Summary

L'article analyse les différents types d'ennemis de l'État et leurs impacts, des guerres entre États aux mouvements insurrectionnels et aux idéologies du XXe siècle, jusqu'au terrorisme djihadiste d'aujourd'hui.

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VII L’ÉTAT ET SES ENNEMIS Les États modernes possèdent théoriquement les moyens de repousser les menaces à leurs frontières et de protéger, à l’intérieur, la vie et les libertés des citoyens. Mais la réalité est souvent tout autre. Avant d’avoir dû lutter contre les djihadistes, nos démocraties ont...

VII L’ÉTAT ET SES ENNEMIS Les États modernes possèdent théoriquement les moyens de repousser les menaces à leurs frontières et de protéger, à l’intérieur, la vie et les libertés des citoyens. Mais la réalité est souvent tout autre. Avant d’avoir dû lutter contre les djihadistes, nos démocraties ont été confrontées à plusieurs types d’ennemis. Et chaque fois, pour y faire face, il leur a fallu renoncer, au moins en partie et pour un temps, à leur belle promesse de sécurité, en exposant la vie des citoyens et en rognant leurs libertés. Dans l’ordre d’apparition des diérents ennemis, le premier prit la forme, au XVIIe siècle, de l’État étranger contre lequel la guerre pouvait être un moyen de régler un diérend politique. On le qualie souvent de « juste ennemi » : des princes ne parvenant pas à s’entendre à propos de tel territoire déployaient leurs armées, prolongeant ainsi une forme de duel chevaleresque, pour que la victoire de l’un permette de les départager1. Le deuxième type d’ennemi peut être identié aux mouvements insurrectionnels ou de résistance qui ont cherché — et souvent réussi — à renverser par la force le régime politique en place. En France, les rebelles armés qui faisaient des rues leurs champs de bataille — nous les qualierons d’« ennemis constitutionnels » — sont apparus avec la Révolution ; on les retrouve en juillet 1830, lors des Trois Glorieuses, ou en février 1848. Ils ne doivent pas être confondus avec de simples adversaires politiques, lesquels respectent l’ordre établi en participant, par exemple, aux compétitions électorales. Le troisième ennemi, qui ne prend véritablement d’ampleur qu’au XXe siècle, œuvre à faire triompher une idéologie. Ce peuvent être des factions ou des partis qui cherchent à renverser l’ordre libéral et démocratique pour « libérer » les peuples du joug des « oppresseurs » — les bourgeois capitalistes, les juifs, les puissances coloniales, etc. Le plus souvent, les « idéologies » dont se réclament ces groupes ne connaissent pas de frontières, même si leur lutte s’inscrit généralement dans un cadre national. Le dernier type d’ennemi, apparu au début du XXIe siècle avec le terrorisme djihadiste, est « l’ennemi de la modernité », à la fois étranger et intérieur aux sociétés qu’il vise ; il ne souhaite pas s’emparer de l’État mais entend le détruire — la chose comme l’idée de la chose — dans le but de le remplacer par une autre forme de domination, la théocratie. Contre les trois premiers ennemis, l’État moderne a inventé des réponses politiques et juridiques dont l’ecacité variait selon les lieux et les circonstances. Pour le djihadisme, on ne les a pas encore trouvées. Corollaire de l’État moderne, la doctrine du juste ennemi, un État faisant la guerre à un autre État, a vu le jour à l’issue des guerres de Religion. Elle a été formalisée au terme de trente années de conits politiques et religieux au sein de l’Empire allemand pendant la première moitié du XVIIe siècle. Cette « guerre de Trente Ans » se solda par les fameux traités de Westphalie de 1648 qui consacraient la dislocation du Saint Empire romain germanique. Leurs signataires posent, à cette occasion, le principe de la souveraineté des États et son corollaire logique — l’interdiction de toute ingérence dans les aaires intérieures d’un autre État, fût-ce pour de « bons » motifs religieux. Ce faisant, on enterra la séculaire doctrine de la « guerre juste » en vertu de laquelle le recours à la force pouvait être légitimé par la justice de la cause qui animait tel belligérant, comme la réparation d’une injuria ou la lutte contre l’hérésie. Désormais, on concevait le conit militaire hors de toutes considérations morales et religieuses, comme un phénomène strictement politique obéissant aux intérêts propres de chaque souverain. En vertu du système issu de la paix de Westphalie, il n’était plus question de juger telle guerre juste ou injuste — chaque État pouvait avoir de bonnes raisons subjectives de faire la guerre à un autre État. Et aucun pontife, aucun tribunal ne pouvait imposer l’autorité de son jugement aux princes belligérants, dont le principe de leur égale souveraineté prévalait maintenant 2. La doctrine du juste ennemi permit également de conceptualiser la notion de neutralité : le terme désigne la position d’un tiers qui ne prend pas parti entre des belligérants, estimant que les raisons de l’un ne peuvent être considérées comme meilleures que celles de l’autre. D’une certaine manière, les « neutres » étaient appelés à jouer le rôle de « témoins » d’un duel entre princes souverains. Dans cette conception des relations internationales, le recours aux armes a pu être présenté comme la « simple continuation de la politique par d’autres moyens », selon la célèbre formule du stratège Carl von Clausewitz 3. Ces guerres sans « justes causes » se devaient cependant d’être civilisées — elles étaient perpétrées entre des alter ego aux mœurs, aux traditions et aux aspirations quasi identiques. Ainsi a pu se développer une éthique de la guerre, fondée sur le principe de loyauté, procédant lui-même d’une certaine morale chevaleresque chrétienne. Elle donna naissance, à partir du XVIIe siècle, à une discipline juridique nouvelle, le « droit des gens » (jus gentium), qui fait gure d’ancêtre du droit international. Les chapitres de ce droit consacrés à la façon de se comporter sur le champ de bataille — que l’on dénomme depuis le XIXe siècle le jus in bello (le droit dans la guerre) par opposition au jus ad bellum (le droit de faire la guerre) — correspondent au droit international humanitaire ou au droit qui régit les conits armés d’aujourd’hui. De même que le duel entre nobles, les seuls qui avaient le droit de porter des armes jusqu’en 1789, avait été un conit