement du terrorisme ; idéologico-médiatique : opérations d’influence et campagnes d’information pour contrecarrer l’islamisme et revaloriser l’image de l’Amérique dans le monde musulman ; politico-institutionnelle. Sur ce plan, furent créés le Département de la Sécurité intérieure42 et furent adoptés l’USA Patriot Act43 en 2001, l’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act en 2004, le Protect America Act en 2007, le Freedom Act en 2015. La CIA et le FBI restèrent en dehors du DHS ; mais la communauté du renseignement fut réformée dans le sens d’une plus grande coopération ; c’est le rôle que devait et doit jouer le National Counter-Terrorism Center créé en 2003. A l’automne 2001 l’administration fédérale redoutait de nouvelles attaques. Il y eut l’affaire mystérieuse des lettres à l’anthrax, qui firent rebondir la peur de l’attentat NRBC. Les « fausses alertes » se multipliaient. Pour faire face à cette « matrice de menaces », l’administration Bush mobilisa la Garde nationale, réforma la sûreté aérienne et, surtout, autorisa la NSA à procéder à la surveillance massive des lignes téléphoniques, courriers électroniques et autres moyens de communication, sur le territoire américain et à l’étranger (gouvernements compris), en la dispensant du mandat judiciaire normalement exigé en vertu de la loi sur le renseignement de 1978. Le but était de prévenir la menace terroriste. Ce programme secret sera révélé en 2005 par le New York Times, conduisant à sa fermeture officielle en 2007. La NSA n’en surveille pas moins toutes les communications électroniques mondiales, cependant qu’elle dispose de capacités d’attaques informatiques sans équivalent dans le monde. B) Les actions extérieures du Gouvernement fédéral américain : les homicides, les interrogatoires et les détentions extrajudiciaires Avec la chute du régime taliban, Al-Qaïda perdit son sanctuaire territorial. Ses cadres qui n’avaient pas été tués ou capturés se dispersèrent dans la clandestinité. Il fallait les retrouver. L’administration Bush dut adopter un autre paradigme que l’intervention militaire classique. Comment organiser le DoD, se demandait Donald Rumsfeld, pour mener des chasses à l’homme ? Une nouvelle fois, c’est la CIA qui offrit une réponse en proposant une « matrice globale d’attaque » consistant à cibler des réseaux terroristes dans plus de 80 pays. Dès le 17 septembre 2001, on sait que le Président Bush avait signé une instruction autorisant la CIA à capturer, détenir, interroger et tuer des membres d’Al-Qaïda partout dans le monde. Ce document annulait le décret émis en 1976 par le Président Ford -dans le contexte de l’après-Watergate et des scandales sur les agissements illégaux des services spéciaux- interdisant à toute agence gouvernementale américaine le recours aux « homicides politiques ». C’est à José Rodriguez, adjoint de Cofer Black au CTC de la CIA, qu’il revint de monter ce programme d’élimination. Il avait été le témoin des « escadrons de la mort » employés dans la lutte contre-révolutionnaire en Amérique centrale. La réticence à une telle pratique (se doter d’équipes de tueurs professionnels dédiées à des homicides ciblés) l’amena à chercher des adaptations sinon des alternatives : 1) l’une technologique, le recours au drone aérien armé ; 2) l’autre organisationnelle, l’association de la CIA avec les forces spéciales du DoD, en particulier le Joint Special Operations Center (créé en 1980). Rumsfeld accepta cette association, en émettant son propre Executive Order qui autorisait les forces spéciales américaines affectées à traquer et à tuer partout dans le monde des cadres d’Al-Qaïda. Sous Bush, la capture des jihadistes fut préférée au meurtre, afin de les interroger pour alimenter le renseignement. C’est pour obéir à cet objectif que les membres d’Al-Qaïda faits prisonniers en Afghanistan ou au Pakistan furent 42 Le Department of Homeland Security regroupe 200000 agents et 22 agences fédérales qui dépendaient auparavant de huit ministères différents. 43 Acronyme de Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism, texte de 342 pages qui constitue un ensemble de dispositions élargissant considérablement les pouvoirs des agences de sécurité, notamment le FBI, et amendant un grand nombre de lois fédérales dans les domaines de la sécurité intérieure. 15 désignés comme « combattants illégaux » et transférés à Guantanamo, certes parce que ces combattants irréguliers ne remplissaient pas les conditions conventionnelles posées pour avoir le statut de PG, mais aussi parce que l’absence d’un tel statut donne le droit d’interroger. En droit, l’interrogatoire devait être mené sans torture. L’obligation ne fut pas respectée, en Afghanistan, à Guantanamo et dans d’autres sites de détention extrajudiciaire à l’étranger (les Black Sites). Les captifs considérés comme ayant une forte valeur en termes de renseignement (HVD) passèrent par d’autres circuits que le centre de Guantanamo (trop connu) : soit le « transfert extraordinaire » des individus (de langue arabe) vers des pays partenaires (de langue arabe) afin d’y subir des « interrogatoires musclés » (Jordanie, Egypte, Maroc44) ; soit le « transfert extraordinaire » vers le propre site secret de la CIA, dans une banlieue de Bangkok, en Thaïlande, où le détenu était soumis à des « techniques d’interrogatoire avancées », visant à ne laisser aucune séquelle physique permanente ; soit le « transfert extraordinaire » de site en site, pour brouiller les pistes, y compris le retour en Afghanistan le cas échéant ou l’envoi en Europe de l’Est (Pologne, Roumanie)45. Sous Obama, qui avait promis de fermer le centre de détention de Guantanamo et de cesser la torture, le meurtre à distance fut préféré à la capture, pour n’avoir pas à s’encombrer de prisonniers. Idem sous Trump. C) La facilité de la coopération avec des régimes autoritaires, la difficulté de la coopération avec des régimes démocratiques L’AUMF, sans cadre temporel ni géographique, entraina une confusion sur les concepts même de guerre et de police. Le nouveau contre-terrorisme qui en découla, vu les pratiques illibérales, entama le capital de sympathie acquis par l’Amérique après le 11 Septembre. Le coût moral et politique de ces pratiques put dépasser leurs bénéfices sécuritaires. La contradiction avec le libéralisme fut aggravée par la compromission des Etats-Unis avec certains Etats : avec des régimes autoritaires invoquant opportunément la « menace terroriste » pour (continuer de) réprimer des opposants politiques intérieurs (exemple des Frères musulmans en Tunisie, Libye, Egypte, Jordanie, Syrie) ; avec des Etats ne manquant pas d’assimiler tel vieux conflit local à un aspect de la « guerre au terrorisme » (ainsi Israël vis-à-vis des Palestiniens, l’Inde au Cachemire, la Turquie vis-à-vis des Kurdes, la Russie en Tchétchénie, la RPC vis-à-vis des Ouïgours). L’Arabie Saoudite, elle, coopéra, pour faire oublier la nationalité saoudienne des terroristes du 11 Septembre, mais discrètement, pour ne pas trop heurter la hiérarchie wahhabite intérieure. Des Etats jusque-là montrés du doigt (« Etats voyous ») furent réintégrés dans le concert international en vertu de leur participation à la lutte contre le « terrorisme », telles la Libye de Kadhafi (versant des indemnisations pour les victimes des attentats de Lockerbie et du DC-10 d’UTA), la Syrie d’Assad (mais son opposition à la guerre d’Irak en 2003 puis les facilités qu’elle accorda aux volontaires étrangers désireux d’y combattre les Américains mettront fin au partenariat, sans empêcher pour autant des collaborations ponctuelles, telle l’extradition de certains jihadistes, dont Abou Moussab al-Souri). Même des Gouvernements confrontés à des guérillas sans aucun lien avec l’islam parvinrent à s’inscrire dans la campagne « globale » : le Sri Lanka vis-à-vis des Tigres Tamouls, la Colombie vis-à-vis des FARC. Ainsi divers Gouvernement locaux menèrent leur propre « guerre au terrorisme » avec la bénédiction américaine, dès lors que toute insurrection devenait synonyme de « terrorisme » et toute contre-insurrection, « guerre au terrorisme ». Celle-ci fut une aubaine pour nombre de Gouvernements qui en reçurent aide matérielle et légitimation politique. Pour l’Amérique, il y eut un prix à payer idéologique et médiatique ; la lutte contre le terrorisme ne concernait pas que l’armée ou la police, mais aussi la « diplomatie publique », visant à dévaloriser l’image du jihadisme dans le monde musulman et à valoriser celle de l’Amérique, à l’aide d’une « communication stratégique » (opérations d’influence et campagnes d’information)46 ; mais l’image de l’Amérique, compromise par l’alliance avec Israël, les conquêtes militaires ou les pratiques extrajudiciaires dans le monde musulman, le site de Guantanamo, plus tard celui d’Abou Ghraïb en Irak, ne s’améliora pas. 44 Les détenus y étaient interrogés, et torturés, par des agents locaux, en présence d’agents de la CIA. 45 Des rapports accablants du Conseil de l’Europe ou du Parlement de l’Union européenne seront rendus. 