ritualisé entre pairs, la manière de conduire la guerre entre justes ennemis — le plus souvent des souverains issus d’une poignée de familles royales — devait être réglée par des normes. Pour autant, la question de la licéité de l’emploi de la force armée ne disparut pas totalement. L’« étaticité » du belligérant ayant prévalu dorénavant sur la justa causa du conit, les guerres qui étaient menées au prot d’entités autres que des États souverains — groupes religieux persécutés, populations minoritaires opprimées... — devenaient, par hypothèse, illicites. On le voit, les conits entre « justes ennemis » ne devaient rien avoir de commun avec les guerres (civiles) de Religion où l’on considérait l’autre comme un monstre infâme, un rejeton du Mal, une incarnation du Diable qu’il fallait anéantir, au motif que Dieu le demandait. Les Modernes imaginaient la guerre, idéalement, comme une activité policée, aristocratique et, surtout, politique : elle était l’occasion de régler un diérend par les armes sur un champ de bataille et, après la victoire reconnue de l’un sur l’autre, d’aboutir à une paix solide, attestée par un traité. C’est dire que les justes ennemis ne se querellaient pas en permanence : après la guerre, les ennemis d’hier concluaient la paix et même nouaient des alliances. Mais ils n’en restaient pas moins ennemis potentiels, dans la mesure où ils évoluaient dans un monde sans juge supérieur pour trancher les diérends. Malgré la spécicité de cette approche des relations internationales — assimilée par nombre d’auteurs à un état de nature où chacun a le droit de se faire justice lui- même —, un droit de la guerre s’est néanmoins développé 4. Le jus ad bellum règle la question des acteurs aptes à engager des forces (les États), le motif pour lequel ils entendent la mener (n’avoir pas pu trouver paciquement un accord), la manière de la « déclarer », etc. Après deux siècles de « droit international classique », cette discipline juridique a vu certains de ses fondements remis en cause. Dès le traité de Versailles qui solda la Première Guerre mondiale en juin 1919, on réintroduisit l’idée, abandonnée de longue date, de faute « objective » commise par un belligérant : l’Allemagne collectivement et Guillaume II individuellement y étaient jugés « coupables ». Le crime d’agression et l’infraction à des conventions internationales constituèrent, après 1945, des « crimes contre la paix ». Malgré un sentiment partagé de « progrès » du droit international, certains n’ont pas manqué de voir dans cette évolution une forme de retour de la doctrine médiévale de la guerre juste. Quant au jus in bello, la manière de conduire la guerre, il concerne ceux qui vont eectivement combattre — la qualité d’armée régulière, la statut de combattant, l’exigence d’uniformes — et la façon de la faire — préserver la vie des ennemis autant que possible, traiter les prisonniers avec humanité, s’abstenir de destructions inutiles, avoir des égards pour les lieux sacrés, éviter d’utiliser des armes perdes, respecter les ambassadeurs et les trêves. En vertu de ce droit — aujourd’hui codié par les fameuses conventions de Genève de 1949 et les protocoles qui les complètent —, l’usage de la force doit être limité au strictement nécessaire en vue de la réalisation d’objectifs préalablement dénis. Dans l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles qui cherchait à « civiliser la guerre », les arontements avaient des objectifs principalement territoriaux. Les conits se déroulaient sur des « lieux » précis : sur des champs de bataille se faisaient « front » des armées — recrutées soit en promettant une « solde » (d’où soldat) à des mercenaires ou à des volontaires, soit en proclamant la mobilisation générale de conscrits. Les frontières entre les États étaient redessinées au gré des victoires des uns et de l’infortune des autres. Les zones de front étaient placées sous un régime juridique spécial — en France, l’état de siège — pour s’adapter aux nécessités tactiques. La loi des 8-10 juillet 1791 et celle du 9 août 1849 régissaient ces situations. En vertu de cette dernière, dont les dispositions sont toujours en vigueur, sur ces fronts-là, dans les périmètres qui peuvent être aectés par les combats, tous les pouvoirs sont transférés aux autorités militaires, y compris à l’égard des populations civiles. Et les libertés peuvent alors se voir singulièrement limitées : la loi de 1849 prévoit, si nécessaire, des perquisitions de nuit, l’éloignement de condamnés, la remise des armes légalement détenues par les particuliers, le contrôle de la presse et des réunions, la soumission des civils à des juridictions militaires, etc. Ces mesures, conçues pour faciliter l’action des armées tout en protégeant les populations, n’ont nullement vocation à être appliquées en dehors des zones de combat eectif. Déterminante du XVIIe au XXe siècle, une telle conception de la guerre, qui procède de la doctrine du juste ennemi, nous semble lointaine, comme dépassée, à l’heure du terrorisme djihadiste. Les scènes qui gurent deux armées s’arontant sur un champ de bataille, pour des raisons territoriales plutôt qu’idéologiques, n’ont de place que dans les musées militaires et les livres d’histoire qui évoquent les grandeurs et les horreurs d’une époque où la guerre, eectivement, continuait la politique par d’autres moyens. Le nombre des victimes du djihadisme, bien qu’élevé, est dérisoire toutefois comparé à celui produit par les guerres entre États, que l’on disait « réglées ». Au cours de ce long cycle, la sécurité intérieure coûtait fort cher, en hommes et en argent, mais les soldats ne mouraient pas cependant en « victimes » ; on en faisait des « héros », dans les éloges ociels du moins. Et même quand les territoires étaient dévastés et les populations durement éprouvées, le « sentiment » d’insécurité et d’impuissance n’était pas de la même nature que celui éprouvé aujourd’hui par les sociétés occidentales à l’égard du djihadisme. L’ennemi faisait gure en eet de vieille connaissance : il restait nalement un alter ego qui croyait à la modernité. Tel n’est pas le cas des djihadistes. Les mouvements insurrectionnels, ces « ennemis constitutionnels » qui proliférèrent en France à partir de la Révolution, agissaient à l’intérieur du pays : ils entendaient détruire le régime en