46 Le JSOC avait une division Information Operations. 16 L’autre prix à payer fut atlantique. La coopération des Etats-Unis avec les Etats ouest-européens s’avéra plus ardue qu’avec d’autres Etats. Pas seulement parce que les pays européens, participant à la « guerre au terrorisme », devenaient les cibles des adversaires jihadistes des Etats-Unis47. Mais aussi à cause des divergences sur la signification du terrorisme, sa définition, ses causes, la manière de lutter contre lui. Les Etats ouest- européens et l’UE (Europol, Eurojust) adoptèrent, à l’instar des Etats-Unis, de nouvelles dispositions, de nouveaux mécanismes de répression et de prévention du terrorisme (incluant l’endoctrinement, la propagande, le financement), de nouvelles procédures d’utilisation des armes à feu par les agents habilités (le shoot-to-kill-to- protect en Grande-Bretagne dès 2002, l’article 435-1 CSI issu de la loi du 28 février 2017 en France). La coopération euro-américaine s’accrut. Elle trouva cependant ses limites en raison du double refus des pratiques extrajudiciaires et de la rhétorique guerrière – en France, le LBSIFT de 200648 n’eut pas l’attitude martiale qui sera adoptée en 2015. Les limites furent encore resserrées lors de la crise irakienne de 2002-2003, qui divisa l’UE et l’OTAN : le désaccord portait sur l’acceptation ou le refus de l’extension de la campagne militaire à l’Irak, autrement dit, sur l’acceptation ou le refus du recours à la force armée dans les relations internationales hors légitime défense et sans l’autorisation du CSNU. Les limites disparaitront partiellement à partir de 2015, lorsque la France et l’UE emboucheront à leur tour les trompettes de la « guerre au terrorisme » et passeront aux pratiques extrajudiciaires (les homicides ciblés, avoués par le Président Hollande)49. Mais persisteront le « refus de l’amalgame » entre musulmans, islamistes et terroristes, la volonté d’organiser un « islam de France » (du CFCM de mai 2003 au FORIF de février 2022), les controverses sans fin sur l’immigration, les signes religieux ostentatoires (l’affaire du voile remonte à 1989) et les « banlieues ». D) L’adaptation stratégique des jihadistes Face à l’engagement des Etats-Unis et d’autres Etats, les jihadistes s’adaptèrent – telle est la logique du duel. Une partie belligérante doit imiter, compenser ou esquiver. Pour Al-Qaïda, l’imitation était impossible ; avant de compenser, la priorité fut à l’esquive. Dans les années 1990, était apparue une pensée stratégique jihadiste, inspirée des guerres révolutionnaires, soit un modèle de guerre du faible au fort, plus ou moins emprunté à Mao, Giap ou Guevara, ainsi chez Abou Obeid Al-Qurashi, le théoricien du jihad comme guerre populaire, ou chez Abdallah Ben Muhammad, le théoricien du jihad comme guerre révolutionnaire. Après la chute des Talibans, la réflexion évolua. Deux personnalités se détachèrent : Abou Bakr Naji, théoricien de l’état de chaos comme préalable à la prise du pouvoir, Abou Moussab al-Souri, théoricien de la subversion par l’action violente réticulaire50. Abou Bakr Naji publia en ligne un livre en 2004, Gestion de la barbarie, où il expliqua les étapes permettant d’aboutir à la création d’un Etat islamique, l’objectif recherché : première étape, saper le pouvoir en place en déchainant le chaos ; deuxième étape, remplir le vide sécuritaire en établissant une gouvernance islamique sur le territoire déstabilisé (l’alternative étant les jihadistes ou les gangs), c’est-à-dire des cellules de recrutement, des camps d’entrainement, des écoles et des tribunaux islamiques (s’ajoutant aux mosquées et aux commerces halal) ; troisième étape, l’instauration d’un pouvoir islamique sur le territoire re- stabilisé. L’échec aurait pour conséquence de faire retomber le territoire dans le chaos, mais cela est préférable à la « stabilité sous le règne de la mécréance ». Une autre publication marqua l’année 2005 : celle de l’Appel à la résistance islamique mondiale d’Abou Moussab al-Souri. Lui fut le grand critique de la stratégie de la provocation qui conduisit aux attentats spectaculaires du 11 Septembre. Il ne retourne pas au jihad local ; il entend faire passer 47 L’Europe « mécréante » est une cible intrinsèque. 