place pour le remplacer par des institutions conformes à leurs idéaux. Ceux qui étaient aux aaires les jugeaient subversifs, séditieux, rebelles, factieux, révolutionnaires ; leurs opposants se prévalaient de la résistance à l’oppression (art. 2 de la Déclaration de 1789), voire du droit à l’insurrection (art. 35 de celle de 1793). Arrivés à leurs ns en balayant le régime établi, ils considéraient à leur tour leurs rivaux comme subversifs et reléguaient l’argument du droit de résistance au dépôt des fallacieux prétextes pour désobéir aux lois. Monarchistes ou « fédéralistes » sous la Révolution française, républicains et royalistes sous les deux Empires, républicains encore et bonapartistes sous la Restauration et la monarchie de Juillet, socialistes et royalistes sous la IIe République et ainsi de suite : chaque régime eut ses opposants et entretint la conviction que, au fond, les ennemis de la liberté ne méritaient pas la liberté. Au faîte de leur puissance, tous estimèrent que, même en se réclamant des hommes de 1789, ceux qui prenaient les armes contre leur propre gouvernement ne devaient pas avoir les mêmes droits que les « bons » et « dèles » citoyens. L’opposition entre les défenseurs du régime et ses contempteurs, omniprésente au XIXe siècle, disparut quasiment en France au moment de la Première Guerre mondiale, avec le ralliement de presque toutes les familles politiques à la République. Pour faire face à de tels opposants, les gouvernements en place utilisèrent, pour l’essentiel, deux armes juridiques : les incriminations politiques, permettant de jeter devant les tribunaux à raison de leurs idées ceux que l’on soupçonnait d’être des factieux ; les législations d’exception, autorisant la suspension des libertés dans les foyers insurrectionnels. Ils eurent tendance à confondre ennemis et criminels : on considère en principe les premiers pour ce qu’ils sont, les seconds pour ce qu’ils font. Le comportement d’un militaire étranger peut être irréprochable, son sens de l’honneur admirable, sa vision du monde et de l’homme proche de la nôtre ; on peut toutefois, en cas de nécessité, le tuer sans pour autant être homicide, parce que, en guerre, il dispose du même droit sur nous. Le criminel, lui, peut être abject, vil, crapuleux, infâme, inhumain ; il ne sera pourtant jugé que pour les faits matériels qui lui sont reprochés et ne devra pas être détenu arbitrairement ; présumé innocent, il pourra être assisté d’un avocat ; la preuve de sa culpabilité incombera à l’accusation. À partir de la Révolution, la répression des « rebelles factieux » consista souvent, comme ce fut le cas sous la Terreur en 1793 et 1794, à confondre ennemis et criminels dans une même exclusion du contrat social, en piétinant au passage les principes juridiques que l’on proclamait par ailleurs. Le droit pénal, on vient de le rappeler, ne permet de poursuivre des individus que pour des faits matériels ; en principe, il ne peut s’aventurer sur le terrain des opinions, des intentions, bref de la suspicion. C’est malgré tout dans cette voie que s’est parfois orienté le législateur, qui craignait la prolifération des idées de ses opposants. La loi du 17 septembre 1793 (20 vendémiaire an II), dite « loi des suspects », adoptée sous la Terreur illustre ce genre de phénomène : la Convention permit d’arrêter « ceux qui, soit par leur conduite, soit par leur relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, [s’étaient] montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme, et ennemis de la liberté » ; ou encore, « ceux des ci-devants nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, ls ou lles, frères ou sœurs, et agents d’émigrés, qui [n’avaient] pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution ». Cette répression fut toujours présentée comme temporaire ; bien souvent, des lois visant spécialement des opposants nettement ciblés demeuraient en vigueur longtemps après qu’avait disparu le motif de leur institution. Ainsi la loi « de sûreté générale » du 27 février 1858, qui t suite à l’attentat perpétré par Orsini contre Napoléon III le 14 janvier, autorisait l’administration à interner ou à déporter toute personne qui avait été condamnée pour avoir participé aux événements de juin 1848, juin 1849 et décembre 1851, c’est-à-dire à des manifestations socialistes ou hostiles au coup d’État de Louis- Napoléon Bonaparte. On suspectait donc, sans le moindre élément matériel de preuve, des personnes qui avaient d’ores et déjà « payé » pour les délits politiques commis presque une décennie plus tôt. La loi ne sera ociellement abrogée qu’en 1870, après la chute du Second Empire. Les gouvernements français successifs n’hésitaient pas en outre à avoir recourseà des législations d’exception. Pendant la première moitié du XIX siècle, ils dévoyaient la loi des 8-10 juillet 1791 relative à l’état de siège « réel » ou « militaire » — conçue pour les arontements entre des États — pour contrôler des territoires de l’intérieur où s’agitaient des ennemis constitutionnels. On plaçait donc les zones en état de siège dit « ctif » ou « politique » ; une telle mesure consistait en réalité à assimiler une ville, un arrondissement ou un département en état d’insurrection à une zone frontalière en guerre5. Autrement dit, on considérait les rébellions de citoyens, en principe désarmés et paciques, comme une façon de faire la guerre à l’État lui-même. Les hommes au pouvoir estimaient, partant, pouvoir iniger à cet ennemi « national » le traitement réservé à l’ennemi étranger. En interprétant extensivement la loi de 1791 et plusieurs textes complémentaires6, les gouvernements — républicain, bonapartiste, légitimiste, orléaniste — placèrent des communes ou des territoires de l’intérieur en état de siège pour une période limitée, les abandonnant ainsi à l’autorité militaire, laquelle pouvait notamment faire juger les « malfaiteurs politiques » par des juridictions spéciales. Des civils — certes en état d’insurrection — furent déférés devant des conseils de guerre, les privant de leur droit à être traduits devant leurs « juges naturels ». Nombre de républicains modérés de 1848 venaient de mouvements clandestins qui furent à l’origine de la révolution de Février. Et pourtant, parvenus au pouvoir, la majorité d’entre eux demeura convaincue que le nouveau régime devait disposer de moyens exceptionnels pour se défendre, notamment contre les excès des « démocrates socialistes », avec lesquels ils avaient combattu naguère contre le régime de Louis-Philippe. Tandis que des barricades se dressaient dans l’est de Paris le 24 juin 1848, l’Assemblée nationale, déclarant la capitale en état de siège, accorda ainsi « tous les pouvoirs exécutifs » au très républicain général Cavaignac an de mater l’insurrection ouvrière : ce sera au prix de trois à six mille morts en quelques jours. Tout en admettant la nécessité de suspendre, pour un temps, les libertés quand le régime courait quelque danger, les républicains de 1848 souhaitaient que le recours à des mesures dérogatoires ne se fît pas en marge de la légalité. La Constitution prévoyait qu’une loi ordinaire déterminerait les conditions dans lesquelles l’état de siège pourrait être déclaré et réglerait « les formes et les eets de cette mesure » (art. 106). C’est toutefois une assemblée à dominante monarchiste qui devait adopter la loi du 9 août 1849. An d’éviter les incertitudes, les improvisations et les abus, cette loi prévoyait que les autorités militaires devraient respecter strictement les droits des citoyens, lesquels ne pourraient subir aucune restriction arbitraire : une légalité d’exception certes, mais une légalité tout de même. Pour les forces armées, des pouvoirs dilatés, mais non illimités ; pour les citoyens, une atrophie des libertés protégées en temps normaux, mais non un anéantissement. Cette loi, toujours en vigueur, envisage deux cas opposés : l’un relevant d’un consensus national probable (un « péril imminent résultant d’une guerre étrangère »), l’autre de dissensions internes certaines (une « insurrection armée » d’une partie de la population). Elle opère la jonction entre l’ennemi étatique et l’ennemi constitutionnel car le pouvoir militaire peut prendre des mesures identiques pour défaire l’un et dompter l’autre. L’autorité gouvernementale doit précisément circonscrire les zones placées en état de siège : dans sa déclaration, elle doit énumérer « les communes, les arrondissements ou départements auxquels il s’applique et pourra être étendu ». Une fois placées sous ce régime, elles peuvent être nettoyées, assainies ou neutralisées — peu importe la métaphore retenue — au moyen de contrôles des personnes, tels que les perquisitions de nuit (moment très privé d’intimité ou de sommeil qui justie une inviolabilité accrue du domicile), l’éloignement des repris de justice, la conscation des armes, et d’une mainmise sur leurs communications par le biais d’interdictions possibles de journaux ou de réunions. Toujours soucieuse des libertés des citoyens, la loi de 1849 n’a rien d’un blanc-seing accordé au général commandant la zone : d’une part, « l’autorité civile continue [...] à exercer ceux de ces pouvoirs dont l’autorité militaire ne l’a pas dessaisie » ; et, d’autre part, « les citoyens continuent, nonobstant l’état de siège, à exercer tous ceux des droits garantis par la Constitution, dont la jouissance n’est pas suspendue ». Une fois la menace écartée, il est de principe que la légalité normale soit rétablie. Comme la guerre entre États, la lutte contre les rivaux séditieux obéit à une logique tant spatiale que temporelle. Spatiale, car il s’agit de zones qui vont du quartier dans une ville à un ou plusieurs départements ; temporelle, en ce que le régime de l’état de siège a vocation à cesser avec la disparition de la menace. Il a été cependant déployé sur l’ensemble du territoire pendant les quatre années de la Première Guerre mondiale : les juristes de l’époque avaient bien perçu que le gouvernement méconnaissait et la lettre et l’esprit du texte de 1849, sans aller jusqu’à le critiquer : nécessité faisait loi 7. De même que les guerres entre les États européens semblent de nos jours presque dépassées, les soulèvements fomentés par des factieux dans quelques repères cachés paraissent eux aussi d’un autre temps. On peut tenter de trouver des traits communs entre ces rebelles d’autrefois et les terroristes djihadistes d’aujourd’hui — ainsi la dissimulation au sein de la population, la structure en réseaux secrets, l’acquisition d’armes, le recours à la propagande, etc. Mais le rapprochement s’arrête là tant leurs objectifs paraissent diérents : tandis que l’ennemi de l’intérieur entend s’emparer du pouvoir d’État, le djihadiste vise à le subvertir pour, à terme, lui substituer un califat sans frontières. Les outils façonnés au XIXe siècle pour reprendre le contrôle des « foyers insurrectionnels » ne sauraient convenir pour faire face à un terrorisme mondialisé. Leur ecacité s’est d’ailleurs avérée très imparfaite si l’on en juge par le nombre de révolutions et de coups d’État qui, à cette époque, ont « réussi ». Au soir du XIXe siècle, une nouvelle forme d’hostilité se fait jour, animée par la volonté de renverser l’ordre établi mais aussi par l’ambition de transformer le réel au nom d’une idéologie. Au cours du XXe siècle, elle prit la forme de partis révolutionnaires décidés à abattre non seulement le régime constitutionnel en place mais encore la forme moderne, libérale et « bourgeoise » de l’État, et cela — dans les intentions achées du moins — à l’échelle mondiale. Cette forme de subversion se manifesta également par des mouvements de libération, apparus dans les territoires colonisés, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Cet « ennemi idéologique » se rapproche de la gure du « partisan », théorisée dans les années 1960 par le sulfureux Carl Schmitt8. Des combattants sans uniforme luttaient dans les rangs de partis politiques armés qui entendaient libérer une « nation asservie » ou un « peuple assujetti » sous la coupe d’avides « bourgeois capitalistes » ou de non moins avides « colons exploiteurs ». Ces mouvements, se réclamant fréquemment du marxisme, cherchaient à déstabiliser des États tant par les armes que par la propagande, en vue de l’établissement, à terme, d’une nouvelle société pacique, parfaite, radieuse, promise à grand renfort de certitudes dogmatiques : ils n’entendaient pas, à proprement parler, « conquérir » un pays mais provoquer le soulèvement de populations soumises pour les libérer du joug de quelques puissants. Dans cette catégorie gurent les guerres révolutionnaires — ou « guerres de