48 « Devons-nous aller jusqu’à nous considérer en ‘état de guerre contre le terrorisme’ ?... Si nous étions en guerre, le recours à une législation d’exception se justifierait de lui-même… La France a choisi de demeurer dans une logique de temps de paix… Les terroristes se disent en guerre. Ils se proclament combattants… Nous ne pouvons l’accepter. Nous devons au contraire marginaliser ceux qui se livrent à des actes de terrorisme, en rappelant (qu’ils) ne sont pas des guerriers mais des criminels. On ne fait pas la guerre contre des criminels ». C’était un langage de vérité, respectant le sens des mots. 49 Gérard Davet, Fabrice Lhomme : « Un Président ne devrait pas dire ça… ». Les secrets d’un quinquennat, Paris, Stock, 2016, pp.601- 603. 50 Cf. Mathieu Guidère : « La guerre révolutionnaire islamiste », Stratégique, n°128, avril 2022, pp.139-162. 17 le jihad global, en Europe de l’Ouest d’abord, d’une structure centralisée à une structure décentralisée, réticulaire et individualisée Annexe 5. 5) La crise irakienne, la fin du consensus international diplomatico-militaire avec ou derrière les Etats- Unis et l’opération Iraqi Freedom Après 2001, la lutte contre le terrorisme devint l’axe structurant de l’ordre mondial, où chaque Etat devait remplir ses obligations de diligence et de vigilance (réprimer et prévenir le terrorisme), sous peine de devenir un « maillon faible » exposé à ingérence voire à intervention. Mais la crise irakienne de 2002-2003 fit voler en éclats le consensus international. Pour rester consensuelle, la lutte contre le terrorisme devait en effet ne pas franchir la ligne rouge du droit international : pas de recours à la force armée contre un Etat hors légitime défense sans l’autorisation du CSNU. En deça de cette ligne, la plupart des Etats, notamment tous les membres permanents du CSNU, dont la Russie et la RPC, restèrent d’accord avec les Etats-Unis pour combattre le jihadisme en général, Al-Qaïda puis Daech en particulier, jusqu’en 2019. Bien sûr, les régimes autoritaires, sinon les régimes démocratiques, continuèrent d’accepter les pratiques illibérales. De l’automne 2001 en Afghanistan au printemps 2003 en Irak 51, la « guerre au terrorisme » passa du consensus atlantique et mondial (à l’ONU) au dissensus au CSNU comme au sein de l’OTAN. Si les Talibans abritaient Al- Qaïda, ce n’était pas le cas du régime baasiste. Un spectre52 stratégique fut ajouté et agité : celui des « armes de destruction massive »53, avec la perspective d’un terrorisme NRBC54. En même temps, arrivait une nouvelle phase de la question irakienne depuis 1990-1991. Le tout accoucha d’un monstre -créé de toutes pièces par l’administration Bush- à triple composante : le régime dictatorial irakien détenteur d’ADM et en liens avec Al- Qaïda. Le cas taliban avait montré l’association d’un Etat avec le terrorisme ; le cas irakien montrerait l’association d’un Etat, du terrorisme et des ADM. Côté anglo-américain, l’argumentaire du contre-terrorisme fut mêlé : à celui de la contre-prolifération, tous deux liés à la crainte du terrorisme NRBC ; à celui du désarmement de l’Irak, qui remontait à la guerre du Golfe et à la résolution 687 du 3 avril 1991 ; à celui de la démocratisation par le changement de régime à Bagdad, qui ferait tache d’huile dans la région. Le regime change constituerait la vraie garantie du désarmement de l’Irak ; il ferait du nouvel Irak le grand allié des Etats-Unis à la place de la monarchie saoudo-wahhabite, dont la plupart des assaillants du 11 Septembre étaient ressortissants, outre Ben Laden lui-même ; élargi au « Grand Moyen-Orient », il représenterait la solution radicale pour supprimer le terrorisme. L’affaire irakienne vit la mobilisation par les Anglo-Américains de tous les argumentaires relatifs à la « juste guerre » : légitime défense anticipée, autorisation implicite du CSNU, intervention « pour cause démocratique ». Malgré la crise politique internationale et des manifestations