libération » — menées par des partis, le plus souvent communistes, en Russie (Lénine) au Vietnam (Hô Chi Minh) en passant par la Chine (Mao) pour ne citer que celles qui ont été victorieuses. Les guerres de décolonisation — souvent dénommées aussi « guerres de libération » — relèvent également de cette forme d’hostilité. Dans leur lutte qui commençait parfois sous la forme de guerre civile, les « partisans » pratiquaient la guérilla et le terrorisme, faisant voler en éclats les distinctions classiques entre délinquant et combattant, entre répression policière et conit militaire, entre insurrection civile et guerre étrangère. La guérilla s’imposait comme le procédé tactique de ceux qui ne possédaient ni la technologie ni la logistique des armées régulières mais la force morale des héros, la discipline des patriotes et l’abnégation des martyrs. Après la Seconde Guerre mondiale, les luttes menées en vue de chasser les puissances coloniales allaient, en outre, bénécier de la reconnaissance du droit des peuples colonisés à l’autodétermination, également qualié de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cet argument juridique nouveau heurtait la doctrine classique du « juste ennemi », qui ne reconnaît que des « États » et non des « peuples ». Contrairement aux « factieux » du XIXe siècle qui ne voulaient que substituer une légitimité constitutionnelle à une autre, ces partisans d’une libération nationale entendaient vaincre un pouvoir d’État pour le remplacer par une autre forme d’État (socialiste, corporatiste, etc.), pour l’abolir dénitivement (anarchistes) ou pour donner naissance à une nouvelle nation issue de la décolonisation. Qu’ils soient sortis vainqueurs de ces conits ou non, les États attaqués apportèrent des réponses variées pour contrer cette menace nouvelle. Celle de la France au moment de la guerre d’Algérie a été notamment la loi relative à l’état d’urgence du 3 avril 1955 adoptée en vue de mettre n à la guérilla orchestrée par le Front de libération nationale (FLN) ; elle sera aussi utilisée par la suite pour soumettre la contre-insurrection clandestine de l’Organisation armée secrète (OAS). La loi de 1955, sitôt adoptée, a été mise en œuvre : en avril dans le Constantinois, en mai dans tout l’Est, en août dans l’ensemble des « départements français d’Algérie », et jusqu’en décembre. Elle sera appliquée pour réduire l’OAS en mai 1958 pendant deux semaines et, après le putsch des généraux d’avril 1961, l’état d’urgence est maintenu en vigueur pendant plus de deux ans 9. La lutte armée des partisans de l’« Algérie algérienne » posait au gouvernement français un problème juridique et politique inédit. An de venir à bout de ceux qui se réclamaient de l’indépendance, il eût semblé naturel d’avoir recours à la vieille loi de 1849 sur l’état de siège. Le gouvernement français s’y refusa toutefois car les fauteurs de troubles ne pouvaient être considérés, à ses yeux, ni comme de « justes ennemis » ni comme des « ennemis constitutionnels ». Il refusait catégoriquement d’assimiler les actions terroristes du FLN à une « guerre étrangère10 », au motif que l’Algérie n’était pas un État, pas davantage un protectorat, mais un territoire français réunissant quatre départements ultramarins. S’agissait-il plutôt d’une « insurrection armée 11 » assimilable à celle des factieux du XIXe siècle ? On pouvait le concevoir si l’on songeait aux « zones » de maquis dans lesquelles se cachaient les rebelles — comme dans le massif des Aurès — et aux foyers urbains d’activistes multipliant attentats à la bombe, attaques à main armée, sabotages et destructions. Les partisans de l’Algérie française — futurs militants de l’OAS — adoptèrent, par la suite, la même logique de zone, allant jusqu’à boucler un quartier pendant la « semaine des Barricades », en janvier 1960. Pourtant, le recours à l’état de siège comportait deux inconvénients considérables. D’une part, c’eût été de reconnaître, d’une certaine manière, le FLN comme une organisation politique, défendant une « cause » que l’on désapprouvait mais qui existait néanmoins. Or le gouvernement français entendait démontrer que les fellaghas qui posaient des bombes et égorgeaient des pieds-noirs n’avaient rien de militants politiques ou de combattants d’une cause quelconque ; ils devaient être tenus pour des meurtriers, des assassins, bref, de simples criminels de droit commun. Il faut rappeler que, outre ses activités violentes, le FLN menait par le truchement d’une propagande subversive et souvent belliqueuse un combat idéologique et politique en vue de rallier les populations locales à la cause de l’indépendance et de les dresser contre le « colonisateur », l’« occupant ». Cela n’avait du reste pas échappé à l’armée française, qui avait mis en place dès 1955 des moyens d’« action psychologique », autrement dit de contre- propagande. Contre l’évidence, le gouvernement français déniait à la cause de l’indépendance de l’Algérie un caractère politique, d’où son refus de recourir à un « état de siège » déclenché pour cause d’« insurrection armée ». Par ailleurs, un transfert du pouvoir aux autorités militaires sur le territoire algérien en vertu de ce régime d’exception eût renforcé l’idée que l’on pouvait regarder les opposants comme des combattants « proto-étatiques ». En 1955, on ne parlait pas de « guerre d’Algérie » mais seulement d’« événements ». Il faut enn se souvenir que la communauté internationale considérait sans complaisance l’attitude du gouvernement français qui excluait tout processus d’autodétermination et donc de décolonisation, que ses meilleurs alliés jugeaient pourtant aussi légitime qu’inévitable. Dans un tel contexte, le parlement de la IVe République adopta la loi de 1955 dont le dispositif, proche en réalité de celui de l’état de siège, écartait ces deux dicultés. Il contourna la première — légitimer le FLN en le reconnaissant comme un mouvement « politique » et « national » — en évitant de désigner le type d’ennemi que l’on se proposait de subjuguer, ni État étranger ni groupe séditieux. On retint une formulation volontairement vague : les autorités pourraient déclarer l’état d’urgence en cas de « péril imminent résultant de troubles graves à l’ordre public ». Comme pour « dépolitiser » davantage les conditions possibles de mise en œuvre de ce régime d’exception, on y ajouta les « événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique », autrement dit, les catastrophes naturelles. Les suites du tremblement de terre d’Orléansville (aujourd’hui Chlef en Algérie) en septembre 1954 restaient dans toutes les mémoires : la catastrophe avait en eet été suivie de calamiteuses scènes de pillage de malfaisants qui avaient proté de la désorganisation ; elle a oert sur un plateau, bien involontairement, un argument pour éloigner toute connotation politique à l’état d’urgence. Ce régime d’exception pouvait être présenté comme l’outil « neutre » permettant de maintenir l’ordre dans un périmètre donné, sans référence à l’idée d’insurrection ; notion que les républicains eux- mêmes avaient, en d’autres temps, élevée pourtant au rang de droit. Le gouvernement écarta la seconde diculté — hisser le FLN au rang de véritable « armée de libération » — en ne prévoyant pas le transfert du pouvoir civil aux autorités militaires. Il reviendrait non à l’armée, mais à la police et à la gendarmerie de purger des zones livrées à des fauteurs de troubles, en réduisant de façon drastique les libertés. Outre les dispositions calquées sur celles de l’état de siège, les forces de l’ordre pouvaient interdire la circulation de véhicules ou de personnes, assigner des individus à résidence, fermer provisoirement salles de spectacle, débits de boisson et lieux de réunion, et, enn, contrôler la presse écrite et audiovisuelle, notamment les cinémas dans lesquels on venait regarder les actualités (Pathé, Gaumont, Éclair...)12. Néanmoins, et en contradiction avec l’idée de ne pas transférer à l’armée les pouvoirs des autorités civiles, les criminels présumés pouvaient être déférés aux juridictions militaires 13. Les autorités, en n de compte, disposaient de moyens — contrôle des individus, de leurs réunions, de leurs moyens d’information — plus nombreux, plus intrusifs et plus précisément énumérés que dans la loi de 1849 pour réaliser ce travail « policier ». Mais la loi, dans son esprit, ne relevait pas d’une philosophie profondément diérente. Il s’agissait à nouveau d’un mécanisme de « nettoyage » de zones jugées contaminées qui, après avoir été « assainies », seraient « rendues » au droit « normal », celui des périodes de calme. C’est pourquoi, en 1960, l’encadrement de la durée de l’état d’urgence fut calqué sur celui de la loi relative à l’état de siège : l’Exécutif pourrait seul y recourir, le Parlement autoriserait (ou non) la prorogation après douze jours, en en xant la « durée dénitive 14 ». L’arontement avec un État étranger commande le recours aux militaires. Quand il s’agit de combattre des opposants au régime, cette justication ne va plus de soi. Elle s’avère encore plus fragile quand l’ennemi prend le visage d’un activiste inspiré par une idéologie dogmatique — un « partisan » : il est alors quasiment impossible de distinguer en lui le propagandiste désintéressé de l’agitateur subversif, le compatriote militant du dissident criminel. En outre, le contrôle de la subversion n’obéit généralement pas à une logique « spatiale » déterminée car ces groupes se structurent sous la forme de réseaux, « quelques bandes organisées de hors-la- loi », dit l’exposé des motifs de la loi de 1955. Cela explique que l’état d’urgence puisse être déclaré sur la totalité du territoire : il revient ensuite à l’administration de dénir les « zones » où il sera concrètement mis en œuvre15. D’autre part, le rétablissement de la situation se laisse plus dicilement circonscrire dans le temps car la menace dure tant que ceux qui rêvent de Grand Soir poursuivent leur objectif politique ou, diront certains, utopique : socialisme pur, disparition de l’État, émancipation du peuple... e e Pour autant, les grandes idéologies des XIX et XX siècles restaient fermement ancrées dans la modernité. D’aucuns ont pu remettre en cause la forme étatique du pouvoir (anarchistes, trotskistes), d’autres espéraient créer leur propre État (mouvements de décolonisation), mais tous — contrairement aux djihadistes — nourrissaient des espoirs proprement politiques, terrestres, de ce monde et dans ce monde. Si les « partisans » ont moins peur de la mort que d’autres — Viva la muerte ! criaient les franquistes espagnols —, leur bravoure ne renvoie nullement à des motifs eschatologiques ; ils veulent simplement être ecaces et doivent, tels des soldats sur le champ de bataille, ne pas craindre le sacrice suprême. Outre le recours à la guérilla, il a pu arriver que des « partisans » pensent faire progresser leur cause — bien avant les djihadistes d’aujourd’hui — par le recours au terrorisme. Puisqu’ils n’aspiraient nullement à une quelconque emprise territoriale, les États attaqués ne réagirent pas par l’application de lois conçues pour contrôler des zones, de type état de siège ou état d’urgence. Réveillant le douloureux souvenir de la « loi des suspects » de 1793, ils empruntaient la voie de la répression pénale. Les hommes de la IIIe république apportèrent ce type de réponse, dans un contexte d’immense eroi, à la vague d’attentats anarchistes de 1893 et 1894. Les partisans de la « propagande par le fait » assassinèrent à l’arme à feu ou au couteau des magistrats et même un président de la République ; ils rent exploser des bombes dans des cafés et à la Chambre des députés : ils s’attaquaient non seulement à des symboles de la « classe bourgeoise », d’un État par dénition oppresseur, mais encore à des anonymes, comme un ouvrier cordonnier âgé de dix-neuf ans. Peu organisés et parfois « autoradicalisés », ces anarchistes agissaient seuls ou en petits groupes. Ils bravaient la mort, tel Ravachol qui, ayant refusé de signer son recours en grâce, s’avança avec le sourire vers la guillotine le 11 juillet 1892, en entonnant la Chanson du Père Duchesne. Leurs actions, souvent vengeresses — ils visaient spécialement ceux qui avaient fait condamner des « compagnons » —, provoquèrent une psychose collective. La réprobation de l’opinion, de la presse et de la classe politique fut quasi unanime. L’État riposta en adoptant, en 1893 et 1894, plusieurs dispositions lui permettant de faire cesser la fabrication et la détention d’explosifs, d’incriminer les associations de malfaiteurs et d’interdire la presse anarchiste. Ces lois, qualiées de « scélérates » par