massives dans de nombreux pays, l’opération Iraqi Freedom fut lancée. Il n’était possible de pénétrer en Irak qu’à partir du front koweïtien et de la base qatarie, en raison du retrait des forces américaines d’Arabie Saoudite en 2003 55, de l’incertitude jordanienne et du désistement turc56. Or, la planification initiale prévoyait une invasion par le nord, depuis la Turquie, et par le sud, depuis le Koweït. Muni du renseignement nécessaire sur l’Irak et ses maigres forces, l’état-major américain dut et sut s’adapter, utilisant les aviations embarquées en Méditerranée et dans le Golfe, ainsi que les B-52 basés en Grande-Bretagne. Délivrant des frappes précises, l’aviation fut employée à des fins « tactiques » (contre les forces irakiennes), en liaison avec l’offensive terrestre, partie de l’étroit territoire du Koweït, libéré douze ans plus tôt. L’invasion incluait l’encadrement des insurgés kurdes par les forces spéciales américaines, au Kurdistan irakien. Il n’y eut pas de bombardement des industries ni des infrastructures. L’objectif était de renverser le régime, 51 De l’est à l’ouest de l’Iran. 52 A tous les sens du terme. 53 Expression aussi nébuleuse que « terrorisme ». 54 On devrait dire « NMBC » si l’on n’oubliait les armes mésologiques. 55 Les principales bases se situent désormais au Qatar et dans les EAU. 56 Le 21 mars 2003, alors que la guerre était engagée, le gouvernement turc, dirigé par Erdogan, se résolut au compromis d’un refus de l’usage du sol (bases aériennes comprises) en échange de l’ouverture de l’espace aérien. 18 d’occuper l’ensemble du pays et de sécuriser les zones pétrolières, en usant du swarming, c’est-à-dire la manoeuvre interarmes convergente et synchronisée de forces déployées grâce aux capacités de transport aérien rapide. Il s’agissait d’autre part de rallier la population -kurde, chiite, sunnite- et de limiter le coût de la reconstruction à venir. Les seules cibles « stratégiques » furent les centres de commandement et de contrôle du régime baasiste, dont Saddam Hussein lui-même57. Côté irakien, le haut commandement tenta de jouer la dispersion et la dissimulation des soldats dans la population, afin d’y attiser et d’y encadrer une levée en masse contre l’envahisseur. Il n’y eut qu’une désertion massive – mais nombre de déserteurs gardèrent leurs armes légères. Le régime s’effondra, le pays fut conquis. Le succès militaire américain fut éclatant, à l’aune de la RMA. L’édification politique, laborieuse, malgré le soutien de l’ONU. II STATE BUILDING ET CONTRE-INSURRECTION EN AFGHANISTAN ET EN IRAK, AUTRES FRONTS JIHADISTES ET POURSUITE DU CONTRE-TERRORISME GLOBAL (2003-2011) La « guerre au terrorisme » devint une guerre d’Irak, de l’invasion américaine en mars 2003 à l’éradication de Daech en octobre 2019 en passant par le processus constituant et deux guerres civiles internationalisées mêlant insurrections et contre-insurrections (2003-2011, 2013-2019). Elle était aussi une guerre d’Afghanistan, contre les Talibans repassés à l’insurrection et adossés aux « zones tribales » (pachtounes) pakistanaises. Les deux guerres ainsi que le contre-terrorisme global furent poursuivies par la nouvelle administration Obama, avec quelques inflexions par rapport à l’administration Bush. Les Américains et leurs alliés eurent ainsi deux fronts principaux : l’Irak et l’Afghanistan. Les Etats-Unis privilégièrent l’Irak. C’est là que s’implanta la première filiale d’Al-Qaïda, bientôt muée en « Etat islamique ». Les Américains auraient voulu que les Européens prennent le relais en Afghanistan, où le rôle des jihadistes étrangers fut marginal, où l’ONU assurait le volet civil et l’OTAN, le volet militaire ; ce ne fut jamais le cas en Irak, où le commandement resta purement américain (malgré les contributions britannique, australienne et autres). Il y eut d’autres fronts plus secondaires, dont l’importance grandit cependant, ainsi en Afrique. Sur tous les théâtres, la « guerre au terrorisme » fut au plan opérationnel une contre-guerre irrégulière (contre-insurrection, contre-guérilla, contre-subversion), soit un « conflit de basse intensité » (low intensity conflict), mêlant combat et police. 