certains, froissaient plusieurs droits et libertés fondamentales16. Comme toujours en pareille circonstance, elles avaient été présentées comme temporaires. Elles ne l’ont guère été. En particulier, la loi du 28 juillet 1894, qui élevait la « propagande anarchiste » au rang de délit d’opinion, ne sera abrogée qu’en 1992, presque un siècle plus tard. An de limiter la « contagion » des idées professées par ces « subversifs », le texte prévoyait le huis clos lors des procès et l’emprisonnement individuel. La répression des opinions fut donc privilégiée e pour combattre cet « ennemi idéologique ». Au début du XX siècle, le mouvement libertaire abandonnera la stratégie de la « propagande par le fait » — la conviction que leurs idées progresseraient en ayant recours à la violence terroriste — sans qu’il soit établi par les historiens que cet arsenal répressif y ait directement contribué. L’expérience de l’exercice du pouvoir des communistes, la décolonisation et, depuis la n du XXe siècle, le ralliement au libéralisme politique et à l’économie de marché d’une majorité des républiques naguère « socialistes » ou « populaires » ont privé la catégorie des « ennemis idéologiques » d’une bonne partie de sa raison d’être. Parvenus au pouvoir, les anciens révolutionnaires ont fréquemment cédé, pour faire plier la réalité à leurs dogmes, à l’autoritarisme, voire au totalitarisme. En dénitive, la force de conviction et la violence de ces groupes de partisans ont fortement ébranlé certains États ; d’autres n’ont pas résisté à la puissance de ces idéologies conquérantes. En France, après l’Indochine, la guerre d’Algérie t sombrer la Constitution de 1946 ; elle devait marquer profondément une société en proie à la division et conduire à l’adoption de législations d’exception : loi de 1955 sur l’état d’urgence mais encore article 16 de la Constitution de 1958, qui accorde au président de la République des pouvoirs considérables, quasiment sans contrôle, au cas où le fonctionnement régulier des institutions serait interrompu. Comme les puissances rivales et groupes séditieux d’autrefois, ces ennemis idéologiques d’hier ne menacent plus guère les États occidentaux depuis la chute du mur de Berlin. Nous avons même caressé un instant l’espoir d’avoir vaincu tous nos ennemis : soit en parvenant à conclure une paix durable avec des États désormais intégrés pour la plupart à une Union européenne depuis peu élargie à l’Est ; soit parce que les anciennes puissances communistes se seraient ralliées à la démocratie et à un mode de vie à l’occidentale, telles la Russie et, toutes proportions gardées, la Chine. La guerre, dans ce nouveau monde, serait évitée parce que personne n’y aurait intérêt : la prospérité économique apporterait un confort matériel susceptible de transcender les oppositions qui avaient déchiré naguère les peuples et les nations. Cet espoir fut toutefois de courte durée : à mesure que s’éclipsait l’ennemi idéologique, pointaient ceux qui allaient à nouveau déer les États : les djihadistes et leur terrorisme de masse. L’État moderne doit faire face aujourd’hui à un nouvel ennemi : celui de la modernité elle-même. Le djihad consiste en eet moins à s’en prendre à des États, au sens d’institutions et de territoires, qu’aux valeurs, aux modes de vie et aux manières de penser qui y ont pris racine, ce qui démultiplie l’image de violence qu’il imprime dans les esprits. Il est vrai, cependant, que les djihadistes déstabilisent les États sans véritablement menacer leur existence : le terrorisme de masse peut faire des centaines, voire des milliers de victimes, plonger les populations dans l’eroi sans que la marche des institutions ne soit perturbée ou la supercie du pays altérée. La force de cet ennemi vient de sa capacité à s’attaquer, d’une certaine manière, à la raison d’être d’États qui, impuissants à protéger ecacement les populations, ne parviennent à leur orir ni la sécurité — qui n’est jamais parfaite — ni le sentiment de sécurité. Quand les structures politiques restent en place, qu’aucun territoire n’est perdu, mais que la frontière — devenue une simple ligne géographique et administrative — ne remplit plus sa fonction protectrice, chaque individu « se sent » menacé personnellement. C’est en cela que les terroristes sont dangereux : ils insinuent le doute quant à la capacité des États modernes à accomplir ce pour quoi ils ont été initialement conçus, la sécurité. Comme je l’ai évoqué précédemment, les Modernes voient dans la sécurité la garantie de la vie sauve et la jouissance de droits individuels ; ils pensent que le pouvoir découle du politique, la citoyenneté de l’État et le sens de la vie du libre arbitre de chaque individu. Les djihadistes, eux, comme les médiévaux, se représentent la sécurité comme la certitude d’accéder au paradis, font de Dieu la source de la puissance, de l’allégeance personnelle à un même guide le critère d’appartenance au groupe et de la mort une véritable naissance. En apparence, le monde acquis aux valeurs occidentales modernes contraste en tout point avec celui des « religieux » djihadistes. Si l’on s’en tient au contenu des croyances, des convictions, des idées, tout les oppose en eet. En termes d’organisation, toutefois, l’armation doit être nuancée. La modernité mondialisée du XXIe siècle ne ressemble plus, par bien des aspects, à celle, spatialisée, qui apparut au XVIIe. La partition politique de l’espace — une société internationale caractérisée par la coexistence d’États souverains — a considérablement reculé avec l’eacement des frontières. Dans le nouveau monde global, les personnes, les biens, les idées circulent librement, sans entraves. Les djihadistes se meuvent aussi dans un monde sans frontières politiques, ils le découpent en zones religieuses : terres d’islam (Dâr al-Islam) et terres de conquête (Dâr al-harb). Dès le milieu du XXe siècle, la communauté internationale a renoncé au principe d’indiérence au « bien » et au « mal » qui caractérisait les relations entre « justes ennemis » ; elle lui a préféré la criminalisation des États et de leurs dirigeants : ainsi apparurent des notions telles que le crime contre la paix, la légalité du recours à la force. Puisque des coalitions dûment autorisées par le Conseil de sécurité de l’ONU interviennent militairement un peu partout dans le monde — surtout depuis la n de la guerre froide — pour policer et punir dirigeants politiques « délinquants » et autres États « voyous » au nom des valeurs réputées universelles de la démocratie et des droits de l’homme, les djihadistes pensent pouvoir répliquer au nom des dogmes qui sont les leurs — la vengeance divine, la purication des mœurs, etc. La renaissance d’une forme de « guerre juste » menée contre l’« axe du Mal » — théorisée à la suite du 11 septembre 2001 par quelques stratèges américains néoconservateurs — alimente la rhétorique des djihadistes qui la retournent contre ceux qu’ils tiennent pour des « indèles ». À certains égards, les exactions d’al- Qaida et de Daech sont des enfants non désirés d’une forme de dévoiement de la modernité initié par les Occidentaux eux-mêmes. Les guerres qui opposent des armées régulières organisées en coalitions sous l’égide de l’ONU à des djihadistes fondus au sein des populations le sont, d’une certaine manière, aussi : les groupes armés terroristes ignorent la distinction entre combattants et civils car, derrière les uniformes et les drapeaux nationaux, ils ne voient que des indèles, des hérétiques, des impies. Deux des trois soldats français exécutés par un jeune terroriste à Toulouse et à Montauban en mars 2012 étaient d’origine maghrébine. En les assassinant, il visait autant de « mauvais musulmans » qui avaient, à ses yeux, apostasié l’islam que des soldats placés au service de la France. Au fond, il leur reprochait d’avoir trahi la cause du djihad en choisissant de s’engager pour un pays de « mécréants ». Pour les organisations terroristes islamistes, conquérir des terres, renverser des gouvernements, s’emparer d’institutions ne sauraient être des ns en soi : elles entendent avant tout, par la pressante « invitation » à la conversion des âmes égarées et le massacre des « obstinés », venger le Prophète en croyant exécuter une sentence divine. Comme si elles surgissaient d’un autre âge, c’est la modernité elle- même qu’elles veulent anéantir. Les États et la communauté internationale peinent à contrer ecacement cet ennemi sans cesse plus menaçant depuis le début des années 2000. Ils s’échinent à garantir la sécurité des citoyens sans écorner leurs libertés fondamentales. Trop souvent, les gouvernements font adopter des mesures sous le coup de l’émotion. Or, s’il leur faut renoncer à des libertés, les citoyens des grandes démocraties devraient pouvoir évaluer, en connaissance de cause, l’ampleur des « sacrices » qu’on leur propose, en évitant surtout de le faire dans l’urgence. Il faudrait, sans doute, qu’ils aient davantage à l’esprit que la guerre contre le terrorisme n’est pas seulement aaire d’arrestations, de neutralisations, de mises hors d’état de nuire de personnes dangereuses. La victoire ne saurait être acquise par la seule force des armes et des mesures liberticides ; penser qu’elles suront s’apparente à un renoncement moral, un revers intellectuel, une impuissance à convaincre pour vaincre. 1. L’expression « juste ennemi » traduit l’idée de l’abandon du critère de la « cause » pour qualier la guerre de juste ou non, à partir du XVIIe siècle avec des auteurs comme Grotius, Samuel von Püfendorf, et au XVIIIe, Christian Wol ou Emer de Vattel. Il n’était plus possible de qualier objectivement telle guerre de juste car chaque État pouvait avoir des intérêts légitimes à défendre ; pour le dire autrement, la guerre pouvait être juste des deux côtés. Puisque chacun pouvait reconnaître à l’autre le droit d’avoir telle prétention, ils entretenaient des relations de « justes ennemis ». Voir Christian Nadeau et Julie Saada, Guerre juste, guerre injuste. Histoire, théories et critiques, Paris, PUF, 2015. 2. Les juristes dénissent la souveraineté comme une puissance suprême à l’intérieur et une indépendance à l’égard des États étrangers. Par conséquent, l’égalité juridique gouverne les relations entre États souverains. Cela ne préjuge évidemment pas de l’inégalité réelle de leurs forces. 3. De la guerre (Vom Kriege), ouvrage publié un an après la mort de son auteur, en 1832. 4. Discipline dont les caractéristiques ont conduit certains, jusqu’à la n du XXe siècle, à douter de sa qualité d’authentique « droit ». Quand il y avait un juge pour trancher un diérend, celui-ci devait être accepté par les États parties ; cela reste vrai depuis qu’a été instituée la Cour internationale de justice de La Haye. 5. Sur la loi des 8-10 juillet 1791, voir ci-dessus, chapitre IV. 6. Une loi du 10 fructidor an V (27 août 1797) permit que ce régime puisse être appliqué dans les communes situées à l’intérieur des frontières. 7. Ce fut notamment le cas de Joseph Barthélemy dans ses célèbres articles de la Revue du droit public et de la science politique entre 1915 et 1918. Voir sur ce point François Saint- Bonnet, « L’abnégation des hommes, le sacrice de la légalité. La Grande Guerre et l’impossible naissance d’un droit administratif d’exception », in Jus politicum, vol. VIII, 2016, Paris, Dalloz, p. 87-104. 8. Les critères retenus sont l’« irrégularité » (c’est-à-dire un ennemi non étatique, sans uniforme), le « haut degré de mobilité du combat actif » et le « haut degré d’intensité de l’engagement politique » (Théorie du partisan (1963), trad. fr., Paris, Calmann-Lévy, rééd. 1972, p. 229). 9. Les prorogations ne sont pas votées par le Parlement mais adoptées par le président de la République le 24 avril 1961 dans le cadre des pouvoirs spéciaux que le chef de l’État tient de l’article 16 de la Constitution, puis de la loi référendaire du 13 avril 1962. 10. Art. 1er de la loi de 1849. 11. Même article. 12. Le contrôle de la presse a été ôté de la loi en novembre 2015. 13. Ces juridictions militaires ont aujourd’hui disparu. 14. Le droit de recourir à l’état d’urgence abandonné au seul Gouvernement pendant douze jours ne date que de 1960 : en 1955 — sous la IVe république — il avait été décidé que le placement initial sous ce régime appartiendrait au Parlement et non au Gouvernement. 15. Art. 3 de la loi. 16. Francis de Pressensé, Léon Blum et Émile Pouget rent publier en 1899 un pamphlet intitulé Les Lois scélérates de 1893-1894 (Paris, Éd. de la Revue blanche) : cet adjectif restera attaché à ces lois, pourtant largement approuvées en leur temps.

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