1) Afghanistan, Irak : essai comparatif général De l’Afghanistan à l’Irak, la « guerre au terrorisme » prit une nouvelle dimension : non plus détruire des organisations clandestines et renverser des régimes complices, mais reconstruire des Etats et mater des insurrections. C’est ainsi que l’expérience du State building et des processus constituants internationalisés fut renouvelée et approfondie, tandis que la contre-insurrection était redécouverte par le haut commandement américain (McChrystal, McMaster, Petraeus), et avec elle les savoir-faire (Thompson, le général anglais, Galula, l’officier français) des « guerres coloniales » (Malaisie, Algérie, Vietnam, Angola)58. A) Conflits armés, enjeux géopolitiques et processus constituants (internationalisés) Après 1978, l’Afghanistan (devenu république en 1973) connut un coup d’Etat communiste, la guerre civile, l’intervention soviétique, la chute du gouvernement socialiste, l’arrivée au pouvoir des Talibans ; après 1979, 57 Ainsi la tentative de le tuer, le 19 mars 2003, premier jour de l’invasion. 58 En assimilant le jihad à une insurrection mondiale, plutôt qu’une série d’insurrections locales, le général australien David Kilcullen pouvait déclarer : « Al-Qaïda ressemble à l’Internationale communiste du XXème siècle ». 19 l’Irak (devenu république en 1958) connut la prise du pouvoir par Saddam Hussein, la guerre contre l’Iran, l’invasion du Koweït et la guerre contre la Coalition internationale, la mise sous sanctions économiques, contrôle et désarmement des Nations Unies. Les enjeux irakiens, au cœur du Proche-Orient, soit le double cœur islamique et pétro-gazier du monde, furent sans commune mesure avec ceux d’un pays enclavé et sans ressources pétro- gazières d’Asie centrale. Un point commun géographique aux deux pays : l’Iran est limitrophe. Il s’est bien davantage impliqué à l’ouest qu’à l’est59. Les chiites irakiens avaient la possibilité de conquérir le pouvoir, et ils l’ont fait ; pas les Hazaras (chiites) afghans. Après 2001 l’un, 2003 l’autre, les deux pays virent les processus constituants internationalisés arriver à leur terme, autrement dit, à des Constitutions, en janvier 2004 à Kaboul, en octobre 2005 à Bagdad, malgré la persistance de l’insurrection. Les deux populations connurent leurs premières élections libres au suffrage universel direct, ou plus largement des processus démocratiques. Dans les deux cas, advinrent des Républiques islamiques60, unitaire et présidentielle en Afghanistan61, fédérale et parlementaire en Irak62, avec un Kurdistan autonome. A l’image des Constitutions, la démocratisation ne semblait qu’une façade plaquée par les Occidentaux sur des pays à structure tribale, musulmans, à dominante sunnite en Afghanistan (pluriethnique, pachtoune), chiite en Irak (biethnique, arabo-kurde). Les deux régimes tout neufs bénéficièrent de l’assistance internationale (MANUA et MANUI). Dans les deux cas, l’administration américaine voulait former des forces locales de défense et de sécurité efficaces, autrement dit, dés-américaniser la contre- insurrection pour l’afghaniser et l’irakiser, la confier à des Afghans et à des Irakiens qui resteraient des partenaires des Etats-Unis. B) L’insurrection et la contre-insurrection (ses caractéristiques et ses difficultés) En Afghanistan comme en Irak, on retrouva les ingrédients connus de la stratégie insurrectionnelle et subversive, qu’il s’agisse de la relative faiblesse matérielle des insurgés compensée par leur clandestinité, leur mobilité et leur irrespect des règles, de leur mode de financement (par le racket baptisé « impôt révolutionnaire », l’enlèvement contre rançon, les trafics en tous genres, notamment l’opium en Afghanistan), de leurs efforts pour s’imposer à la population et la couper des autorités, de leur volonté de lasser l’opinion occidentale, dont les insurgés savent qu’elle est le fragile centre de gravité de l’ennemi. Structurés, les insurgés avaient leur direction politico-militaire, leurs zones d’opérations, leur logistique, leurs armements (LRAC ou LRAH, AK-47, explosifs improvisés, attentats-suicides), leurs cibles (agents publics locaux armés ou non armés, agents étrangers armés ou non armés). Leur motivation demeurait le jihad contre l’étranger « occupant » ou « mécréant », la destitution du gouvernement « traître », « apostat » ou « hérétique », la récupération du pouvoir, ainsi que la vengeance, le gain, le martyre. S’agissant des Talibans, les principales différences entre le combattant d’avant 1996 et celui d’après 2001 étaient les suivantes : il a eu l’expérience du pouvoir ; il sait utiliser les NTIC ; il a décentralisé son organisation et son action ; il s’appuie sur des homologues pakistanais plutôt que sur des volontaires étrangers. De même retrouva-t-on les ingrédients connus de la stratégie contre-insurrectionnelle et contre-subversive : l’écrasante supériorité économique et militaire, l’encadrement strict de l’usage de la force, la convergence recherchée des moyens militaires et civils, l’effort pour gagner la population à la cause du gouvernement légal, tenir le terrain et détruire les groupes insurgés armés, l’objectif de s’effacer progressivement au profit du gouvernement légal63. Ainsi en Afghanistan comme en Irak, puis au Sahel, les armées occidentales durent pratiquer la contre-insurrection – soit une part de l’héritage des « guerres coloniales », enfouie sous une chape de plomb politique. Or, la COIN implique une culture militaire spécifique, où la victoire ne signifie pas défaite de l’ennemi par la puissance de feu, mais pacification du territoire par le ralliement de la population. Cette culture n’est pas celle qui domine dans les armées occidentales, américaine en particulier. Voyons les caractéristiques 59 L’action de l’Iran fut décisive en Irak, négligeable en Afghanistan. 60 L’islam est religion d’Etat. 61 L’homme fort y est le Président de la République. 62 L’homme fort y est le Premier ministre. 63 Cf. notre ouvrage Stratégies militaires contemporaines, Paris, Ellipses, 2020, « Les stratégies subversives et contre-subversives (la guerre irrégulière et la contre-guerre irrégulière) », pp.161-226. 20 communes d’abord, les difficultés communes (notoires) ensuite – résumables en un mot : les démocraties ne savent pas tenir la longue durée en guerre irrégulière. 1) La COIN occidentale suit l’intervention outre-mer. Elle repose sur le consentement du Gouvernement local. Sur cette base (réversible), elle emprunte le quadruple modèle de « l’empreinte légère », de la « concentration militaire », de « l’assistance internationale » et de « l’action distanciée » : renseignement d’origine technique plutôt que renseignement d’origine humaine64 (faute de connaître l’Autre, de l’écouter ou de le rencontrer) ; prédilection pour les frappes aériennes contre les bases et les armements lourds, pour l’usage des drones et les opérations spéciales contre les cadres ; formation des forces de défense et de sécurité locales ; souci de limiter les pertes militaires65, de réduire les dommages civils collatéraux et d’éviter d’avoir des prisonniers, dont on ne sait que faire ni même quel statut leur accorder66. 2) Les problèmes portent sur les troupes (les acteurs), la mort (la sensibilité à la létalité), le temps (les délais), le budget de défense (le CMI). A) La COIN s’effectue, soit avec des soldats de métier étrangers, onéreux et peu nombreux, même avec le renfort de SMP, issus d’une société (occidentale) qui répugne à percevoir l’impôt du sang, soit avec des armées ou des milices locales à la motivation, à la discipline, à la loyauté et à l’efficacité inégales, et cela, dans des pays dont les forces militaires et policières avaient sombré suite au renversement des Talibans ou du Baas, créant un vide sécuritaire. B) Les victimes civiles causées par la COIN alimentent la propagande des insurgés, même s’ils responsables, eux, des trois quarts des pertes civiles. Elles amènent les autorités locales à désavouer le partenaire étranger (occidental), avec lequel les tensions montent, alors qu’on a besoin de lui et que l’on redoute son départ. La solution dégagée est la « retenue courageuse » : pour limiter les dommages collatéraux civils, les troupes (américaines) au sol réduisent les demandes d’appui aérien ou d’artillerie, quitte à prendre davantage de risques et à subir davantage de pertes. Mais c’est alors l’opinion occidentale qui exprimera son mécontentement. C) Fondamentalement, l’insurgé veut lasser le partenaire étranger du Gouvernement local, cependant que l’opinion étrangère, via le Parlement, réclame des résultats à son Gouvernement, d’autant qu’elle comprend mal et n’apprécie pas les interventions au loin, faciles à critiquer du côté de l’opposition. La « date butoir » pour le retrait des troupes est l’autre solution trouvée : elle donne une échéance à la victoire. Elle est la grande erreur stratégique, car elle crée un compte à rebours : quand l’un travaille contre la montre, il suffit à l’autre d’attendre67. La lassitude n’a pas joué en Irak, où le gouvernement put s’appuyer sur le gros de la population et sur le principal pays voisin. Elle a joué en Afghanistan, où le gouvernement ne parvint pas à garder à lui la population et où le principal pays voisin s’accommoda de l’insurgé. D) La COIN ne doit pas seulement compter avec l’opinion, mais aussi avec l’industrie. L’accroissement des effectifs de l’US Army et des Marines pour permettre le surge en Irak et en Afghanistan eut de sévères effets d’éviction. L’armée de terre dut renoncer (provisoirement) au Future Combat System, conçu pour affronter la Russie ou la RPC, au profit de matériels plus adaptés à la contre- insurrection. D’aucuns craignent qu’en se dimensionnant pour celle-ci, les forces américaines n’en viennent à être déclassées en matière d’affrontement classique. Même l’armée de l’air et la marine se sentent menacées dans leurs grands programmes. Plus généralement, une large part de l’institution militaire demeura réticente vis-à-vis de la COIN, qui semble éloignée du « cœur de métier »68. La perspective d’une guerre longue, gourmande en effectifs, ruineuse pour le budget de la défense, déclassant les armées et sans conclusion à terme, s’avère la hantise des autorités politiques. C) L’oscillation américaine sur les deux théâtres 64 Il existe six types de sources de renseignement : d’origine humaine (ROHUM), d’origine électromagnétique (ROEM), d’origine image (ROIM), d’origine géospatial (ROG), d’origine cyber (ROC) et d’origines sources ouvertes (ROSO). 65 Elles sont basses. Pour la FIAS, 295 tués ou disparus en 2008, 521 en 2009, 561 en 2010. 66 Prisonnier de guerre ou pas ? 67 De faire preuve de « patience stratégique ». 68 Les sceptiques soulignèrent qu’il était impossible de transformer le soldat américain moyen, déployé pour un « tour » de quelques mois, en un pacificateur zélé, polyglotte et capable de jouer sur les subtilités ethnographiques du terrain. 21 Les deux fronts afghan et irakien étaient unifiés par le CENTCOM, qui supervisait tout le « Grand Moyen- Orient ». On y rencontrait le même choc culturel entre l’armée américaine d’une part, les armées et les sociétés locales d’autre part. Plus qu’une coordination des deux théâtres, il y eut un zigzag entre les deux. Après 2003, l’Irak fut privilégié, à nouveau après 2014. En 2009, la situation s’était redressée en Irak, où le retrait des troupes américaines était prévu au 31 décembre 2011. Mais elle s’était dégradée en Afghanistan ; c’est donc là que l’effort fut porté ; fin juin 2011, Obama programma et annonça le retrait au 31 décembre 2014. Il ne put avoir lieu. Il fut repoussé au 31 décembre 2016. A nouveau, il ne put avoir lieu. En juin 2014, la conquête de Mossoul par Daech puis la proclamation de l’EI avaient obligé à se reconcentrer sur l’Irak (et la Syrie). En Irak, les insurgés locaux recevaient des renforts jihadistes étrangers. En Afghanistan, les Talibans ne comptaient guère sur les jihadistes étrangers, même s’il y en eut ; ils comptaient sur leur base arrière et leurs frères d’armes dans les zones pachtounes (pathanes) pakistanaises. Vu de Washington, la « contre-insurrection globale » (« doctrine Petraeus », importée d’Irak) puis, après 2009, le « contre-terrorisme plus » (« doctrine Biden »69, destinée à l’Afghanistan) ne suffirait pas, car les Talibans avaient une assise locale transfrontières beaucoup plus forte que les insurgés arabo-sunnites irakiens ; il faudrait faire pression sur l’allié pakistanais afin qu’il s’engage à fond dans la région frontalière et qu’il cesse toute ambiguïté vis-à-vis des Talibans. Fin 2013, les Talibans, ayant subi de lourdes pertes, paraissaient au bord de la défaite, d’autant que l’ISI était sur le point de rompre avec eux. Mais six mois plus tard, il fallait privilégier l’Irak, aux enjeux plus considérables. D) La comparaison Afghanistan/Pakistan et Irak/Iran La comparaison Afghanistan/Irak doit inclure celle (du rôle) des deux principaux voisins : le Pakistan et l’Iran. Les Etats-Unis avaient censément un allié de poids dans le comb